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Dépassant le Japon en devenant la deuxième plus grande économie mondiale en 2010 (Barboza 2010), la Chine a fait ravivé la spéculation selon laquelle elle pourrait rattraper les États-Unis dans un avenir proche (Banque mondiale 1997 ; Maddison, 1998 ; Morrison 1998), renforçant la crainte du « péril jaune » après les vagues de la démagogie de la « menace chinoise » (Roy 1996 ; Tammen et al. 2000 ; Yee et Stroey 2002 ; Sankei Shimbun 2005 ; Mearsheimer 2006) qui compare la montée de la Chine à l’Allemagne wilhelmienne (Rodman 2000). Les États-Unis, unique puissance hégémonique au monde, s’inquiètent donc d’un possible, sinon probable ou inévitable, conflit avec la Chine (Berstein et Munro 1997) et ils expriment publiquement de telles préoccupations dans leurs documents officiels (us Department of Defense 2001). Cette crainte d’une transition de pouvoir sino-américaine semble être soulagée par des questions sur l’exactitude des statistiques publiées par la Chine (Mead 2007 ; Pfaff 2007 ; Thurow 2007). En fait, certains vont jusqu’à remettre en question la réelle importance de la Chine (Segal 1999), se demandant si celle-ci n’implosera pas bientôt (Chang 2001).

Bien que les spéculations ci-dessus soient quelque peu controversées, un aspect de puissance sur lequel presque tous sont d’accord est l’infériorité militaire de la Chine par rapport à la puissance militaire américaine, même si certains exagèrent la menace soulevée par les efforts de la Chine pour moderniser son armée (Eland 2003). Cependant, de plus en plus de rapports sur le développement par la Chine de ses capacités militaires asymétriques semblent avoir fini d’inquiéter (Sayers 2007 ; Lewis 2010), parce que ces capacités asymétriques « pourraient considérablement augmenter les capacités de la Chine en matière de défense modernisée afin de faire d’elle-même un joueur très puissant de la sécurité régionale de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Au fil du temps, ces capacités pourraient également générer une position mondiale en faveur de la Chine » (Schneider 2007). Certains considèrent même l’asymétrie militaire comme un élément essentiel du consensus de Beijing visant à garantir l’autodétermination nationale (Ramo 2004).

Étant donné que les États-Unis et d’autres pays accordent de plus en plus d’attention à cette évolution (Stokes 1999 ; Shinn 2008), les discussions sur ce sujet s’étendent de la guerre asymétrique chinoise à la stratégie asymétrique chinoise et aux capacités militaires asymétriques de la Chine. Très peu prennent la peine de définir le sujet dont ils discutent et ils intervertissent de manière générale les termes « guerre asymétrique », « stratégie asymétrique » et « capacités asymétriques » avec une grande liberté. Cependant, ces trois dimensions, au travers d’autres sujets « asymétriques », appartiennent à des domaines très différents dans la planification stratégique et des forces, et assimiler l’une à l’autre ne fait qu’ajouter à la confusion quand il s’agit de discuter de la stratégie de sécurité de la Chine et de ses implications pour d’autres pays. Dans cet article, nous voyons à quel niveau la Chine développe son asymétrie – doctrinale, stratégique, opérationnelle ou tactique – en explorant la logique et les conséquences de cette asymétrie. Pour atteindre cet objectif, l’article analyse en premier lieu ce qu’est l’asymétrie et pourquoi elle est souhaitable ; puis il examine la stratégie militaire chinoise sur le plan de la doctrine, de la stratégie et des opérations. Est ensuite définie la conception unique que se fait la Chine du pouvoir afin d’expliquer la motivation des efforts que la Chine déploie pour construire des capacités militaires asymétriques. Après avoir démontré le contenu des « capacités militaires asymétriques » de la Chine, l’article analyse leurs conséquences pour la sécurité internationale.

I – La défense chinoise : doctrine, stratégie et opération

A — La guerre asymétrique : doctrine, stratégie et opération

Afin de comprendre les efforts chinois de guerre asymétrique, nous avons besoin de comprendre ce que signifie la guerre asymétrique et de différencier les trois termes les plus couramment utilisés, qui sont traités de manière interchangeable par la littérature actuelle : la guerre asymétrique, la stratégie asymétrique et les capacités asymétriques. Tout d’abord, qu’est-ce que l’asymétrie ? D’une manière générale, l’asymétrie est l’antithèse de la symétrie. La définition de l’armée américaine pour ce terme est la suivante : « L’asymétrie touche les différences dans l’organisation, l’équipement, la doctrine, les capacités et les valeurs entre les autres forces armées (organisées ou non) et les forces américaines » (us Army 2001). En chinois, l’asymétrie est formée de trois caractères : bu dui cheng ou fei dui cheng. Bu ou fei sont une négation, dui signifie jumelage, en miroir, ou en face, tandis que cheng signifie correspondre, bien aller ensemble. Par conséquent, l’asymétrie peut aller d’une simple différence à une opposition diagonale à un certain point de référence. Dans la définition américaine de l’asymétrie, le point de référence est les forces armées des États-Unis; dans les discussions à l’égard de la modernisation militaire chinoise, le point de référence est, là encore, bien souvent les forces armées américaines[1].

La guerre asymétrique peut se produire sur différents plans : doctrinal, stratégique ou opérationnel. Une asymétrie doctrinale prend la forme d’une guerre asymétrique ; cependant, la guerre asymétrique n’est pas toujours définie sur le plan doctrinal. Le terme « guerre asymétrique » est source de confusion, parce que les gens utilisent le même terme pour décrire des phénomènes différents. Le monde universitaire utilise parfois ce terme pour décrire une guerre menée entre deux États avec un niveau de pouvoir[2] résolument différent ou pour décrire des guerres menées par des antagonistes qui adoptent des stratégies différentes (Arreguin-Toft 2005). Quand un conflit asymétrique implique deux États dont le pouvoir est radicalement différent, le conflit devient souvent une guerre de survie (ou guerre totale) pour le plus faible, alors qu’il n’est très probablement qu’une guerre limitée pour le plus fort parce que sa survie n’est pas en danger. Par définition, cette guerre asymétrique est définie par une asymétrie doctrinale. Toute guerre asymétrique doctrinale n’est pas nécessairement asymétrique sur le plan stratégique : l’État qui est faible peut adopter la même stratégie militaire que l’État le plus fort. Les exemples sont notamment le début de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, l’invasion irakienne du Koweït en 1990 et le conflit frontalier chinois au Vietnam en 1979. Toutefois, en raison de l’écart apparent de capacités militaires, l’État le plus faible adopte souvent des stratégies militaires non conventionnelles, comme la guérilla, pour contrer la force de ses adversaires. Par conséquent, la doctrine de guerre asymétrique est souvent aussi une guerre stratégiquement asymétrique, mais l’asymétrie doctrinale n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante à l’asymétrie stratégique. Deux États avec une puissance à peu près égale peuvent adopter des stratégies très différentes.

C’est sur le plan stratégique que l’armée américaine définit la guerre asymétrique : « La guerre asymétrique cherche à éviter les forces ennemies et concentre les avantages comparatifs contre la faiblesse relative » (us Army 2001). De même, la Joint Strategy Review de 1999 stipule : « Les approches asymétriques sont des tentatives de contourner ou de miner les forces armées américaines tout en exploitant les faiblesses des États-Unis en utilisant des méthodes qui diffèrent significativement du mode de fonctionnement attendu des États-Unis ». Metz (2001) est allé plus loin et définit l’asymétrie stratégique comme suit :

Dans les affaires militaires et de sécurité nationale, l’asymétrie consiste à agir, à organiser et à penser différemment des adversaires afin de maximiser les forces relatives, d’exploiter les faiblesses des adversaires ou d’acquérir une plus grande liberté d’action. Elle peut être politico-stratégique, militaire et stratégique, opérationnelle ou une combinaison de ces éléments, et comporter différentes méthodes, technologies, valeurs, organisations ou des perspectives temporelles différentes. Elle peut être à court terme, à long terme, appliquée délibérément ou par défaut. Elle peut également être individuelle ou poursuivie conjointement par des approches symétriques et avoir à la fois des facteurs psychologiques et physiques.

Cette définition de l’asymétrie stratégique suit la logique de la définition militaire des États-Unis, la seule différence étant qu’elle n’est plus utilisée par les forces armées américaines comme point de référence, ce qui rend la définition plus « générale ». La définition précise également la relation entre l’asymétrie stratégique et l’asymétrie opérationnelle en soulignant que les stratégies asymétriques « comportent différentes méthodes, technologies, valeurs, organisations ou perspectives temporelles ». En d’autres termes, l’asymétrie stratégique est une condition suffisante pour l’asymétrie opérationnelle, et l’asymétrie opérationnelle une condition nécessaire pour l’asymétrie stratégique. Sans les opérations asymétriques rendues possibles par différentes technologies et organisations, les stratégies asymétriques sont tout simplement de vides pensées. Ces deux niveaux sont tellement interreliés que beaucoup de gens les confondent et étiquettent les efforts de développement de capacités militaires de la Chine comme étant une stratégie asymétrique militaire.

Cependant, les belligérants qui adoptent les mêmes stratégies militaires peuvent avoir des approches opérationnelles extrêmement différentes en matière de méthodes, de technologies, d’organisations et de perspectives temporelles. Lors de l’attaque de l’otan en Yougoslavie en 1999 et au début de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, ni la Yougoslavie ni l’Irak n’ont adopté de stratégie asymétrique de guérilla. Toutefois, en raison de l’écart très important entre les technologies militaires, les opérations de campagne de ces deux guerres étaient vraiment asymétriques, l’otan et les États-Unis se basant essentiellement sur une puissance aérienne et sur les technologies de l’information, tandis que leurs adversaires se basaient principalement sur les forces terrestres et mécaniques. Par conséquent, observer le développement des prétendues « capacités militaires asymétriques » en Chine ne signifie pas automatiquement que la Chine ait adopté une stratégie militaire asymétrique. Pour juger de la nature des « capacités militaires asymétriques » de la Chine, il nous faut examiner la doctrine militaire de la Chine et sa stratégie militaire.

B — La défense chinoise : doctrine, stratégie et opération

La politique de sécurité d’un pays repose sur sa perception de l’environnement de sécurité. Quand la Chine affrontait deux superpuissances en même temps après la rupture avec l’Union soviétique, la décision selon laquelle la guerre était inévitable a conduit la Chine en 1968-1969 à se préparer à « lutter contre une guerre émergente, grande et nucléaire » (zaoda, dada, da hezhanzheng). Il s’agissait d’une guerre asymétrique sur trois plans : doctrinal, stratégique et opérationnel. Sur le plan doctrinal, la Chine se préparait à mener une guerre totale pour garantir sa survie, alors que les États-Unis et l’Union soviétique se préparaient à mener une guerre limitée parce que leur survie n’était pas en cause[3]. Sur le plan stratégique, Mao a appris de ses expériences durant la guerre civile avec le gouvernement nationaliste et il a adopté une stratégie asymétrique de guerre du peuple. Avec cette stratégie, Mao voulait échanger de l’espace contre le temps et se retirer à l’intérieur du pays pour éviter le contact direct avec l’ennemi. Pour soutenir cette stratégie asymétrique, Mao a ordonné une série d’opérations visant à soutenir la stratégie asymétrique, qui peut se résumer par le mot d’ordre : « creuser des grottes profondes, accumuler de grandes quantités de denrées alimentaires et ne jamais prétendre à l’hégémonie » (shenwadong, guangzhiliang, buchengba). À la suite de ses ordres, la Chine a dispersé ses industries lourdes dans l’arrière-pays montagneux en vue d’une longue guerre contre un envahisseur qui pourrait utiliser des armes nucléaires. Les montagnes peuvent limiter l’impact des armes nucléaires, et les centres industriels et de population décentralisés peuvent améliorer la survie démographique et économique en cas d’attaque nucléaire. C’est sur ce plan doctrinal et stratégique que Mao a déclaré avec audace : « Les armes nucléaires sont des tigres de papier » (shi zhi yuanzidan laohu).

La réévaluation de l’environnement de sécurité de la Chine (Chen et al. 1969a, 1969b) et la réorientation de l’alignement politique avec les États-Unis (Gong 2001) ont permis à la Chine de se détourner de la « fatalité de la guerre » et de remplacer la préparation à la guerre par la « paix et le développement » (heping fazhan yu). La survie de la Chine n’est plus en danger immédiat et la doctrine de la « guerre du peuple » est modifiée par la « guerre du peuple dans les conditions modernes » (Liu et Lin 1996) après la guerre ratée contre le Vietnam en 1979 (Joffe 1987). Au lieu de la défense passive en profondeur, Deng propose une « défense active » et la ligne de défense de la Chine a été poussée vers les frontières. Dans cette « défense active », des « zones de guerre » (zhanqu[4]) ont été créés afin de centraliser le commandement et le contrôle des forces, qui remplace la tradition des unités de combat redondantes, isolées et autonomes de la « guerre du peuple ». La taille du commandement opérationnel a également été réduite de la taille d’une division à celle d’unités du niveau d’une brigade et d’un bataillon afin de créer des « unités de poing » mobiles (budui quantou) (Shambaugh 2002). Au début de l’année 1985, Deng a proposé le concept de « guerre locale » (zhanzheng jubu) et de « guerre limitée » (zhanzheng youxian) pour remplacer la « guerre totale » (zhanzheng zongti) (Liu 1994 ; Fu 1994). Après avoir observé la guerre du Golfe en 1991, l’attaque de l’otan sur la Yougoslavie en 1999 et l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003, la doctrine de la « guerre locale » s’est d’abord transformée en « guerre limitée dans des conditions de haute technologie » (Wang 1995 ; Yang 1993 ; Yang 2008).

Entrant dans le 21e siècle, la politique officielle de défense nationale chinoise a adopté la doctrine de « guerre locale dans des conditions d’informatisation » (xinxihua tiaojianxia de jubu zhanzheng) avec une stratégie de « défense active ». Pour gagner la « guerre locale dans des conditions d’informatisation », la Chine doit exceller dans des opérations conjointes intégrées (yiti hua) en « raffin[ant] le système de commandement des opérations conjointes, le système de formation conjointe et le système de soutien interarmées, optimis[ant] la structure et la composition des forces » et « tir[ant] le meilleur parti de nos points forts pour attaquer les points faibles de l’ennemi ». La stratégie de « défense active » adhère au principe de l’autodéfense et à celui de « supprimer et obtenir le meilleur de l’ennemi seulement une fois que l’ennemi a commencé une attaque » (houfa zhiren). « Elle appelle à la construction d’une force de dissuasion allégée et efficace et à l’utilisation flexible des différents moyens de dissuasion » et implique « une coordination étroite entre la lutte militaire et les efforts politiques, diplomatiques, économiques, culturels et juridiques, [en vue] de favoriser un environnement de sécurité favorable » (ioscprc 2009).

Les dirigeants chinois sont conscients du fait que la nouvelle doctrine de la Chine et la stratégie nécessitent une transformation radicale des capacités inférieures militaires de la Chine. Selon la proposition d’un conclave élargi, la Commission militaire centrale en 1997, la Chine espère moderniser sa défense nationale et ses forces armées en trois étapes : dans un premier temps, jeter les bases solides de la modernisation des forces militaires de la Chine en 2010 en poursuivant la révolution dans les affaires militaires (ram) avec des caractéristiques chinoises ; deuxièmement, mécaniser et faire de grands progrès dans l’informatisation d’ici à 2020 ; troisièmement, atteindre l’objectif de modernisation de la défense nationale de la Chine et des forces armées d’ici au milieu du 21e siècle (amimh 2007). Comme dans le domaine économique, la Chine prévoit sauter d’une armée prémécanisée à un environnement militaire informatisé :

Persistant à prendre la mécanisation comme le fondement et l’informatisation comme l’objectif, la Chine accélère le développement composé de la mécanisation et de l’informatisation. Poursuivant le renforcement de l’armée par les moyens de la science et de la technologie, la Chine travaille à l’élaboration de nouvelles armes et de nouveaux équipements de haute technologie, à la réalisation du projet stratégique de la formation des gens de talent, à la conduite d’entraînements militaires dans des conditions d’informatisation et à la construction d’un système logistique moderne, de manière à changer le mode de formation de capacités de combat. Continuant à mettre l’accent sur les priorités, la Chine établit une distinction entre le primaire et le secondaire, et s’abstient de faire certaines choses, en s’efforçant de parvenir à accélérer le développement dans des domaines clés. La Chine persiste dans la construction des forces armées par la diligence et l’épargne, en accordant de l’importance à la gestion scientifique afin de tirer le meilleur parti de ses ressources limitées en matière de défense[5].

ioscprc 2009

Il est évident que les dirigeants chinois sont bien conscients des contraintes en termes de ressources de défense faisant face à sa modernisation militaire et qu’ils souhaitent concentrer leurs efforts dans les domaines qui peuvent leur permettre d’accomplir l’informatisation de l’armée, parce que l’informatisation est considérée comme le nouveau et le meilleur « mode de formation de capacités de combat ». En d’autres termes, le pouvoir n’est plus rattaché seulement à l’équipement militaire et aux personnes, à la richesse économique et au bassin démographique; le pouvoir peut également être conçu en fonction de l’organisation et de la stratégie.

Si l’on compare la doctrine de la Chine qui consiste à gagner la « guerre locale dans des conditions d’informatisation » avec la doctrine américaine du « maintien de la capacité de l’emporter contre deux agresseurs de l’État-nation » (us Department of Defense 2010), il n’y a pas d’asymétrie doctrinale parce que les deux parties entendent se battre et gagner une guerre limitée dans des conditions de haute technologie. La stratégie de « défense active » de la Chine n’est pas différente des stratégies américaines en termes d’accents mis sur la gestion intégrée des opérations conjointes – système de commandement des opérations conjointes, système de formation conjointe et système de soutien interarmées, etc. La seule différence est que les États-Unis sont bien meilleurs que la Chine à cet égard. Par conséquent, il n’y a pas d’asymétrie stratégique. Même les efforts de la Chine dans le développement des technologies de l’information et de l’espace visant à informatiser sa force militaire correspondent bien à ceux de son homologue américain. Cependant, pourquoi la Chine est-elle perçue comme poursuivant une guerre asymétrique contre ses potentiels rivaux, en particulier les États-Unis ? La Chine poursuit-elle une guerre asymétrique contre les États-Unis ? Pour répondre à ces questions, nous devons examiner la question sous un angle complètement différent et enquêter sur la façon dont la Chine conçoit la puissance.

II – La conception chinoise de la puissance

Trop souvent, on compare le classement mondial des différents pays du monde comme si tout le monde savait ou devrait savoir ce qui constitue la puissance nationale. En réalité, il n’existe pas de consensus sur la conception du pouvoir. En général, le pouvoir national peut être conçu sur trois plans différents : les ressources, les stratégies et les résultats.

A — La puissance nationale comme « contenant de ressources limitées »

Si l’on considère les pays comme des « contenants de ressources limitées » qui utilisent les ressources matérielles et économiques au sein de leurs frontières pour participer à des activités de production afin de produire de la richesse pour subvenir aux besoins de leur peuple et une armée pour se défendre, alors nous pouvons concevoir la puissance nationale comme étant les ressources matérielles et leurs dérivés socioéconomiques au sein de leurs frontières : géographie, ressources naturelles, telles que les matières premières et alimentaires, la capacité industrielle, les forces militaires, la population, etc. (Morgenthau 1948). C’est la conception la plus largement acceptée de la puissance nationale, et l’instrument de mesure représentant cette conception est l’indice composé des capacités nationales (Composite Index of National Capability [cinc]) par Singer, Bremer et Stuckey (1972) pour le Correlates of War (cow) Project (Singer 1979). Cet indice se compose de la population totale du pays, la population urbaine, la consommation d’énergie, la production de fer et d’acier, les dépenses militaires et le personnel militaire actif (Singer et al. 1972).

Cette conception suppose que la quantité de ressources égale le degré de force. Dans ce cas, ceteris paribus, Goliath devrait toujours gagner contre David, étant donné son « pouvoir-en tant que-ressources » supérieur. Pourtant, l’opposant militairement « faible » gagne environ les deux tiers des conflits armés (Wayman et al. 1983 ; Mack 1975). Les pays « plus forts » sont battus pour différentes raisons : faible fongibilité de leurs ressources, carences dans le développement de ressources potentielles, incapacité dans la transformation des ressources-capacités ou manque de volonté ou d’intérêt, etc. (Tellis et al. 2000 : 17). Quelle que soit la raison, l’écart entre la dotation des ressources et les résultats attendus montre clairement l’insuffisance et les pièges de la conception de la puissance nationale sous forme de « contenants de ressources limitées ».

B — La puissance nationale comme « stratégies »

Le fait qu’un pays, avec les mêmes ressources, puisse obtenir des résultats différents dans différents conflits illustre le fait qu’une ressource essentielle à des résultats favorables dans un contexte donné peut être sans effet dans d’autres circonstances. En d’autres termes, la pertinence de certaines ressources dans le calcul de la puissance nationale dépend de la spécificité du contexte dans lequel elle est appliquée. Par conséquent, la détermination ex ante d’un ensemble de « composants de puissance nationale » pour tous les scénarios est logiquement intenable. Au contraire, la formule devrait être inversée : il faut définir et analyser le contexte spécifique pour déterminer la pertinence des différentes ressources.

En suivant cette logique, la force d’un pays dépend en grande partie du contexte considéré. À une certaine époque, dans une région donnée ou dans un domaine particulier, un pays avec un ensemble précis de ressources peut être le membre le plus puissant du système international. Toutefois, à une autre époque, dans une autre région ou dans un autre domaine, ce même pays peut être plutôt impuissant. De même, l’avantage d’un pays sur un certain adversaire peut ne pas être automatiquement garanti quand il s’agit de faire face à d’autres concurrents d’envergure similaire mais avec des ressources différentes. Le caractère déchirant de cette conception de la puissance nationale comme « stratégies » pour un contexte spécifique peut être clairement démontré par l’abondance d’écrits sur le débat autour de l’équilibre entre l’attaque et la défense (Van Evera 1998 ; Glaser et Kaufmann 1998 ; Hopf 1991 ; Biddle 2001 ; Gortzak et al. 2005 ; Davis et al. 1998-1999). Cependant, toutes les stratégies n’ont pas apporté d’heureux résultats et la spécificité du « contexte » limite fortement l’utilité de concevoir la puissance nationale comme des « stratégies », car le fait de comparer la puissance nationale de différents pays à travers l’espace et le temps est méthodologiquement inadéquat et défie toute logique.

C — La puissance nationale comme « résultats »

Par comparaison, concevoir la puissance nationale comme des « résultats » semble être une meilleure solution. Cette conception inverse la chaîne logique en déterminant la variable dépendante du « résultat favorable » avant de commencer à déterminer les variables indépendantes des « ressources » et les « stratégies » qui ont produit le « résultat favorable ». Cette conception est théoriquement plus rigoureuse que les autres conceptions, car la corrélation entre les « ressources » / « stratégies » et le « résultat favorable » est toujours garantie. Pourtant, cette conception n’est pas exempte de problèmes théoriques et pratiques. Théoriquement, il pourrait y avoir plus d’une combinaison de moyens (ressources et stratégies) qui auraient pu apporter des résultats préférés. Comment peut-on alors juger ce qui est mieux ? D’une manière pratique, il peut être à la fois redoutable et contre-productif de travailler à rebours à partir d’un résultat favorable pour déterminer la combinaison de « ressources » et de « stratégies », parce qu’isoler ces éléments du réseau complexe, holistique et organique des relations internationales les séparera nécessairement du « contexte », qui peut être utilisé pour la relation de causalité. Sur le plan cognitif, on ne peut jamais être sûr si les éléments déterminés de façon arbitraire sont les éléments gagnants.

D — La conception chinoise de la puissance comme « stratégies »

Dans la longue histoire conflictuelle en Chine, des hommes d’État, des stratèges et des chefs militaires ont été constamment contraints de rechercher des moyens pour assurer leur survie et leur victoire sur les ennemis. Par conséquent, de nombreux écrits sur l’art de gouverner, sur les stratagèmes et sur la guerre ont été produits, parmi lesquels The Art of War par Sun Zi (2005), qui est devenu une oeuvre représentative de la sagesse traditionnelle chinoise sur ces sujets.

Pour Sun Zi, un des facteurs les plus importants dans la guerre est l’information : ceux qui se connaissent eux-mêmes et qui connaissent leurs ennemis gagneront toujours (zhiji zhibi, baizhan budai) (Sun 2005 : 22). Pour se connaître soi-même ainsi que pour connaître son ennemi, on doit déterminer quels sont les facteurs à approfondir qui aideront à déterminer l’issue de la guerre. En d’autres termes, il faut définir la notion de pouvoir afin d’être capable de jauger la puissance nationale d’un pays. Sun Zi a identifié cinq éléments principaux du pouvoir : la solidarité nationale et l’engagement (dao), la météorologie (tian), la géographie (di), le leadership militaire (jiang), l’efficience bureaucratique et logistique (fa) (Sun 2005 : 1-2). Deux de ces facteurs sont des conditions naturelles, tandis que les trois autres sont ce que nous appelons aujourd’hui du soft power[6]. Lorsque Sun Zi mentionne les facteurs de puissance nationale plus « traditionnels », tels que les équipements (Sun 2005 : 10), l’approvisionnement alimentaire (Sun 2005 : 10-14), l’économie (Sun 2005 : 13) ou le personnel militaire (Sun 2005 : 20), il est préoccupé par la façon dont ils sont gérés ou manipulés.

L’accent dans le discours de Sun Zi est mis sur les différents stratagèmes pour gagner dans différentes situations. Au lieu d’identifier et de comparer deux pays comme des « contenants de ressources limitées » sans tenir compte des contextes spécifiques de l’engagement, l’analyse de Sun Zi commence avec une dotation nationale donnée et se concentre sur la recherche de différentes stratégies pour gagner en fonction de diverses éventualités. En outre, Sun Zi proclame : « Vaincre l’ennemi sans combat est le comble du savoir » (Sun 2005 : 17). Si la puissance nationale est définie par les « résultats », toutes les stratégies et leurs conditions matérielles associées qui mènent à la victoire devraient être définies comme la « puissance » d’un pays. Pour Sun Zi, on peut encore distinguer entre les stratégies gagnantes et les conditions : la meilleure façon de gagner est de gagner par des stratagèmes ; le deuxième meilleur moyen de gagner est de gagner par la voie diplomatique, et la meilleure façon suivante de gagner est de gagner par la force militaire (Sun 2005 : 18). C’est à partir de cette définition de la puissance nationale en tant que « résultats » que Sun Zi fait dériver la puissance nationale vers les « stratégies ». Pour lui, la puissance nationale comme « contenant de ressources limitées », si forte soit-elle, n’est pas la meilleure forme de la puissance nationale selon sa conception du pouvoir en tant que « résultats ».

E — La pratique chinoise des « stratégies » en tant que puissance

Dans TheArt of War de Sun Zi, les 36 stratagèmes font état de la sagesse fondamentale chinoise de lutte contre l’art. Chaque stratégie de la série est basée sur un événement historique précis qui incarne le pouvoir des « stratégies » et le pouvoir en tant que « stratégies ». Comme dans l’oeuvre de Sun Zi, dans chacun de ces stratagèmes le pouvoir comme « ressources » est considéré comme une condition exogène et l’accent est mis sur la façon dont la stratégie détermine le résultat étant donné cette condition exogène. Ces 36 stratagèmes sont divisés en six catégories : les stratagèmes gagnants, tels que « Se mettre à l’aise tandis que l’ennemi s’épuise » (yiyi dailao) ; les stratagèmes pour traiter avec l’ennemi, tels que « Sacrifier le prunier pour préserver le pêcher » (lidai taojiang) ; les stratagèmes pour l’attaque, tels que « Afin de saisir, il faut lâcher » (yuqin guzong) ; les stratagèmes chaos, tels que « Être ami avec un état lointain tout en attaquant un voisin » (yuanjiao jingong) ; les stratagèmes de proximité, tels que « En montrant le mûrier, maudire le sophora ou critiquer quelqu’un à travers un autre, faute d’oser l’attaquer de front » (zhisang mahuai), et les stratagèmes de défaite, comme « La stratégie de forteresse vide » (kongcheng ji) (Verstappen 1999). Les trois premières catégories de stratagèmes sont utilisées lorsque l’on est dans une situation avantageuse, et les trois dernières le sont dans des situations désavantageuses.

Une autre pratique chinoise du pouvoir comme « stratégies » est la construction de la Grande Muraille. Historiquement, la plupart des menaces à la sécurité chinoise viennent de cavaleries nomades au nord et à l’ouest, dont l’avantage est leur grande mobilité. Pour les nomades, les ressources logistiques étaient les animaux en mouvement avec eux. Ils pouvaient lancer des attaques soudaines sur les forteresses/villes chinoises pour acquérir des ressources logistiques et échapper à des situations défavorables. La réponse chinoise a été la Grande Muraille. Le premier empereur de Chine a relié les murs construits à la fin de l’ère des Royaumes Combattants, allant de l’ouest de la province du Gansu à Pyongyang et séparant les envahisseurs mobiles des centres de population agricole de la Chine. La plupart des dynasties suivantes, en particulier la dynastie Ming, ont construit de nouveaux murs sur la frontière nord. La Grande Muraille a été construite en grande partie sur des montagnes ou de hautes terres, donnant aux armées impériales certains avantages d’altitude dans leur défense. Par conséquent, au lieu de construire sa propre cavalerie pour contrer les invasions nomades, la Chine a adopté une stratégie asymétrique de la défense fixe, créant ainsi un avantage technologique en matière de fortification et un avantage de l’organisation sur le plan logistique. Cette stratégie asymétrique a neutralisé l’avantage de mobilité de l’ennemi et a renforcé la puissance relative de la Chine.

Un exemple plus récent de la pratique chinoise du pouvoir en tant que « stratégies » est le cas de Mao pendant la guerre civile chinoise et la guerre contre le Japon. De 1930 à 1933, Mao a réussi à contrer quatre tentatives d’extermination par les forces nationalistes financées par les Américains, plus nombreuses et mieux équipées, en s’engageant dans une guérilla (Wang 1987). Quand Otto Braun, envoyé par le Comintern, a remplacé Mao et a adopté la guerre de position contre les nationalistes beaucoup plus forts, l’Armée rouge chinoise a été contrainte d’abandonner ses bases soviétiques et elle entreprit la Longue Marche en 1934 (Hsü 2008). Pendant la guerre contre le Japon, Mao a écrit On Protracted War (lun chijiu zhan) (Mao 1969-1977) en 1938. Il proposait qu’une guerre prolongée soit une stratégie de volonté asymétrique et d’organisation. Le peuple chinois menait une guerre totale pour sa survie, alors que les armées japonaises s’engageaient dans une guerre d’expansion coloniale. Pendant que les armées japonaises occupaient plus de territoires, la défense de la Chine était mise à rude épreuve et ses lignes logistiques étaient vulnérables devant les attaques. Mais la stratégie asymétrique de la guérilla a donné à la résistance chinoise plus d’avantages opérationnels sur les armées japonaises mieux équipées. Une combinaison de la doctrine asymétrique de guerre totale prolongée, de la stratégie asymétrique de guérilla et de l’asymétrie opérationnelle de l’organisation en logistique a fini par neutraliser les capacités militaires japonaises supérieures et a permis à la résistance chinoise plus faible de repousser l’assaut des forces brutales japonaises.

III – La modernisation militaire chinoise

La conception unique du pouvoir en tant que « stratégies » et l’histoire de la pratique de « stratégies » comme pouvoir soulignent les efforts de la Chine pour « vaincre le supérieur avec l’inférieur » (yiruo shengqiang). Disposant de peu de « ressources », la Chine ne veut pas suivre le chemin de l’Union soviétique et tomber dans le cercle vicieux de la course aux armements (Li 1997). En concevant le pouvoir comme « stratégies », la Chine n’a pas besoin de développer la puissance symétrique et proportionnée comme des « ressources » pour faire tomber une puissance « plus forte ». Concevoir le pouvoir comme « stratégies » impose à la Chine de déterminer les forces et les faiblesses de son rival afin de trouver une solution « asymétrique ». La conclusion selon laquelle les faiblesses du rival se trouvent exactement là où sa force se trouve a conduit la Chine à adopter les mêmes doctrine et stratégie militaires. C’est sur le plan du fonctionnement que la Chine essaie de dominer son rival beaucoup plus fort grâce à une « guerre d’acupuncture ». Les efforts de modernisation militaire de la Chine ont pour objectif de fournir les armes et les technologies nécessaires pour mettre en oeuvre cette « guerre d’acupuncture » dans un effort de « vaincre le supérieur avec l’inférieur ».

A — Vaincre le supérieur par l’inférieur

Bien que la Chine soit devenue la deuxième plus grande puissance économique, la plupart des observateurs américains et occidentaux prédisent qu’il est peu probable que la Chine rattrapera les États-Unis sur le plan militaire, même une fois que son économie d’échelle aura dépassé celle de ce dernier. Cette observation est généralement basée sur la conception du pouvoir comme « contenant de ressources limitées ». En revanche, partant de la conception du pouvoir comme « stratégies », les analystes chinois arrivent à des conclusions très différentes avec le concept chinois de « vaincre le supérieur avec l’inférieur », qui est l’incarnation du pouvoir conçu comme des « stratégies ». Le but n’est pas de développer des capacités militaires symétriques pour contrer l’adversaire, ce qui peut ravager ou mener à la faillite un pays dont les ressources économiques sont limitées. L’effondrement de l’Union soviétique offre sur ce point une mise en garde éclatante. Pour éviter le même sort, les stratèges chinois cherchent à vaincre un adversaire plus fort par des stratégies de pouvoir comme « contenants de ressources limitées ».

La clé du succès du « vaincre le supérieur avec l’inférieur » consiste à découvrir la faiblesse fatale de l’adversaire. Pendant et après la première guerre du Golfe, les chercheurs chinois ont analysé les performances militaires américaines et ont conclu que la guerre du Golfe révélait de nombreuses faiblesses logistiques et opérationnelles de la part des Américains et que Saddam aurait pu gagner avec une meilleure stratégie (Li 1994 ; Wu 1991 ; Su 1995 ; Zhen 1996). Dans de nombreux cas, la faiblesse se trouve exactement là où réside la force : la dépendance envers l’information. Chaque aspect des systèmes c4isr, du commandement au contrôle, à la communication, aux ordinateurs et aux services de renseignements, dépend fortement de l’information qui, à son tour, repose sur des satellites spatiaux, des alertes aériennes rapides, des avions de guerre électroniques et des sites de commandement au sol. Les systèmes d’information et les porte-avions, d’une importance cruciale au cours des opérations américaines de la guerre du Golfe, sont tous deux vulnérables à des attaques directes (Li 1995 ; National Defense Panel 1997). Une attaque préventive par l’État inférieur contre les centres nerveux et logistiques de l’État supérieur peut neutraliser l’avantage de ce dernier sur le plan du pouvoir traditionnel comme « ressources ». Selon les termes de l’acupuncture chinoise, ces moyens d’information cruciaux sont les « points d’énergie vitaux » (xue). L’ensemble du système sera paralysé si ces points sont attaqués ou contrôlés (Chang 1995). La saisie des points vitaux des systèmes d’information est l’idée fondamentale de la « guerre d’acupuncture » proposée par de nombreux experts chinois.

B — La « guerre d’acupuncture »

Pour de nombreux experts chinois, la supériorité de l’information est le facteur le plus important, et la Chine devrait acquérir la supériorité de l’information avant la supériorité de l’air et de la mer (Chang 1995). Pour obtenir la supériorité de l’information, on a besoin d’exceller non seulement dans le contrôle de radars, de stations de radio, de centres de communication et navires de commandement, mais aussi dans la concurrence visant l’espace et le cyberespace. Bien que le département de la Défense des États-Unis ait investi un milliard de dollars pour protéger ses systèmes d’information, les analystes chinois pensent qu’ils sont encore vulnérables aux attaques. On peut attaquer les centres de communication, les stations de radio et de radar, etc., avec des armes intelligentes, alourdir les moyens de communication par une guerre électronique, détruire les systèmes électroniques à l’aide d’armes d’impulsion électromagnétique de haute puissance, détruire les ordinateurs avec des virus, etc. (Shen et al. 1996). La guerre de l’information va au-delà des systèmes militaires. Les analystes chinois estiment que l’économie américaine est extrêmement sensible aux attaques, parce que les secteurs économiques majeurs des États-Unis, tels que les systèmes financiers, systèmes téléphoniques, centrales électriques, le travail du fer et de l’acier, dépendent tous de réseaux informatiques (Pry 2005). En d’autres termes, dans la guerre de l’information asymétrique d’acupuncture, les frontières ne sont pas seulement militaires, elles sont aussi économiques et sociales.

Les analystes militaires chinois écrivent abondamment sur le développement de nouvelles armes pour gagner la supériorité de l’information dans cette guerre asymétrique d’acupuncture. Ces nouvelles armes visent à contrôler les dimensions du nouveau théâtre d’opération au-delà des espaces traditionnels terrestres, maritimes et aériens : l’espace, le cyberespace et l’espace électromagnétique. Pour ces nouvelles dimensions, les analystes militaires chinois ont proposé des armes à laser, des armes à faisceau de particules, des armes à ultra-hautes fréquences, des armes d’ondes ultrasonores, des armes d’ondes subsoniques, des armes furtives, des armes de radiation, des armes électromagnétiques, des virus informatiques et des « robots fourmis » de nanotechnologie (Chen 1996 ; An 2001). Ces nouvelles armes sont indispensables si la Chine veut gagner la « guerre dans l’espace » et la « guerre intégrée en réseau électronique » (wangdian yiti zhan) (us Department of Defense 2009). Ces nouvelles dimensions et nouvelles armes auront également des implications importantes pour les théâtres traditionnels de guerre terrestre, maritime et aérien. « La maîtrise de l’espace sera une condition préalable pour la victoire navale, l’espace devenant les nouvelles hauteurs de commandement pour le combat naval » (Shen et al. 1995). « Pour maintenir une supériorité aérienne, on doit contrôler l’espace », et la force aérienne de la Chine doit être liée aux forces de l’espace (Min 1995).

La dialectique selon laquelle la faiblesse de la puissance américaine se trouve exactement là où sa force réside conduit la Chine à adopter les mêmes doctrine, stratégie et opération afin de mettre en oeuvre sa conception du pouvoir comme « stratégies ». Comment la Chine peut-elle tirer un avantage en adoptant les mêmes doctrine et stratégie quand elle est inférieure dans presque tous les principaux aspects de la puissance militaire ? La réponse se trouve à nouveau dans la dialectique de la force-faiblesse. Bien qu’adoptant les mêmes doctrine et stratégie, la Chine ne doit pas et n’a pas besoin de concurrencer l’ensemble du spectre de la puissance militaire des États-Unis. Elle doit « établir une distinction entre les [priorités] primaires et secondaires, et s’abstenir de faire certaines choses, s’efforcer d’atteindre le développement accéléré dans des secteurs clés. [Elle doit] persister dans la construction des forces armées par la diligence et l’épargne, en accordant une importance à la gestion scientifique, afin de tirer le meilleur parti de ses ressources limitées de défense » (ioscprc 2009). Accélérer le développement dans des secteurs clés permettra à la Chine d’acquérir un avantage sur ses adversaires. En contrôlant ces domaines clés, la Chine peut éventuellement neutraliser l’avantage de l’ensemble des systèmes. C’est exactement à ces « secteurs clés » pour une « guerre locale dans des conditions d’informatisation » que la Chine consacre ses efforts de modernisation militaire.

C — La modernisation militaire chinoise

Afin de vaincre le supérieur avec l’inférieur par la guerre d’acupuncture, la Chine doit développer des capacités militaires correspondantes pour contrôler les points vitaux de la « guerre locale dans des conditions d’informatisation ». Il n’est donc pas surprenant de constater que la Chine a investi massivement dans trois grands secteurs de capacités militaires : les armes antisatellites (aast), les opérations de réseau informatique (ori) et les missiles antinavires (man) (us Department of Defense 2009).

Les armes antisatellites et les opérations de réseau informatique sont des mesures importantes pour assurer la supériorité informationnelle, parce que tant les satellites que les réseaux informatiques sont une partie intégrante du c4isr, le centre névralgique d’une « guerre locale dans des conditions d’informatisation ». La Chine a investi massivement dans les technologies spatiales et a obtenu des résultats remarquables. En 2003, la Chine est devenue le troisième pays à envoyer un astronaute dans l’espace avec ses appareils Shenzhou 5 (Associated Press 2003). Après avoir réussi à lancer en 2007 son premier satellite d’exploration lunaire nommé Chang’e, une déesse de la légende chinoise, la Chine a de nouveau lancé avec succès son second satellite d’exploration lunaire, Chang’e 2, en octobre 2010, en vue d’un atterrissage sur la lune sans pilote en 2013 (Xin 2010) ; les cosmonautes chinois pourraient être sur la lune d’ici à 2017 (Associated Press 2007). Le programme Tiangong de la Chine lancera trois stations spatiales chinoises dans l’orbite de la Terre entre 2011 et 2015 (Tkacik 2010). Dans le même temps, la Chine a participé activement à construire son propre système de positionnement mondial et, en août 2010, a lancé cinq satellites pour le système Beidou, qui finira par compter 30 satellites en 2020 (Sun et al. 2010).

C’est dans ce contexte que la Chine a testé une arme d’ascension directe antisatellite (adas) en janvier 2007, lançant un missile pour détruire son propre satellite défunt (Broad et Sanger 2007). Exactement trois ans plus tard, la Chine a réussi à intercepter un missile à mi-parcours (Yan 2010). Le directeur du us National Reconnaissance Office, Kerr Donald, a également affirmé qu’un laser chinois avait illuminé un satellite américain en 2006 (Pillsbury 2007). Ces tests indiquent que la Chine peut offrir une « dissuasion par l’information » crédible (Chang 1995) pour « dissuader l’ennemi, ne pas pousser l’ennemi au combat. […] Frapper… d’importantes sources d’information, des centres de commandement et de contrôle, des centres de communication et d’autres objectifs […] ébranlera la structure du système opérationnel de l’organisation de l’adversaire et créera un énorme impact psychologique sur les décideurs de l’adversaire » (Yuan 2005). Pour Bruce MacDonald, ancien directeur principal du Congressional Commission on the Strategic Posture of the United States :

Après la fin de la guerre froide, la planification et la politique de la défense antimissile américaine ont tacitement admis que les États-Unis auraient des défenses de missiles stratégiques et que d’autres n’en auraient pas. Ce test […] remet en question cette hypothèse. Si la Chine déploie même un mince système de défense antimissile stratégique […] [cela représentera un défi pour] la crédibilité de la dissuasion nucléaire stratégique des États-Unis. [Plus] de 30 alliés se fondent sur la crédibilité du parapluie nucléaire américain pour leur sécurité.

MacDonald 2010

Bien que de grands progrès dans le programme spatial chinois puissent être aisément observés, le développement de la Chine dans l’exploitation du réseau informatique est beaucoup moins certain et difficile à vérifier. Beaucoup de spéculations ne sont que des suppositions éclairées. Néanmoins, étant donné l’accent mis sur l’informatisation de l’armée chinoise, il ne sera pas trop exagéré de supposer que la Chine investit dans ce secteur « clé ». Le rapport annuel du ministère américain de la Défense sur le développement en matière d’armée et de sécurité de la Chine affirme ce qui suit :

Le pla a établi des unités de guerre d’information pour développer des virus en vue d’attaquer les systèmes informatiques et les réseaux ennemis, et des tactiques et des mesures visant à protéger les systèmes informatiques et les réseaux amicaux […] Sous la rubrique Guerre intégrée de réseau électronique, le pla vise à utiliser à la fois les opérations de réseau informatique et celles de la guerre électronique pour refuser un accès aux informations essentielles à l’adversaire pour mener des opérations de combat.

usosd 2010

Des spéculations analogues mais plus sensationnelles sont faciles à trouver dans les médias occidentaux (Bishop 2006 ; Elegant 2009 ; Gorman 2009 ; Markoff 2009). L’accusation de premier plan du cno de la Chine la plus récente est faite par Google (Harvey 2010).

En dehors de la supériorité de l’information, une autre capacité militaire cruciale des États-Unis est leur plate-forme de projection de puissance: le porte-avions. Cela s’avère particulièrement pertinent dans le calcul chinois pour une « guerre locale dans les conditions d’informatisation » parce que cette guerre locale est le plus souvent susceptible de prendre place dans le détroit de Taïwan, et la posture de défense chinoise se centre en grande partie sur ce scénario. Lorsque Pékin a mené des exercices de missile en 1995-1996 en signe de protestation contre la visite du président taïwanais aux États-Unis, les États-Unis ont envoyé deux porte-avions dans le détroit de Taïwan comme un signal clair de dissuasion (Ross 2000). Être en mesure de dissuader ou d’attaquer des porte-avions américains est la clé de Pékin pour gagner une guerre contre Taïwan, bien que les efforts chinois pour développer des missiles balistiques antinavires ne soient pas tout à fait inattendus. Cela causera néanmoins un grand changement dans le calcul des conflits entre la Chine et les États-Unis (Erickson et Yang 2009) ou même un « changement de l’équilibre du pouvoir du Pacifique » (Talmadge 2010). Selon le commandant des forces armées américaines du Pacifique, l’amiral Robert Willard, « un missile balistique en cours de développement en Chine dans le but de dissuader et d’attaquer les porte-avions américains dans le Pacifique occidental est sur le point de devenir opérationnel » (Kato 2010). En août 2010, le site Internet officiel du ministère de la Défense chinois a publié une nouvelle qui confirme le test d’un « nouveau type » de missiles antinavires au sol (Lu et Fang 2010). Cette capacité est considérée comme essentielle pour une stratégie anti-accès/zone de déni, stratégie dont les États-Unis sont convaincus qu’elle est poursuivie par la Chine (us osd 2010).

Conclusion

Se fondant sur une conception unique du pouvoir vu comme des « stratégies », la Chine tente de maximiser son avantage sur son opposant dans certains secteurs clés de la compétition militaire. La stratégie de la Chine n’est pas asymétrique dans le sens « traditionnel » du terme, parce que la doctrine et la stratégie de la Chine sont les mêmes que celles des États-Unis. C’est parce que la Chine estime que la faiblesse militaire américaine se trouve exactement là où sa force réside. Pour triompher de son rival en adoptant les mêmes doctrine et stratégie, la Chine tente de concentrer ses ressources limitées pour développer des « capacités asymétriques » de telle sorte qu’elle pourra contrôler certains « secteurs clés » de l’opération militaire dans une « guerre locale dans des conditions d’informatisation ». En contrôlant ces « secteurs clés », la Chine espère neutraliser les avantages militaires traditionnels de son rival et éventuellement gagner un conflit limité, que ce soit par la dissuasion, la négation ou la destruction des capacités de combat de l’ennemi. Par conséquent, l’asymétrie du programme de défense de la Chine ne se situe pas sur un plan doctrinal ou stratégique, mais sur un plan opérationnel.

Cette asymétrie guide les efforts de modernisation militaire de la Chine, qui se concentrent sur la capacité de saisir la supériorité de l’information. En plus de renforcer les capacités militaires traditionnelles, la Chine travaille en particulier au développement des « capacités militaires asymétriques » telles que, notamment, des armes antisatellites, l’exploitation du réseau informatique et les missiles balistiques antinavires. Le pla a également examiné le développement d’autres « armes asymétriques », comme les armes à laser, les armes à faisceau de particules, les armes à ultra-hautes fréquences, les armes d’ondes ultrasonores, les armes d’ondes subsoniques, les armes furtives, les armes de rayonnement, les armes électromagnétiques, les virus informatiques et les « robots fourmis » de nanotechnologie, etc. Si elles étaient développées, aucune de ces armes en combinaison avec les aast, les ori et les man n’aurait de profondes implications stratégiques militaires.

Tout d’abord, en raison de la conception « asymétrique » du pouvoir, la Chine peut avoir une appréciation différente de la force relative entre elle et ses rivaux. En raison de sa conviction de la conception du pouvoir comme « stratégies » ainsi que la conséquence de l’« information privée », la Chine peut être plus optimiste dans ses propres calculs de conflits que son rival dans les siens. Quand la Chine se « surestime » en n’adhérant pas à la mesure de puissance traditionnelle, son rival peut également être trop optimiste car la Chine, selon des mesures de puissance traditionnelles, est encore relativement plus faible. Ceteris paribus, deux rivaux qui pèchent par excès de confiance en raison de conceptions et de perceptions différentes du pouvoir seront moins susceptibles de parvenir à une solution négociée, et le différend risque plus de dégénérer en conflit armé.

Ensuite, parce que la Chine adopte les mêmes doctrine et stratégies que les États-Unis, le succès de sa stratégie de contrôle des « secteurs clés » d’une campagne militaire repose sur un principe très important : l’initiative. Une « guerre locale dans les conditions d’informatisation » offre à un belligérant très peu de possibilités de mettre en place une défense efficace une fois qu’il est attaqué, en raison de la nature de la guerre de haute technologie. Les systèmes d’information fonctionnant dans le spectre électromagnétique, il est impossible de les protéger complètement de l’offensive d’information du rival. Une fois physiquement détruits, ces systèmes sont difficiles à restaurer (Wang et Zhang 2000). En outre, la supériorité de l’information ne doit pas être maintenue pendant toute la durée du conflit. Une fois qu’un acteur prend l’initiative, les capacités d’informations du rival peuvent être réduites, neutralisées ou détruites, cela peut ainsi établir un avantage dans les étapes subséquentes de la guerre. La capacité de saisir l’initiative est un facteur de vie ou de mort pour une guerre de haute technologie (Lu 1996). Par conséquent, le pla doit empêcher son rival de l’emporter dans un engagement initial et de contrôler toute escalade ultérieure (Jiang 1997). Un acteur peut prendre l’initiative soit en frappant le premier (Huang 2007), soit en attaquant à un moment inattendu et dans un endroit imprévu (Peng et Yao 2001). Cela demande nécessairement le secret afin de dissimuler la véritable intention de chacun. Cependant, le secret lui-même peut accroître l’incertitude ou la désinformation qui peut, à son tour, augmenter la probabilité d’un conflit armé.

Dernier point, mais non le moindre, si la Chine réussit à développer et à mettre sur pied les capacités militaires « asymétriques » nécessaires pour obtenir la supériorité de l’information, elle serait en mesure de mettre en oeuvre la stratégie anti-accès/zone interdite. Si cela arrive, cela « pourrait dégrader sévèrement la capacité des forces américaines d’opérer à partir d’aérodromes à proximité de la Chine ; empêcher le déploiement de forces pour des emplacements avancés d’opérations, dégrader le commandement et le contrôle, l’alerte précoce ou les capacités d’approvisionnement pour les forces déployées au point où le commandant des opérations choisirait de les retirer dans des endroits plus éloignés ; et empêcher les forces navales de surface d’opérer dans les eaux près de la Chine » (Cliff et al. 2007). Pour finir, cela signifie que la Chine triompherait dans une « guerre locale dans des conditions d’informatisation » contre Taïwan ou contre des territoires contestés entre la Chine et les pays voisins. Cela signifiera la fin de l’arrangement de sécurité actuel en Asie orientale et au-delà.