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Une « guerre insensée » : le mot est du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, prononcé devant le Conseil de sécurité le 24 août 2022, six mois après le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Le désarroi du porteur de voix du multilatéralisme onusien se comprend. À la veille de la guerre en Ukraine, le monde se remet à peine de la pandémie meurtrière de Covid-19. Dans les pays du Sud, la pandémie a fait reculer les objectifs du développement durable sur plusieurs fronts (santé, revenu, nutrition, éducation, espérance de vie). Les impératifs d’une coopération sanitaire renouvelée, mais aussi de la lutte contre le dérèglement climatique et de la régulation des crises migratoires, appellent à un sursaut de gouvernance mondiale.

À rebours de celle-ci, c’est dans une guerre du 20e siècle que le président russe Vladimir Poutine précipite le monde le 24 février 2022. C’est une guerre interétatique « majeure », et elle vient (près de vingt ans après l’invasion de l’Irak par les États-Unis) contredire à nouveau les théories sur l’obsolescence de ce type de guerre (Mueller 1989). Depuis, les images de villes ukrainiennes dévastées (Marioupol) rappellent celles des villes européennes à la fin la Seconde Guerre mondiale, quand d’autres images, celles des combats de tranchées autour de Bakhmout, convoquent la mémoire de la Première (MacMillan 2023). La guerre est en effet conventionnelle à plus d’un titre (colonnes de chars russes au début de l’invasion, vagues de missiles sur les villes ukrainiennes, combats d’artillerie sur une ligne de front de 1000 km dans le Donbass), même si les drones et la guerre cybernétique y introduisent un peu de haute technologie et d’hybridité.

La rhétorique poutinienne emprunte autant aux narratifs de la Seconde Guerre mondiale (« dénazifier » l’Ukraine) qu’à ceux de la Guerre froide (rappeler régulièrement à l’Occident « collectif » le statut de puissance nucléaire de la Russie et le menacer de ses armes). L’enjeu est impérial (restaurer l’autorité de la Russie sur cette ex-république soviétique et sur le « peuple frère » ukrainien), la guerre est « coloniale » (Snyder 2023), et elle donne lieu à des annexions territoriales en bonne et due forme (les quatre régions du Donbass annexées par la Russie en septembre 2022). Mythe d’empire (Snyder 1991), lutte contre le « nazisme », guerre coloniale, annexion territoriale, menace nucléaire : autant de mots-clés de la grammaire stratégique du 20e siècle.

L’application des grilles de lecture de la « guerre juste » et du droit international ne prête pas beaucoup à confusion. L’Ukraine est en situation de légitime défense face à une guerre d’agression qui nie sa souveraineté, son indépendance politique et son intégrité territoriale en violation de l’article 2 de la Charte de l’ONU. Par ailleurs, « l’opération militaire spéciale » de la Russie multiplie rapidement les violations du jus in bello et des Conventions de Genève : atrocités commises contre les civils à Boutcha et Karkiv, bombardements indiscriminés des villes ukrainiennes, d’immeubles résidentiels, de jardins d’enfants, d’écoles, d’hôpitaux, de musées, d’infrastructures énergétiques, de fermes agricoles, etc. S’y ajoute le transfert forcé d’enfants ukrainiens à grande échelle vers la Russie.

Bien qu’essentiellement confinée au territoire ukrainien, la guerre produit des effets de déflagration à l’échelle européenne et internationale. Plus de 8 millions d’Ukrainiens (en majorité des femmes avec enfants) fuient leur pays pour se réfugier, notamment en Europe. Les menaces contre la sécurité internationale sont exacerbées par le chantage à l’arme nucléaire de Poutine (et par la dangerosité de la situation de la centrale nucléaire Zaporijia passée sous le contrôle de l’armée russe). Les États membres de l’Union européenne prennent (enfin) la mesure de la menace que représente la Russie de Poutine, soutiennent militairement l’Ukraine, et relancent leurs budgets d’armement. L’OTAN est réactivée dans sa fonction dissuasive première de la Guerre froide, et consolidée par les candidatures de pays historiquement neutres (Suède et Finlande). De son côté, l’administration Biden livre une quantité gigantesque d’armements au gouvernement ukrainien. Enfin, le conflit génère des tensions mondiales sur les marchés énergétiques et alimentaires (notamment au sud, en raison de la destruction ou de l’empêchement par la Russie d’une grande partie de la capacité d’exportation de céréales ukrainiennes).

Contrairement à ce qui est souvent avancé, une majorité d’opposition à cette guerre se dessine de manière assez claire à l’échelle internationale, notamment à l’Assemblée générale de l’ONU (le Conseil de sécurité étant bloqué par un veto russe dès le 25 février 2022). Durant la première année du conflit, l’Assemblée s’est ainsi mobilisée pour condamner « l’agression » de l’Ukraine (2 mars 2022), dénoncer les « attaques aveugles et disproportionnées » de l’armée russe (24 mars 2022), suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU (7 avril 2022), rejeter les référendums « illégaux » par lesquels Moscou a cherché à entériner l’annexion du Donbass (12 octobre 2022), et « exiger » le retrait « sans conditions » de l’armée russe du territoire ukrainien lors du premier anniversaire du conflit (23 février 2023). Il est par ailleurs remarquable que cette majorité de soutien à l’Ukraine à l’Assemblée générale se soit maintenue dans une proportion de près des 3/4 des membres de l’ONU (à un seuil minimal de 140 voix), quand la Russie n’a pu mobiliser que 4 à 6 États pour voter contre ces résolutions[1], moyennant, il est vrai, une trentaine d’abstentions régulières, dont une moitié provenant d’États africains, ainsi que de la Chine et de l’Inde[2].

Beaucoup ont vu dans cette configuration des votes à l’ONU une réinvention du « non-alignement » par le « Sud global » (Paris et Ricard 2023 ; Heine 2023). Le diagnostic est un peu schématique. Si la quinzaine d’États africains abstentionnistes (Afrique du Sud, Algérie, Soudan, etc.) a beaucoup retenu l’attention, d’autres États africains ont pourtant été à peine moins nombreux à voter les résolutions de l’Assemblée en faveur de l’Ukraine, avec le concours de plusieurs pays du Golfe (dont l’Arabie Saoudite) (Le Gouriellec 2022). L’Amérique latine, quant à elle, a très majoritairement soutenu la cause ukrainienne à l’ONU[3]. Certes, le positionnement du Brésil, qui a connu la transition Bolsonaro/Lula entre 2022 et 2023, est demeuré difficile à déchiffrer (votes des résolutions de l’Assemblée générale mais abstention au Conseil de sécurité sur le projet de résolution de condamnation de l’annexion du Donbass le 30 septembre 2022), ambiguïté diplomatique entretenue par Lula depuis sa prise de fonction. Pour sa part, l’Inde de Modi a adopté une neutralité plus claire, revendiquée, et systématique (abstention à l’Assemblée générale comme au Conseil de sécurité en 2022). Quant à la Chine de Xi Jinping, elle est restée la principale alliée tacite de Poutine : outre l’« amitié sans limites » proclamée entre les deux pays lors de la visite de ce dernier à Pékin à la veille de la guerre et les rencontres entre deux dirigeants qui se sont poursuivies en 2023[4], la diplomatie chinoise a conforté l’argumentaire de Poutine sur le caractère prétendument « défensif » de son « opération militaire spéciale » face à l’OTAN au début de la guerre[5], et relayé les critiques du Kremlin à l’encontre des prétentions « hégémoniques » des États-Unis dans le monde.

Reste que les enceintes internationales ont largement concouru à l’isolement international de la Russie. Outre la condamnation de la guerre à l’Assemblée générale de l’ONU, le Conseil des droits de l’homme a joué sa partition en dénonçant les violations du droit international humanitaire commises par l’armée russe[6]. La Russie a non seulement été exclue de ce Conseil en avril 2022 (et échoué à y revenir en octobre 2023[7]), mais en 2023, elle a aussi perdu son juge à la Cour internationale de justice (où elle était représentée depuis 1946[8]), ainsi que les sièges qu’elle occupait au Conseil exécutif de l’UNESCO, à l’Organisation internationale pour les armes chimiques (OIAC) et à l’Organisation maritime internationale (OIM) (Nooten 2024). Enfin, la Cour pénale internationale (CPI) a pris une décision symbolique forte en délivrant, le 17 mars 2023, un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine sur le fondement d’accusations de « crime de guerre de déportation illégale de population », notamment d’enfants ukrainiens vers la Russie[9].

En Europe, la mobilisation en faveur de l’Ukraine et contre l’agression russe a été assez systématique (en dépit de la complaisance de Viktor Orban à l’égard de Poutine). La Russie a été exclue du Conseil de l’Europe dès mars 2022. Il faut y ajouter les nombreuses décisions prises au sein de l’Union européenne depuis le début de la guerre : l’aide militaire apporté à l’Ukraine par la plupart des États membres (avec le soutien de la « Facilité européenne pour la paix » chargée du remboursement d’une partie de ces aides), l’activisme diplomatique de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen (qui a fait six fois le voyage à Kiev en 2022-2023) pour exprimer la solidarité de l’UE avec l’Ukraine, l’ouverture de négociations d’adhésion de l’Ukraine lors du Conseil européen du 14 décembre 2023, les sanctions européennes multiples contre la Russie (économiques, financières, énergétiques, ainsi que ciblées contre des officiels et entités du régime), les résolutions très politiques du Parlement européen de soutien à l’Ukraine et de condamnation des exactions militaires de la Russie.

Le bilan humain de cette guerre s’annonce terrible. Selon des sources militaires américaines citées dans la presse internationale en août 2023 (Vincent 2023), 120 000 soldats russes auraient été tués au combat à cette date, et 180 000 auraient été blessés ou mutilés. Le ministère de la Défense britannique donnait, lui, une fourchette encore plus haute : entre 390 000 et 480 000 combattants russes tués et blessés. En tout état de cause, les pertes pour la Russie seraient d’ores et déjà trois fois plus élevées en deux ans de guerre en Ukraine qu’en huit ans de guerre soviétique en Afghanistan (1980-1988). Côté ukrainien, les mêmes sources militaires américaines évoquent 70 000 soldats tués et 130 000 blessés. Il faut y ajouter les victimes civiles ukrainiennes notamment des bombardements (9 000 morts identifiés par le Haut-Commissariat de l’ONU aux Droits de l’homme en juillet 2023), plus de 8 millions de réfugiés ukrainiens, le transfert forcé d’un très grand nombre d’enfants ukrainiens vers la Russie (la propagande russe mentionne elle-même « l’accueil humanitaire » de plus de 700 000 enfants ukrainiens [Ourdan 2023]).

Deux ans après le début de la guerre, la négociation d’un traité de paix en bonne et due forme (rétablissant l’Ukraine dans son intégrité territoriale et prévoyant la poursuite des auteurs des crimes commis) paraît hors de portée pour de solides raisons (Massie 2022). Les figures réciproques de l’ennemi semblent insurmontables (le Kremlin continue à qualifier le gouvernement ukrainien de « nazi », et le président ukrainien Volodymyr Zelensky parle de la Russie comme de « l’État terroriste »). La renonciation du gouvernement ukrainien aux régions du Donbass annexées par la Russie est aussi improbable que leur rétrocession par Poutine, sans même parler de la Crimée. Enfin, il est moins réaliste encore d’imaginer la collaboration du Kremlin à un jugement des auteurs des crimes commis par l’armée russe, alors que Poutine est lui-même visé par un mandat d’arrêt de la CPI. Dans le meilleur des cas, un gel du conflit sur les positions territoriales tenues par les deux parties validé par un simple armistice (sur le modèle coréen de 1953) paraît plus réaliste (Malkasian 2023).

Études internationales se devait de publier un dossier thématique sur l’une des guerres les plus déstabilisatrices du système international depuis la fin de la Guerre froide. À cet effet, le dossier aborde quelques-uns des thèmes centraux de la guerre : son articulation historique à la politique étrangère de Poutine (Anne de Tinguy), les violations du droit international dont la guerre est porteuse (Anne Lagerwall), la stratégie militaire et le comportement de l’armée russe qu’elle révèle (Isabelle Facon), l’adaptation de l’OTAN à la guerre (Amélie Zima), l’impact des sanctions européennes contre la Russie (Clara Portela), ainsi que le positionnement de la France à l’égard du conflit (Oksana Mitrofanova et Julien Plouchart). Que toutes ces autrices et cet auteur, qui ont accepté de mettre leur expertise au profit de ce dossier et de la revue, soient ici chaleureusement remerciés.