Corps de l’article

Le 24 février 2022, la Russie a agressé un État souverain qui ne la menaçait pas. Trente ans après l’effondrement de l’URSS qui semblait signer la fin d’un empire russo-soviétique séculaire, elle a envahi un pays qui a longtemps été le plus beau fleuron de cet empire et déclenché une guerre de haute intensité qui est l’un des conflits majeurs du début du 21e siècle. Dix-huit mois après le début de l’offensive russe, l’issue de ce que Vladimir Poutine appelle « une opération militaire spéciale » est encore imprévisible, mais le coût humain en est déjà très lourd et les répercussions économiques, internationales et autres, immenses. Comment le Kremlin en est-il arrivé à prendre une décision aussi lourde de conséquences dont on peut douter qu’elle aille dans le sens de ses intérêts ? Que dit cette invasion de la relation de la Russie à son ancien empire ? Et des instruments qu’elle mobilise pour façonner son environnement international ? L’objet de cet article est de tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questionnements en explorant la place que l’Ukraine tient depuis 1991 dans son rapport au monde et en s’interrogeant sur les singularités de la question ukrainienne.

Cette exploration conduit à replacer cette question dans le projet de puissance de la Russie et dans la conception qu’elle a de l’influence. Elle amène à mobiliser l’histoire et l’historiographie qui jouent un rôle central dans le regard porté par les Russes sur le peuple ukrainien. Elle attire une fois de plus l’attention sur l’impact des perceptions et des représentations dans les relations internationales (Rosenau 1990 ; Jervis 1989 ; Foucher 2010 ; Franck 1994 ; de Tinguy 2011).

I – Les singularités du regard russe sur l’Ukraine

Le rapport à l’Ukraine s’inscrit dans l’ambition de puissance qui est au coeur de la politique étrangère russe (de Tinguy 2022). Depuis des siècles, la Russie se pense comme une grande puissance. La conviction que, du fait de son histoire, de sa culture, de ses richesses en territoire et en matières premières, de ses ressources humaines, elle est vouée à être un grand pays, forme « la carte mentale » dont ses élites dirigeantes sont porteuses, une « carte mentale » qui imprègne leur vision du monde et de la place de leur pays dans le système international (Henrikson 1980). Dans la Russie poutinienne, la puissance est une obsession. Aux yeux du président russe, la Russie n’est pas un État comme les autres, elle est une grande puissance qui doit être respectée et traitée « d’égal à égal » par les pays les plus industrialisés[1], le respect et l’égalité signifiant que ses intérêts soient pleinement pris en compte, mais aussi que les Grands de la planète acceptent de partager le pouvoir avec elle. Dans un système international dont, selon Moscou, les principaux acteurs sont les États les plus puissants, « la place que la Russie recherche, explique Dmitri Trenin, alors directeur du Centre Carnegie de Moscou, est celle d’un co-décideur » (Trenin 2016 : 6, 59). Cette analyse, inscrite dans les textes de référence qui décrivent continûment la Russie comme un des grands pôles de pouvoir d’un monde multipolaire[2], est largement partagée par les élites dirigeantes et par la société. Les enquêtes d’opinion montrent que les Russes estiment majoritairement que leur pays « est une grande puissance » et qu’il doit le rester. Cette conviction s’estompe au fil du temps : régulièrement interrogés sur la Russie qu’ils « voudraient voir », un nombre croissant d’entre eux se prononcent en faveur d’« un pays avec un haut niveau de vie, même s’il n’est pas un des plus puissants » (Levada 2021 : 28, 146, 148 ; 2022 : 30). Elle reste néanmoins bien réelle.

A – L’ex-empire au coeur de l’ambition de puissance

Dans cette ambition, l’espace postsoviétique tient une place centrale. Aux yeux de Vladimir Poutine, il est le socle de la puissance de la Russie. À l’entendre, écrit l’historien Serhii Plokhy, « la seule véritable entité politique, la seule historiquement légitime, est l’Empire, d’abord l’Empire russe, puis l’Union soviétique » (Plokhy 2022 : 497).

Après 1991, les dirigeants russes affirment que « la période impériale de l’histoire russe est terminée »[3], mais aussi que dans cette région, la Russie a une place « particulière » liée aux « responsabilités particulières » qui sont les siennes et dans les faits, ils continuent à raisonner en termes de sphère d’influence. Le terme « d’étranger proche », qui désigne cet espace, est révélateur du regard qu’ils portent sur celui-ci : continûment décrit comme le centre des « intérêts vitaux » de la Russie, il n’est pas à mettre sur le même plan que l’étranger. Cette vision s’inscrit dans celle d’une Europe que, depuis la fin des années 1990, les responsables russes analysent comme bipolaire. Dans la « Stratégie de développement des relations de la Russie avec l’UE pour 2000-2010 » (octobre 1999), qui est un texte de référence, ils affirment que leur pays, « puissance mondiale s’étendant sur deux continents », entend préserver « les avantages que lui confère le fait d’être un État eurasiatique et le principal pays de la Communauté des États indépendants (CEI) ». À leurs yeux, la Russie est un pôle de pouvoir à part entière qu’ils tentent de conforter en prenant de nombreuses initiatives institutionnelles parmi lesquelles figure le projet d’Union eurasienne avancé par Vladimir Poutine en 2011.

Cette vision de la place de la Russie dans le monde rejoint un fort désarroi post impérial. Le 5 mai 2005, Vladimir Poutine déclare que « ceux qui veulent revenir en arrière n’ont pas de tête ». Mais il ajoute que « ceux qui ne regrettent pas l’effondrement de l’URSS n’ont pas de coeur »[4]. Quelques jours auparavant, il avait qualifié cet événement de « la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle » (Poutine 2005). Le 18 mars 2014, il revient une fois de plus sur la question, affirmant que « ce qui semblait invraisemblable, malheureusement, est devenu une réalité : l’URSS s’est désintégrée ». Il entretient ce faisant un sentiment très présent au sein de la société : en 2021, près des deux tiers des Russes interrogés par le Centre Levada continuent à regretter l’effondrement de l’URSS et ils sont à peu près aussi nombreux à estimer qu’il aurait pu être évité (Levada 2022 : 149 ; Popov 2008). Cette nostalgie, qui se retrouve dans le regard porté sur l’Ukraine, est moins présente chez les 18-29 ans, mais elle reste, on le voit, très forte.

B – La place particulière de l’Ukraine dans cette vision

Au sein de cet « étranger proche », l’Ukraine occupe une place particulière dont l’importance a été maintes fois décrite par les dirigeants russes des dernières décennies. Lorsque Mikhaïl Gorbatchev tente en 1990-1991 de négocier un nouveau traité d’union entre les républiques de l’URSS, il affirme qu’« une union sans l’Ukraine n’aurait pas de sens » : « je ne peux pas imaginer un traité d’Union sans l’Ukraine » (Gorbachev 1995 : 596). Boris Eltsine écrit dans ses Mémoires qu’il était « impossible d’imaginer la Russie sans l’Ukraine [qui] est le berceau de notre identité nationale, de notre histoire » (Eltsine 2000 : 363 ; Colton 2008 : 204-205). Vladimir Poutine déclare quant à lui qu’« il était impossible d’imaginer que l’Ukraine et la Russie puissent se séparer et devenir deux États distincts… Nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre » (18 mars 2014). Cet attachement à l’Ukraine, pays le plus peuplé de la région après la Russie (42 millions d’habitants en 2020), s’explique par l’enjeu de puissance que celle-ci représente pour la Russie, mais aussi par la forte dimension identitaire de son rapport à ce pays, résumé par Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président Carter, dans une formule restée célèbre : « sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire, mais avec l’Ukraine reconquise, puis soumise, elle redevient automatiquement un empire » (Brzezinski 1997 : 46).

Le regard porté sur l’Ukraine est ancré dans l’histoire. Dans l’empire russe, pendant des siècles l’Ukraine n’a été que la « Petite-Russie » (une appellation officielle jusqu’à la fin du régime tsariste), les Ukrainiens des « Petits-Russes » qui faisaient partie d’une « grande nation panrusse » (Kappeler 2022 : 32-35, 124 ; Portal 1970 : 91-92). Aux yeux des Russes, « il n’y avait pas de spécificité nationale ukrainienne » (Rey 1994 : 115, 158). Cette image a eu d’autant plus de force qu’elle a été largement diffusée à l’étranger : « ce qui ne souffre pas de doute, écrit ainsi Anatole Leroy-Beaulieu à la fin du 19e siècle, c’est que, vis-à-vis de l’Occident, le Petit Russe est aussi Russe que le Grand Russe » (Beauvois 2000 : 62). En 1917, l’empire russe se disloque, mais, rapidement repris en mains, il « se réincarne sous la forme d’un empire soviétique » (Carrère d’Encausse 1990 : 15) au sein duquel l’Ukraine continue à être perçue « comme une partie intégrante de l’espace russe » (Rey 1994 : 181). Au fil du temps, en dépit d’un nationalisme ukrainien qui s’est développé à partir du 19e siècle (Plokhy 2023 : 33-37), ce regard perdure. La Russie reconnaît officiellement l’indépendance ukrainienne le 4 décembre 1991. Mais aux yeux de nombreux hommes politiques et intellectuels russes, toutes tendances politiques confondues, l’État ukrainien n’est qu’une création artificielle et fragile, vouée à se scinder selon des lignes ethno-régionales (Lester 1994 ; Miller 1996).

L’idée que les Ukrainiens sont des composants de la nation russe « remonte au mythe fondateur de la Russie moderne : la nation aurait été conçue et serait née à Kyiv, la “mère des villes russes” » (Plokhy 2022 : 498). Pour l’historiographie russe traditionnelle, Kiev est le berceau de la Russie, l’empire kiévien (9e-13e siècles), « le premier État russe dont le centre de gravité se serait déplacé (à partir du 12e-13e siècles) vers le nord-est » (Kappeler 1997 : 41-44 ; Davies 1996 : 655, 831). Cette lecture des événements est contestée depuis longtemps — en Ukraine, elle l’est à partir de la fin du 19e et du début du 20e siècle par Mykhaïlo Hrouchevsky, le père de l’historiographie ukrainienne (Plokhy 2022 : 23, 27, 277 ; Beauvois 1999 : 23 ; Sporluk 1995 : 484-485) —, mais elle reste très présente en Russie. « Il ne s’agit là nullement de finasseries », précise Andreas Kappeler dont les travaux sur la question font autorité (Kappeler 2022 : 278-279). Cette querelle historiographique recouvre en effet des enjeux politiques essentiels dont témoignent entre autres, avant même l’effondrement de l’URSS, les propos d’Alexandre Soljenitsyne : la Russie, écrit-il en 1990, est la Rous’ qui a englobé pendant des siècles « les Petits-Russiens, les Grands-Russiens et les Blancs-Russiens ». Nous formons, affirme-t-il, « le peuple de la Rous de Kiev » et nous avons tous une « identité russe » : une séparation entre Russes et Ukrainiens serait donc « une aberration » (Soljenitsyne 1990 : 10-13, 19, 22). Cette affirmation, souligne Mykola Riabchuk, politiste qui fait partie de ceux qui dénoncent vigoureusement le « mythe d’un État russe millénaire », a d’immenses répercussions : elle « délégitime l’existence des Ukrainiens et des Biélorusses qui sont rétrogradés au statut de sous-groupes ethniques régionaux de la Grande Russie », mais « légitime les revendications territoriales sur des terres “russes” » (Riabchuk 2022a, 2022b). L’accord de Pereiaslav de 1654 aggrave ce litige. Ce qui est aux yeux de la majorité des historiens ukrainiens « une alliance militaire et politique temporaire » est interprété dans l’historiographie russe comme « la “réunification” de l’Ukraine et de la Russie », comme « une étape décisive et irrévocable de l’intégration de l’Ukraine à l’État russien » (Plokhy 2022 : 160 ; Kappeler 2022 : 74-76). Fin 18e, cet empire russe s’étend à la Crimée annexée en 1783 et à d’autres territoires (aujourd’hui ukrainiens) situés au nord de la mer Noire, alors baptisés « Nouvelle Russie » (Novorossia).

Cette historiographie conduit nombre de Russes à considérer que l’Ukraine n’est pas l’étranger et qu’elle reviendra inévitablement dans le giron russe. Cette analyse ne fait pas l’unanimité (Kolossov et Zotova 2011), mais elle reste très répandue. En janvier 2017, plus de la moitié (53 %) des Russes interrogés par le Centre Levada considèrent que l’Ukraine n’est pas l’étranger (Levada 2022 : 126).

C – La négation de l’Ukraine comme État et comme nation

Dans la Russie poutinienne, bien avant les événements de 2013-2014, ce regard débouche au plus haut niveau de l’État sur la négation explicite de la nation et de la souveraineté ukrainiennes. En avril 2008, Vladimir Poutine aurait déclaré au président Bush : « l’Ukraine, ce n’est même pas un État. Qu’est-ce que l’Ukraine ? Une partie de son territoire, c’est l’Europe orientale. Et l’autre partie, la plus grande, nous la lui avons donnée » (Stent 2014 : 168). Par la suite, à maintes reprises dans ses discours, il se réfère à Novorossiia pour désigner les régions du sud-est de l’Ukraine, à la Rous’ de Kiev, berceau de la Russie, et à l’existence d’un « seul peuple » en affirmant que l’Ukraine fait partie du « territoire historique » de la Russie et du « monde russe »[5]. Le 12 juillet 2021, dans un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » publié sur le site du Kremlin (Poutine 2021), il reprend ce narratif, en affirmant que l’Ukraine moderne « est entièrement le produit de l’ère soviétique » et que « la Russie a en fait été volée ». Il en conclut que « la souveraineté de l’Ukraine n’est possible que dans le partenariat avec la Russie ». Un an auparavant, il avait fait intégrer dans la constitution des amendements qui se réfèrent à cette lecture de l’histoire (l’article 67 déclare que le pays est « uni par une histoire millénaire »). Dès 2014, en donnant l’ordre d’annexer la Crimée et d’intervenir dans le Donbass, il avait par ailleurs radicalement changé la donne : il avait alors entrepris de traduire ce narratif en actes et de tenter de soumettre l’Ukraine en ayant recours à la force.

II – La politique néo-impériale de la Russie et sa réception en Ukraine

Ces regards portés sur l’Ukraine ont façonné la politique russe et les rapports entre les deux États. La Russie se comporte en « maître impérial », écrit Serhii Plokhy, elle tente de « rétablir un contrôle politique, économique et militaire sur l’ancien espace de l’Empire conquis par Moscou à partir du 17e siècle » (Plokhy 2022 : 491, 495 ; Marangé 2022). Qualifiée par certains de coloniale, par d’autres d’impériale ou de néo-impériale (Riabchuk 2003 et 2022a ; Snyder 2023 ; Kappeler 2022 : 153-155 ; Colin-Lebedev 2022 : 94-97 ; Lo 2015 : 100-112)[6], cette politique se caractérise depuis longtemps par la mise en place d’une relation asymétrique.

A – Une relation asymétrique

« La Russie et les Russes n’ont jamais, depuis la fin du 18e siècle, reconnu l’Ukraine et les Ukrainiens comme des partenaires à traiter d’égal à égal, résume Andreas Kappeler. Le grand frère […] est et reste le tuteur (du petit frère) et lui impose sa volonté et sa langue. Si le cadet veut s’affranchir de la tutelle de l’aîné, ce dernier réagit rudement et s’y oppose par tous les moyens » (Kappeler 2022 : 275). L’intégration des Ukrainiens à l’empire après l’union de 1654 se traduit par la perte progressive de leur autonomie et par la mise en place d’une relation de dépendance qui est renforcée au cours des règnes de Pierre le Grand (1689-1725) et de Catherine II (1762-1796) (Rey 1994 : 73, 162 ; Riabchuk 2003 : 54). Le pouvoir tsariste, autocratique et centralisé, mène une politique de russification, d’assimilation des élites et, lorsqu’émerge le mouvement national ukrainien, de répression. Lors de la création de l’URSS, « pour la première fois de leur histoire, les Ukrainiens sont dotés d’un territoire national reconnu par l’État central » (Kappeler 2022 : 181). Et la politique soviétique d’indigénisation menée dans les années 1920 se traduit par une ukrainisation (destinée à faciliter la soviétisation des Ukrainiens) qui « contribua à faire progresser la formation de la nation » (Goujon 2021 : 54 ; Sumpf 2013 : 124 ; Kappeler 2022 : 191). La tutelle et la violence ne disparaissent pas pour autant. Le pouvoir soviétique accorde à certaines périodes à l’Ukraine une relative autonomie culturelle, mais ne lui en accorde aucune dans les domaines politique, idéologique, économique ou autre (Goujon 2021 : 54). Et au cours des années 1930 et de l’après-guerre, la violence est extrême. La collectivisation forcée de l’agriculture, lancée en 1929, à laquelle les Ukrainiens sont très hostiles, provoque une famine (Holodomor), « aggravée délibérément par Staline », qui fait plusieurs millions de morts en 1932-1933 (Goujon 2021 : 54 ; 1933, l’année noire […] 2000). Au lendemain de la victoire sur le nazisme, des dizaines de milliers d’Ukrainiens accusés de collaboration avec l’Allemagne nazie et d’anticommunisme sont arrêtés (Rey 1994 : 223). À plusieurs reprises, l’appareil du parti communiste ukrainien, jugé « déviationniste » ou « nationaliste », c’est- à-dire trop indépendant, fait l’objet de purges (Riazanovski 1994 : 627 ; Plokhy 2023 : 47 ; Pikhoia 2008 : 148)

Après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie mène à l’égard de l’Ukraine une politique basée sur les postulats évoqués ci-dessus, notamment sur le refus d’accepter sa pleine souveraineté et sur le droit de s’ingérer dans ses affaires intérieures au nom de la proximité qui existe entre les deux peuples. Cette politique, longtemps facilitée par la dépendance économique de l’Ukraine à son égard, est lourde d’une condescendance et d’un mépris présents dans moult déclarations dont celles, multiples, de l’ancien président Dmitri Medvedev et de Vladimir Poutine qui le 7 février 2022, en présence d’Emmanuel Macron, s’adresse à l’Ukraine en reprenant les paroles d’un abject chant russe : « que cela te plaise ou non, ma belle, faudra que tu endures » (Gran 2022 : 143).

Le refus du Kremlin de reconnaître la souveraineté de l’Ukraine se traduit par celui d’accepter que Kiev puisse faire des choix internes et externes qui déboucheraient sur un éloignement de l’Ukraine et un affaiblissement des positions russes dans l’espace postsoviétique. Dès les années 1990, les évolutions ukrainiennes suscitent à Moscou une irritation qui s’accompagne à partir de la révolution orange (2004) d’inquiétudes de plus en plus fortes. La grande préoccupation des dirigeants russes est dès lors de chercher à « pérenniser en Ukraine un régime du même type qu’en Russie » et de faire obstacle aux influences occidentales (Fourman 2005 ; Boutorina et Zakharov 2005 ; Deliaguine 2005). Leur crainte de voir l’Ukraine devenir un modèle concurrent est avivée par l’attraction exercée par ce pays sur nombre d’opposants russes et par le regard qu’eux-mêmes portent sur les mouvements de contestation. À leurs yeux, ceux-ci ne sont que le fruit de manipulations occidentales dont le but est de saper les positions de la Russie dans sa zone d’influence (Frolov 2005 ; de Tinguy 2006 : 107-108). C’est l’analyse qu’ils font en 2004-2005 lors de la révolution orange, en 2011-2012 lorsque la Russie est confrontée à une vague de contestations, puis en 2013-2014 lorsqu’éclate l’Euromaïdan et que le président Ianoukovitch s’enfuit en Russie. Cette analyse conduit Moscou à déployer des efforts considérables pour tenter de dissuader l’Ukraine d’adhérer à la politique de Partenariat oriental mise en place en 2009 par l’Union Européenne, puis de signer avec celle-ci un accord d’association et de libre-échange (Pouchkov 2011 ; Delcour 2019 : 182). Elle conduit aussi Moscou à s’opposer avec vigueur au rapprochement de l’Ukraine avec l’Alliance Atlantique. Ce dossier constitue depuis les années 1990 un objet de litige majeur qui ne s’apaise pas avec le temps (Zima 2019 : chap. 7). Le 17 décembre 2021, dans un contexte de fortes tensions, la Russie exerçant sur son voisin de fortes pressions militaires, le Kremlin revient sur la question en demandant aux États-Unis de s’engager à « ne pas effectuer de nouvel élargissement de l’OTAN à l’est », en particulier à l’Ukraine.

B – Les outils mobilisés : contraindre plutôt que convaincre

Au service de cette relation asymétrique, Moscou a mis des outils qui visent davantage à contraindre qu’à convaincre. Les autorités russes ont continûment cherché à peser sur la vie politique ukrainienne, infiltrant les sphères du pouvoir ainsi que les médias et soutenant les forces favorables à la Russie. À titre d’exemple lors de la campagne électorale de 2004, Vladimir Poutine soutient ouvertement Viktor Ianoukovitch, présenté comme le « bon » choix. Et des « spécialistes de technologie politique » ont pour mission de redessiner le paysage politique en faveur du candidat de la Russie, entre autres en sapant la crédibilité de ses adversaires (Wilson 2005 : 86-96, 175). Depuis 1991, des partis politiques (Parti des régions, Bloc d’opposition, etc.), des oligarques et des personnalités politiques de premier plan, ouvertement orientés vers Moscou, sont continûment présents dans la vie politique ukrainienne. Au premier rang de celles-ci figure Viktor Medvedtchouk, ami personnel de Vladimir Poutine, propriétaire de chaînes de télévision soutenues par Moscou. Accusé de haute trahison, arrêté en avril 2022, il est relâché en septembre suivant dans le cadre d’un échange de prisonniers avec la Russie.

L’économie, en particulier l’énergie, fait elle aussi partie des grands outils mobilisés par Moscou. Dans ce domaine, la Russie reste longtemps en position de force. Jusqu’au début des années 2010, elle est le premier partenaire commercial de l’Ukraine, son premier fournisseur, en particulier d’énergie, et son premier client. Quatre-vingts pour cent des approvisionnements gaziers de l’Ukraine viennent alors de Russie, qui est en outre très présente dans le tissu industriel du pays (Goujon 2021 : 135-141 ; Armandon 2022 : 100-102). Il en résulte une dépendance à son égard qui lui donne des moyens de pression qu’elle n’a pas hésité à utiliser pour limiter la marge de manoeuvre de l’Ukraine, faire obstacle à son intégration dans l’espace européen et, au début des années 2010, la pousser à adhérer au projet poutinien d’Union eurasienne : suspension de ses livraisons de gaz en janvier 2006, puis en janvier 2009, accord en avril 2010 sur une réduction pendant dix ans du prix du gaz en échange de la prolongation du bail de Sébastopol, baisse puis forte hausse du prix du gaz fin 2013-début 2014 au moment des négociations entre l’Ukraine et l’UE sur l’accord d’association, assèchement du transit gazier. La construction du gazoduc Nord Stream I qui relie directement la Russie à l’Allemagne contribue à faire passer la part du gaz russe livré à l’Europe via le territoire ukrainien de 80 % dans les années 2000 à 36 % en 2018 (Adomeit 2012 : 6 ; Vercueil 2019 : 262-267 ; Marangé et al. 2018 : 33).

Le facteur militaire, qui a toujours été très présent dans la politique russe à l’égard de son « étranger proche », prend une importance décisive à partir de 2014. Après 1991, Moscou maintient sur le territoire ukrainien une présence militaire importante, confortée en 1997 par l’accord sur le partage de la flotte de la mer Noire et en 2010 par celui sur le bail de Sébastopol, suivi de l’adoption par Kiev d’un statut « hors blocs ». À partir de 2014, en annexant la Crimée en violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et des accords signés avec celle-ci en 1994 et 1997, en intervenant quelques semaines plus tard dans le Donbass aux côtés d’un mouvement séparatiste qui serait mort-né si Moscou ne lui avait pas apporté une aide militaire massive, en massant en 2021 des troupes aux frontières de l’Ukraine, puis en 2022 en l’envahissant, la Russie met l’outil militaire et le recours à la force au coeur de sa politique, désormais ouvertement révisionniste (Pukhov et Howard, 2014 ; Plokhy 2023). L’invasion du 24 février 2022 s’inscrit dans la stratégie adoptée en 2014, nous y reviendrons. Mais en 2022 elle débouche sur une guerre de haute intensité comme l’Europe n’en a pas connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Pour peser sur la politique ukrainienne, les dirigeants russes ont en outre abondamment utilisé tout ce qui leur permet d’exercer une influence indirecte. En instrumentalisant le narratif, l’historiographie, la religion et la culture, notamment la langue, question très sensible, objet de moult querelles et de désinformation, ils mobilisent tout ce que les deux pays ont ou sont supposés avoir eu en commun pour que s’impose la conviction d’une commune destinée et d’un avenir commun. Dans cette grande entreprise, l’Église orthodoxe russe est un allié de premier plan. Elle considère en effet que son territoire juridictionnel coïncide non pas avec les frontières de la Fédération de Russie, mais avec l’espace postsoviétique (à l’exception de l’Arménie et de la Géorgie) et que les événements politiques ne peuvent pas porter atteinte à l’unité de l’Église, ce qui la conduit à mener une politique basée sur le principe « plusieurs États, une église ». Le Patriarcat et le Kremlin, écrit Kathy Rousselet, ont « le même imaginaire impérial » et un même objectif majeur : garder l’Ukraine dans « l’orbite civilisationnel russe » (Rousselet 2022 : 89 ; Curanovic 2012 : 165, 168-170 ; Trenin 2011 : 223-225).

C – Ukraine : l’indépendance à tout prix

La politique menée par la Russie n’a pas donné les résultats escomptés par le Kremlin. Les rapports entre ceux qu’Hélène Carrère d’Encausse a décrits au milieu des années 1970 comme des « frères ennemis » (Carrère d’Encausse 1976 : 219-224) restent par la suite tumultueux et douloureux, à jamais marqués par Holodomor, qualifié en 2006 par la Rada ukrainienne de génocide du peuple ukrainien. Après l’effondrement de l’URSS, la Russie a en face d’elle une Ukraine ambivalente, à la fois proche, méfiante et vigilante, qui n’est pas l’allié docile qu’elle aurait souhaité. Les liens entre les deux pays sont nourris, et, au sein de la société ukrainienne, en dépit de ce qui vient d’être dit, l’image du « grand frère » russe demeure longtemps globalement positive. Jusqu’en 2013-2014, les enquêtes d’opinion révèlent de manière quasi continue que la Russie « fait partie des pays pour lesquels un large pan de la société éprouve le plus de sympathie » et dont les Ukrainiens se sentent proches[7]. Cette image se reflète dans les aspirations en matière de politique étrangère. L’idée, très présente pendant cette période, est que l’Ukraine peut en même temps s’intégrer à l’Europe et avoir des relations privilégiées avec Moscou. Après l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass (2014), puis l’invasion de 2022, la situation change radicalement. Entre 2013 et 2015, les opinions positives de la Russie chutent de plus de cinquante points. Entre février et mai 2022, elles passent de 34 % à 2 %. L’invasion marque la fin de l’ambivalence (KMIS 2022a et 2022b ; Riabchuk 2023).

Bien avant ces événements, la sympathie pour la Russie n’empêche pas une forte défiance à l’égard de l’État russe. Une grande partie de l’élite et de la société ukrainiennes, écrit en 2011 l’historien Andriy Portnov, a « un sentiment de peur et de menace face aux “ambitions néo-impériales” de la Russie » (Portnov 2011 : 56). Il s’ensuit une vigilance qui se manifeste dès le début des années 1990 quand, en échange de sa dénucléarisation, l’Ukraine s’adresse aux États-Unis pour obtenir des garanties en matière de sécurité. Par la suite lorsque l’État russe prend des initiatives perçues comme entamant sa souveraineté, « lorsque “la fraternité” se transforme en domination », sa réaction est immédiate : la méfiance « tourne à la colère » (Sherr 2006 : 7). C’est ce qui se produit en septembre 2003 lorsque Moscou décide de construire une digue entre la presqu’île russe de Taman et l’île ukrainienne de Touzla en Crimée (Armandon 2013 : 321-322).

Cette vigilance est alimentée par les multiples litiges — sur la dénucléarisation de l’Ukraine, la Crimée, Sébastopol et la flotte de la mer Noire, la question gazière, les choix de politique étrangère ukrainiens, etc. — qui secouent de manière récurrente les rapports entre les deux pays. La sécurité et la souveraineté de l’Ukraine sont au coeur de la plupart d’entre eux. L’affaire de la dénucléarisation, à l’origine de fortes tensions au début des années 1990, se dénoue en 1994 avec la signature en janvier d’un accord tripartite ukraino-américano-russe et en décembre du mémorandum de Budapest aux termes duquel Kiev obtient des garanties internationales en matière de sécurité qui ne joueront ni en 2014 ni en 2022 (de Tinguy 2000 : 36-38). Bien que les républiques russe et ukrainienne aient mutuellement reconnu leur souveraineté et leur intégrité territoriale dès 1990 (traité du 19 novembre) et qu’une majorité des Criméens se soit prononcée en faveur de l’indépendance de l’Ukraine lors du référendum du 1er décembre 1991, un mouvement sécessionniste émergeant au début de cette décennie dans la péninsule, la question de la Crimée provoque alors des tensions encore plus vives. Si le conflit ne dégénère pas, c’est notamment parce que Boris Eltsine évite de jeter de l’huile sur le feu. Le traité d’amitié, de coopération et de partenariat du 31 mai 1997 règle la question, du moins temporairement, sans pour autant mettre un terme à l’irrédentisme de certaines personnalités russes (Armandon 2013 : chap. 2, 3 et 5 ; Colton 2008 : 266). La flotte de la mer Noire et Sébastopol, siège de la flotte russe, suscitent eux aussi pendant des années une forte émotion. Il faut attendre le 28 mai 1997 pour qu’un compromis soit enfin trouvé sur le partage de la flotte et le 21 avril 2010 pour qu’un accord le soit sur le bail de Sébastopol, Moscou en obtenant la prolongation jusqu’en 2042 (Armandon 2013 : 331 ; Eltsine 2000 : 365). Parmi les autres contentieux, ceux sur le gaz figurent en bonne place. Après 1991, son prix, la dette de Naftogaz vis-à-vis de Gazprom et la réduction du transit vers l’Europe sont à l’origine de multiples querelles (Locatelli 2015).

D – Une politique étrangère multivectorielle

Les choix extérieurs de l’Ukraine, perçus à Moscou comme des enjeux majeurs, enveniment encore davantage la situation. L’Ukraine, on l’a dit, n’est pas l’allié docile qu’aux yeux de Moscou, elle aurait dû être. Dès le début des années 1990, elle adopte une politique étrangère multivectorielle, consistant, selon les termes de Hennadyi Oudovenko, ministre des Affaires étrangères de 1994 à 1998, « à développer ses relations extérieures dans toutes les directions sans accorder une attention excessive à un pays ou à un groupe de pays » (Oudovenko 1995a : 19). Elle prend ses distances avec l’ancienne puissance tutélaire, se tient à l’écart de toutes les initiatives susceptibles de limiter sa souveraineté et affirme un objectif de « retour à l’Europe » qui va de pair avec un partenariat avec Washington.

L’Ukraine est, aux côtés de la Russie et de la Biélorussie, l’un des trois États fondateurs de la CEI créée le 8 décembre 1991. Mais aux yeux du président Kravtchouk (1991-1994), la nouvelle communauté n’est qu’un forum de consultation destiné à faciliter le règlement des problèmes générés par l’effondrement de l’URSS, autrement dit l’instrument d’un divorce à l’amiable (Kravtchouk 1993 ; Oudovenko 1995a : 20). Cette position amène l’Ukraine à refuser de signer la Charte dont la Communauté se dote en janvier 1993 et le Pacte de Sécurité collective conclu à Tachkent en mai 1992, puis à rester à l’écart de l’Union eurasienne proposée en 2011 par Vladimir Poutine. Considérant l’Ukraine comme une pièce essentielle du dispositif initial, les dirigeants russes avaient pourtant déployé des efforts considérables pour la convaincre d’adhérer à ce projet et la détourner de l’offre européenne concurrente.

Le « retour à l’Europe », dont l’Ukraine estime avoir été longtemps artificiellement séparée, est, depuis le début des années 1990, l’élément central de sa démarche. Elle se rapproche des pays d’Europe centrale et orientale (dont elle estime faire partie), notamment de la Pologne qui, depuis le milieu de cette décennie, lui apporte un soutien constant. Elle signe en juin 1994 avec l’UE un accord de partenariat et de coopération et annonce en avril 1996 que son objectif est d’être pleinement intégrée à l’Union (Zlenko 1997 : 206-208 ; Koutchma 1996). Le modèle européen est au coeur de la révolution orange et de la politique de Viktor Iouchtchenko élu en décembre 2004 ainsi que, on l’a vu, de l’Euromaïdan qui débouche en juin 2014 sur la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne. En dépit de ces avancées, le « choix européen » ne transforme la relation UE-Ukraine que progressivement et de manière chaotique : dans un premier temps, il est largement déclaratif, affaibli par la lenteur et dans certains secteurs l’absence de réformes. L’Euromaïdan est une nouvelle étape qui apparaît, cette fois, décisive. Dans les années qui suivent, les réformes reprennent et l’intégration dans l’espace européen progresse dans les domaines politique, économique et commercial, dans celui de la circulation et des migrations. En 2021, à la veille de l’invasion russe, 69,1 % des Ukrainiens (75 % des 18-29 ans) se disent favorables à l’adhésion de leur pays à l’UE (Armandon 2022 : 65, 68).

L’ancrage à l’Europe s’effectue parallèlement au partenariat avec Washington qui se développe dès le début des années 1990 à la faveur des négociations évoquées ci-dessus sur la dénucléarisation. L’idée qu’il existe entre les deux États une convergence d’intérêts s’est à partir de là progressivement imposée (Stent 2014 : 28, 110-111 ; de Tinguy 2000 : 38-40 ; Plokhy 2022 : 450-451, 489-491). Elle débouche sur un « partenariat stratégique » qui fait l’objet d’une « charte » signée le 19 décembre 2008 et renouvelée le 10 novembre 2021 aux termes de laquelle Washington réaffirme son « engagement sans faille envers la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale » de l’Ukraine, Ces liens sont confortés par la coopération nouée à partir des années 1990 avec l’Alliance Atlantique (adhésion en 1994 au programme de Partenariat pour la Paix, signature en 1997 d’une Charte de partenariat, etc.) et par les positions prises par Kiev sur son élargissement à l’est. Dès 1995, prenant le contre-pied de la position russe, l’Ukraine soutient celui-ci (Oudovenko 1995b ; Pirozhkov et Chumak 1995 ; Koutchma 1996-1997 et 1997), puis en mai 2002 annonce sa volonté à terme d’adhérer à l’OTAN (Zlenko 2004 : 528). En 2008, elle dépose une demande de plan d’action en vue de l’adhésion : l’Alliance n’y accède pas, mais elle affirme « que l’Ukraine en deviendra membre ». Elle le redit en juillet 2023 lors de son sommet de Vilnius. Après l’agression de 2022, l’objectif poursuivi par Kiev est plus que jamais d’y adhérer.

III – Ruptures et changement d’époque

La Russie a mené une politique de sphère d’influence destinée à lui permettre de soumettre l’Ukraine et de recréer dans son ancien empire un pôle de puissance qui donnerait corps au monde multipolaire qu’elle appelle de ses voeux. Dix-huit mois après le début de l’invasion russe, les résultats obtenus apparaissent très différents.

A – Des erreurs de jugement révélatrices du fossé qui sépare les deux pays

Entre la Russie et l’Ukraine, la rupture est désormais consommée. Les profondes erreurs de jugement faites en 2022 par les Russes alors que les multiples liens qui les unissent depuis des siècles auraient dû se traduire par une compréhension fine des Ukrainiens, montrent tout d’abord qu’un fossé les sépare. Enfermés dans un imaginaire nourri par l’historiographie et convaincus de leur supériorité, les Russes ont été incapables de mesurer la force de la volonté d’indépendance et les évolutions de leurs soi-disant frères. Misant sur un effondrement rapide de l’armée et du pouvoir, le Kremlin a gravement mésestimé la capacité de résistance des Ukrainiens. Il n’a pas imaginé que les forces russes allaient trouver en face d’elles une nation en armes déterminée à défendre son territoire et son indépendance. Il n’a pas non plus compris qu’en envahissant l’Ukraine après avoir annexé la Crimée et être intervenu dans le Donbass, en prétendant vouloir la « libérer » d’un pouvoir « nazi », en affirmant que les Ukrainiens ne sont que des marionnettes des États-Unis, il allait susciter à l’encontre de la Russie un profond ressentiment qui serait le moteur de la détermination des Ukrainiens à résister à l’envahisseur et conforter le sentiment national ukrainien. En dépit des mises en garde, en se basant sur les réactions et dans certains cas sur l’absence de réactions des États occidentaux au cours des deux décennies écoulées (Bozarslan 2023), il n’a pas non plus anticipé que sa décision allait massivement mobiliser les États occidentaux aux côtés de l’Ukraine, renforcer l’unité européenne et les liens transatlantiques. Pour reprendre une expression de l’écrivain Andriy Kurkov, l’invasion de l’Ukraine montre que « la majorité des Russes ne savent rien de l’Ukraine et des Ukrainiens » (Kurkov 2019 : 98).

Ces erreurs de jugement ne sont pas les premières faites par le Kremlin. Du temps de l’URSS, pendant des décennies, le pouvoir a passé sous silence les conflits nationaux en affirmant que la question nationale était réglée (Pikhoia 2007 : 494-498 ; 2008 : 135). Mikhaïl Gorbatchev, pourtant d’une exceptionnelle lucidité sur l’état de son pays, a fait preuve dans ce domaine du même aveuglement. Quand en novembre 1990 il propose aux républiques de l’URSS un nouveau traité d’Union, celle existante est déjà de fait vidée de sa substance, ce que confirment les résultats du référendum ukrainien du 1er décembre 1991. En 2004-2005, au moment de la révolution orange, la politique russe débouche sur un autre revers. Ne doutant pas de sa capacité à influencer la vie politique ukrainienne, Vladimir Poutine s’implique personnellement dans la campagne électorale (Wilson 2005 : 86-93). Ses initiatives réduisent le Kremlin au rang de spectateur, l’UE s’imposant comme le médiateur légitime et efficace entre les différentes parties ukrainiennes (Shevtsova 2005 : 212). Et son candidat, Viktor Ianoukovitch, est battu.

Au cours des années 2010, la stratégie mise en place pour détourner l’Ukraine de la voie occidentale n’a pas elle non plus les effets escomptés. L’ambitieux projet d’Union eurasienne, qui sera, déclare Vladimir Poutine en 2011, « une association supranationale puissante, susceptible de devenir un des pôles du monde contemporain » (Poutine 2011), voit le jour en 2015 dans sa seule dimension économique : du fait du refus de l’Ukraine d’y adhérer, elle n’a qu’une portée limitée. Cet échec a d’immenses conséquences. « Incapable de s’emparer de toute l’Ukraine pour l’insérer dans [cette Union], Vladimir Poutine décida d’en occuper une partie », en élaborant plusieurs plans destinés à donner corps au « reste de son projet de mainmise » (Plokhy 2023 : 154). L’annexion de la Crimée et l’intervention à partir de 2014 dans le Donbass correspondent à un « projet de Grande Russie — le rattachement à la Fédération des territoires habités par des Russes ethniques ou considérés comme russes pour des raisons historiques ou culturelles ». Un temps, elles s’accompagnent de « l’idée de créer un État tampon » baptisé Novorossia, une appellation évoquée ci-dessus qui remonte à Catherine II, formé de régions du sud et de l’est de l’Ukraine. Cette idée est remplacée par une proposition de fédéralisation de l’Ukraine qui prévoit de donner aux régions des pouvoirs très étendus, y compris en matière de relations extérieures, et de faire du russe la seconde langue officielle : s’il avait abouti, ce scénario aurait signé la mort de l’Ukraine en tant qu’État souverain (Plokhy 2023 : 143-145). Ces différentes initiatives transforment la société ukrainienne, désormais unie par la volonté de défendre la souveraineté du pays, et donnent un nouvel élan à son identité politique. De plus, contrairement à ce que Moscou a cru, l’arrivée au pouvoir en 2019 à Kiev de Volodymyr Zelensky, un homme qui n’avait aucune expérience politique, ne rend pas l’Ukraine plus ouverte aux objectifs russes.

B – Des trajectoires politiques très différentes

Le fossé entre les deux pays est d’autant plus prononcé que leurs trajectoires politiques sont profondément divergentes. Le système politique mis en place en Russie par Vladimir Poutine est au fil du temps de plus en plus autoritaire et répressif. Le pluralisme politique est progressivement détruit et le jeu politique fermé (Snyder 2018 ; Guriev et Treisman 2022 ; Bozarslan 2021). Les partis politiques d’opposition sont marginalisés et à partir de 2003, ils sont évincés du système institutionnel. Après les révolutions de couleur de 2003-2004, la vague de contestations de 2011-2012 en Russie, l’Euromaïdan en 2013, le retour en Russie d’Alekseï Navalnyi en 2021, puis l’invasion de l’Ukraine, l’étau se resserre toujours davantage. L’appareil législatif est durci. La pression sur les médias s’intensifie. Les opposants sont l’objet d’un harcèlement quasi constant qui s’accompagne d’une forte violence politique. Cette monopolisation d’un pouvoir de plus en plus coercitif se traduit aussi par sa personnalisation — amendée en 2020, la constitution permet à Vladimir Poutine de rester au pouvoir jusqu’en 2036 — et par une concentration du processus de prise de décision au sommet de l’État dans les mains d’un cercle très restreint, au sein duquel les structures dites de force (les siloviki) tiennent une place essentielle (Zygar 2016 : 25-2, 62-63).

La trajectoire politique de l’Ukraine est tout autre. « Les solutions politiques à la russe, résume Serhii Plokhy, ne fonctionnent généralement pas en Ukraine » (Plokhy 2022 : 453). Comme Leonid Koutchma s’était plu à le souligner, « l’Ukraine n’est pas la Russie » (Koutchma 2003). Elle reste corrompue, mais elle est un des rares États issus de l’URSS à avoir mis en place une démocratie électorale qui s’appuie sur un pluralisme et une compétition politiques et à avoir laissé se développer une société civile qui joue un rôle central dans la vie du pays (Shukan 2016 : chap. 8 et 9). À partir de 1994, l’alternance politique prévaut. Contrairement à ce qui s’est passé en Russie, aucun des présidents élus n’a été intronisé par son prédécesseur. Leonid Koutchma est le seul à avoir fait deux mandats. À deux reprises (en 1999-2001 et en 2006-2007), la concurrence politique a débouché sur une cohabitation. Et ironie de l’histoire, en 2010, c’est Viktor Ianoukovitch, celui dont le comportement avait entraîné les protestations massives de 2004, qui a bénéficié de la volonté populaire d’avoir des élections libres et honnêtes. Les deux révolutions que le pays a connues, qui ont toutes les deux permis aux contestataires d’obtenir gain de cause, témoignent d’une culture politique très différente de celle qui prévaut en Russie. La société ukrainienne « demande en permanence des comptes à ses gouvernants », elle vit dans un état de vigilance politique qui est encouragée par le fait que « les protestations sont non seulement possibles, mais régulièrement victorieuses » (Colin-Lebedev 2022 : 105-108 ; Goujon 2021 : 93-99, 109-116).

Les politiques mémorielles des deux États confirment les différences de culture politique. La Russie et l’Ukraine portent des regards opposés sur le passé impérial et soviétique. Lors d’une enquête réalisée conjointement en mai-juin 2021 en Russie par le Centre Levada et en Ukraine par l’Institut de sociologie de Kiev, les Russes sont 56 % à estimer que Staline a été « un grand dirigeant », les Ukrainiens, 16 %. Lors d’une autre enquête réalisée en 2020 par les mêmes centres, 65 % des Russes regrettent l’effondrement de l’URSS, 34 % des Ukrainiens. Le sort réservé après 1991 aux statues de Lénine montre que les regards portés sur les marques du passé sont tout aussi éloignés les uns des autres. En Russie, ces statues sont conservées, préservées et entretenues. En Ukraine, elles sont détruites, le mouvement de destruction prenant de l’ampleur au moment de l’Euromaïdan, puis après le vote en 2015 des lois de dé-communisation (Colas 2023 : chap. 3).

C – Les ruptures sont consommées

La rupture est désormais consommée entre les États russe et ukrainien, mais aussi entre les sociétés. En Russie, en 2014 comme en 2022, des protestations se sont fait entendre (Volkov et Kolesnikov 2022 ; Nemtsov 2016 ; Chichkine 2023). Mais ces voix sont minoritaires. Interrogés en décembre 2014, les Russes sont 86 % à approuver l’annexion de la Crimée (Levada 2022 : 129). Ce soutien massif et durable (le niveau d’approbation est le même en mars 2021) auquel les Ukrainiens ne s’attendaient pas est pour eux un choc qui s’aggrave en 2022. Entre mars 2022 et janvier 2023, à la question « soutenez-vous à titre personnel l’action des forces armées russes en Ukraine ? », les Russes sont chaque mois entre 81 % et 71 % à répondre positivement (des réponses à prendre avec prudence, mais qui sont révélatrices d’un état d’esprit). Ces positions, puis la découverte des exactions commises à Boutcha et dans les autres territoires un moment occupés par les forces russes ont bouleversé les Ukrainiens. La politique russe est désormais lue comme « une volonté continue (et séculaire) de Moscou de faire disparaître la nation ukrainienne » (Colin-Lebedev 2022 : 164-165, 196-197).

Cette rupture a une forte dimension géopolitique. L’Ukraine est confrontée à d’immenses défis. Mais son ancrage à la communauté euro-atlantique, déjà bien entamé avant le 24 février, est accéléré par la guerre. Le 24 juin 2022, signal fort de son engagement à ses côtés, l’UE lui a accordé le statut de pays candidat à l’Union (Minakov 2022). Et son entrée dans l’OTAN, tant redoutée par la Russie, se pose à nouveau (Kissinger 2022). La Russie, qui risque, en dépit du soutien de la Chine et d’autres États émergents, de sortir très affaiblie de cette guerre, est dans une tout autre situation. Sa rupture avec l’Ukraine et la violence dont elle fait preuve bouleversent à son détriment les équilibres interétatiques au sein de ce qu’elle considère comme sa zone d’influence. Ses agressions de 2014 et de 2022, vécues comme de véritables séismes, ont entamé sa légitimité et sa crédibilité dans le domaine sécuritaire et elles ont donné de nouvelles impulsions à la dislocation de cette région. En témoignent entre autres les votes des États de la zone le 2 mars et le 12 octobre 2022 à l’Assemblée générale des Nations Unies. La Biélorussie est le seul des onze États de la région à s’opposer à l’adoption des résolutions qui la condamnent. Cette nouvelle donne modifie fondamentalement le rapport entre l’espace postsoviétique et l’UE, qui prévoit de continuer à s’élargir à l’est. La Russie ne fait pas partie de cette Europe élargie qui ira jusqu’à la frontière ukraino-russe. À la rupture russo-ukrainienne, s’ajoute celle de la Russie avec l’Europe que Moscou cherche à compenser en se tournant davantage vers l’Asie. Ce repositionnement international, qui constitue un autre tournant historique, est lourd d’incertitudes.

***

Le regard porté par la Russie sur l’Ukraine, la négation de ce pays comme État et comme nation ainsi que les politiques qu’elle a menées depuis 1991 témoignent de son incapacité à sortir d’un modèle néo-impérial. L’invasion du 24 février 2022 le confirme. Le Kremlin s’est révélé incapable de percevoir l’Ukraine autrement que comme une « Petite Russie » et une « province rebelle » (Noubel 2023), il s’est enfermé dans une relation asymétrique et dans un imaginaire qui l’ont empêché d’évoluer, de comprendre que l’Ukraine est un État indépendant et souverain qu’il doit respecter et traiter sur un pied d’égalité. Empêtré dans une conception de la puissance basée sur les rapports de force, il s’est contenté de faire pression sur Kiev en mobilisant les nombreux outils qu’il avait à sa disposition. La guerre, qui accélère la désintégration de son ancien empire et dont elle pourrait sortir durablement affaiblie, conduira-t-elle la Russie à renoncer à des schémas dépassés et à une identité impériale ? « Pour que la Russie gagne, estime Timothy Snyder, « la défaite est la seule solution » (Snyder 2023). Pour que cette partie du monde retrouve la paix, la fin du conflit doit être suivie d’une réconciliation russo-ukrainienne qui passe par une redéfinition identitaire de la Russie et une réécriture de son histoire. Le chemin à parcourir pour y parvenir s’annonce long, douloureux et incertain.