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L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 questionne fondamentalement le rôle de l’Alliance atlantique sur le continent européen. En effet, la guerre se déroule sur le flanc Est de l’organisation, à la frontière de plusieurs États-membres. Elle oppose deux pays ayant des programmes de partenariat avec l’OTAN, la Russie et l’Ukraine. Enfin, l’un des principaux narratifs mensongers du gouvernement russe consiste à accuser l’OTAN d’être responsable de ce conflit en raison de sa politique d’élargissement, alors même que l’Ukraine n’est pas intégrée au programme de pré-adhésion de l’Alliance, le Plan d’action pour l’adhésion (Zima 2022a).

Alors que l’Alliance atlantique semble occuper un rôle central dans ce conflit, l’étude de son rôle n’a pas fait l’objet de nombreuses publications même si des chercheurs ont tenté de mettre quelques aspects en perspective. Certains ont montré l’impossibilité à trouver une solution négociée à la suite des demandes du gouvernement russe à l’hiver 2021 d’obtenir une assurance que l’OTAN ne s’élargirait plus (Richter 2022). D’autres, dans un objectif prospectif, ont tenté de déterminer l’éventualité d’une attaque russe contre l’OTAN (Frederick et al. 2022). En raison de la position parfois contraire aux autres membres de l’Alliance que peut adopter le gouvernement turc, celui-ci a également fait l’objet d’un intérêt particulier, la posture turque témoignant à la fois d’une volonté de dialogue mais aussi de dissuasion vis-à-vis de la Russie (Dalay et Isachenko 2022). D’autres ont montré que si ce conflit a renforcé la cohésion entre Alliés et entraîné des mesures importantes pour renforcer le flanc Est, des tensions sont toujours latentes en raison de la posture du gouvernement hongrois de Viktor Orbán et de l’éventualité d’une victoire de Donald Trump aux élections de novembre 2024 aux États-Unis (Borzillo 2022). Enfin, alors que le facteur chinois et l’engagement de l’OTAN dans la zone Indo-Pacifique avaient été mis à l’agenda otanien à la fin des années 2010, la guerre en Ukraine concentre désormais l’engagement de l’Alliance sur la défense territoriale en Europe au détriment de ces enjeux plus globaux (Borzillo 2022).

Le présent article propose une nouvelle lecture du rôle de l’OTAN en partant de ce qui semble être un paradoxe. En effet, alors que l’Alliance joue un rôle limité dans ce conflit, son attractivité et sa légitimité ont été largement renforcées depuis son déclenchement en février 2022.

La fonction première d’une alliance est de garantir la sécurité de ses États-membres face à une menace extérieure et assurer la coordination de leurs politiques de défense (Schmitt 2017). Dans le cas précis de la guerre en Ukraine, cette fonction première se concrétise par le renforcement de la posture de dissuasion sur le flanc oriental. En l’occurrence, l’objectif de la politique de l’OTAN et de prévenir toute invasion et toute attaque sur un pays membre par la Russie après qu’elle eut remis en cause la souveraineté de l’Ukraine.

Cette dissuasion, qui se limite donc strictement à la protection de l’intégrité territoriale et de la souveraineté des États-membres, renforce cependant l’attractivité et la légitimité de l’OTAN. En effet, deux pays neutres ont fait savoir au printemps 2022 leur volonté de rejoindre l’organisation : la Suède et la Finlande. Alors même que ces États sont partenaires de l’OTAN et membres de l’UE, qui dispose d’une clause de sécurité commune, l’article 42.7 du TFUE, la dégradation de l’environnement de sécurité européen consécutif à l’invasion de l’Ukraine les conduit à chercher à renforcer leur protection et leurs garanties de sécurité en rejoignant l’organisation qui assure le maintien du lien transatlantique.

Pour comprendre ce paradoxe, plusieurs hypothèses, non mutuellement exclusives, sont envisagées. La première hypothèse portera sur l’attractivité de l’Alliance. Malgré une politique dissuasive à destination de ses États membres, celle-ci est renforcée, car ses membres sont protégés par le « parapluie nucléaire » et par la garantie de l’article 5, qui stipule qu’une attaque contre un État membre est considérée comme une attaque contre tous. De fait, l’attractivité de l’Alliance attesterait des bénéfices de l’action multilatérale en matière de sécurité et de défense.

En lien avec cette première hypothèse, la deuxième considère que la neutralité ne peut plus être une option à l’heure du retour des conflits de haute intensité en Europe. Les volontés d’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède démontrent que les gouvernements ne souhaitent plus compter uniquement sur leur potentiel national, la coopération régionale ainsi que l’adhésion à l’Union européenne, qui dispose d’une clause de sécurité collective, pour assurer leur défense.

La dernière hypothèse est que les États-Unis jouent un rôle important dans la guerre en Ukraine en stationnant des troupes en Europe et en transférant du matériel. Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, la mise en place par l’administration Obama du programme « Initiative européenne de réassurance » constitue une garantie de sécurité essentielle des États-Unis pour l’Europe. Ce programme consiste en des formations, des exercices militaires multinationaux et le développement de capacités militaires. Son budget a été en constante augmentation même durant la présidence Trump et cela porte le nombre de soldats américains sur le sol européen à plus de 100 000 hommes[1]. L’OTAN étant l’organisation qui garantit le lien transatlantique, elle bénéficie d’un regain de légitimité en raison des actions américaines.

Pour tester ces hypothèses, le présent article adopte une approche considérant que l’OTAN est une organisation hétérogène, lieu de tensions et de coopérations entre tous les acteurs qui la composent qu’ils soient diplomates, militaires ou hommes politiques et que les États-Unis n’y sont pas toujours dominants (Zima 2019 ; Pomarède 2021). La recherche se base sur une approche qualitative en mobilisant des sources primaires de plusieurs natures. Il s’agit de textes officiels, tels que les comptes rendus de sommets de l’OTAN ainsi que les concepts stratégiques et des discours d’acteurs clés.

L’article est articulé en deux parties. L’analyse se penchera dans un premier temps sur les raisons du rôle limité de l’Alliance atlantique dans la guerre en Ukraine. Il s’agira de montrer que sa nature d’alliance territoriale défensive dont l’action est inscrite dans le cadre de la Charte des Nations Unies la contraint dans ses actions. Dans un second lieu, l’article étudiera les transformations internes à l’OTAN, notamment la promulgation d’un nouveau concept stratégique et le renforcement de sa légitimité par les demandes d’adhésion.

I – Entre respect du droit international et protection des États membres, les marges de manoeuvre limitées d’une alliance territoriale défensive

A – Une action encadrée par le Conseil de sécurité de l’ONU

L’action de l’OTAN, en droit international public, s’inscrit dans le cadre de la Charte des Nations Unies auquel le traité fondateur de l’OTAN, le traité de l’Atlantique Nord, signé en 1949, fait référence. Cela signifie que l’Alliance s’engage à respecter les principes de la Charte concernant le règlement des conflits et le maintien de la paix ainsi qu’à avertir le Conseil de sécurité avant d’entreprendre une action armée. Toutefois, l’Alliance n’a pas besoin de son aval en cas de légitime défense. L’OTAN considère également que le Conseil de sécurité de l’ONU a un rôle primordial à jouer dans le maintien de la paix et de la sécurité mondiale (OTAN 1949 : articles 1, 5 et 7).

De fait, toute intervention de l’OTAN sur un territoire autre que celui des États membres est soumise à autorisation du Conseil de sécurité. Certaines résolutions ont donné lieu à des missions OTAN dans les Balkans (IFOR, SFOR, KFOR dans les années 1990), en Afghanistan (Force internationale d’assistance et de sécurité, FIAS, 2001-2014) et en Libye (Unified Protector en 2011)[2]. Il existe cependant un précédent, la campagne aérienne opérée en mars 1999 par l’OTAN, « l’opération Force alliée », pour mettre fin à la répression des Kosovars par les forces serbes. Le motif alors mobilisé par l’Alliance est de mettre fin sans attendre la décision de l’ONU à une catastrophe humanitaire. Mais cette opération s’effectue en marge du droit international puisqu’aucune résolution de l’ONU ne l’autorise. Par contre, l’ONU votera une résolution en juin 1999 pour autoriser le déploiement d’une mission de maintien de la paix, mise en place par l’OTAN, la KFOR. Ce précédent kosovar est depuis utilisé régulièrement par le gouvernement russe comme prétexte pour justifier sa politique d’agression et notamment le redécoupage des frontières ukrainiennes. Ainsi en reconnaissant les républiques autonomes autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, le gouvernement russe agirait comme l’OTAN autrefois afin de protéger la population du Donbass d’un supposé génocide (McGlynn 2022).

Dans le cas de la guerre en Ukraine, deux opérations nécessiteraient un accord du Conseil de sécurité pour pouvoir être mises en oeuvre par l’OTAN : la zone d’exclusion aérienne et la mission de maintien de la paix. La zone d’exclusion aérienne (no fly zone) a été demandée par le gouvernement ukrainien dès les premiers jours du conflit[3]. Elle suppose d’interdire l’entrée dans l’espace aérien ukrainien aux aéronefs russes. Cette mesure peut être mise en oeuvre en temps de guerre, notamment pour empêcher les bombardements sur des objectifs civils. L’OTAN déjà mené ce type d’actions sous mandat ONU : entre 1993 et 1995 au-dessus du territoire de la Bosnie (Opération Deny Flight) et en 2011 en Libye (Opération Unified Protector)[4]. Dans le cas ukrainien, il n’existe pas de mandat onusien vu que la Russie est un membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU et peut donc y exercer son droit de veto. De fait, si l’Alliance mettait en place une zone d’exclusion aérienne, cela serait considéré comme un acte de guerre et elle deviendrait une partie au conflit. Invoquant les risques d’escalade et d’extension de la guerre à l’Europe entière, les Alliés ont à ce jour refusé de mettre en place cette zone d’exclusion (BBC 2022 ; Euronews 2022 ; Stoltenberg 2022).

L’OTAN pourrait également participer à la mise en place d’une mission de maintien de la paix. Ce type de missions vise à instaurer des conditions de sûreté et de sécurité, à prévenir toute reprise des hostilités et à promouvoir un climat propice à la mise en place d’un processus de paix. Néanmoins la mise en oeuvre légale de ce type d’opérations est tributaire d’une décision de l’ONU. Cela avait notamment été le cas lorsque l’Alliance avait participé aux missions IFOR (1995-1996) et SFOR (1996-2004) en Bosnie-Herzégovine[5]. Dans le cas de l’Ukraine, en l’absence de mandat ONU, cette option n’est pas envisageable sur le plan juridique et politique.

B – Un rôle limité à la dissuasion ?

Face à cette agression, la principale mesure prise par l’OTAN consiste à renforcer sa posture de dissuasion. La dissuasion fait partie des tâches principales d’une alliance militaire et peut être définie comme un moyen visant à « détourner un adversaire d’une initiative en lui faisant prendre conscience que l’entreprise qu’il projette est irrationnelle » (Henrotin 2017)[6]. Cependant pour être crédible et efficace, la dissuasion pose plusieurs défis. D’une part, elle implique que l’adversaire sera effectivement sanctionné, c’est-à-dire qu’il subira des représailles, même si une sorte de flou entre la certitude et la nature même de cette réponse militaire peut subsister. D’autre part, elle doit mettre en oeuvre des moyens correspondant à un objectif donné. De plus, pour être crédible, la dissuasion doit être flexible et évoluer en fonction du contexte dans lequel elle est employée. Ainsi le contexte sécuritaire sur le flanc Est n’est pas le même en 2014, après l’annexion illégale de la Crimée, et en 2022 après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Enfin, l’efficacité de la dissuasion dépend de sa non-utilisation : elle est considérée comme effective quand les moyens mis en oeuvre ne sont pas employés (Henrotin 2017). En cela, la dissuasion conventionnelle et nucléaire se rejoignent.

Après l’agression russe de février 2022, plusieurs mesures ont été prises par l’OTAN. Parmi les plus importantes, il y a : 1) activation pour la première fois depuis sa création de la Force de réaction rapide (NRF), qui compte 40 000 hommes[7] ; 2) augmentation de nombre d’avions affectés à la police du ciel[8] et des navires déployés en mer Baltique et en Méditerranée ; 3) effectifs additionnels affectés à l’eFP et à la tFP[9] et mise en place de bataillons supplémentaires dans ce cadre en Hongrie et en Slovaquie (Zima 2022b). L’OTAN organise aussi à nouveau des exercices de grande ampleur visant à entraîner et tester l’efficacité des armées des pays membres dans des terrains divers. En 2024, Steadfast Defender, le plus grand exercice organisé par l’Alliance depuis la fin de la guerre froide, réunit 90 000 soldats sur une durée de quatre mois pour évoluer dans une vaste zone comprise entre le nord de la Finlande et les berges de la Vistule en Pologne[10].

Cependant pour certains acteurs de l’OTAN, ces évolutions ne sont pas suffisantes. Le président polonais Andrzej Duda a émis la proposition que l’eFP change de fonction en passant d’« enhanced forward presence » (présence avancée renforcée) à « enhanced forward defense » (défense avancée renforcée) (TVN24 2022). Cela signifierait que l’ensemble des bataillons abandonnerait donc la logique d’entraînement et de dissuasion (Zima 2022b) pour adopter une posture assurant la défense effective du territoire des États membres par le positionnement de forces de combat crédibles.

Cependant ces mesures ne s’appliquent qu’aux États membres. En effet, l’OTAN est une alliance territoriale défensive. Cela signifie que la clause de sécurité collective, l’article 5 du traité de Washington, ne s’applique qu’aux États membres qui s’engagent à se protéger et à s’aider mutuellement en cas d’attaque.

Or, l’Ukraine n’est qu’un pays partenaire de l’OTAN. La coopération est ancienne, puisqu’elle a débuté dès la chute de l’URSS. L’Ukraine a rejoint les structures de partenariat initiées par l’Alliance (Conseil de coopération nord-atlantique formé en 1991 et Partenariat pour la Paix en 1994). Ce partenariat s’est approfondi avec la formation de la Commission OTAN-Ukraine en 1997 qui est depuis le cadre institutionnel régissant les relations entre les deux parties. Si Kiev a souhaité dès le début des années 2002 être intégrée dans le programme de préparation à l’adhésion de l’OTAN, le Plan d’action pour l’adhésion, cela lui a été refusé par les États membres lors du sommet de Bucarest en 2008 tant pour des raisons politiques que militaires (Zima 2022a). De fait, l’Ukraine, en tant que pays partenaire, ne bénéficie pas de la garantie de l’article 5 et l’OTAN n’est pas juridiquement tenue de lui prêter assistance à la suite d’une agression armée.

Ainsi le rôle de l’OTAN peut paraître restreint durant ce conflit. Ses actions sont en fait limitées par sa nature d’organisation de défense régionale dont l’action, pour être légale, doit s’inscrire dans le cadre de la Charte des Nations Unies. Par ailleurs, la ligne actuelle s’oppose à celle ayant mené à l’opération de bombardements aériens en 1999. L’OTAN s’inscrit désormais dans une posture légaliste et évite de devenir partie au conflit.

II – Transformation interne et légitimation exogène

A – Le concept stratégique de 2022 : une conséquence de la guerre en Ukraine ou l’aboutissement d’un processus d’adaptation ?

En juin 2022, le Conseil de l’Atlantique nord, instance de décision suprême de l’OTAN réunissant les chefs d’État et de gouvernement des États membres, a adopté un nouveau concept stratégique. Le concept stratégique a pour fonction de fixer les modalités d’action et les orientations de l’OTAN. Il est renouvelé conjoncturellement à l’occasion de crises internes, comme la sortie de la France du commandement militaire intégré en 1966, ou de bouleversements géopolitiques majeurs comme la dissolution de l’URSS en 1991.

Au début de l’invasion russe de l’Ukraine, l’OTAN fonctionnait sur la base d’un concept adopté en 2010 lors du sommet de Lisbonne. Les actions de l’Alliance se traduisaient alors principalement par des missions hors-zone, comme en Afghanistan, et par un développement des opérations de sécurité collective, telle la surveillance des flux migratoires en mer Méditerranée.

Le nouveau concept a été adopté plusieurs mois après le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Il prend donc en compte la dégradation de l’environnement stratégique européen et mentionne clairement que la Russie est la menace principale qui pèse sur les États membres de l’Alliance. Ainsi il est indiqué que la Russie viole :

les règles et les principes qui avaient contribué à la stabilité et à la prévisibilité de l’ordre de sécurité européen […] la possibilité d’une atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale des pays de l’Alliance n’est pas à exclure […] la Fédération de Russie constitue la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique. Par la coercition, la subversion, l’agression et l’annexion, elle tente d’exercer un contrôle direct et d’établir des sphères d’influence […]. Compte tenu des politiques et des agissements hostiles de la Fédération de Russie, nous ne pouvons pas la considérer comme un partenaire.

OTAN 2022

Néanmoins l’approche double de l’OTAN, dissuasion et maintien du dialogue, signifie qu’une amélioration des relations avec la Russie est envisageable si le gouvernement russe s’engage à respecter le droit international et à stopper ses activités provoquant de l’instabilité. On compte parmi celles-ci : le déploiement de missiles dans l’oblast de Kaliningrad, les violations répétées de l’espace aérien des pays membres ou les exercices militaires organisés sans préavis et observateurs (Zapad).

Ce changement de concept n’est pourtant pas un résultat de la guerre en Ukraine. Un premier changement majeur dans la réorientation des activités et objectifs de l’Alliance intervient suite à la dégradation de la relation entre l’Ukraine et la Russie, caractérisée par l’annexion illégale de la Crimée par la Russie et le déclenchement d’un conflit dans la région ukrainienne du Donbass. Cela conduit les États membres de l’Alliance à modifier leur approche de la défense européenne. Dès 2014, un déploiement des troupes de l’OTAN est envisagé sur le territoire des alliés d’Europe centrale et orientale. Acté lors du sommet de Varsovie en 2016, ce déploiement, la présence avancée renforcée (enhanced Foward Presence, eFP), prend la forme de quatre bataillons multinationaux d’environ 1 000 hommes chacun encadrés par l’Allemagne en Lituanie, par le Canada en Lettonie, par la Grande-Bretagne en Estonie et par les États-Unis en Pologne. L’importance de ce déploiement, qui signifie un retour à la mission première de l’Alliance, la défense territoriale, a conduit certains chercheurs à qualifier la déclaration du sommet de Varsovie de « concept stratégique par défaut » (Calmels 2020).

Un second pas dans le changement intervient en 2019 à l’occasion du sommet de Londres marquant les soixante-dix ans de l’Alliance. Un processus de réflexion est alors lancé pour renforcer la dimension politique de l’OTAN et la consultation entre alliés (OTAN 2019). Cela donne lieu à la création d’un comité, piloté par l’ancien ministre allemand de l’Intérieur et de la Défense Thomas de Maizière. Certains responsables de l’OTAN, comme le secrétaire général Jens Stoltenberg, ont alors estimé qu’il serait nécessaire d’avoir un nouveau concept stratégique.

En effet, à la suite du témoignage de solidarité et d’unité qui a permis l’instauration de l’eFP, l’OTAN a été secouée par de nombreux heurts internes. Les plus importants ont été le fait des gouvernements américain et turc. La cohésion de l’OTAN a ainsi été mise à mal par les déclarations du président américain Trump sur l’obsolescence de l’OTAN ou sur l’engagement des États-Unis à n’aider que les alliés consacrant 2 % de leur budget à la défense. La cohésion interne a aussi pâti des décisions du gouvernement Erdogan comme l’achat de matériel russe, ce qui est contraire à l’objectif d’interopérabilité et ses actions militaires en Syrie contre les Kurdes, alliés des Occidentaux dans la lutte contre l’État islamique. Enfin des déclarations comme celles du président Emmanuel Macron sur la « mort cérébrale » de l’OTAN ont également contribué à fragiliser l’organisation.

Le comité présidé par Thomas de Maizière a rendu ses conclusions en décembre 2020 dans un rapport intitulé « OTAN 2030 ». Ce rapport rappelle que la cohérence de l’OTAN est fondée sur des valeurs partagées, l’État de droit, la démocratie et la liberté individuelle et suggère l’adoption d’un code de bonne conduite, dont le contenu n’est cependant pas précisé. Le comité propose aussi d’accroître le nombre de réunions entre ministres des Affaires étrangères et d’instaurer des rencontres entre les ministres de l’Intérieur afin d’évoquer les questions liées au terrorisme. Le comité établit également une nouvelle hiérarchie des menaces. La Russie est ainsi considérée comme la menace principale en raison de ses actions hostiles et de son comportement agressif, et ce bien avant le terrorisme ou les cyberattaques. Face à cette posture russe, le rapport préconise de maintenir une double approche basée sur la dissuasion et le dialogue. Enfin, ce rapport prend en compte l’affirmation de la puissance chinoise et ses implications pour l’équilibre de l’ordre international[11]. Ainsi, avant même l’invasion de 2022, la Russie était déjà considérée comme la menace principale pesant sur la sécurité des États membres[12]. Cela se reflète dans le rapport, mais aussi dans les communiqués de sommet, comme celui de juin 2021 où il est fait mention des actions agressives de la Russie. En sus du changement de rhétorique de l’OTAN vis-à-vis de la Russie, il faut noter que la coopération bilatérale avait été suspendue dès 2014, après l’annexion illégale de la Crimée.

Enfin le rapport OTAN 2030 insistait sur la nécessité d’octroyer 2 % du PIB à la défense[13], ce qui est l’objectif qui avait été entériné lors du sommet de Galles en 2014, après l’annexion illégale de la Crimée. Force est de constater que les évolutions de la décennie, dont la guerre en Ukraine, n’a guère incité les États membres à atteindre cet objectif. Sur les trente-et-un pays composant l’Alliance, seuls onze dépensent plus de 2 % et trois pays dépassent la barre des 3 % (Pologne : 3,9 %, États-Unis : 3,49 % et Grèce : 3,01 %) (OTAN 2023). Par ailleurs, les plans massifs de financement, comme la Zeitenwende allemande, consistent principalement à remplacer et moderniser des équipements attendus de longue date et ne participent pas nécessairement à un renforcement efficace de l’OTAN (Barbin 2022). Lors du sommet de Vilnius, en juillet 2023, les États-membres se sont engagés à dépenser « au moins 2 % » dans la défense mais certains, comme les représentants polonais et estoniens, souhaiteraient que la nouvelle norme OTAN soit de 2,5 % voire 3 % (Gramer et al. 2023).

De fait, le concept stratégique de 2022 acte une évolution pratique et discursive de plusieurs années et n’est pas une réaction au conflit. L’adoption d’une nouvelle doctrine résulte principalement de raisons endogènes, avec la nécessité de trouver une solution aux dissensions entre États membres. La guerre en Ukraine confirme ici l’analyse entreprise par le comité OTAN 2030 mais elle n’apparaît pas comme un facteur exogène déterminant dans le changement de stratégie.

B – Les candidatures de la Suède et de la Finlande : un regain de légitimité pour l’OTAN

Les actions de la Russie depuis l’annexion illégale de la Crimée en 2014 ont conduit certains États à se rapprocher de l’Alliance : c’est le cas notamment de la Suède et de la Finlande.

Ces deux pays sont des partenaires de l’OTAN depuis 1994 et ont renforcé leur partenariat depuis 2014 en participant à des exercices communs et en rendant interopérables leur matériel militaire. Les deux pays disposent d’armées modernes aux effectifs réduits. La Suède a rétabli le service militaire et la Finlande a un modèle de défense totale basé sur plus 900 000 réservistes et des abris pour protéger 4,5 millions de la population sur 5,5 au total ainsi que d’énormes réserves alimentaires et de médicaments et la meilleure artillerie d’Europe. De fait, les deux États ne seraient pas des consommateurs de sécurité conventionnelle.

Si la Suède et la Finlande devenaient membres, elles pourraient bénéficier de la clause de sécurité collective de l’article 5 et de la dissuasion nucléaire puisque trois États membres de l’OTAN disposent de la bombe atomique (États-Unis, France, Grande-Bretagne). Leur entrée ferait de la mer Baltique un « lac OTAN ». La Russie n’y aura accès que par Kaliningrad et Saint-Pétersbourg et ce d’autant plus que la Suède a procédé à la remilitarisation de l’île de Gotland qui verrouille ainsi la Baltique. Cela renforcerait également la défense des États baltes qui ne sont actuellement liés territorialement au reste de l’Alliance que par la trouée de Suwałki reliant la Pologne à la Lituanie.

Tant les gouvernements suédois que finlandais ont fait savoir qu’ils souhaitent adhérer conjointement en raison de l’importance de la coopération bilatérale. Cependant il y avait de nombreuses différences entre les deux pays. D’une part, la neutralité n’a pas les mêmes fondements. La Suède a fait le choix de la neutralité après les guerres napoléoniennes, alors que la neutralité de la Finlande, la finlandisation, lui a été imposée en 1948 et consiste en une contrainte et une limite à la souveraineté imposée par l’URSS durant la guerre froide. D’autre part, la situation géographique : la Suède n’a pas de frontière commune avec la Russie, alors que la Finlande partage plus de 1 300 km de frontières terrestres, ce qui en ferait la plus longue d’un pays OTAN. Enfin, les enquêtes d’opinion montrent que la population suédoise, même après l’agression russe de février 2022, est moins favorable à l’adhésion que la population finlandaise (50 % contre 70 % selon des enquêtes conduites en mars 2022, 70 % et 90 % début 2023).

Cependant le processus d’adhésion a engendré des blocages venant de deux États-membres : la Hongrie et la Turquie. De plus, un découplage s’est opéré entre les adhésions de la Finlande et de la Suède. En effet, la Finlande a obtenu la ratification de son adhésion par les États-membres dans les mois qui ont suivi la signature des protocoles et a rejoint l’Alliance en avril 2023. Cependant Helsinki, comme Stockholm, a dû réaliser un certain nombre de concessions. En effet, des négociations tripartites entre les autorités finlandaises, turques et suédoises ont été menées sous l’égide de l’OTAN. Celles-ci ont abouti à la signature d’un mémorandum[14] dans lequel la Finlande et la Suède s’engagent à : 1) lever l’embargo sur la vente d’armes à la Turquie mis en place à la suite des actions turques en Syrie ; 2) ne pas protéger de Kurdes du PKK et du YPG ainsi que des membres de la confrérie de Fetullah Gülen, jugée responsable du coup d’État de 2016 contre le gouvernement Erdogan, et faciliter leur extradition ; 3) soutenir la participation de la Turquie aux projets de coopération permanente structurée de l’Union européenne (PESCO), notamment la mobilité militaire. De son côté, le gouvernement turc s’engage uniquement à soutenir la Finlande et la Suède dans leur lutte contre le terrorisme. Si ce mémorandum peut être considéré comme une victoire diplomatique turque, il a été suivi par la ratification de l’adhésion finlandaise. Néanmoins, il n’en a pas été de même pour la Suède.

Du côté hongrois, le gouvernement de Victor Orbán prend comme prétexte un calendrier parlementaire chargé pour repousser le vote. Un chantage entre plusieurs arènes peut également expliquer cette absence de vote : la Suède occupe pour le premier semestre 2023 la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Le gouvernement Orbán pourrait donc monnayer son vote contre une position accommodante de la présidence suédoise face aux multiples infractions à l’état de droit reprochées aux autorités hongroises[15]. Du côté turc, plusieurs raisons expliquent cette absence de ratification par le gouvernement Erdogan. La demande de levée de l’embargo sur la vente des armes, mis en place après les opérations turques dans le nord de la Syrie contre les Kurdes, a été acceptée par le gouvernement suédois. D’autres, comme la volonté de réintégrer le programme des F35 américains, dont la Turquie a été écartée en raison de ses achats de matériel russe, ne dépendent pas de Stockholm. Mais la principale revendication est la demande d’extradition de Kurdes ayant obtenu l’asile politique en Suède[16]. Si le gouvernement suédois s’y refuse, arguant de l’indépendance de la justice dans un État de droit, une nouvelle loi sur le terrorisme est entrée en force en mai 2023. Celle-ci renforce les peines de prison pour des individus accusés de faire partie d’une organisation extrémiste et acte l’illégalité de financer, recruter et faire la publicité pour une organisation considérée comme terroriste. Suite à l’entrée en vigueur de cette loi, le gouvernement turc avait annoncé reconsidérer sa position. Des tentatives de médiation opérées par le secrétaire général de l’OTAN ainsi que des pressions des autorités américaines, qui bloquent la vente d’armes à la Hongrie et à la Turquie, ont également visé à trouver une issue favorable à ce blocage. Lors du sommet de l’OTAN à Vilnius en juillet 2023, le président Erdogan a exporté la question sur une autre arène en cautionnant la ratification turque à la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Après un engagement européen à redynamiser l’accord douanier UE-Turquie et une libéralisation du régime des visas, le président Erdogan a finalement annoncé que l’adhésion suédoise serait ratifiée dès la fin des vacances parlementaires à l’automne 2023[17]. La levée du veto turc devrait enclencher le vote hongrois bloqué jusqu’à présent par le gouvernement Orbán (Héjj 2023). Au final, les ratifications sont intervenues en 2024, soit presque deux ans après le début du processus d’adhésion. La validation turque est intervenue en janvier et, dans la foulée, l’Assemblée nationale hongroise a donné son accord en février.

Ainsi en exprimant leur souhait au printemps 2022 de rejoindre l’OTAN et en abandonnant leur statut d’États neutres, la Suède et la Finlande démontrent leur volonté de bénéficier des garanties de protection de l’Alliance, notamment le parapluie nucléaire et ainsi d’opérer une complémentarité opérationnelle entre la dissuasion nucléaire et les capacités conventionnelles[18]. Ces demandes légitiment aussi l’Alliance sur l’arène de sécurité européenne où elle apparaît comme la seule organisation apte à garantir la défense, l’intégrité territoriale et la souveraineté des États européens. Cela dessine en creux que l’Union européenne n’est pas l’organisation apte à assurer la sécurité de ses États membres.

Pourtant, elle est bien plus active que l’OTAN dans la guerre en Ukraine. Par le biais de la Facilité européenne pour la paix, l’UE contribue largement à la fourniture d’armes, de munitions et de logistique à l’Ukraine, pour un montant de 3,6 milliards d’euros depuis le début de la guerre[19]. L’UE est également active par sa politique commerciale, qui lui permet d’imposer des sanctions aux personnes et entités russes (personnalités du régime, personnes impliquées dans des crimes de guerre, compagnies pétrolières, banques, etc.)[20]. Enfin, l’UE s’est également engagée à aider les réfugiés. Selon le Conseil de l’Union européenne, quatre millions de réfugiés ukrainiens bénéficient d’une protection temporaire accordée par l’UE[21].

Par ailleurs, l’article 42.7 du traité de Lisbonne consiste en une clause d’aide et d’assistance commune en cas d’attaque similaire à l’article 5 de l’OTAN :

Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations Unies[22].

Cependant l’article précise :

Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres. Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en oeuvre[23].

De fait la rédaction de cet article institutionnalise une division du travail entre les deux organisations régionales, qui se retrouve dans le texte de la Boussole stratégique publiée un mois après le déclenchement du conflit en Ukraine (Zima 2023). Dans la Boussole, il est énoncé qu’il faut développer des interactions entre personnels de l’UE et de l’OTAN et promouvoir la réalisation d’exercices militaires conjoints afin d’accroître l’interopérabilité pour « les opérations de gestion de crise, le renforcement des capacités militaires et la mobilité militaire ». Ce dernier domaine fait l’objet de réflexions depuis plusieurs années et l’UE est mieux outillée que l’OTAN puisqu’elle dispose des instruments pour bâtir et améliorer les infrastructures nécessaires au déplacement rapide des troupes sur le continent européen[24].

Cette division du travail se retrouve aussi dans les discours des acteurs des pays candidats. Ainsi tant les gouvernements suédois et finlandais estiment que le rôle de l’Union européenne est fondamental pour le développement des capacités, notamment via les nouvelles initiatives telles que le Fonds européen de défense, et ce d’autant plus que la guerre en Ukraine par la nature des combats, mais aussi en raison des transferts de matériel à l’armée ukrainienne, démontre la nécessité d’investir dans les équipements lourds, l’artillerie et la défense anti-aérienne[25].

En cas de conflit sur le sol européen, l’OTAN reste la principale garantie de sécurité et l’UE agit de façon complémentaire. Ce faisant, l’Alliance garde sa pertinence pour des États partenaires qui la légitiment et la renforcent par leurs volontés d’adhésion.

Conclusion : Une cohésion retrouvée face à l’ennemi

Alors que l’Alliance atlantique avait été fragilisée par le retrait américain d’Afghanistan en août 2021, réalisé de façon unilatérale et sans concertation, la guerre en Ukraine a ressoudé les États membres. Les mesures de réassurance opérées sur le flanc Est témoignent de l’unité et de la solidarité qui prévaut depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. La guerre révèle aussi deux paradoxes pour l’OTAN. D’une part, son action se borne largement à mettre en place une posture de dissuasion qui vise à éviter l’extension du conflit à l’ensemble du continent européen. Pourtant elle apparaît comme un acteur incontournable non seulement de cette guerre mais aussi de la sécurité européenne. D’autre part, la narration officielle sur l’OTAN, ainsi que de nombreuses études, la présente avant tout comme une alliance préservant les valeurs libérales et démocratiques. Or, ce discours ne résiste pas à l’épreuve des faits, étant donné que des régimes autoritaires ont été membres fondateurs, par exemple le Portugal de Salazar, et que plusieurs États membres ont connu des gouvernements usant de pratiques autoritaires (notamment la Turquie, la Grèce des colonels et la Hongrie depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en 2010). De fait, comme le démontre le contexte de guerre, sa fonction essentielle est strictement militaire : préserver l’intégrité territoriale de ses États membres.

A contrario, l’Union européenne ne bénéficie pas de ce regain de légitimité et de statut d’acteur clé de la sécurité européenne, alors même qu’elle est bien plus active : via la Facilité européenne pour la Paix pour la fourniture d’armements à l’Ukraine, via sa politique commerciale pour la mise en place de sanctions contre la Russie ou encore dans l’aide aux réfugiés.

Enfin, cette analyse confirme les hypothèses de travail selon lesquelles l’Alliance est légitimée par ses capacités de dissuasion, mais aussi parce que l’UE n’apparaît pas comme une organisation pourvoyeuse de sécurité. Cependant des interrogations sont soulevées par ces transformations internes et cette politique d’élargissement. D’une part, les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande sont moins structurelles que conjoncturelles. D’autre part, la cohésion retrouvée de l’Alliance se fait face à un ennemi. Le retour à la paix sur le continent européen pourrait ainsi réveiller les tensions enfouies entre États membres sur les questions lancinantes de « partage du fardeau » ou des objectifs assignés à l’OTAN et de nouveau fendiller l’unité entre Alliés.