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Les oscillations de l’intégration régionale font partie des événements les plus marquants de la politique étrangère des pays latino-américains dans les deux dernières décennies. Bien que les premiers pas vers une union continentale datent d’il y a deux siècles, ce n’est qu’à partir des années 1990 que ces États ont décidé d’investir plus vigoureusement dans leurs liens économiques et politiques. Aujourd’hui, les discussions de fond sur leur politique extérieure sont étroitement liées aux orientations relatives à la coopération avec leurs voisins.

Le Marché commun du Sud (Mercosur), créé en 1991 par l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay, est un représentant typique du régionalisme latino- américain. Comptant deux des États les plus peuplés et les plus développés de la région, le Mercosur est né avec des objectifs commerciaux à une époque où les directives néolibérales se superposaient aux préoccupations stratégiques et démocratiques remontant à la fin de la guerre froide et à la chute des régimes autoritaires en Amérique latine. Dotée d’un cadre institutionnel minimal, l’organisation repose sur des principes strictement intergouvernementaux et vise surtout à favoriser les échanges commerciaux internes et internationaux des pays membres. Ses trois organes décisionnels sont composés exclusivement de membres des pouvoirs exécutifs qui s’occupent majoritairement de questions économiques. Le Secrétariat à Montevideo n’exerce que des fonctions administratives, les questions techniques et politiques étant traitées par les ministères des Affaires étrangères au niveau national[1]. Il n’existe pas de véritable droit communautaire, car les normes doivent être internalisées dans les systèmes juridiques internes pour être applicables. Le règlement des différends ressemble à celui de l’Organisation mondiale du commerce (omc), dans le sens où les conflits commerciaux entre les États sont arbitrés par des juges ad hoc sans recours à une cour de justice supranationale[2].

Dans ce contexte de faible institutionnalisation régionale où les liens commerciaux ont une importance majeure, un parlement a été créé en 2006. Cet événement semble paradoxal : pourquoi une organisation telle que le Mercosur, où la logique nationale prévaut, aurait-elle besoin d’un parlement ? Cette question est encore plus pertinente dès lors que l’on se demande pourquoi les autorités ont pris le chemin parlementaire au lieu de renforcer l’intégration économique ou l’efficacité du système normatif du Mercosur. Si le but était d’approfondir le Mercosur, pourquoi choisir un organe traditionnellement secondaire dans les relations internationales, incapable d’avoir un impact immédiat sur le cours de l’intégration ?

Cette option devient encore plus énigmatique dans la mesure où elle a été prise par les « gouvernements progressistes », c’est-à-dire les forces de centre-gauche qui sont arrivées au pouvoir dans les pays de la région entre 2002 et 2004. Leurs discours semblaient faire écho à ceux des partisans d’un renforcement de l’intégration, qui demandaient un Mercosur plus politique, plus institutionnalisé et plus participatif. Leur rhétorique ne s’est cependant pas traduite par des changements substantiels et le Mercosur continue d’être un marché commun non finalisé, hermétique aux voix sociales. Quelle est la place du Parlement dans cet écart entre le discours et la pratique des autorités ? Cet article vise à analyser les raisons de la construction du Parlement du Mercosur (Parlasur) au-delà des motivations officielles. À cette fin, il est organisé en quatre sections. Tout d’abord, on soutient que les institutions, les intérêts et les idées peuvent, ensemble, contribuer à comprendre les décisions politiques. Ensuite, il est nécessaire d’identifier les variables qui ont joué dans ce processus, ce qui peut être fait au moyen d’une reconstitution analytique des chemins qui ont amené au Parlasur : la place des structures parlementaires préexistantes, le rôle inspirateur de l’Union européenne et l’arrivée de nouvelles idéologies aux gouvernements du Mercosur. La conclusion dresse un bilan de l’influence des « trois I » et, cherchant à hiérarchiser les éléments explicatifs, souligne l’apport décisif des idées dans ce changement institutionnel.

I – Les trois I et l’analyse institutionnelle

Les raisons de la création d’une institution occupent une place importante dans la science politique, et, désormais, dans les relations internationales. Pourquoi un État choisit-il d’établir un certain arrangement institutionnel et non un autre ? Disposant de ressources limitées, pourquoi les pouvoirs publics optent-ils pour certaines politiques institutionnelles parmi une multitude de possibilités ? Cette section révise des outils théoriques qui permettent d’optimiser la compréhension de la genèse institutionnelle sur les plans national et international. L’objectif est de saisir l’ensemble des facteurs qui poussent, au sein d’un jeu politique donné, à la construction d’une institution. Autrement dit, il s’agit de se pencher sur les causes de la mise en place d’une politique institutionnelle constitutive ou réformatrice (Quermone 1985).

Comprendre l’origine d’une institution requiert la mobilisation de plusieurs outils explicatifs. Le modèle des trois I, proposé en tant que tel au début des années 1990 dans le cadre des discussions sur la dynamique du changement politique aux États-Unis, a la capacité d’offrir un large panorama explicatif grâce au regroupement de différents éléments causaux : les institutions, les intérêts et les idées. L’intention de Hugh Heclo dans son ouvrage séminal de 1994 était de réunir les points communs de théories divergentes – lesquelles peuvent être désignées, de manière très générale, comme l’institutionnalisme, le rationalisme et le constructivisme. Selon Heclo (1994), une seule de ces théories ne pouvait prétendre expliquer toutes les situations dans les différentes régions, vécues par différents acteurs immergés dans des contextes politiques variés. Certes, il arrive qu’une théorie convienne mieux pour cerner les facteurs sous-jacents les plus significatifs relativement à un événement politique précis, ou à une certaine phase de cet événement, mais il est peu probable que cette théorie puisse rendre compte de l’ensemble des facteurs qui ont joué, encore moins de la complexité des dynamiques qui opèrent dans les différents systèmes politiques.

Malgré son positionnement en faveur de la prédominance des intérêts dans la compréhension des variations politiques, Heclo admet que les institutions et les idées jouent un rôle non négligeable et cherche donc les points de réciprocité entre les théories (Heclo 1994). D’un point de vue rationaliste, le changement politique résulte de l’interaction des individus qui font leurs choix, calculés à la lumière des circonstances du moment, selon des préférences préexistantes. Mais les arrangements institutionnels peuvent eux-mêmes représenter des choix ou encadrer les options qui s’offrent aux acteurs. Même avant la formation des préférences, les constructions historiques peuvent jouer et ainsi influencer non seulement l’option choisie mais aussi l’option envisagée. Les institutions ajoutent au rôle des idées par le recours à la délibération, qui possède un important potentiel transformatif et reconstructif. Par ailleurs, le substrat idéologique qui forge les mentalités est inséparable des acteurs au moment des actions politiques. S’il est vrai que seuls les individus sont capables d’agir et de prendre des décisions, leurs choix sont dépendants des institutions et des idées qui composent le paysage politique.

L’approche par les trois I a été utilisée pour de nombreuses études, notamment en science politique, en sociologie et en économie. Peter Hall a regroupé les travaux existant en économie politique comparée autour des trois I pour montrer que les principaux débats au sein de la discipline se trouvent non pas dans chaque courant de pensée, mais dans les interactions entre les divers courants (Hall 1997). William Drake et Kalypso Nicolaïdis expliquent l’inclusion des services dans les négociations commerciales multilatérales par une combinaison de la montée de nouvelles idées avec une redéfinition des intérêts gouvernementaux (Drake et Nicolaïdis 1992). Analysant les recherches sur la coopération monétaire européenne, Matthias Kaelberer a conclu que les différentes interprétations basées sur les idées, les intérêts ou les institutions sont plus complémentaires que contradictoires et décrivent des aspects spécifiques du processus de formation des préférences (Kaelberer 2002). John Hudson et ses collaborateurs soutiennent que les réformes sociales mises en place par les gouvernements de troisième voie en Allemagne et au Royaume-Uni à la fin des années 1990 peuvent être mieux appréhendées par un usage conciliatoire des idées, institutions et intérêts concernés (Hudson, Hwang et Kühner 2008).

Dans la littérature francophone, cet ensemble théorique a surtout été appliqué à l’analyse des politiques publiques. Bruno Palier et Yves Surel l’ont employé pour comprendre, par exemple, les réformes des retraites et des systèmes de santé (Palier 2009 et 2010), les changements de la protection sociale (Palier 2006) et des politiques publiques du livre (Surel 1997) ainsi que les évolutions des banques centrales en Europe (Surel 2000). Les auteurs ont par ailleurs systématisé l’approche par les trois I en proposant une problématisation de ces concepts à partir de leurs relations avec les trois néo-institutionnalismes et avec la notion de séquences politiques (Palier et Surel 2005). En ce qui concerne les études européennes, Olivier Costa et Paul Magnette ont exploré le potentiel explicatif des trois I pour rendre compte de la croissance continue et inattendue des pouvoirs du Parlement européen (Costa et Magnette 2003). La dynamique du changement institutionnel continu à l’échelle communautaire a été également saisie par Renaud Dehousse et Paul Magnette (2006) à partir de cette perspective. Mais les travaux regroupant ces trois composantes restent rares : plus fréquemment, les chercheurs insistent alternativement sur le poids des intérêts, des institutions ou des idées sur la genèse et la mise en oeuvre de l’action publique (Palier et Surel 2005).

L’application d’une telle approche à la compréhension de la création du Parlasur induit que des variables dérivées des institutions, des intérêts et des idées ont joué ensemble. Considérant la complexité de cette dynamique, on croit qu’aucune des perspectives classiques n’est à elle seule explicative et qu’il faut l’interpréter au moyen d’une combinaison des logiques rationnelles, institutionnelles et normatives (Surel 2009). En effet, il s’agit de décomposer le processus politique en trois parties afin d’étudier minutieusement sa structure et ses méandres, évaluant et hiérarchisant dans un cadre concret les manifestations relevant de chaque indicateur. Cet exercice de dissection contribue à une analyse approfondie des mécanismes et agents opérants ainsi que des épisodes marquants dans le processus. La mobilisation des agents, des structures et des représentations permet de rendre compte de la pluralité des dimensions et de la diversité des causes susceptibles de provoquer l’action publique. « Si l’on admet que les processus étudiés sont tout à la fois portés par des conflits et des compromis entre les intérêts concernés, formatés par les institutions héritées du passé et formulés au travers de cadres cognitifs, normatifs et rhétoriques, alors la première tâche de la recherche vise à décomposer l’objet étudié en unités constitutives basées sur les trois I » (Palier et Surel 2005 : 11). Il s’agit de distinguer les parties d’un phénomène complexe afin d’identifier ses éléments et d’isoler les couches qui le composent pour faciliter l’émergence de facteurs explicatifs divers.

Les parties suivantes rendent compte, à la fois, de la participation des institutions, des intérêts et des idées dans la création du Parlasur. Trois déterminants (ou variables indépendantes) en découlent : la bureaucratie parlementaire, le modèle européen et le contexte partisan. On soutient que les structures parlementaires nationales et le cadre institutionnel du Mercosur ont facilité la participation des parlementaires aux activités régionales, ce qui a créé un contexte favorable à la diffusion de certains mécanismes européens d’intégration, lequel s’est ajusté au nouveau paradigme idéologique des gouvernements au pouvoir à partir de 2002.

II – La progressive institutionnalisation d’une bureaucratie parlementaire régionale

S’il est vrai que le rapprochement entre l’Argentine et le Brésil des années 1980 relevait des objectifs politiques et stratégiques, à partir de 1991, sous l’influence du néolibéralisme, le Mercosur a été structuré selon une logique d’efficience économique (Gardini 2007) : les négociateurs cherchaient à ne pas reproduire la pesanteur institutionnelle caractéristique d’autres organisations régionales, comme la Communauté européenne et la Communauté andine. Cependant, ce moment correspondait à une période de retour de la démocratie dans les pays du Cône Sud, dont les valeurs et les mécanismes se sont répandus dans tous les domaines, y compris l’intégration régionale. Les parlements en pleine revitalisation, symboles centraux des systèmes démocratiques, n’ont pas pu être négligés lors des négociations historiques entre l’Argentine et le Brésil pour la création d’un espace économique et stratégique bilatéral. Une délégation de parlementaires des deux pays a donc été invitée par les présidents à accompagner la signature du Traité d’intégration, de coopération et de développement en 1988. Par son article 8, ce traité a créé une commission parlementaire conjointe d’intégration, formée par douze parlementaires de chaque État nommés par leurs chambres respectives pour un mandat de deux ans. Cette commission était chargée d’apprécier, de manière consultative, les accords spécifiques dérivant du traité avant qu’ils soient soumis aux parlements nationaux.

Au-delà de la commission parlementaire de 1988, une autre initiative est à l’origine de la participation des parlementaires dans les affaires régionaux : le Parlement latino-américain (Parlatino). Dans une période où l’autoritarisme nationaliste-répressif touchait la presque totalité des pays latino-américains, les chambres parlementaires qui sont restées ouvertes ont été en grande mesure les responsables de la continuité des échanges internationaux. Réunis à Lima en 1964, 160 parlementaires de 14 pays latino-américains ont constitué le Parlatino, « une institution démocratique, permanente, représentative de toutes les tendances politiques, chargée de stimuler, harmoniser et canaliser le mouvement vers l’intégration » (Jimenez Barros 1999 : 154). Le Parlatino, sans personnalité juridique, organisait des réunions périodiques itinérantes qui permettaient à des députés et des sénateurs de différents pays de se rencontrer et de débattre des processus d’intégration, de la démocratie et d’autres sujets qui le plus souvent ne pouvaient pas être traités dans l’arène nationale. Même si elle n’était prise au sérieux par aucun régime autoritaire, cette assemblée représentait un des rares lieux de délibération à l’époque et un symbole de la continuité de l’idéal démocratique et du désir de coopération dans la région (Dabène 2009). En plus, les études conduites par les commissions du Parlatino fournissaient aux parlements nationaux, dépourvus d’un soutien technique adéquat, des informations sur la situation politique régionale et internationale.

En 1991, lors de la signature du traité d’Asunción qui a créé le Mercosur, et malgré la volonté de ses fondateurs de ne pas doter l’organisation d’un espace de délibération parlementaire, les législateurs se sont organisés afin de consolider leur rôle dans l’intégration. Même si l’idéal démocratique n’était plus en danger, il s’agissait pour les parlementaires de s’affirmer en tant que représentants des citoyens dans toutes les politiques menées par le pouvoir public. En d’autres termes, la notion abstraite de la démocratie avait pris une forme concrète dans les parlements, qui n’étaient pas prêts à reculer dans les sphères de légitimation déjà acquises. Ils se sont donc vite organisés afin de faire fonctionner la commission parlementaire conjointe (cpc) prévue à la fin du traité, qui réunissait des représentants des parlements des États membres du Mercosur. Chaque pays avait droit à une délégation de huit députés et huit sénateurs, qui devaient se réunir deux fois par an après convocation de la présidence, quadripartite et rotative, formée par un représentant de chaque État (un président et trois vice-présidents).

Même si la cpc n’avait qu’un rôle consultatif fondé sur de faibles pouvoirs et une structure itinérante qui ne stimulait pas l’implication des parlementaires, elle constituait une nouvelle arène politique qui canalisait leurs intérêts. Les partisans de la cpc étaient soucieux de trouver une place pour les parlements dans le projet d’intégration en marche afin de les consolider en tant qu’institutions politiques au niveau national. Pour ce faire, le Mercosur pouvait les aider de deux façons. En premier lieu, la reconnaissance du rôle des parlements au niveau régional légitimait ces institutions sur le plan interne et les protégeait, au moins en théorie, de violations constitutionnelles de la part de l’exécutif : « Le Mercosur peut exister seulement avec la démocratie comme style de vie de ses pays membres (Mercosur 1991a) » ; « les pouvoirs législatifs comme expression de la volonté populaire sont des protagonistes indispensables à la formation du Mercosur (1991b) ». Les législatures étaient encore jeunes dans les pays du Mercosur : si d’un côté la démocratie n’était plus une nouveauté, elle ne constituait pas un principe tout à fait solidifié non plus. En face de l’autoritarisme récent de la région, où les exécutifs concentraient les décisions et gouvernaient presque seuls, il était question pour les parlements de s’affirmer en tant que pouvoir de l’État.

En second lieu, les parlements avaient besoin de se montrer utiles aux yeux des citoyens, qui s’étaient habitués à leur absence et qui craignaient les coûts de la démocratie et son inefficacité dans le contrôle de l’économie. Il fallait donc être en mesure de répondre aux attentes des acteurs économiques et sociaux et à leurs demandes relatives au projet régional. Les parlements souhaitaient occuper une place centrale dans la structure du Mercosur afin de pouvoir se présenter en tant que moyen de communication entre les instances décisionnelles du bloc et les citoyens. En ce qui concerne l’économie, il s’agissait de défendre les intérêts des entreprises locales, qu’ils soient relatifs aux tarifs douaniers, aux subventions à l’exportation ou à l’ouverture des marchés : « J’ai toujours cru dans la nécessité pour nous les Brésiliens, et aussi pour l’Amérique latine, d’unifier la force économique de la région pour faire face au monde[3]. » Dans le cas des acteurs sociaux, il fallait surtout traiter les questions relevant de l’harmonisation des législations relatives au droit du travail, à la sécurité sociale et à l’éducation : « Le Mercosur doit être le Mercosur des peuples. Le citoyen du Mercosur doit sentir que le Mercosur lui apporte des bénéfices[4]. » Le développement des régions frontalières, en tant que zones sensibles et stratégiques pour l’intégration, était aussi à l’ordre du jour pour les parlementaires.

Une fois dépassées les périodes de transition du Mercosur et d’adaptation aux changements proposés par le protocole d’Ouro Preto[5] (1994), la cpc a cherché à construire un rôle de protagoniste politique au sein de l’intégration, soulignant la nécessité de renforcer son cadre institutionnel et ses sphères représentatives. Agissant dans des systèmes présidentialistes centrés sur les pouvoirs de l’exécutif, les législateurs ont su tirer profit de leur légitimité politique pour établir des contacts avec les secteurs économiques et la société civile, canalisant et diffusant leurs demandes régionales. Simultanément, la cpc insistait sur le caractère démocratique des États membres comme condition essentielle à l’intégration. Cette stratégie a été renforcée avec l’aide du Secrétariat administratif parlementaire permanent (sapp), créé en 1996, ainsi que par les secrétariats des sections nationales de la cpc, qui ont institué un embryon de bureaucratie destiné à appuyer administrativement ses activités et, dans certains cas, à penser l’intégration d’un point de vue parlementaire.

Entre une capacité législative limitée et un pouvoir de contrôle absent, ces acteurs se rendirent compte de leur potentiel en tant qu’organes de communication avec la société, facilitant l’accès à l’information sur les accords négociés par les exécutifs et organisant des débats sur les questions les plus controversées (Soares et Drummond 2003). Inversement, la demande sociale croissante à propos de l’intégration rappelait aux parlementaires qu’ils avaient un rôle à jouer dans le processus[6]. Ce mouvement poussa les sections nationales de la cpc à organiser une série de séances publiques et de publications visant à offrir un espace aux revendications des secteurs économiques et à informer les acteurs politiques et sociaux sur les objectifs et le déroulement de l’intégration (Drummond 1994). Ces pratiques se répandirent d’autant plus qu’elles offraient de la visibilité aux parlementaires auprès de leurs bases et contribuaient à leurs bons résultats électoraux. Cette dynamique a engendré une écoute plus attentive des demandes de la cpc de la part des pouvoirs exécutifs, au moins par rapport aux thématiques liées à la consolidation de la démocratie et au dialogue avec les secteurs sociaux et productifs. Dans ce contexte, en 1999 les députés ont présenté la première proposition pour l’installation d’un parlement au Mercosur, qui devait faire partie d’une réforme politique plus large au sein du bloc.

Le développement de la dimension parlementaire du Mercosur au fil des années 1980 et 1990 peut être considéré comme un processus de renforcement institutionnel progressif poussé par l’intérêt des acteurs parlementaires d’avoir un rôle politique plus important aux niveaux national et régional. Le choix d’impliquer les parlementaires dans les premières négociations en vue de l’intégration défia les structures politiques de l’époque, puisque les exécutifs, renforcés pendant les années dictatoriales, n’eurent aucune difficulté à obtenir l’accord des pouvoirs législatifs pour leurs actions en matière de politique externe. Cette décision initiale influença de façon permanente le format institutionnel de l’intégration qui a suivi, provoquant un phénomène de path dependence qui a rendu difficile la remise en cause ultérieure de la structure parlementaire (Pierson 2004 ; Mahoney 2000). Ce processus offrait aux parlementaires un instrument régulé d’intervention par lequel ils commencèrent à délibérer et à se faire entendre sur les questions régionales. L’expérience du Parlatino avait donné l’occasion à plusieurs membres du pouvoir législatif de connaître et de débattre des questions d’intérêt continental, mais pour la première fois les parlementaires du Cône Sud pouvaient discuter des sujets traités par un organisme d’intégration auquel ils appartenaient et formuler des recommandations aux exécutifs. Les responsables de la création et du maintien d’une dynamique institutionnelle ont donc été les membres des parlements qui avaient des réponses à offrir à leurs électeurs sur l’effectivité ou l’impact des mesures prises au sein du Mercosur. Ils cherchaient ainsi à participer davantage aux négociations internationales conduites par les exécutifs et à consolider le rôle institutionnel des pouvoirs législatifs. Ces efforts stimulèrent l’intérêt progressif d’autres parlementaires pour l’intégration : bien que les membres vraiment impliqués fussent très peu nombreux au départ, ils formèrent l’embryon d’un groupe intéressé par les affaires régionales qui joua un rôle décisif dans la création du Parlasur. Dans ce cas, l’intérêt a donc été formaté par les contraintes structurelles (Shepsle 1989 ; Kloppenberg 1995).

III – L’influence du modèle européen

L’Amérique latine n’a jamais représenté une priorité pour l’Union européenne, qui a toujours privilégié les relations avec les États-Unis, son principal partenaire de l’après-guerre, et avec ses voisins européens. Bien que l’Union ait montré, pendant les années 1980, un intérêt croissant pour un rapprochement avec l’Amérique latine, les relations commerciales entre les deux régions demeuraient faibles et conflictuelles. Dans ce contexte, la création du Mercosur en 1991 et la visite, un mois après, des ministres des Affaires étrangères des quatre pays du bloc à Bruxelles furent comprises par la Commission comme une belle occasion de donner un nouveau souffle aux rapports entre les deux régions. Un an après la première visite, les ministres des Affaires étrangères des deux blocs participèrent à une réunion au Portugal dont le résultat fut la définition des bases de l’Accord de coopération interinstitutionnelle entre l’Union européenne et le Mercosur, signé en 1992. L’accord établissait quatre axes : échange d’information, formation du personnel, assistance technique et appui institutionnel. Dans ce cadre, environ 30 millions de dollars furent alloués par l’Union pour financer l’organisation et la diffusion d’information, la mise en place de cours, séminaires et stages pour le personnel des institutions, la réalisation d’études sur les actions nécessaires pour atteindre les objectifs du Mercosur et l’amélioration de son infrastructure de travail (Santander 2008 : 212). Le texte prévoyait aussi « le transfert, sous toutes les formes appropriées, de connaissances et d’expériences (Mercosur 1992) », s’appuyant sur l’idée que « la communauté possède une expérience originale d’intégration entre pays, qu’elle souhaite transmettre à ses partenaires » (Commission européenne 1991 : 25).

Ce contact initial entre les deux organisations régionales révèle le premier ordre de motivations pour l’action de l’Union européenne : les enjeux géopolitiques. L’Union cherchait à s’affirmer vis-à-vis de ses partenaires et à renforcer sa légitimité externe afin de faire contrepoids à la position hégémonique des États-Unis (Santander 2001). Au moyen de la promotion du régionalisme, l’Union espérait poser les conditions pour l’établissement d’un multilatéralisme global fondé sur les interactions entre les différentes régions. Il s’agissait donc d’exporter un modèle de gouvernance fondé non seulement sur la coopération régionale et sur des normes commerciales communes, mais aussi sur des valeurs telles que la démocratie, les droits de l’homme, l’État social, la régulation de la globalisation et la protection de l’environnement (Petiteville 2005). La mise en place du Mercosur a ainsi révélé une disposition pour le régionalisme appréciée à Bruxelles, car elle faisait écho à la stratégie de diffusion de l’intégration privilégiée par l’Union afin d’être plus visible internationalement et de se consolider en tant qu’acteur politique global.

En 1995 fut signé l’Accord-cadre interrégional de coopération qui devait aboutir à la formation d’une zone de libre-échange entre les deux blocs. Ce fait dévoile un second ordre de motivations pour l’Union : les enjeux économiques. Selon le chef de l’unité Mercosur-Chili, le commerce est considéré par la Commission comme la pierre angulaire, « le cornerstone » de ces relations (Hernandéz 1999 : 43). En effet, les secteurs privés européens n’ont pas manqué de remarquer que les quatre économies les plus fortes de l’Amérique du Sud se rassemblaient dans un projet d’intégration régionale. Le Mercosur représentait un marché de plus de 200 millions de personnes, avec un produit intérieur brut de plus de mille milliards de dollars, dont le commerce interne et les investissements externes ont augmenté de façon vertigineuse dans sa période initiale. Les échanges avec l’Union se sont également accrus pendant les années 1990, de sorte que la Commission présentait le Mercosur comme « le marché le plus dynamique pour les exportateurs européens » ou « un nouveau pôle de croissance à l’échelle mondiale et, pour l’Europe, une région stratégique clé » (Commission européenne 1994 : 25). Dans ce sens, l’Union agissait plus pour favoriser son propre bien-être économique que pour renforcer la position du Mercosur dans le système international.

Aux intérêts géopolitiques et économiques des acteurs européens s’ajoutent les valeurs transmises par la diplomatie parlementaire. Le dialogue interparlementaire entre les députés de l’Union européenne et ceux du Mercosur a toujours été très actif et s’est renforcé au fil du temps (Dri 2010). Le Parlement européen (pe) a traditionnellement suivi les motivations géopolitiques et économiques qui ont marqué l’intérêt de la commission vis-à-vis du Mercosur, mais pendant les années 1990 il basa aussi son action sur des raisons internes liées à l’attachement culturel de certains États membres à l’Amérique latine et à la promotion du parlementarisme. En termes géopolitiques, le pe soutenait le modèle de gouvernance globale fondé sur le régionalisme et le multilatéralisme et voyait l’Amérique latine comme une alliée dans ce processus, dans la mesure où la région montrait un potentiel pour le développement, l’intégration et la diversification de ses relations extérieures[7]. Afin de stimuler le rééquilibre mondial en faveur du multilatéralisme, le pe essayait de mettre en avant les bénéfices économiques et sociaux de l’intégration. Le régionalisme a ainsi été promu comme une recette pour le développement, à la lumière de ce qui s’était passé en Europe quelques décennies auparavant. « Notre intérêt est de montrer que nous avons créé une intégration. Et la meilleure forme d’encourager une intégration est d’essayer que les autres sachent les bonnes choses de l’intégration[8]. » Les liens culturels entre l’Europe et l’Amérique latine sont aussi évoqués par les parlementaires[9], ainsi que les avantages du parlementarisme en tant que modèle politique pour l’intégration.

L’Union européenne a ainsi influencé la création du Parlasur grâce aux intérêts géopolitiques et économiques de ses leaders et fonctionnaires et grâce à l’exportation de valeurs telles que l’intégration et la démocratie. Les intérêts liés à la diffusion du modèle européen offraient à l’Europe une opportunité pour l’accroissement de ses liens commerciaux et de sa légitimation internationale. En ce qui concerne les idées, en raison de la communication établie depuis longtemps avec le pe, les acteurs législatifs du Mercosur interprétèrent la coopération interparlementaire plutôt comme une relation non hiérarchique qui permettait un transfert horizontal des technologies parlementaires. Le processus interactif et délibératif établi entre les parlementaires donna l’occasion d’échanger des idées à travers les discours, contribuant ainsi à la construction de certaines préférences institutionnelles (Schmidt 2008 et 2010). Comme elles se révélaient aptes à une pluralité d’opinions et d’idéologies politiques, ces relations facilitèrent la socialisation des élus et canalisèrent leurs efforts en faveur du régionalisme. Grâce au soutien technique disponible et aux contacts entre les fonctionnaires, elles contribuèrent aussi à la professionnalisation des députés du Mercosur dans le traitement des questions régionales (Delpeuch 2009 ; Béland 2009). Même si les rapports interpersonnels évoluèrent d’une façon assez limitée à cause des distances linguistiques et géographiques, ce réseau parlementaire permit la circulation des valeurs du pe, notamment en ce qui concerne le régionalisme et la démocratie parlementaire, stimulant ainsi un isomorphisme mimétique – non pas coercitif – qui poussa la cpc à ressembler au pe (DiMaggio et Powell 1983 ; Medeiros 2000).

IV – Le changement de l’idéologie au pouvoir dans les pays du Mercosur

Depuis la création du Mercosur, les négociations les plus ambitieuses de sa politique extérieure transcendent les frontières de l’Amérique latine, relevant, d’un côté, de l’accord d’association avec l’Union européenne et, de l’autre, de la formation de la zlea. Ces deux volets sont révélateurs du mouvement pendulaire historique vécu par les pays latino-américains, qui ont toujours gravité soit autour de l’Europe et de ses anciennes puissances colonisatrices, soit autour des États-Unis. Pendant la guerre froide, l’influence, voire l’ingérence, nord-américaine était explicite, amenant les États à chercher plus d’autonomie à partir de la fin du système bipolaire et des mouvements internes de redémocratisation. Les pays du Cône Sud ont donc envisagé un rapprochement avec l’Europe, qui s’est traduit par l’institutionnalisation des relations interrégionales entre l’Union et le Mercosur. Les États-Unis ne semblaient toutefois pas prêts à renoncer aux rapports privilégiés établis avec l’Amérique latine au cours du xxe siècle et ils ont proposé la création d’un espace de libre-échange continental.

L’idée de la création de la Zone de libre-échange des Amériques fut lancée en 1994, lors du premier sommet des Amériques à Miami auquel avaient été invités tous les États américains à l’exception de Cuba. La zlea représentait la concrétisation de l’Initiative pour les Amériques, un projet pensé par le gouvernement Bush en 1990 qui était censé libéraliser le commerce, augmenter les investissements et réduire la dette extérieure des pays latino-américains. L’importance prise par le Mercosur dans les instances de négociation à partir de 1998 fut croissante, notamment dans ses demandes d’accès aux marchés, surtout le marché agricole. Les États-Unis insistaient davantage sur le commerce de services, la protection de la propriété intellectuelle et la mise en place de standards dans les domaines du travail et de l’environnement. Bien qu’en 2001 les parties soient parvenues à une ébauche d’accord, des divergences sérieuses persistaient, en partie parce que l’enthousiasme des États-Unis vis-à-vis de la zlea n’était pas le même que celui qui avait prévalu dans les années 1990 : l’Amérique latine ne se trouvait pas parmi les priorités de la politique étrangère nord-américaine, qui se concentrait, après le 11-Septembre, davantage sur le Moyen-Orient et l’Asie dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (Weintraub 1997). La crise financière de 1999 a par ailleurs contribué à freiner la concrétisation de la zlea. Après les crises monétaires dans le sud-est de l’Asie en 1997 et en Russie en 1998, le gouvernement brésilien dut dévaloriser sa monnaie afin d’assurer les exportations, ce qui, ajouté à la récession provoquée par les chocs externes, affecta gravement l’économie argentine, structurée à l’époque sur la parité entre le dollar et le peso. Dans ce contexte, des réticences vis-à-vis du modèle économique dominant se développèrent au sein des sociétés des pays du Mercosur, qui le voyaient comme la principale source des vicissitudes qui les pénalisaient (Camargo 2002).

Cette situation a progressivement accentué les divergences entre les élites politiques et intellectuelles des pays du Mercosur qui se partageaient, de façon générale, en trois courants : ceux qui défendaient l’adoption du modèle européen de régionalisme ; ceux qui voyaient dans les relations avec les États-Unis la garantie d’une insertion efficace dans l’économie internationale ; et ceux qui, en tant que nationalistes, rejetaient toute option impliquant un alignement automatique sur les puissances globales. Malgré ces disputes ou grâce à elles, les deux négociations ont évolué parallèlement jusqu’aux années 2000. Entre temps, de nouvelles forces politiques ont été élues en Argentine, au Brésil, en Uruguay et plus tard au Paraguay, entamant une modification dans les balances du pouvoir. Ces gouvernements ont décidé de donner la priorité aux relations sud-américaines dans leur politique étrangère et ont adopté une stratégie de renforcement du Mercosur afin de constituer un contrepoids plus efficace dans les négociations avec les États-Unis. Les présidents ont ainsi avancé l’idée d’une démocratisation de l’intégration par la mise en place d’un parlement directement élu, ce qui montre le rôle central des chefs de l’exécutif et des idéologies qu’ils incarnaient dans ce changement institutionnel.

Les nouveaux gouvernements s’insérèrent dans le contexte d’épuisement du cycle économique néolibéral, qui amena au pouvoir des forces soutenant la revalorisation du rôle de l’État par rapport aux marchés. Leur objectif était de renforcer la capacité de gestion de l’État, d’une part sur le plan interne, notamment en ce qui concerne la promotion de l’inclusion sociale, et d’autre part sur le plan international, par la consolidation des relations sud-américaines et la recherche d’une plus grande autonomie vis-à-vis des États-Unis (Ayerbe 2008). En Argentine, Kirchner fut élu en 2003 avec le soutien du président sortant Eduardo Duhalde, qui contribua à la normalisation institutionnelle et économique du pays après la crise de 2001. Ces deux hommes politiques représentaient une branche du Parti justicialiste qui s’était opposé à certaines politiques du gouvernement de Carlos Menem et qui défendait des valeurs comme la justice sociale et la souveraineté nationale. Quelques mois avant l’élection de Kirchner, Lula fut élu président du Brésil après un processus électoral qui déboucha sur la victoire d’un parti de gauche pour la première fois dans l’histoire du pays. Le Parti des travailleurs[10] se proposait de construire un projet de développement national alternatif au moyen de la redistribution des ressources et de l’intégration régionale (Parti des travailleurs 2002 : 6).

Le programme du gouvernement de Lula priorisait la mise en place d’une nouvelle politique externe, capable de protéger le pays des instabilités des marchés financiers mondiaux et de faire converger les intérêts brésiliens avec ceux de ses voisins. À cette fin, il était nécessaire de revigorer le Mercosur de sorte qu’il puisse affronter les défis de la mondialisation en se dotant d’institutions politiques et juridiques (Parti des travailleurs 2002). Le programme fait aussi mention des difficultés de la zlea, qui, en suivant les conditions proposées par les États-Unis, ne serait pas « un accord de libre-échange mais un processus d’annexion économique du continent avec des conséquences sérieuses pour la structure productive de nos pays » (Parti des travailleurs 2002). De même, le gouvernement Kirchner soutenait le rapprochement avec le Brésil et l’approfondissement du Mercosur. Même avant son élection, Kirchner rendit visite à Lula et affirma qu’ils avaient « une vision très similaire de ce que doivent être le Mercosur et l’intégration latino-américaine » (Agencia efe 8 mai 2003a). Soulignant « l’uniformité et la syntonie » avec le Brésil dans le but de prioriser le Mercosur sur la zlea (Agencia efe 8 mai 2003b), le futur président espérait qu’avec cette forme d’intégration le monde considérerait ces pays « de façon différente, non plus comme des petites républiques » (Agencia efe 7 mai 2003). La victoire de Kirchner fut interprétée par le gouvernement brésilien comme la victoire d’un allié (Agence France Presse 2003), favorisant de ce fait le maintien du dialogue fluide qui s’était établi entre Lula et Duhalde en faveur de l’intégration régionale.

Au moment de leur arrivée au pouvoir, les nouveaux gouvernements choisirent de maintenir le Mercosur et d’utiliser son cadre pour repenser l’intégration, au lieu de le rejeter comme un simple produit du néolibéralisme dominant des années 1990. Les raisons d’un tel choix sont liées à la conjoncture de l’époque : plusieurs États sud-américains étaient encore gouvernés par des partis conservateurs et la formation de la zlea était à l’ordre du jour. Au lieu de se débarrasser du Mercosur, il est apparu plus prudent d’en renforcer la structure existante avec l’intention de rassembler les forces plutôt que de les disperser. L’élection de Tabaré Vázquez à la présidence uruguayenne en 2004 n’a fait que confirmer cette tendance.

Le changement institutionnel qui a donné place à la création du Parlasur découla ainsi d’un changement de paradigme politique : la crise avait montré les limites du paradigme dominant, favorisant l’émergence d’un nouveau système de valeurs (Hall 1993 ; Parsons 2002). Ce système, traduit par la présence de nouvelles autorités politiques, fit surgir des problèmes qui n’étaient pas considérés en tant que tels auparavant, comme l’accord de libre commerce continental proposé par les États-Unis (Legro 1997). Afin de résoudre cette question, les gouvernements décidèrent de renforcer le Mercosur par la création d’un parlement, qui portait un fort symbolisme politique, de nature à envoyer un message clair aux négociateurs de la zlea à propos du type et du degré d’intégration envisagés – au moins en théorie – dans le Cône Sud. L’intérêt des gouvernements à maintenir leur pouvoir était également présent, mais ce sont les idées qui ont défini ce choix institutionnel. Afin de retarder et éventuellement suspendre la négociation avec les États-Unis, les nouveaux gouvernements ont travaillé pour approfondir les liens intrarégionaux ainsi que pour générer un consensus autour du renforcement institutionnel du Mercosur. Le soutien au Parlasur fut donc une réaction à la zlea. Si l’on considère que la compréhension des bénéfices de la zlea est relative et qu’elle varie en fonction des idéologies partisanes, le cadre idéationnel apporté par les nouveaux gouvernements fut déterminant pour la création du Parlasur.

Conclusion

La création d’un parlement était tout sauf espérée au sein du Mercosur. Quelques mois avant les premières déclarations présidentielles allant dans ce sens, qui remontent à 2003, une telle évolution était difficilement envisageable. Les États membres, surtout l’Argentine, venaient de se remettre d’une grave crise économique qui déstabilisa l’intégration d’une telle façon qu’une partie des médias et certains détracteurs annonçaient son déclin inévitable et la fin du projet. Les inquiétudes économiques dominaient le scénario régional et personne n’aurait osé penser que les parlementaires, qui n’ont jamais été sérieusement écoutés par les négociateurs, seraient appelés à intervenir dans le processus. Pourtant, le Parlasur a été la première mesure concrète prise par les nouveaux gouvernements une fois qu’ils ont décidé du renforcement institutionnel du Mercosur.

Trois raisons principales expliquent un tel choix politique. Premièrement, ce chemin était balisé depuis longtemps par les parlementaires et correspondait à la solution la plus structurée en termes institutionnels. En plus, l’idée d’une assemblée garantissait le soutien indispensable des pouvoirs législatifs, très hétérogènes, au plan de revitalisation du Mercosur. Deuxièmement, les intérêts géopolitiques et économiques des acteurs européens ont poussé la Commission européenne et le Parlement européen à investir dans l’institutionnalisation du Mercosur, de façon telle que ce modèle et ses valeurs sont devenus familiers aux acteurs latino-américains. Troisièmement, le nouveau regard des gouvernements des pays du Mercosur sur les avantages de la zlea a demandé des actions concertées de leur part afin qu’ils ne soient pas isolés dans les négociations. Le Parlasur a été considéré comme un symbole politique capable, au moins provisoirement, de montrer aux États américains le niveau d’intégration envisagé au sein du Mercosur. Indirectement, ce fait représente aussi une victoire du modèle institutionnel européen sur celui prôné par les États-Unis par le biais de la zlea.

D’une part, cette interprétation confirme que les éléments découlant des « trois I » contribuent à comprendre la construction du Parlasur. Sans la considération du développement institutionnel du Mercosur, ainsi que des intérêts des acteurs parlementaires, gouvernementaux et européens, il serait difficile de tracer le changement institutionnel. D’autre part, les facteurs institutionnels et rationnels n’expliquent pas pourquoi le changement est survenu à cette époque. Cela indique le rôle clé joué par les idées dans la création du Parlasur. Sans le consensus idéologique autour de la nécessité d’approfondir le Mercosur afin d’éviter la zlea, les apports des facteurs structurels et rationnels semblent insuffisants pour provoquer ce résultat institutionnel. Autrement dit, les changements de gouvernement auraient été décisifs pour la naissance du Parlasur, car ils ont modifié les valeurs et les croyances des acteurs capables de prendre cette décision. Malgré le chemin incrémental suivi par la dimension parlementaire du Mercosur et les intérêts favorables de certains acteurs, dans le cadre idéologique dominant avant 2002 il est peu probable que le renforcement parlementaire du Mercosur aurait été inscrit à l’agenda. Ainsi, bien que les institutions et les intérêts aient également joué, leur impact aurait été plus diffus et moins décisif que celui des idées.

Ce modèle explicatif des origines du Parlasur semble cohérent avec son fonctionnement après 2006. Les sessions plénières mensuelles ont commencé à Montevideo en mai 2007 et se sont poursuivies jusqu’à la fin de 2010. Pendant cette période, les efforts de certains membres et fonctionnaires du Parlasur ont entraîné l’évolution de certains indicatifs internes d’institutionnalisation, tels que la complexité organisationnelle et la socialisation entre les acteurs. Par contre, les conditions externes d’institutionnalisation, reposant davantage sur la compétence d’autres organes du Mercosur – telles que l’autonomie de l’assemblée et le renforcement de ses fonctions –, ont connu un progrès beaucoup plus lent (Dri 2009). Pendant les années 20011 et 2012, le Parlasur ne s’est pas réuni à cause des désaccords entre les délégations et entre les gouvernements au sujet de la composition proportionnelle de l’assemblée, du suffrage universel, des difficultés commerciales entre les États et de la suspension du Paraguay du Mercosur en 2012. Cette interruption des activités dénote le caractère symbolique de l’assemblée, qui n’a pas été créée afin d’intervenir de façon concrète dans l’intégration, mais pour contribuer transitoirement aux objectifs de réorientation de la politique extérieure de l’Argentine et du Brésil dans les années 2000.