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L’un des clichés les plus utilisés pour qualifier l’Union européenne (ue) comme acteur international est l’idée qu’elle « parle d’une seule voix » – fréquemment avec le constat qu’elle manquerait de le faire. Dépassant les formules et images préconçues, l’ouvrage collectif dirigé par Caterina Carta et Jean-Frédéric Morin s’intéresse à la fois aux différents auteurs et au contenu du discours émanant de l’ue. De ce fait, les contributions couvrent de multiples facettes du rapport de l’ue à « l’étranger », dont certaines suggèrent qu’il ne se trouve pas nécessairement à l’extérieur.

Le choix de Carta et Morin est de rassembler les treize contributions suivant différentes approches de l’analyse du discours : poststructuralistes, constructivistes, critiques et institutionnalistes. Dans chacune de ces parties, le premier chapitre propose une réflexion avant tout théorique, suivie d’autres portant davantage sur des cas spécifiques. Le discours de l’ue peut provenir de ses propres représentants, mais aussi de ses membres, comme le soulignent Carta et Morin en introduction (p. 10-12). Dans sa contribution, Henrik Larsen montre les différents liens dans le discours d’un État membre entre l’action extérieure nationale et celle de l’Union européenne : d’un côté, on note l’absence de référence à l’ue et, de l’autre, le fait que lue s’exprime sur une scène internationale par l’entremise de l’un de ses membres (p. 45-46). Antoine Rayroux étudie au chapitre 12 ces liens entre membres et niveau européen en présentant le cas de l’« ambiguïté constructive » autour de la politique de sécurité et de défense commune. Une telle particularité justifierait à elle seule la question, posée par Carta et Morin, de savoir s’il y a une spécificité du discours international de l’ue (p. 2). Les contributions montrent qu’il existe encore d’autres justifications pour considérer ce discours comme spécifique.

Thomas Diez fait référence à la notion de « puissance normative Europe » et s’interroge sur les normes auxquelles l’Union européenne s’attacherait dans son action extérieure et sur la portée qu’ont ces normes (p. 35-38). Ce débat est d’autant plus important que l’idée d’une ue défenseur des normes façonne un discours important sur son positionnement face à l’environnement international. Elle s’exprime dans l’une des trois métaphores tracées par Esther Barbé, Anna Herranz-Surrallés et Michal Natorski : l’ue comme « modèle » pour la gouvernance globale, plutôt que comme acteur ou instrument de celle-ci (chapitre 6). Ou, pour employer les métaphores créées par Carta, l’ue peut tendre à être soit un « Candide » innocent, soit un « Pangloss » moralisateur sur la scène internationale – son autre choix étant de jouer le rôle d’un « Don Giovanni » pragmatique (voir le chapitre 10). La « puissance normative » aurait aussi des effets vers l’intérieur, selon Ben Rosamond (p. 222). Celui-ci distingue en effet entre trois différentes justifications libérales pour l’action extérieure de l’ue. Au-delà du libéralisme kantien visant la paix et du libéralisme cosmopolite, la « puissance normative Europe » est ainsi mue pour Rosamond par la norme du libéralisme économique. Un soutien pour cette position provient de la contribution, au chapitre 5, de Jan Orbie et Ferdi De Ville, qui porte sur le libre-échange comme réponse à la crise économique dans le discours de la Commission européenne : ce néolibéralisme serait d’une cohérence et d’un systématisme surprenants dans le temps, nonobstant des réarticulations récentes.

L’idée voulant qu’il ne faille pas, pour analyser l’ue, établir des séparations toutes faites entre ce qui est « extérieur » et ce qui est « intérieur » émane d’autres contributions. Si Amélie Kutter conclut que le « parler Union européenne » a pu s’introduire dans les débats nationaux sur l’intégration européenne (p. 166-167), plus récemment ces liens se sont montrés le plus clairement dans les tendances à la fermeture de l’espace de l’ue ou dans les divergences entre ses États membres. Ruth Wodak et Salomi Boukala emploient ainsi l’approche « discursive-historique » afin d’analyser ces discours nationalistes et protectionnistes par rapport à la migration ou même aux autres membres de l’ue. Une discussion critique à ce dernier propos clôt également le chapitre final, où Vivien A. Schmidt applique son approche de l’institutionnalisme discursif aux idées et aux discours des dirigeants dans l’ue face à la crise de la zone euro, devant trois publics : les marchés, les citoyens et les médias. Bente Isleyen conclut également que la politique antiterroriste de l’ue a eu des conséquences politiques problématiques en raison de la domination – même avant les attentats à Paris et l’actuelle crise d’accueil des réfugiés et migrants – d’un discours avançant que l’espace Schengen serait menacé (p. 66-74).

Grâce à cette couverture de nombreuses facettes de l’action politique de l’Union européenne, le caractère spécifique de celle-ci comme acteur international apparaît nettement. Plusieurs contributions ont aussi le grand mérite de ne pas s’arrêter à l’application de l’analyse du discours comme méthodologie, mais de mettre en lumière les ramifications politiques des discours étudiés, certaines – par exemple la question des mouvements de migration et des déplacements à l’intérieur de l’ue – étant d’une grande actualité. Plusieurs dialogues s’établissent aussi entre contributions, ce qui est à mettre au crédit de l’ouvrage. Cela soulève cependant deux points à propos de la mise en valeur de ces synergies. Premièrement, une conclusion aurait permis de mieux explorer celles-ci. Deuxièmement, le découpage par approches peut prêter à discussion, les limites posées notamment entre les analyses poststructuralistes, constructivistes et critiques s’effaçant parfois. Ces remarques n’enlèvent cependant rien au mérite de l’ouvrage, qui propose des réflexions indispensables sur le rapport entre l’Union européenne et « l’étranger ».