Clausewitz et notre temps[Notice]

  • Raymond Aron

L’oeuvre de Clausewitz, comme toutes les grandes oeuvres de philosophie et surtout de philosophie politique, se prête à des lectures multiples. Relire Clausewitz : depuis vingt-cinq ans le conseil a été suivi, en France et plus encore aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pour beaucoup de ceux qui ont voulu penser la guerre. M. Camille Rougeron a intitulé « Actualité de Clausewitz » l’introduction écrite pour la traduction française du livre, plus souvent cité que compris, De la guerre (Vom Krieg). Il a cherché la preuve de cette actualité dans quelques notions ou propositions célèbres : supériorité de la défensive sur l’offensive, point culminant de l’offensive, défense d’une frontière montagneuse sur le versant ami, inviolabilité des fronts solidement fortifiés. Si suggestifs soient-ils, ces commentaires présentent un inconvénient : ils concernent des problèmes strictement militaires, dont la solution dépend de données variables, à savoir l’état de la technique du combat. Les propositions relatives à la défense d’une frontière montagneuse ou d’une ligne de fortifications ont pu être vérifiées maintes fois, au cours de l’histoire, jusqu’à notre temps inclusivement. Ces sortes de régularités, historiques ou sociologiques, demeurent-elles vraies dans n’importe quel contexte, même quand le feu devient atomique et le mouvement aérien ? La victoire israélienne dans la guerre des Six Jours, en juin 1967, ne réfute pas le principe – réservons provisoirement la signification exacte de ce mot – de la supériorité de la défensive sur l’offensive. Encore faut-il interpréter ce principe, reprendre les arguments sur lesquels Clausewitz le fonde afin de préciser les conditions dans lesquelles il demeure valable. Manifestement, les chapitres consacrés au cantonnement des troupes ou au passage des fleuves n’intéressent plus guère que les historiens de l’art de la guerre (pour user de l’expression d’Hans Delbrück, Kriegskunst). En fait, tantôt Clausewitz se donne par la pensée des États et des armées qu’il connaît, États européens (cf. par exemple Livre vi, 6) pratiquant la diplomatie ou la guerre selon certaines coutumes ou règles non écrites, armées qui se déplacent à pied et dont les étapes quotidiennes ne dépassent pas les forces du fantassin, tantôt, à partir de son expérience historique, il écrit en philosophe et il élabore des concepts ou formule des propositions que la diversité historique des institutions ou des idées ne saurait infirmer ou rendre anachroniques. L’actualité de Clausewitz, il convient de la saisir non dans des remarques, marginales ou épisodiques, auxquelles les événements postérieurs ont donné une résonance particulière, non pas même dans des régularités de l’histoire militaire par lesquelles Clausewitz justifie une doctrine stratégique ou tactique, mais dans le système de pensée, dans la structure conceptuelle de l’oeuvre, dans la question centrale que l’officier prussien, admirateur-ennemi de Napoléon, s’est posée et a résolue. Cette règle de relecture s’impose avec d’autant plus d’évidence que la conjoncture historique après 1815, milieu et origine de la méditation de Clausewitz, ressemble à certains égards à la conjoncture après 1945. Au lendemain de la tourmente révolutionnaire et impériale, et de même au lendemain de la deuxième guerre de Trente Ans, l’humanité, ivre de violence, recrue d’horreur, s’interroge sur elle-même, sur sa fureur apaisée, sur les causes ultimes des batailles dont la grandeur fascine, dont la cruauté terrifie. La révolte, politique autant que morale, contre le coût des conflits menés jusqu’au bout, jusqu’à l’écrasement total d’un des belligérants, réveille la nostalgie des temps anciens, des régimes policés qui, par coutume ou par sagesse, limitaient l’intensité et, du même coup, les ravages des combats. Le contraste entre les guerres en dentelles du 18e siècle et les guerres napoléoniennes, entre la modération des guerres européennes de 1815 …

Parties annexes