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La science a toujours été un facteur important dans la promotion et le maintien du statut global d’une nation. Au cours de l’Assemblée nationale de la science et de la technologie de 2006, le président chinois Hu Jintao a souligné que « devant la concurrence internationale de plus en plus féroce, on ne peut que saisir les initiatives de développement et acquérir des avantages concurrentiels en plaçant la science et la technologie en tête de liste de nos priorités stratégiques » (Hu 2006). Au cours de la période de 1995 à 2005, les dépenses en recherche et développement (r-d) en Chine ont soutenu un taux de croissance annuel moyen de plus de 18 %. Dans la même période, les publications répertoriées dans le Science Citation Index ont bénéficié d’un taux de croissance annuel de 17,9 % (Mu et Qu 2008 : 321). En 2007, l’investissement financier du gouvernement chinois en R-D se classait déjà au 3e rang mondial (ocde 2007a).

Les efforts déployés récemment par la Chine pour encourager l’innovation, décrits dans le Plan national de développement à moyen et long terme de la science et de la technologie 2006-2020 (State Council 2006), rappellent à de nombreux observateurs les précédentes stratégies de politique de la Chine portant sur la R-D. Par exemple, un commentaire publié dans Science interprète le plan de 2006-2020 comme un effort visant à reproduire le succès du premier plan de S-T de la Chine, plan de 1956 qui a conduit à la création de dizaines d’instituts de l’Académie des sciences de la Chine, qui a produit les premières bombes atomiques et hydrogènes du pays et qui lui a permis d’envoyer son premier satellite. Ce commentaire concluait que la Chine était « déterminée à raviver sa gloire passée » (Hao et Gong 2006). Par ailleurs, les progrès scientifiques tant des années 1950 que de maintenant visent à renforcer le statut politique et économique de la Chine, mais les stratégies de promotion diffèrent passablement : il y a cinquante ans, les expériences de recherche étaient réalisées « dans un esprit d’autosuffisance et en travaillant dur » (mae 2003), alors qu’aujourd’hui les scientifiques sont encouragés à participer à des activités avec des chercheurs de l’Occident et à bâtir des ententes internationales.

Aussi remarquable que ce passage de l’autonomie à la communication transnationale puisse être (Larson, 2004), la Chine n’est qu’un pays parmi beaucoup d’autres qui ont reconnu la nécessité d’aligner le progrès scientifique national sur le développement mondial. Plusieurs études de la littérature existante ont exploré les différentes raisons de la dépendance croissante à la collaboration transfrontalière de la recherche, telles que l’approvisionnement mondial d’expertise en recherche, la lutte contre l’inégalité des soins de santé, l’amélioration de l’efficacité de la recherche et la protection des intérêts publics contre les risques scientifiques (Beck 1996 ; Giddens 1999 ; Horton 2006 ; Mannings et al. 2008). Certains ont défini sommairement l’essence de l’élaboration des politiques scientifiques contemporaines comme étant « penser localement, agir globalement » (Wagner 2008).

De nombreux penseurs contemporains ont suggéré que la transnationalisation croissante des interactions sociales a favorisé le développement d’une attitude cosmopolite (Chan 2002 ; Mau et al. 2008). Par exemple, dès 1990, l’anthropologue social Ulf Hannerz a mis en évidence le fait qu’un nombre croissant d’individus ont montré « une volonté de s’engager avec l’autre » (1990 : 239-241, italique ajouté par l’auteure) et il a souligné que « c’est vraiment la croissance et la prolifération de cultures et de réseaux sociaux transfrontaliers dans la période actuelle qui génèrent plus de cosmopolitistes aujourd’hui qu’il n’y en a jamais eu auparavant ». Le théoricien Ulrich Beck (2006) a résumé l’échange transnational actuel comme étant le développement d’une « vision cosmopolite » entre différents acteurs. Steffen Mau et ses collègues, des spécialistes en gouvernance internationale, suggèrent également l’émergence d’une « vision du monde particulière, caractérisée par la capacité de servir de médiateur entre les différentes cultures, la reconnaissance de l’interdépendance croissante des communautés politiques et de l’approbation de la responsabilité politique au niveau supranational et mondial » (Mau et al. 2008 : 2, italique ajouté par l’auteure).

Pourtant, au milieu de la célébration d’un monde apparemment plat (flat), des travaux empiriques supplémentaires, notamment des études réalisées dans la perspective d’un pays en développement, sur la façon dont une telle « volonté » (Hannerz, 1990), une « vision » (Beck 2006) ou une « vision du monde » (Mau et al. 2008) ont le pouvoir d’influencer l’équilibre mondial et affectent l’élaboration de normes mondiales dans la pratique (en science par exemple), sont encore rares. Cela a entravé notre compréhension totale de l’implication et des défis de la communication transfrontalière intensifiée. Après tout, comme le théoricien social David Harvey le soulignait brutalement en se penchant sur la réflexion cosmopolite en relation avec les réalités politiques : « Traiter les autres avec respect n’est pas coûteux… mais la redistribution des revenus réels et du pouvoir politique l’est » (Harvey 2009 : 115).

Le lien entre une perspective mondiale et les actions conséquentes peut se révéler d’une importance stratégique particulière pour le progrès scientifique mondial. En prenant pour exemple les sciences de la vie, qui représentent environ 20 % des investissements en R-D de la Chine (Chen et al. 2007), peu nombreux sont ceux qui rejetteraient l’engagement récent de la Chine de participer aux efforts internationaux[1] et qui s’opposeraient à ce que la science chinoise devienne « une partie intégrante de la structure de la société mondiale » (Doering 2002). Pourtant, ce qui semble avoir soulevé des doutes ou des réserves quant au développement scientifique de la Chine est le manque de connaissances sur la façon dont cette perspective mondiale s’est traduite en pratique et a influencé la recherche proprement dite sur le terrain. Les préoccupations existantes peuvent inclure : Comment la Chine, dont le gouvernement s’emploie à soutenir la R-D, intensifierait-elle la « concurrence des investissements internationaux » (Salter 2007 : 280) et commet reconfigurerait-elle la répartition des ressources scientifiques du monde entier ? Comment la Chine, un pays sans débat public de type occidental et sans tradition d’engagement des populations, contribuerait-elle à la lutte mondiale contre les pratiques excessives dans la recherche de pointe (Boesz et Lloyd 2008) ? En ce qui concerne les questions qui pourraient affecter le bien-être économique, scientifique et social de la société mondiale, comme les critères de brevetabilité (Herder 2006) et les codes de conduite professionnels, la Chine agirait-elle de façon révisionniste ou d’une manière qui appuierait le statu quo ?

Toutes ces questions véhiculent une préoccupation centrale : la science chinoise peut avoir été « réseautée à l’échelle mondiale », mais la science de la Chine est-elle « cosmopolitisée » ? En d’autres mots, comme il sera précisé dans la section suivante, en plus d’adopter une « vision » globale, comment une telle perspective influencerait-elle la prise de décision scientifique de la Chine ? Et de quelle manière influencerait-elle l’engagement de la Chine à comparer, réfléchir, critiquer et concilier des intérêts divers au sein de la communauté internationale ?

Rares sont les études empiriques portant directement sur cette question. Sur la base d’un projet financé par le Wellcome Trust qui a été mené dans six villes chinoises entre 2006 et 2009, cet article utilise les sciences de la vie, tout particulièrement celle du développement de la recherche sur les cellules souches dans la dernière décennie, comme une étude de cas pour examiner a) comment les échanges mondiaux de la dernière décennie ont façonné la compréhension des Chinois du progrès scientifique local par rapport à la société mondiale et b) comment une telle vision a influencé l’approche de la Chine dans la communication transfrontalière et la participation scientifique mondiale. En d’autres termes, cet article a pour objectif d’étudier comment les Chinois ont développé une sensibilité (cosmopolite) aux méthodes concurrentes de raisonnement scientifique, et de quelle manière (le cas échéant) ils ont contribué au cosmopolitisme de la science.

I – Le cosmopolitisme de la science

En quoi consiste donc exactement le « cosmopolitisme de la science » ? Cette étude a largement emprunté au concept d’Ulrich Beck (2000, 2006 : 72-73) en faisant référence à d’autres théoriciens cosmopolites. Comme cet article tient plus de l’enquête empirique que d’une exploration théorique, j’énumérerai ici les trois principaux aspects du cosmopolitisme qui sont essentiels à l’analyse présentée ci-dessous.

Premièrement, le cosmopolitisme de la science est un processus d’échanges internationaux de recherche. Plus précisément, le cosmopolitisme n’est pas seulement des actions particulières qui ont eu lieu à travers les frontières nationales, pas plus qu’il ne désigne une étape spécifique dans la « séquence » des étapes du développement social. Au contraire, le cosmopolitisme de la science consiste en une série d’activités, en un « processus dialectique non linéaire » (Beck 2006 : 72-73), qui a eu lieu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Il s’agit d’une approche interactive qui façonne et qui est façonnée par le développement scientifique international.

Deuxièmement, le cosmopolitisme de la science ne correspond pas à des monologues dans lesquels les membres de la communauté scientifique internationale parlent chacun pour soi, mais à une conversation qui conduit à des adaptations et à des modifications par les participants. Du point de vue de la pratique scientifique locale, cela signifie la « mondialisation de l’intérieur, la mondialisation intériorisée » (Beck 2002 : 23, italique dans l’original). En d’autres termes, le cosmopolitisme de la science n’est pas « une célébration de la beauté d’une collection de boîtes fermées » (Appiah 2007 : 256) dans lesquelles différentes traditions de recherche sont affichées sous la forme d’une mosaïque d’expositions. Il s’agit plutôt d’un processus dans lequel les intérêts étrangers, les pratiques alternatives de laboratoire et les perspectives scientifiques concurrentes sont abrégées et adaptées afin de transformer les conventions de recherche au coeur même des États-nations. Du point de vue de la communauté scientifique internationale, cela signifie un abandon de la recherche d’une « solution uniforme globalisante, convenant à tous » (ocde, 2007b), mais constitue plutôt une gouvernance scientifique mondiale basée sur des membres internationaux « divers mais actifs » (Conley, 2002).

Troisièmement, et plus important encore, le cosmopolitisme souligne l’impact possible que des efforts réfléchis provenant de divers niveaux sociaux peuvent avoir sur les résultats d’échanges scientifiques transnationaux. Cet échange transnational impliqué dans le cosmopolitisme n’est pas le même que celui que suggère Roudometof comme un processus qui nous est imposé, qui « ne se réfère pas à des sentiments qualitatifs ou à des attitudes d’individus et qui n’est pas affecté par ce que les gens en pensent » (Roudometof 2005 : 118). Bien au contraire, la clé pour une cosmopolitisation de la science locale est de disposer d’acteurs individuels qui soient engagés dans la communication globale, « non seulement en employant les nouvelles technologies et les réseaux de communication, mais aussi en les utilisant consciemment pour créer des sphères publiques en vue d’exercer la justice, de mettre en oeuvre des pratiques innovantes » (Bohman 2007 : 189) et d’encourager le partage des avantages futurs (Giddens 1999 ; Beck 2008).

En bref, non seulement le cosmopolitisme de la science correspond à une volonté d’être réseauté avec le monde, mais il englobe également une réponse plus corroborative dans la réalisation d’un programme d’action concertée qui soit acceptable pour toutes les parties en cause. Grâce à un tel processus, les différences peuvent ne pas être résolues, mais elles sont apaisées (Appiah 2006 : 69-85), le cadre réglementaire peut ne pas être homogénéisé, mais il sera harmonisé (Boesz et Lloyd 2008). En ce qui concerne le développement scientifique de la Chine, le défi que soulève le cosmopolitisme est la façon dont la Chine peut tirer profit de son soutien financier, politique et social local tout en participant en même temps, avec de nombreux autres pays, à une négociation méticuleuse des limites et des pratiques scientifiques acceptables.

II – Méthode et structure

Les données utilisées dans le présent document constituent une partie d’une vaste étude sur la gouvernance de la science de la vie en Chine, avec un accent particulier mis sur la recherche de cellules souches. Le projet a été financé par le Wellcome Trust et réalisé de 2006 à 2009[2]. Une partie de cette recherche a également été intégrée dans le projet bionet, un sixième programme-cadre de la Commission européenne qui examine les défis liés à la gouvernance collaborative sur les sciences de la vie entre la Chine et l’ue (www.bionet-china.org). En organisant des ateliers sur différents sujets des sciences de la vie avec un accent particulier mis sur la coopération scientifique ue-Chine, bionet a enrichi cette recherche en fournissant une excellente occasion de procéder à des observations de groupe : discussions très animées entre les spécialistes chinois et occidentaux au sujet des questions réglementaires ; débats en face à face entre chercheurs et autres acteurs concernés (décideurs politiques, éthiciens, patients, etc.).

Mis à part l’observation de groupe, la principale source d’informations pour cette recherche est composée d’enregistrements des médias, de documents gouvernementaux, de visites et d’entrevues. Cette recherche utilise une approche fondée sur la théorie (Charmaz 2006 : 130-131) dans laquelle la collecte des données et la revue de littérature de la science sociale ont été effectuées à plusieurs reprises à différents stades de l’étude. En bref, 22 équipes de recherche sur les cellules souches dans six villes ont participé aux visites sur place (Beijing, Tianjin, Shanghai, Hangzhou, Changsha, Guangzhou). Quarante-sept entrevues semi-structurées ont été menées, dont trente-huit avec des scientifiques, sept avec des bioéthiciens de renom et deux avec des gestionnaires du ministère de la Santé qui se sont impliqués dans la formulation de la réglementation des sciences de la vie. Chaque entrevue durait en moyenne une heure. Les entrevues ont toutes été enregistrées et transcrites. Grâce à une analyse détaillée et répétée des données, les transcriptions ont été répertoriées par thèmes en définissant les concepts récurrents (Corbin et Strauss 1990). Même s’il faut souligner que cet échantillon non aléatoire de personnes interrogées n’est pas représentatif des sciences dans son ensemble, ni même de la communauté des sciences de la vie, il est également important de noter que de petites quantités de données qualitatives analysées plus en profondeur peuvent se révéler très importantes pour l’identification de thèmes fondamentaux susceptibles de bénéficier d’une analyse plus systématique. Cette recherche devrait donc être interprétée au même titre que d’autres études qualitatives des communautés scientifiques professionnelles (p. ex. Cao et Suttmeier 2001 et Wainwright 2006).

Dans le but d’examiner l’évolution et les changements de l’approche des Chinois dans la communication avec la communauté internationale, le présent document a été structuré en divisant à peu près la dernière décennie en trois phases. La phase 1 correspond aux années 2000 à 2003. Cette période est celle où l’industrie florissante des sciences de la vie de la Chine entrait sur la scène mondiale. Ces années ont été marquées par les débats internationaux au sujet de l’embryon hybride créé par les scientifiques chinois Chen Xigu et Sheng Huizhen. Il a été démontré que, durant cette période, les institutions chinoises étaient pour la plupart des auditeurs dociles dans les dialogues internationaux. Les démarches administratives chinoises étaient fortement influencées par la critique occidentale. La phase 2 est la période 2004-2006. Il s’agit d’une période où les résultats de laboratoires de recherche chinois ont commencé à apparaître régulièrement dans les publications et conférences internationales. Pourtant, il y avait encore un fort scepticisme vis-à-vis de la crédibilité de la recherche chinoise, notamment quant au contrôle réglementaire nécessaire. Un des cas les plus médiatisés au cours de cette période est une correspondance publiée dans Nature en 2006 et rédigée par six personnalités parmi les plus influentes dans le cercle des sciences de la vie en Chine. Plutôt que d’accepter le scepticisme étranger sans critiquer, les scientifiques chinois ont adopté, au cours de cette période, une stratégie de communication plus active afin d’aider à la compréhension des particularités de la situation chinoise par d’autres. La phase 3 commence en 2007 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui. L’élément le plus remarquable de cette période est l’engagement à différents niveaux des communications mondiales. En d’autres termes, s’appuyant sur leurs expériences et leurs réflexions à la suite de leur participation aux conférences internationales, d’évaluations par leurs pairs, de collaborations de recherche et autres programmes d’échange, les scientifiques chinois, tant sur le plan collectif qu’individuel, ont montré un engagement accru en abrégeant leurs divergences et en promouvant la confiance mutuelle avec leurs homologues étrangers.

Diviser la dernière décennie en trois phases aide à définir le développement des approches de communication de la Chine. Il ne s’agit pas de suggérer que de telles transitions sont brusques ou évidentes. En fait, l’interaction de la Chine avec les sociétés de la planète est un processus graduel et continu. De même, il est tout aussi important de noter qu’en ajoutant au débat actuel des données empiriques, cette recherche invite à de futures discussions sur le sujet, plutôt que de formuler toute conclusion définitive sur le rôle de la Chine dans le cosmopolitisme de la science.

III – Phase I (2000-2003) : les embryons hybrides sont-ils un grand pas en avant ou la biologie du Wild East ?

Sans entrer trop dans les détails techniques et en suivant l’esprit d’analyse de cet article, la recherche sur les cellules souches peut être mieux décrite comme la culture in vitro et la différenciation des cellules primitives (cellules souches) dans divers types de cellules spécialisées. L’appel à l’étude des cellules souches ne réside pas seulement dans la poursuite révélant le mécanisme de développement de la vie, mais aussi dans ses implications profondes pour l’amélioration et l’élargissement du domaine de la médecine régénérative. L’objectif principal de la recherche appliquée sur les cellules souches a été la mise au point de thérapies cellulaires pour remplacer les cellules malades ou des tissus endommagés. Pour ces raisons, de nombreux pays, comme la Chine, ont désigné les cellules souches comme l’un de leurs domaines stratégiques de R-D.

Selon le quotidien scientifique le plus prestigieux de Chine, Science and Technology Daily (Nie 2003), la recherche sur les embryons hybrides, qui consiste en la fusion de cellules somatiques de l’homme avec des gamètes d’animaux, était déjà un sujet de conférence récurrent en Chine dans la seconde moitié de l’an 2000. Pourtant, ce n’est que le 7 septembre 2001, lorsque le People’s Daily a rapporté la recherche scientifique de Chen Xigu sur la création du premier embryon hybride lapin-humain au monde (Zhang et Chen 2001) et que cette recherche attira par la suite à son auteur les critiques internationales, que de telles recherches sont devenues le sujet d’un différend national.

À l’époque, Chen Xigu, professeur à l’Université Sun Yat-sen, a transféré un noyau cellulaire de la peau d’un garçon de 7 ans dans l’ovule énucléé d’un lapin, réussissant ainsi à créer un total de 109 embryons hybrides. Le premier reportage paru dans le People’s Daily faisait l’éloge de la réalisation de Chen en affirmant qu’il s’agissait « d’un grand pas en avant dans la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines et la technique de clonage » (Zhang et Chen 2001). Ce rapport mentionnait également que Chen avait souligné que ses recherches n’étaient que préliminaires pour le clonage thérapeutique et qu’il « ne tenterait jamais d’étudier le clonage de reproduction ».

Comme il en sera question plus loin, cette pratique a été acceptée plus tard par la communauté scientifique et légalisée par le Royaume-Uni en septembre 2007 (hfea 2007). Pourtant, en 2001, l’incertitude scientifique et des questions éthiques sur la recherche sur les cellules souches alimentaient de vives discussions en Occident. Le gouvernement américain avait interdit le financement fédéral pour la recherche sur les cellules souches utilisant des embryons créés après août 2001 (Borger 2001), le gouvernement britannique prévoyait également interdire la création d’hybrides (Highfield 2001). Ainsi, quand le succès soudain de Chen est apparu dans les nouvelles, il est devenu « le cas le plus controversé à l’époque » (unesco 2008). Malgré le fait que la recherche de M. Chen avait été la source d’éloges en Chine, elle a rapidement fait l’objet de nombreuses critiques et remarques sceptiques du monde entier (Abbott et Cyranoski 2001). La recherche d’embryons hybrides en Chine est rapidement devenue un symbole de la « faillite morale de la biologie du Wild East » (Dennis 2002).

De fait, quelques jours après que le People’s Daily eut décrit les résultats de Chen comme un « grand pas en avant » dans la recherche sur les cellules souches, le portrait de cette étude fait par les médias chinois a radicalement changé. Quatre spécialistes de l’éthique du Centre national chinois du génome humain à Shanghai (cghc) ont déclaré qu’« une telle recherche blasphémait la dignité humaine. Il s’agissait d’une agression contre la bioéthique » (You et Zhang 2001). Les spécialistes en éthique et les régulateurs chinois ont fait une série de déclarations publiques en remettant l’accent sur l’engagement ferme du gouvernement chinois dans le développement « rationnel » et étroitement surveillé de la recherche sur les cellules souches (Y. Wang 2003). Qui plus est, le 16 octobre 2001, le cghc à Shanghai publiait une ébauche de lignes directrices éthiques en matière de recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines (2001). À l’article 14 de ce plan préliminaire recommandé, toutes les recherches sur l’embryon hybride sont interdites, quelles que soient les circonstances. Bien qu’il s’agisse d’un guide institutionnel, avant que le ministère de la Santé (ms) et le ministère de la Science et de la Technologie (mst) approuvent conjointement le guide national de 2003 les lignes directrices du cghc jouissaient déjà d’une grande autorité dans la représentation de la position réglementaire de la Chine.

Au cours de l’année suivante, les Chinois ont senti de la pression et la nécessité de publier un guide national sur la pratique des cellules souches. Pendant ce temps, la recherche sur les embryons hybrides a été mieux acceptée par le courant scientifique international dominant, à la condition que les embryons humains-animaux hybrides soient utilisés à des fins de recherche, et non pour des raisons de reproduction. Un assouplissement de la réglementation correspondante peut être aussi décelé dans les Ethical Guidelines for Research on Human Embryonic Stem Cells (Stem Cells Guideline) publiées par le ministère de la Santé et celui de la Science et de la Technologie en 2003, dans lesquelles, à la différence de l’approche d’« interdiction totale » de l’avant-projet recommandé, seule la fusion de gamètes humains et animaux a été interdite. Les recherches comme celles portant sur l’injection de cellules somatiques humaines dans un ovule animal visant à créer des embryons de 14 jours (comme la recherche de Chen) étaient autorisées.

En 2003, Sheng Huizhen, scientifique en chef du programme national 973, a publié ses conclusions et les détails de la recherche sur les embryons hybrides homme-lapin dans la revue Cell Research (Chen Y. et al. 2003). C’était la première fois que ce type de recherche était publié dans une revue scientifique. Aussi controversées que la recherche elle-même, la documentation existante et les entrevues sur les conséquences de ce document révolutionnaire comprennent autant de descriptions contradictoires. Certains disent que c’est ainsi que Sheng a gagné une reconnaissance mondiale. D’autres disent plutôt que cela lui a causé des années de problèmes. Ce qui est certain, c’est que Sheng n’a pas reçu autant de critiques accablantes que Chen deux ans auparavant. En fait, la publication de Sheng a reçu un appui entier de la Commission locale d’examen éthique de Shanghai. Selon Nature, la recherche de Sheng a également obtenu un certain nombre d’éloges de la communauté scientifique internationale (Dennis 2003). Cependant, une telle recherche rencontrait aussi de l’opposition et de nombreux scientifiques ont maintenu une certaine réserve. Des doutes à l’égard du travail de Sheng ont aussi été générés par une description commune présentée à Cell Research, un journal scientifique anglais « obscur » basé en Chine, après avoir d’abord été rejetée par des revues occidentales plus prestigieuses (Mandavilli 2006 ; Fox 2007 : 340). Sheng, à l’époque expert scientifique en chef nommé par le Programme national 973 de Chine, était à l’abri de la plupart des critiques immédiates provenant de la Chine intérieure. Pourtant, deux ans après la publication dans Cell Research, à la fin du programme 973, son contrat avec la Shanghai Second Medical University (maintenant l’École de médecine de l’Université Jiaotong de Shanghai) n’a pas été renouvelé. Le soutien financier, humain et matériel que recevait Sheng a alors été supprimé.

La recherche sur l’embryon hybride est l’un des premiers exemples, mais probablement le plus important, de la façon dont les opinions internationales ont sensiblement changé le cours des directives nationales de recherche en Chine. Dans une certaine mesure, le comportement des acteurs chinois (régulateurs, éthiciens et scientifiques) à l’égard du scepticisme international a été moins défensif. L’orientation de la réglementation chinoise a fluctué au gré des opinions différentes émergeant des pays occidentaux. Les censures étrangères sur le travail de Chen en 2001 ont déclenché le plan du cghc d’interdire totalement ces recherches. Alors que le consensus international commence à dégager des opinions différenciées selon les différents types d’embryons hybrides, un acquiescement parallèle sur la fusion de cellules somatiques de l’homme avec les gamètes des animaux a également été démontré dans les lignes directrices ministérielles de la Chine. Pourtant, comme ce type de recherche était toujours considéré comme contestable, une étude similaire effectuée par Sheng n’a pas reçu le soutien du gouvernement.

Une telle approche réglementaire pourrait avoir semblé « productive » à l’époque, puisqu’elle a éradiqué le scepticisme international envers la Chine au sujet de cette pratique particulière. Pourtant, les efforts des Chinois pour écouter les préoccupations occidentales, suivre leurs conseils et éviter les affrontements ont peu contribué à promouvoir la compréhension internationale de la pratique de recherche en Chine, et encore moins à résoudre une ambiguïté globale plus importante à l’égard de l’expertise de recherche du pays. Plus important, et nous y reviendrons dans la troisième section, à long terme l’acceptation passive de la critique internationale s’est avérée insuffisante pour que la Chine instaure une gouvernance efficace.

IV – Phase II (2004-2006) : « Monsieur, la Chine a déjà des lignes directrices claires sur les cellules souches »

Après les premiers litiges autour de la recherche sur les embryons hybrides et les doutes sur la capacité de recherche en Chine, les résultats des recherches des laboratoires de cellules souches de la Chine ont fait davantage leur chemin dans les revues anglophones et les forums internationaux durant la période 2004-2006. La plupart des observateurs du développement des sciences ont fait preuve d’un optimisme réservé à l’égard des sciences de la vie en Chine. D’une part, de nombreux commentateurs ont exprimé qu’ils « ne seraient pas surpris si, d’ici cinq à dix ans, la Chine devenait l’une des nations leaders dans […] le clonage thérapeutique et les recherches connexes » (Yang 2004), ou comment les progrès de la recherche en Chine avaient « étonné » leurs collègues occidentaux (Tomlinson et Adam 2005). L’exemple le plus remarquable de la reconnaissance internationale des progrès de la Chine est venu de la Global Watch Mission organisée par le ministère britannique du Commerce et de l’Industrie, mission au cours de laquelle un petit groupe d’experts britanniques a visité les principaux laboratoires sur les cellules souches en Chine. Dans le rapport final de la mission, la Chine a été caractérisée comme ayant des « équipes de recherche hautement motivées et enthousiastes », soutenues par « des infrastructures et des équipements excellents » (dti 2004 : 48). Tout particulièrement, les chercheurs chinois sur les cellules souches ont été décrits comme « avoisinant ou étant à la fine pointe mondiale de la recherche sur les cellules souches » (dti 2004 : 6). Pendant ce temps, de nombreux observateurs chinois ont également mis en évidence les obstacles réglementaires, structurels et financiers que les divers acteurs devront surmonter si le rythme du progrès scientifique devait être maintenu (Yang 2004 ; uksci 2005b ; Murray et Spar 2006). En bref, les perceptions à l’égard de la capacité de la Chine à effectuer des recherches sur les cellules souches sont demeurées ambivalentes (et, jusqu’à un certain point, le sont encore aujourd’hui). Cette ambivalence est, par ailleurs, le mieux exprimée dans un commentaire publié dans le New England Journal of Medicine : « À l’avenir, la Chine pourrait être un géant dans le secteur international des cellules souches … mais cet avenir n’est pas encore arrivé » (Murray et Spar 2006 : 1194).

Au cours de cette période, une des grandes initiatives des Chinois en réponse à l’examen minutieux international a été une correspondance publiée dans Nature en 2006 (Cheng et al. 2006). Cette lettre a été écrite en réponse à l’article de Jim Giles paru dans Nature (2006 : 9) faisant rapport d’une conférence tenue au Royaume-Uni au sujet de l’amélioration des protocoles de collaboration de la recherche. Dans cet article, parmi les approches mentionnées des différents pays au sujet des cellules souches, la Chine a été décrite comme ayant un « manque de politiques nationales claires, avec des instituts différents suivant des règles différentes ». Cet article a été publié le 2 mars 2006.

À la lecture de cet article, cinq scientifiques chinois très éminents et un bioéthicien ont décidé d’écrire ensemble une réponse. En bref, il s’agissait d’un groupe d’élites scientifiques chinoises ayant une forte influence, dont Qiu Renzong, fondateur de la bioéthique moderne en Chine, et Linzhao Cheng, professeur de chinois à l’Université Johns Hopkins, qui a été récompensé par la Fondation nationale de science naturelle en Chine pour la promotion des collaborations de recherche américano-chinoise en sciences de la vie. Six semaines après la parution de l’article de Jim Giles, le 20 avril, la lettre signée par le groupe mentionné ci-dessus est publiée dans Nature. Elle est intitulée « Monsieur, la Chine a déjà des lignes directrices claires sur les cellules souches » :

Monsieur,

En tant que scientifiques et éthiciens qui se soucient de la recherche sur les cellules souches en Chine, nous sommes en désaccord avec l’affirmation parue dans l’article « Le Panel clarifie les règles de cellules souches » (Nature 440 2006 : 6) selon laquelle « la Chine ne dispose pas de politiques nationales claires, avec des instituts différents suivant des règles différentes ».

En fait, le gouvernement chinois a publié plusieurs directives pour réglementer la recherche sur les cellules souches humaines. Il s’agit notamment des directives sur les technologies de la procréation assistée humaine, délivrées par le ministère de la Santé en juillet 2003, et des lignes directrices éthiques pour la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines, conjointement publiées par le ministère de la Science et de la Technologie et le ministère de la Santé en décembre 2003. Ces deux publications interdisent explicitement le clonage reproductif humain, et celui-ci est semblable en principe aux directives proposées par les Académies nationales américaines (www.nap.edu/books/0309096537/html).

Il est vrai que les politiques nationales sur la recherche sur les cellules souches humaines en Chine ne sont pas des lois. Avec quelques améliorations, cependant, nous pensons qu’elles sont adéquates, considérant que la quasi-totalité de la recherche scientifique en Chine repose sur le financement du gouvernement. Il y a eu des cas en Chine où quelques praticiens médicaux ont utilisé des tissus humains ou des cellules foetales pour traiter les patients, sans les approbations gouvernementales requises ou les essais cliniques appropriés. Nous croyons que cette pratique est contraire aux principes communément admis de la recherche scientifique moderne. Les infractions sont une question d’application de la loi contre les pratiques médicales non approuvées, comme dans tout pays loyal et civilisé, et ne devraient pas être considérées comme des exemples contraires à l’éthique de la recherche sur les cellules souches humaines en Chine.

Contrairement à l’ancienne manière de communiquer caractérisée par une simple conformité aux critiques de l’Occident ou par le soin mis à éviter les désaccords, cette correspondance de 2006 est plus critique et comporte des tentatives plus radicales de s’opposer aux opinions différentes. Les auteurs ont d’abord clairement indiqué qu’ils étaient « en désaccord » avec la description publiée dans l’article de Jim Giles traitant de la recherche sur les cellules souches en Chine. Mais ils ont aussi reconnu le scepticisme de l’Ouest, en admettant qu’« il est vrai que les politiques nationales sur la recherche sur les cellules souches de l’homme en Chine ne sont pas des lois et que les règlements actuels ont besoin de “nouvelles améliorations” ». Ce qui a rendu cette initiative de communication particulièrement constructive est que les scientifiques ont défendu leur point de vue de la réglementation chinoise comme « adéquat » en expliquant les politiques existantes et en soulignant le contexte des mécanismes de financement spécifiques. C’est-à-dire les deux directives nationales adoptées en 2003 et le fait que « presque toute la recherche scientifique en Chine repose sur le financement public ». Qui plus est, ils ont réévalué les critiques qui ont démonté la position chinoise, à savoir les infractions scientifiques. Ils ont fait valoir que l’existence d’un comportement illicite n’est pas unique à la Chine. En fait, la nécessité de lutter contre les inconduites est un intérêt universel. Ainsi, la fin de la lettre propose une base sur laquelle une résolution future entre la Chine et le reste du monde peut être construite.

Bien sûr, la réponse rapide de six Chinois dans Nature faisant valoir « Monsieur, la Chine a déjà des lignes directrices claires sur les cellules souches » ne peut pas englober tous les dispositifs de communication scientifiques apparus dans la période 2004-2006. Elle ne peut pas non plus parler pour les quelque 300 scientifiques chinois travaillant à la recherche sur les cellules souches (uksci 2005a). Pourtant, ce cas rapporté, où des personnalités importantes dans le monde de la recherche sur les cellules souches en Chine répondent à une revue de haut niveau international, nous indique un changement d’attitude des Chinois à l’égard des communications transfrontalières.

Tout d’abord, il est utile de rappeler que l’article de Jim Giles n’était pas un éditorial sur la Chine, mais plutôt un reportage lié à la Chine. Pourtant, les six auteurs chinois ont pris l’initiative, en exprimant leurs points de vue différents de celui du journaliste et ils ont agi rapidement en ayant une réponse prête pour l’édition du 20 avril de Nature. Dans une certaine mesure, cela suggère une réactivité accrue. Deuxièmement, contrairement à des actions semi-institutionnelles et gouvernementales qui gèrent les disputes au sujet des embryons hybrides, les six auteurs chinois, bien que très influents et occupant des postes clés, se sont réunis pour publier la lettre en tant qu’individus. Avec une pleine reconnaissance de cette correspondance comme un événement unique et non représentatif, je voudrais toutefois souligner une indication possible que les intervenants individuels sont de plus en plus conscients de leur effet de levier dans le remodelage de l’image scientifique de la Chine plutôt que de compter uniquement sur les actions gouvernementales. Troisièmement, il est important de souligner que la lettre n’est pas une simple acceptation de l’avis des autres, dans laquelle la particularité de la Chine est minée, ni une simple justification de la situation chinoise, où les préoccupations des autres sont négligées. La lettre de correspondance ressemblait plutôt à une conversation à deux sens, dans laquelle les opinions des deux parties étaient reconnues et réfléchies. Quatrièmement, comme il a été souligné précédemment, la lettre parue dans Nature a montré un effort de communication plus substantiel pour tendre la main et faire s’accorder des vues différentes. En somme, dans cette courte lettre, les auteurs chinois ont non seulement affirmé leur point de vue divergent, mais ils ont aussi fourni des informations complémentaires sur la situation de la recherche en Chine et ont établi des liens avec une communauté internationale élargie. Ces informations étaient certainement très générales ; elles démontraient néanmoins une approche constructive plutôt que défensive.

V – Phase III (2007) : reconceptualiser la Chine et l’international aujourd’hui

Le 5 septembre 2007, la hfea britannique a sanctionné l’autorisation de la recherche sur l’embryon hybride en vertu du nouveau projet de loi sur la fécondité adopté par le Parlement (hfea 2007). Le Royaume-Uni appuyait donc ainsi officiellement les scientifiques menant des recherches sur l’hybride cytoplasmique, correspondant exactement aux études précédentes de Sheng et de Chen. Pour mener à cette décision de la hfea, Sheng a été parmi les rares spécialistes en dehors de la Grande-Bretagne qui ont été consultés par le gouvernement britannique, en plus de se voir accorder une place de choix dans les Propositions du gouvernement pour le Règlement sur les embryons hybrides et chimères. Le renversement britannique de l’interdiction d’embryons hybrides et la création subséquente du premier embryon hybride britannique le 1er avril 2008 (Walsh 2008) ont amené les Chinois à revoir les premières tentatives de la Chine. Bien que l’initiative rapide de la Chine sur l’embryon hybride ait été largement célébrée une fois de plus, ce changement d’ordre rappelait aussi aux Chinois l’ironie de leur approche antérieure dépourvue d’esprit critique face au scepticisme occidental, qui a entraîné une perturbation de ces recherches en Chine (Zhang S. 2008 ; Wang D. 2008). Comme l’un des journaux le soulignait, en rendant visite à Sheng, « lorsque les recherches jadis dirigées par Sheng ont été arrêtées, déjà tout le bâtiment de recherche avait l’air désert » (Ji 2007).

Ainsi, il n’était pas surprenant que, lorsque j’ai visité le Stem Cell Centre à l’Université Zhejiang au début de 2008, le directeur général adjoint ait passé en revue les changements dans les initiatives de communication de la science en Chine en commentant sur le cas de recherche des embryons hybrides :

Sheng Huizhen était tellement peu acceptable en Chine à cette époque […] Quand d’autres doutaient de nos résultats, nous allions présenter des excuses sans réfléchir, même quand nous n’avions rien fait de mal ! […] Ça se passait ainsi : avant [dans les années 1980, au début des années 1990], chaque fois qu’il y avait un chercheur étranger, qu’il s’agisse d’un éminent professeur, d’un enseignant ou d’un collègue chercheur, qui venait en visite, tous les administrateurs de l’université venaient lui souhaiter la bienvenue. À cette époque, on se sentait très fier, parce que c’était vraiment symbolique la façon dont la Chine avait changé [d’une société fermée sur elle-même] à l’ouverture au monde entier. Par la suite, [dans les années 1990], ça apparaît pathétique, car, parfois, il me semble que notre seul objectif était simplement de rendre les visiteurs heureux, de satisfaire leurs besoins, de manière à attirer plus de visiteurs […] Maintenant, nous avons appris à adopter une attitude beaucoup plus raisonnable envers les visiteurs étrangers, bien que nous invitions encore cordialement tout le monde à venir nous rendre visite. Mais nous sommes plus attentifs à la promotion de nos propres intérêts. Nous avons maintenant beaucoup plus de visiteurs étrangers. Nous sommes plus conscients de ce que nous voulons recevoir et comment […] Personne ne détient le principe ou la meilleure pratique de la science […] Les choses devraient être construites sur des avantages mutuels […] La plupart des citoyens outre-mer, une fois retournés chez eux, ont davantage confiance dans les communications scientifiques internationales, car ils savent comment c’était là-bas et comment étaient les experts étrangers, ou leurs superviseurs.

Scientifique 16

Ce qui ressort dans l’intervention de ce répondant est comment le scientifique chinois a conceptualisé et reconceptualisé la relation entre la « Chine » et la « communauté internationale » au moment où les échanges scientifiques se développaient. Au début de la réforme de la Chine et de la politique d’ouverture du pays, les universités chinoises estimaient que la meilleure assurance d’avancement de la recherche était d’être connecté avec le monde extérieur. Ce qui rendait les scientifiques chinois « très fiers » était le symbolisme du comment « l’expérience internationale », perçue comme « plus prestigieuse » que les expériences nationales, pourrait profiter à la Chine. Les établissements chinois recherchaient sans relâche l’approbation de leurs homologues occidentaux : « rendre les visiteurs heureux, satisfaire leurs besoins, de manière à attirer davantage de visiteurs ». Il semble que la communication avec le monde extérieur avait une valeur intrinsèque. Toutefois, alors que la recherche scientifique et la gouvernance évoluaient, le besoin d’approbation en communication est rapidement devenu inefficace, et a paru « pathétique ». Scientifique16 considère la réponse initiale de la Chine au sujet des embryons hybrides comme un exemple en ce sens, où des scientifiques chinois acceptent les opinions étrangères « sans réfléchir » et sont prêts à fournir des excuses chaque fois qu’émerge le scepticisme des pays plus développés, « même s’ils n’ont rien fait de mal ». L’échange international entre les chercheurs chinois et leurs homologues occidentaux ressemblait plus à un monologue dominé par une autorité imaginée de l’opinion internationale. Pourtant, comme un nombre croissant de chercheurs ont acquis une expérience mondiale et gagné la compréhension du « comment c’était là-bas », les institutions chinoises ont commencé à réaliser que « personne ne détient le principe ou la meilleure pratique de la science ». En d’autres mots, les opinions étrangères ne sont ni monolithiques ni forcément absolues en matière de besoins locaux. Dans une certaine mesure, l’échange transnational est devenu plus une conversation dans laquelle les scientifiques locaux et les visiteurs étrangers souhaitaient tous deux exprimer leurs opinions. Scientifique 16 a indiqué qu’actuellement son institut, un centre de recherche de renom dans le sud de la Chine, est devenu « plus conscient » et « plus attentif » à faire connaître les particularités locales aux visiteurs internationaux.

Scientifique 16 n’est pas le seul à dénoter une nouvelle conceptualisation de la Chine et de l’international à travers l’échange des recherches transnationales. Beaucoup de scientifiques interrogés ont partagé un point de vue semblable (Scientifiques 02, 06, 14, 21, 26). Un professeur, qui a été un partenaire dans les collaborations tant entre la Chine et les États-Unis qu’entre la Chine et l’Europe, a qualifié les rapports traditionnels décrivant la « Chine » et les « pays étrangers » d’imparfaits :

Nous avions l’habitude de parler toujours de la façon dont « les pays étrangers (guowai) » font de la recherche, mais la situation varie grandement entre les « étrangers »… Tous les « étrangers » ne sont pas au même niveau ou de mêmes intérêts. On ne peut pas, tout simplement, dire comment la Chine se compare avec d’autres pays. Cela dépend de quel type d’« étrangers » on parle.

Scientifique 04

Scientifique 04 fait écho au point de vue de Scientifique 16 selon lequel, dans la compréhension et la comparaison des pratiques de recherche dans le monde, on ne peut simplement pas différencier la « Chine » des « étrangers » comme étant deux polarités, car les diversités à l’intérieur de ces catégories peuvent être aussi grandes que les divergences entre elles. Ainsi que le dit Scientifique 04, « cela dépend de quel type d’“étranger” on parle ». Ou, comme un autre jeune chercheur l’a souligné, « il est vrai que la Chine a des choses à améliorer. Mais de nombreux phénomènes ne sont pas uniquement chinois. Ce sont les mêmes à l’intérieur et à l’extérieur de la Chine » (Scientifique 29).

Cette attitude plus critique à l’égard des opinions occidentales et le déclin d’une autorité imaginée jadis attachée à la « communauté internationale » n’ont pas conduit à une insensibilité des Chinois au sujet des préoccupations mondiales. Bien au contraire, comme une certaine recherche sur la gouvernance en Chine le suggérait, « l’absence de règlements de l’État dans le domaine de la recherche clinique sur les cellules souches et de leur application n’a pas entraîné des modifications réglementaires du type Wild East, mais plutôt de larges variations dans les stratégies de réglementation souvent individualisées par une variété de parties prenantes » (Chen H. 2009 : 279). Ces dernières années, la participation et la contribution de la gouvernance en Chine semblent avoir été engagées à plusieurs niveaux.

Au niveau ministériel, au cours d’un événement organisé conjointement par bionet et le Conseil britannique de recherche médicale à Londres le 3 septembre 2009, l’ancien vice-président directeur général de l’oms, Hu Qingli, a déclaré qu’au sujet de la reconnaissance des attentes internationales, ainsi que des besoins nationaux de la Chine pour continuer à améliorer sa gouvernance des sciences de la vie, le ministère de la Santé de la Chine (MoH) avait lancé une série de programmes de recherche et de procédures en matière de consultation sur ses politiques pour préparer la promulgation future des directives. Le plus remarquable est que, selon M. Hu, pour la première fois, le ministère de la Santé a étendu sa politique de consultation au-delà des institutions établies et a inclus de longues discussions avec des groupes religieux nationaux, des sociétés de femmes et d’autres d’intérêts liés. La même initiative a également été soulignée par le célèbre scientifique Wang Yifei, un autre participant de bionet, qui a été mandaté en 2008 par le ministère de la Santé pour mener une enquête nationale sur les groupes professionnels afin de mieux concilier les principes éthiques internationaux avec les particularités chinoises.

Au niveau collectif non gouvernemental, le cas le plus frappant est la mise en place du Réseau des lésions de la moelle épinière de Chine (Chinascinet). Fondé en 2004, Chinascinet était initialement un réseau relativement peu structuré comptant 22 centres en Chine, voués principalement à l’utilisation de cellules souches pour traiter les lésions de la moelle épinière. Jusqu’en 2007, les opinions sur Chinascinet et les essais cliniques effectués par ses membres étaient pour la plupart sceptiques, voire négatives (Enserink 2006 ; Singer 2006 ; Johnson 2008). En dehors des doutes largement partagés selon lesquels la réalisation des thérapies expérimentales en Chine consiste à contourner les réglementations strictes de la recherche dans les pays plus développés, il existait aussi des différends scientifiques au sujet de la crédibilité et de l’interprétation des résultats cliniques (Watt 2004 ; Cyranoski 2005, 2006). Initialement, le fondateur du réseau, Wise Young, aurait exprimé son indifférence à répondre à des spéculations internationales sur les pratiques de recherche des membres du réseau en disant : « Tant et aussi longtemps qu’ils [les médias/les membres du Réseau] ne me le jettent pas en plein visage, je n’enquêterai pas » (Qiu 2007 : 59). Pourtant, deux années plus tard, afin de pousser leurs recherches vers l’avant, Young et ses collègues ont compris la nécessité d’assurer la confiance du public ainsi que leur réputation professionnelle. Young et ses collègues ont commencé à faire des efforts pour influencer la culture professionnelle « de l’intérieur », notamment par l’élaboration et la mise en place de normes internes au sein du réseau (Cryanosk 2007). Ces efforts ont été rapportés plus en détail par la correspondante de Lancet, Jane Qiu, en 2009 :

Pour assurer un haut standard de qualité, tous les centres participants Chinascinet doivent être certifiés selon les bonnes pratiques cliniques – directives internationales sur la façon dont les essais cliniques devraient fonctionner, y compris les procédures de consentement éclairé et les comités d’éthique. Dans le cadre des initiatives de développement des capacités, Chinascinet organise des ateliers réguliers de formation, dans lesquels des experts du monde entier se retrouvent à enseigner et à standardiser l’évaluation des méthodes sensorielles et motrices chez les patients présentant une lésion médullaire, la transplantation de cellules et autres interventions chirurgicales, ainsi que des techniques de réadaptation.

Qiu 2009 : 606

Contrairement à l’indifférence initiale de Young aux avis extérieurs, Chinascinet a tenu à formuler des « directives internationales », « à standardiser les méthodes chirurgicales ainsi que des techniques de réadaptation ». Non seulement ce groupe de scientifiques tient à adhérer aux codes de conduite professionnels existants, mais il organise aussi « régulièrement » des événements rassemblant les compétences au sein du réseau afin de promouvoir sa propre harmonisation des pratiques de recherche. De telles initiatives ont déjà donné des résultats. Une organisation professionnelle similaire fondée sur l’expérience de la Chine a été reproduite aux États-Unis, soit le Réseau nord-américain des lésions de la moelle épinière, lancé en mars 2009. Wise Young a également demandé l’approbation de la fda des États-Unis afin de procéder à un essai de phase III en Amérique du Nord basé sur des études antérieures réalisées par Chinascinet. Stephen Minger, du King’s College de Londres, commente qu’« indépendamment de l’issue des essais cliniques ce sera une réalisation importante pour démontrer que cela peut être fait en Chine […] Avoir un essai de cellules souches, approuvé par la fda, basé sur des études en Chine serait assez extraordinaire » (Qiu 2009 : 607).

En plus des efforts institutionnels et collectifs, sur un plan individuel, les scientifiques chinois ont également été identifiés comme étant « parmi les architectes de l’International Society for Stem Cell Research » (Henderson 2007), qui ont promulgué des directives internationales pour l’application clinique de la recherche sur les cellules souches (isscr 2008). Un changement de perception sur la recherche sur les cellules souches en Chine se dégage de la remarque du rédacteur scientifique du Times, Mark Henderson :

La recherche médicale chinoise a encore du chemin à faire pour traiter toutes les préoccupations des scientifiques occidentaux. Mais, au moins au regard des cellules souches, le Wild East est devenu un cliché dépassé.

Henderson 2007

Considérant l’engagement chinois en matière de communication transnationale dans les phases antérieures, cette perception modifiée de la Chine, qui est passée du vide juridique où tout est possible au « Wild East [qui] est devenu un cliché dépassé », n’est pas seulement attribuable à une augmentation de la connaissance mutuelle entre la Chine et l’étranger. Elle est aussi largement due à l’écoute des acteurs locaux, tels que les scientifiques chinois et les éthiciens, dans la diffusion, l’interprétation et l’utilisation de ces connaissances. Quatre points méritent d’être soulignés :

  • Premièrement, dans la dernière décennie, les opinions internationales n’ont plus simplement été les « points de vue des autres » ou des « avis de l’extérieur », mais elles ont été incorporées dans la réglementation nationale scientifique en Chine. En d’autres termes, la gouvernance chinoise sur la recherche a été façonnée à la fois par des facteurs nationaux et par des débats dans la communauté scientifique mondiale dans les trois phases, quoique à divers degrés et avec des approches différentes.

  • Deuxièmement, la prise de conscience des tendances mondiales et les avis différents de l’extérieur de la Chine ont incité les scientifiques interrogés à reconceptualiser la Chine et l’international et à réétalonner leurs activités de recherche. Les scientifiques interrogés ne prétendent pas qu’il y ait une meilleure méthode pour surveiller les pratiques de recherche. Au contraire, ils ont présenté une initiative réfléchie de ce que Latour notait comme étant une « prise de conscience renforcée » du comment il est « impossible » d’atteindre « le plein contrôle » parmi la diversité des circonstances sociales. Cela a poussé les Chinois à comparer, vérifier, réfléchir, s’adapter et adapter leur action parmi une diversité de perspectives internationales. Les nouvelles initiatives de consultation des politiques du ministère de la Santé, les groupes locaux de recherche conscients de promouvoir les intérêts mutuels de leurs collègues et chercheurs des autres pays sont des exemples types.

    Dans une certaine mesure, la Chine a « internalisé » une partie des expériences mondiales. Pour dire les choses d’une autre manière, on peut discerner des traces de préoccupations internationales qui ont été considérées dans la gouvernance de la Chine sur les sciences de la vie durant la dernière décennie. Au cours de la période comprise entre 2000 et 2003, des ajustements réglementaires ont été assez radicaux. L’évaluation au niveau national et l’attitude à l’égard de la recherche ont suggéré une forte corrélation avec les opinions occidentales. La politique chinoise et le soutien institutionnel pour la recherche sur les embryons hybrides ont docilement suivi le débat international et évité la confrontation entre les frontières de manière passive. Pourtant, les données suggèrent également certains changements dans la communication transnationale de la Chine ces dernières années. Cela m’amène à mon troisième point :

  • Troisièmement, au fur et à mesure que les échanges internationaux se développent, non seulement les personnes interrogées sont devenues plus critiques quant aux avis de l’Ouest, mais elles ont commencé à déployer des efforts plus constructifs pour répondre aux différents points de vue. Au lieu de suivre aveuglément les opinions occidentales « sans penser » (Scientifique 16), des efforts de communication avec une conscience de rapprochement peuvent être perçus dans le cas de la lettre adressée à Nature par six figures clés dans le domaine des sciences de la vie en Chine. Mais ce changement est encore plus notable récemment, des efforts pouvant être observés à différents niveaux. Quant aux litiges sur les embryons hybrides, la réaction de la Chine était moins défensive et évitait la confrontation ; dans le cas de la thérapie expérimentale de Chinascinet, les scientifiques concernés semblaient être devenus plus ouverts bien que persistants. C’est-à-dire que non seulement ils ont poursuivi leurs recherches, mais ils ont également tendu la main aux « experts venus du monde entier » (Qiu 2009 : 606) pour discuter de leurs recherches et contribuer ensuite à la standardisation internationale d’une telle pratique.

  • Quatrièmement, contrairement à la première phase, où les institutions et les ministères semblaient jouer un rôle dominant pour répondre aux scepticismes transnationaux, à l’heure actuelle les groupes non gouvernementaux (tels que Chinascinet) ainsi que des chercheurs individuels ont émergé comme de nouveaux agents dans l’élaboration de codes internationaux de conduite (tels que les normes thérapeutiques et les directives isscr).

Ainsi, considérant tous les arguments ci-dessus, dans une certaine mesure on pourrait dire qu’il semble y avoir des signes de cosmopolitisme émergeant au sein de la communauté scientifique de Chine. Mais il est également important de garder à l’esprit que la « cosmopolitisation » est un processus qui, en Chine comme dans beaucoup d’autres pays, vient juste de commencer. Les spécialistes chinois des cellules souches explorent encore la façon de communiquer le mieux possible dans l’espace international avec des gens venant de différents systèmes de valeur. Il est encore trop tôt pour dire comment le changement dans l’approche de la gouvernance aura une incidence sur la pratique scientifique sur le long terme. Et il est encore prématuré à ce stade d’évaluer dans quelle mesure les communautés de recherche chinoise et internationale s’interpénètreront dans les principes formulés mutuellement acceptés.

Conclusion

La reconnaissance des impératifs de collaboration a rassemblé des équipes de chercheurs des différentes régions du monde. Le partage des bases de données en ligne, courriel, téléphone, échange personnel, forums internationaux ou publications universitaires, la diversité des canaux de communication a presque annoncé la « mort de la distance » (Cairncross 1997) dans le monde scientifique. Pendant que la Chine fait de grands pas dans la voie du développement scientifique avec détermination et succès, la communauté scientifique internationale est confrontée à une préoccupation importante qui est de savoir comment la Chine, une puissance scientifique croissante, va transformer l’atlas mondial des sciences. Le monde entre-t-il dans le siècle chinois de l’économie du savoir (Dahlman et Aubert 2001) ? Ou est-il vrai que « la Chine ne sera en mesure de vraiment rivaliser avec l’Occident que si elle devient plus comme nous (l’Occident) » (Hutton 2007 : 61) ?

Cette étude n’est pas destinée à fournir une réponse définitive ni exhaustive à cette question. Mais elle contribue au débat actuel en cherchant comment les échanges transfrontaliers scientifiques ont été pris en compte et traités par les Chinois. Les données empiriques de cette recherche ne prennent pas en compte le statu quo de la dichotomie révisionniste. Elle indique plutôt pour nous un processus plus complexe dans lequel la communication transnationale a davantage été une expérience d’apprentissage mutuel. Les données montrent que les Chinois ont non seulement reconnu la similitude et les différences des normes scientifiques entre la Chine et d’autres parties du monde, mais ils employent aussi, à divers degrés, ces connaissances dans l’orientation de leurs pratiques de recherche quotidiennes. L’expérience chinoise est aussi révélatrice de la façon dont la pratique de la science a évolué et comment elle fait appel à un changement correspondant aux perspectives des parties prenantes. Les données suggèrent que, dans la dernière décennie, il est apparu une fragmentation des autorités sociales et une diversification des canaux de communication dans la médiation du progrès scientifique international. Les sciences de la vie de la Chine ont connu un changement, allant d’une réponse monolithique dirigée par le gouvernement à une approche maintenant individualisée, parfois basée sur le réseau pour influencer les normes mondiales. Par conséquent, afin de comprendre l’avancement du monde de la R-D, la question est maintenant moins de connaître la façon dont les États-nations se considèrent comme des concurrents stratégiques ou des partenaires de collaboration, mais plus de connaître la façon dont les institutions, les associations professionnelles, les entreprises, les groupes de recherche ou même les individus se présentent et se promeuvent eux-mêmes au-delà des frontières nationales, mais au sein d’un ensemble d’acteurs mondiaux. Le point de vue traditionnel de l’État-nation peut encore être informatif, mais une unique confiance dans un tel encadrement ne pourra plus refléter pleinement la réalité de la R-D.

L’espace social est habituellement perçu comme « désordonné ». La proposition de cette recherche qui utilise le terme « cosmopolitisme » pour englober le phénomène émergent des échanges mondiaux en Chine n’a pas pour but de mettre fin à ce désordre ni n’a l’intention de proposer une sorte d’« équilibre » au sein de ce désordre. Bien au contraire, le cosmopolitisme est un processus qui prend place au milieu des affrontements et des conflits entre les différentes sphères sociales. Il affirme la continuité de la divergence, la coexistence des différences et la réalité du déséquilibre de pouvoir. Mais il signifie aussi pour nous la possibilité (dans certains des sites chinois où l’auteur s’est rendu, une réalité) de la manière dont les acteurs sociaux reconceptualisent et reconstruisent le lien entre la pratique locale et mondiale, et traduisent ces connaissances dans des actions au jour le jour dans la poursuite d’intérêts communs.

Il est important de noter que cette étude ne suggère en aucune manière une explication intégrale de l’ethos scientifique chinois, ni une description uniforme selon laquelle tous les scientifiques chinois ou tous les régulateurs chinois ont employé la même approche de communication. En effet, par de nombreux aspects, la Chine est toujours à l’affût de ce que font les pays occidentaux. Toutefois, il est utile de signaler que le « cosmopolitisme de la science », une logique apparemment théorique, semble coïncider avec la situation sur le terrain, comme l’a résumé Scientifique 16 : « Nous invitons encore cordialement tout le monde à venir nous rendre visite. Mais nous sommes plus attentifs à la promotion de nos propres intérêts. Nous avons maintenant beaucoup plus de visiteurs étrangers. » Les scientifiques chinois interrogés semblent avoir saisi l’idée selon laquelle la meilleure façon de gagner l’influence de quelqu’un dans une conversation mondiale ne tient pas seulement à être un auditeur ouvert d’esprit, mais aussi à « créer les moyens qui leur feront gagner des voix à travers les frontières » (Bohman 2007 : 189) et qui les rendront capables d’être entendus.

Alors, quelles sont les implications d’un processus de cosmopolitisation pour la Chine ? Et comment cette recherche nous aide-t-elle à comprendre le développement scientifique de la Chine ? Pour les intervenants basés en Chine, le développement des sciences de la vie, dans la dernière décennie, nous prévient que des investissements nationaux généreux, un environnement réglementaire permissif et des réponses gouvernementales sans consultation ne suffisent pas pour composer avec le caractère désordonné et non linéaire de l’innovation contemporaine. Si la Chine devenait un champion scientifique reconnu à l’international, les infrastructures qui nécessitent des discussions élargies dans l’élaboration des politiques, qui favorisent la participation de nouveaux entrants (comme Chinascinet) et qui facilitent la libre communication à l’intérieur et à travers les frontières classiques devraient être soutenues et renforcées. Pour les observateurs de la Chine et les acteurs étrangers en R-D, un message important de l’expérience de la Chine consiste à dire que l’approche traditionnelle à point de vue unique (surtout gouvernemental) pour analyser la capacité scientifique de la Chine est devenue obsolète.

Rares sont ceux qui nient le fait que l’État reste un acteur essentiel dans la négociation mondiale et pour s’assurer du respect des lois locales dans les traités mondiaux. Pourtant, l’interdépendance entre les États, ou le local et le global, a de multiples facettes. Subséquemment, percevoir, évaluer ou influencer la pratique scientifique au sein de la Chine exigerait également l’emploi d’un paradigme d’appariement multicouche.