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Il est toujours délicat de faire la recension d’un ouvrage collectif de caractère universitaire. Certains livres sont indigestes et désordonnés, alors que d’autres brillent par leur parfait agencement et par l’intelligence qui s’en dégage. Terrorisme et insurrection appartient à la seconde catégorie. Dès que l’on se plonge dans la lecture parfois ardue des contributions d’éminents spécialistes, on constate qu’elles s’agencent bien les unes avec les autres. L’ouvrage est certes ambitieux, bien que l’intention des auteurs ne soit pas de définir une nouvelle théorie. Dans leur introduction intitulée « Le terroriste et l’insurgé. Des cibles floues dans une lutte sans vainqueurs », Campana et Hervouet, qui ont également dirigé l’ouvrage, posent d’emblée la problématique à partir d’une réflexion sur les notions de « succès » et de « victoire » dans des guerres asymétriques comme celles que les États-Unis ont menées en Afghanistan et en Irak après le 11-Septembre, des guerres qui ne peuvent être gagnées. Ils montrent très clairement que ce sont des guerres qui demandent des adaptations constantes face à des groupes insurgés dont les stratégies et les tactiques fluctuent afin de déstabiliser l’adversaire et de prolonger les conflits et, ultimement, de ne pas en sortir perdants. Les auteurs analysent également les concepts d’insurrection et de terrorisme qui sont parfois devenus interchangeables dans le langage politique et militaire, alors qu’il s’agit de concepts délicats à manier et, de toute manière, difficiles à définir. L’ouvrage a pour objectif de revisiter les relations entre les différents types de violences et, en particulier, entre insurrection et terrorisme. Il explore également les adaptations opérées par les États pour combattre des phénomènes perçus comme des menaces pour la sécurité des États et comme des facteurs déstabilisateurs sur les plans régional et mondial. Ce fil conducteur amène les différents contributeurs à tenter de répondre à des questions telles que : Le terrorisme peut-il être assimilé à une nouvelle forme d’insurrection ? Quels liens établir entre des mouvements insurrectionnels qui défendent un agenda local et une idéologie globalisante comme celle d’al-Qaïda ? Quels sont les liens avec la criminalité organisée ? Comment les États traitent-ils ces nouvelles menaces ? Avec quelles stratégies et quels moyens ?

Dans la première partie de l’ouvrage, intitulée « De la violence sociale au terrorisme : des croisements aléatoires », les auteurs explorent les relations parfois ambiguës entre les différents types de violences utilisés dans des conflits qualifiés d’asymétriques ainsi que leur évolution. Ils insistent en particulier sur le lien entre terrorisme et insurrection. Les contributions se focalisent sur l’interaction entre le local et le global, entre État faible et terrorisme, de même qu’entre différents types de violences qui tendent à s’enchevêtrer (terrorisme, insurrection et crime organisé). Les exemples afghan, pakistanais, mexicain, somalien et nord-caucasien sont étudiés de manière détaillée afin d’éclairer ces différentes problématiques. Le recours à des études de cas permet justement une meilleure mise en contexte de phénomènes liés aux évolutions sociales et politiques. Il met également en évidence des dynamiques et des facteurs convergents.

Six chapitres composent cette première partie. Le premier clarifie les concepts à travers les réflexions d’auteurs classiques (Carl von Clausewitz, Raymond Aron, Carl Schmitt, Max Weber, etc.). Le lecteur y trouvera de nombreuses références utiles, mais aussi parfois dépassées. Ce chapitre, très théorique, revient sur la définition du terrorisme et invite à considérer celui-ci comme une méthode de combat et un mode de relation sociale, dont l’objectif pour le groupe qui y a recours est d’asseoir sa légitimité et finalement de faire émerger un nouvel ordre social. L’auteure s’interroge d’ailleurs longuement sur le concept de légitimité et ses fondements. Un deuxième chapitre analyse précisément le lien entre (dé)légitimation de l’État et violence en s’appuyant sur ce qui s’est passé dans le monde musulman proche avant le « printemps arabe ». Il distingue notamment les États forts (monarchies, républiques dynastiques) basés sur la répression des États plus faibles (Liban par exemple) ou encore faillis (Afghanistan, Somalie, Yémen), car incapables de s’élever au-dessus des clivages tribaux ou claniques et de défaire les réseaux clientélistes. Ce chapitre est particulièrement suggestif, car il brosse un tableau d’ensemble des situations et des contextes les plus divers dans ce monde musulman en constante ébullition.

Le troisième chapitre concerne l’Amérique latine où les activités terroristes et insurrectionnelles se sont développées dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, ces activités violentes sont surtout le fait de groupes criminels parfois porteurs d’un message idéologique, comme les farc (notamment liées au narcotrafic). Cette contribution, fort intéressante, cherche à analyser les causes de la violence et de l’insécurité dans une région du monde où les inégalités de revenus sont les plus fortes. Les auteurs pointent à juste titre un phénomène remarquable : l’urbanisation chaotique et la mondialisation qui se conjuguent pour transformer les mégalopoles en foyers de consommation débridée, de trafics en tous genres et de violence. Détail effrayant : dans la dernière décennie seulement, la criminalité a coûté la vie à plus de 1,2 million de personnes en Amérique latine et dans les Caraïbes.

L’Amérique latine n’est d’ailleurs pas le seul théâtre de cette liaison dangereuse entre terrorisme et criminalité organisée. On retrouve ce même type de phénomène en Afghanistan et au Pakistan. Dans le quatrième chapitre, l’auteur analyse dans le détail la mouvance talibane, ses méthodes, ses activités liées à la production d’opium (« le gangstérisme jihadiste »), et montre comment les dimensions transnationales et locales s’agencent. Le Caucase du Nord fait également l’objet d’un chapitre important. L’auteure analyse finement les différents contextes où la prévalence du néopatrimonialisme et le haut niveau de corruption ne font que générer des crises et une « routinisation » de la violence. Le même phénomène peut d’ailleurs être observé dans d’autres contextes. C’est ainsi qu’un chapitre est consacré à la Somalie des années 2000 dans laquelle des logiques insurrectionnelles ethno-nationalistes entrent en concurrence avec une logique terroriste à vocation globale.

Suivant ce presque état du monde, la seconde partie de l’ouvrage est justement intitulée « Combattre et réprimer les violences terroristes et insurrectionnelles ». Une analyse de l’évolution des doctrines militaires ouvre la réflexion. Les différents auteurs présentent ensuite des études de cas (Afghanistan, Irak, Pakistan) qui permettent de comprendre les enchevêtrements entre lutte antiterroriste et lutte contre-insurrectionnelle. Les différents chapitres, parfois fort techniques, analysent les outils (militaires, politiques, économiques) mis en place et utilisés pour contrer à la fois sur le terrain militaire et sur le terrain politique les mouvements insurrectionnels. Ces outils ne sont pas particulièrement innovants. Comme dans le passé, ils postulent une étroite coordination entre activités civiles et militaires et donc des modèles centrés sur la population. On se souviendra d’ailleurs de la guerre d’Algérie et du Vietnam, pour ne citer que ces deux exemples. Les auteurs analysent de manière détaillée les stratégies d’ajustement mises sur pied, en particulier par les États-Unis, notamment la politique régionale appelée af-pak, qui fusionne les fronts afghans et pakistanais, établie par l’administration Obama en 2009. L’intéressante contribution sur la stratégie américaine au Pakistan montre les complexités du jeu politique pakistanais et les problèmes posés par les interventions et incursions des forces américaines sur le sol pakistanais, essentiellement dans les zones tribales, pour contrer les activités des talibans. Une autre contribution est consacrée aux réactions de l’État indien face à l’insurrection maoïste à laquelle il est confronté depuis plusieurs décennies. Les contributeurs montrent notamment les impasses tactiques devant ce phénomène et la réticence de l’armée indienne, mobilisée au Cachemire, à s’engager sur le front maoïste. Le dernier chapitre nous amène en Asie centrale, et plus spécialement en Ouzbékistan, où le contre-terrorisme sert à consolider le régime autoritaire et, par extension, favorise les intérêts des puissances présentes dans la région (Russie, Chine et États-Unis). Les méthodes utilisées y sont d’ailleurs souvent contre-productives et ne servent qu’à radicaliser davantage certains groupes islamistes.

Après avoir digéré les différents chapitres, le lecteur s’attardera sur l’intéressante conclusion, en forme de synthèse, qui ferme l’ouvrage. Comme tout travail universitaire digne de ce nom, outre les références et les notes de bas de page abondantes, il contient une liste des sigles et un glossaire extrêmement utiles pour le lecteur profane. Si ce livre n’est pas destiné à un large public, il offre bien évidemment une contribution importante à l’étude des phénomènes de violence qui continuent, malheureusement, de faire la une de l’actualité sur plusieurs continents.