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Introduction

Depuis 2004, les futurs enseignants et enseignantes reçoivent en Belgique francophone une formation de 20 heures au sujet de la neutralité. Ce principe de neutralité est loin d’être simple à définir. En première approche, il s’agit d’un principe de droit public s’appliquant aux agents et agentes de la fonction publique, et en particulier au personnel enseignant au sein des écoles publiques. Il vise notamment à garantir la liberté de conscience des usagers et usagères de la fonction publique, ici les élèves et leurs familles, ainsi que l’égalité de traitement et la non-discrimination. Il implique notamment l’absence de prosélytisme de la part d’un agent ou d’une agente de la fonction publique. Il s’agit là d’un principe fondamental dans un État de droit.

Toutefois, comme nous le notions (Wolfs, 2019), en référence à Coorebyter (2014), il existe au moins deux manières d’envisager ce principe : la première insiste sur la protection des libertés individuelles contre toute ingérence de l’autorité publique, tandis que la seconde réclame, en outre, la protection de l’État lui-même et de la fonction publique contre toute immixtion de pouvoirs religieux. Cette deuxième conception peut être qualifiée de laïque. On remarquera ainsi que si la laïcité de l’État[1] implique nécessairement sa neutralité, la réciproque n’est pas vraie. Compte tenu de leurs histoires respectives, la première conception de la neutralité tend à prévaloir en Belgique et la seconde en France. Notons que ces deux formes de neutralité recoupent ce que Baubérot et Milot (2011) considèrent être deux formes de laïcité, l’une mettant l’accent sur le principe de neutralité de l’État et l’autre sur le principe de séparation des Églises et de l’État. Neutralité et séparation constituent ainsi deux moyens de garantir les finalités que sont la liberté de conscience, l’égalité de traitement et la non-discrimination. En Belgique, en matière d’enseignement, le principe de neutralité est largement prépondérant par rapport au principe de séparation. Il a en outre considérablement évolué depuis le Pacte scolaire[2] de 1958.

Dans cet article, nous commencerons par examiner l’évolution des conceptions de la neutralité dans la législation scolaire en Belgique francophone entre 1958 et 2018, ainsi que les tensions sous-jacentes. Ces conceptions seront ensuite mises en perspective, en référence à une littérature plus internationale, par rapport à différentes conceptions du vivre-ensemble et de la neutralité. Nous présenterons ensuite les résultats d’une enquête exploratoire visant à mieux comprendre la position des formateurs et formatrices chargés d’enseigner la neutralité aux futurs enseignants et enseignantes au regard de ces différentes conceptions et, in fine, à déterminer dans quelle mesure ils et elles partagent ou non une vision commune du vivre-ensemble et de la neutralité.

1. L’évolution des conceptions de la neutralité dans la législation scolaire en Belgique francophone

Trois conceptions de la neutralité peuvent être distinguées schématiquement, de 1958 à aujourd’hui (Wolfs, 2019). La première découle du Pacte scolaire lui-même. Elle vise à garantir les libertés individuelles, en matière de convictions, en offrant aux familles le choix entre une école publique ou une école confessionnelle et, en outre, au sein même de l’école publique, le choix entre plusieurs cours de religion correspondant aux cultes reconnus[3] et un cours alternatif de morale. Cette première conception s’accommode d’une immixtion des pouvoirs religieux dans l’enseignement public, puisque les cours de religion sont placés sous l’autorité des chefs de cultes (clergés) et qu’ils échappent à l’obligation de neutralité.

Par contre, dans les autres cours, pour la commission permanente du pacte scolaire en 1963, la neutralité « […] interdit à l’enseignant de prendre parti dans les problèmes qui divisent l’opinion […]. Elle impose au maître, lorsqu’il aborde des questions qui touchent aux croyances et convictions, de le faire en des termes qui ne peuvent pas froisser les opinions et les sentiments d’autrui ». Il s’agit d’une neutralité que l’on peut qualifier d’abstentionniste ou de « passive » (Coorebyter, 2014), dont la préoccupation première est de ne pas froisser les sensibilités d’élèves ou de parents animés de convictions différentes au sein d’une société conçue avant tout comme pilarisée[4].

La seconde conception de la neutralité trouve son fondement dans deux décrets (1994, 2003)[5] adoptés en Belgique francophone après la fédéralisation du pays en 1989 (Delgrange, 2010). Un changement significatif apparaît alors et, à la suite de la montée en puissance du thème des droits de l’homme, le concept de neutralité va être davantage articulé avec ces derniers. Il est attendu désormais du corps enseignant qu’il promeuve activement les droits de l’homme et les valeurs qu’ils véhiculent. Le corps enseignant se voit aussi en quelque sorte délié de son obligation de ne pas « prendre parti dans les problèmes idéologiques et sociaux qui sont d’actualité et divisent l’opinion publique […] » (Résolution de la Commission permanente du pacte scolaire, adoptée le 8 mai 1963, citée par El Berhoumi, 2014, p. 112). On lui demandera plutôt de s’abstenir de « propos partisans » (Communauté française de Belgique, Décret définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté, article 4). Pour éviter tout risque d’autocensure qui aurait pu découler d’une conception abstentionniste rigoriste, le même décret précise à l’article 2 que l’enseignant ou l’enseignante « ne s’interdit aucun champ du savoir ». La neutralité ainsi redéfinie peut être qualifiée de « positive », puisqu’elle est formulée dans des termes relatifs aux valeurs à promouvoir, plutôt que sous la forme de réserves ou d’interdits, et d’« active » par opposition à une neutralité-abstention (Coorebyter, 2014). Bien que promouvant des valeurs censées être communes à toutes et tous, ces décrets n’ont toutefois pas remis en question la conception pilarisée du vivre-ensemble et, en particulier au sein de l’enseignement public, le fait de séparer les élèves au moment des cours de religion et de morale.

Par ailleurs, bien qu’allant dans le sens d’une neutralité globalement plus active, certaines nuances entre ces deux décrets restent significatives et mettent en évidence toute l’ambiguïté de la notion et la difficulté d’en saisir concrètement l’application. L’emploi du terme vérité au sein des décrets en est l’exemple le plus frappant. Ce terme est utilisé au singulier dans le premier : « la vérité est recherchée avec une constante honnêteté intellectuelle » (1994). Par contre, il évoque une conception plurielle dans le second : « Aucune vérité n’est imposée aux élèves, ceux-ci étant encouragés à rechercher et construire librement la leur » (2003). Ces formulations suggèrent une perspective davantage universaliste dans le premier cas (une vérité commune à toutes et à tous) et pluraliste dans le second.

La troisième conception de la neutralité, qui a émergé en 2014, est l’amorce d’une conception potentiellement plus inclusive et universaliste à la fois du vivre-ensemble et de la neutralité. Cette conception aurait pu se traduire notamment par un cours d’éducation à la citoyenneté commun à tous les élèves, dépassant ainsi les clivages idéologiques propres aux différents piliers. Toutefois, à ce jour, cette nouvelle conception n’a pas abouti, vu l’opposition d’une partie du système éducatif, relayée par un des partis membres de la coalition gouvernementale alors au pouvoir (Delgrange, 2018). Un cours de philosophie et citoyenneté a bien été créé en 2014, mais il a paradoxalement pris une forme différenciée selon les réseaux scolaires, constituant un cours à part entière au sein des réseaux officiels et une éducation transversale à sept matières au sein du réseau libre catholique, où le cours de religion catholique joue cependant un rôle prépondérant.

Cette évolution tend globalement à montrer une tension entre deux modèles de société : l’un à référence pilarisée, accompagné d’une conception passive et abstentionniste de la neutralité, et l’autre comportant des références plus universalistes, inclusives[6] et laïques, où la neutralité se veut active et porteuse de valeurs définissant un cadre commun. Face à ces tensions, il nous paraît pertinent de chercher à comprendre la position des formateurs et formatrices à la neutralité, protagonistes clés dans la diffusion, auprès des professionnels et professionnelles de l’enseignement, de connaissances et d’une réflexion à propos des questions liées à la neutralité et au vivre-ensemble, et ce, y compris les aspects juridiques y afférant.

2. Quelques conceptions idéales-typiques du vivre-ensemble et de la neutralité

Nous aurions pu interroger directement les formateurs et formatrices sur la base des éléments du contexte belge mis en évidence dans la section précédente. Toutefois, afin de mieux baliser le champ du possible, il nous a paru plus pertinent d’élargir les perspectives, en référence à une littérature internationale.

2.1 Conceptions du vivre-ensemble

En ce qui concerne les conceptions du vivre-ensemble, nous avons défini plusieurs idéaux-types, en les situant sur un axe sémantique opposant au départ les deux pôles contrastés mentionnés par le Conseil de l’Europe (2008) – l’assimilation et le communautarisme – et en cherchant ensuite à spécifier plusieurs cas intermédiaires, selon la priorité accordée au commun (tendance centripète) ou à la diversité (tendance centrifuge), comme le montre le tableau ci-dessous[7]. La priorité accordée au commun peut être motivée par plusieurs principes, tels la cohésion sociale, l’universalisme, l’égalité, etc. La priorité accordée à la diversité peut l’être, par exemple, en référence au principe de liberté de conscience ou au nom d’une demande de reconnaissance de caractéristiques particulières, etc.

Tableau 1

Conceptions idéales-typiques du vivre-ensemble

Conceptions idéales-typiques du vivre-ensemble

Remarque : L’adjectif inclusif peut prendre des sens différents, soit « acceptation des différences » et/ou « recherche d’un bien commun au-delà des intérêts particuliers ». L’expression « universalisme d’indifférenciation » a été construite en symétrie avec celle de « pluralisme différentialiste ».

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(1) Assimilation : Survalorisation du commun, au sens d’une identité conçue comme unique et commune, par exemple à l’échelle d’un pays, et dévalorisation de la diversité; souhait en particulier que les personnes issues d’autres cultures renoncent à leur culture d’origine et adoptent la culture dominante du pays d’accueil. Les différences sont perçues comme des faiblesses ou des menaces pour la cohésion sociale.

(2) Universalisme d’indifférenciation (appelé parfois en Belgique francophone neutralité exclusive et/ou passive (Coorebyter, 2014)) : Il est demandé non seulement aux agents et agentes de la fonction publique, mais aussi aux usagers et usagères[8], dans certains lieux publics (par exemple l’école), de s’abstenir de tout signe manifestant une quelconque appartenance religieuse, politique, etc. Contrairement au cas précédent, les différences culturelles et/ou de convictions sont admises au sein de la société, mais il est attendu qu’elles ne s’expriment pas au sein de l’espace public institutionnel (au sens de Bouvet, 2019)[9]. Cette posture présuppose l’idée d’un dédoublement entre le citoyen et la personne, entre une logique civique et une logique civile. Elle entend également privilégier ce qui est commun et général plutôt que ce qui est particulier et elle conçoit l’égalité de traitement au sens d’une indifférence aux différences. À ces considérations, peut s’ajouter aussi l’idée que l’école a pour rôle d’émanciper l’élève par rapport à ses appartenances particulières et notamment vis-à-vis de possibles formes d’aliénation ou d’obscurantisme liées à son milieu d’origine.

(3) Universalisme inclusif : Tout comme l’universalisme d’indifférenciation, l’universalisme inclusif suppose un effort de décentration et la recherche d’un bien commun, d’un intérêt général au-delà des intérêts particuliers. Toutefois, contrairement à l’universalisme d’indifférenciation, l’universalisme inclusif n’exige pas d’effacer les singularités ou les signes d’appartenance. Cette posture entend favoriser le commun et l’inclusion par la recherche de principes supérieurs qui unissent les êtres humains, au-delà de leurs différences. L’exemple le plus emblématique est celui de la référence aux droits humains et à l’ensemble des valeurs qu’ils véhiculent (dignité de la personne, liberté, égalité, État de droit, pluralisme démocratique, fraternité entre les peuples, etc.). De même, l’idée par exemple de cours d’éthique et cultures religieuses et/ou de philosophie et citoyenneté communs à tous les élèves, quelles que soient leurs convictions personnelles ou celles de leurs parents, peut être motivée par une conception universaliste (avec d’ailleurs des nuances possibles, selon qu’il s’agisse d’un universalisme inclusif ou d’indifférenciation).

(4) Pluralisme inclusif (appelé parfois en Belgique francophone neutralité inclusive et/ou active (Coorebyter, 2014)) : Valorisation du pluralisme et de la diversité au sein d’un monde commun, au nom, par exemple, de valeurs telles que le respect, l’ouverture et la tolérance, en considérant éventuellement aussi que la diversité des opinions et des cultures est en soi une source de richesse (un peu comme le principe de la biodiversité) qui doit être reconnue et valorisée. On considère que tous et toutes peuvent vivre ensemble, par exemple au sein d’une même école, sans être séparés, en acceptant les différences (personnelles, culturelles, d’opinion, d’apparence, etc.) et en se respectant. La valorisation de la diversité et de l’inclusion passe principalement par les échanges interpersonnels, plutôt que par la référence à des principes généraux, comme dans le cas de l’universalisme inclusif.

(5) Pluralisme différentialiste : L’existence de différences est affirmée (sans que ces différences soient nécessairement toutes valorisées), mais conduit à la conclusion qu’étant données ces différences, il vaut mieux séparer que réunir (par exemple dans des écoles pour filles et des écoles pour garçons, des écoles publiques et des écoles confessionnelles, des cours de religion et des cours de morale, etc.). Il peut y avoir plusieurs formes ou degrés dans ce différentialisme, par exemple la pilarisation à la belge et le multiculturalisme (par opposition à l’interculturalité, qui correspondrait davantage au cas 4)[10]. Cette conception s’apparente davantage à l’idée de cohabitation qu’à celle du vivre-ensemble.

(6) Le communautarisme (au sens devenu commun) : Forme plus extrême de différentialisme et souvent connoté négativement, il évoque l’idée d’un enfermement ou d’un autoenfermement dans une communauté particulière, un certain refus de l’altérité et/ou peu d’intérêt pour ce qui est commun au-delà de nos différences. Il peut éventuellement déboucher sur des ghettos, voire des ségrégations dans le cas où les différents groupes sont hiérarchisés[11].

Ces conceptions idéales-typiques du vivre-ensemble mériteraient de plus amples développements, nuances et discussions qui dépassent les limites de cet article. Cette grille de lecture peut néanmoins être utile pour situer – dans le cas qui nous occupe – différentes conceptions du vivre-ensemble et de la neutralité en Belgique francophone. Ainsi, la première conception citée dans la section 1, issue du pacte scolaire de 1958, s’inscrit très clairement dans une perspective de pluralisme différentialiste, puisqu’elle vise avant tout à garantir le libre choix d’une école publique ou d’une école confessionnelle et, au sein de l’école publique, le libre-choix d’une des religions reconnues ou d’un cours de morale. Les décrets de 1994 et de 2003 introduisent par contre une référence plus universaliste et plus inclusive, avec les droits de l’homme, même si dans le détail, on remarque que le décret de 1994 induit une conception d’universalisme inclusif et celui de 2003 une conception davantage pluraliste inclusive. Indépendamment des décrets, cette grille de lecture permet aussi de rendre compte de différentes conceptions du vivre-ensemble. Ainsi, on peut observer qu’un grand nombre d’établissements ont opté pour une forme d’universalisme d’indifférenciation, notamment en interdisant aux élèves des signes d’appartenance religieuse ou politique. Un autre constat peut également être effectué : l’enseignement catholique tend, au terme d’un long processus de sécularisation interne, à être partagé entre un pluralisme différentialiste – lorsqu’il défend l’existence de réseaux séparés et, indirectement, une conception pilarisée de la société – et, en même temps, un pluralisme de type inclusif (dit « situé ») en son sein. Il apparaît donc, dans les faits, que ces différentes conceptions du vivre-ensemble ne sont pas mutuellement exclusives. Un même établissement scolaire, par exemple, peut s’inspirer de plusieurs d’entre elles.

2.2 Conceptions de la neutralité

À propos des conceptions de la neutralité, dans un article déjà ancien mais qui constitue une référence toujours utile, Kelly (1986) distinguait quatre grandes manières pour les enseignants et enseignantes de se situer par rapport à des sujets de controverse en classe : la partialité exclusive, la neutralité exclusive, l’impartialité neutre et une quatrième posture qu’il appelait d’une manière volontairement paradoxale l’impartialité engagée, à laquelle l’auteur accordait sa préférence. Le tableau suivant reprend ces quatre conceptions, auxquelles sont ajoutés en italique deux autres cas de figure en référence aux décrets relatifs à la neutralité, non mentionnés en tant que tels dans le modèle de Kelly. Nous avons également tenté de situer ces postures sur un axe sémantique allant de la partialité exclusive à la neutralité exclusive.

Tableau 2

Conceptions idéales-typiques de la neutralité

Conceptions idéales-typiques de la neutralité

* La neutralité active se manifeste dans d’autres situations que celles prévues au cas 4B.

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(1) La partialité exclusive désigne, chez Kelly, le fait pour un enseignant ou une enseignante de tenir des propos clairement orientés en faveur d’une position déterminée. Cette posture, que l’auteur condamne, correspond dans les décrets relatifs à la neutralité à l’idée de tenir des propos partisans ou prosélytes : il s’agit du contraire même de la neutralité.

(2) Dans l’impartialité engagée de Kelly, l’enseignante ou l’enseignant est explicitement invité à donner son avis, mais uniquement après que les élèves aient débattu et envisagé différentes options et leurs arguments. La personne enseignante est en outre encouragée à livrer des témoignages personnels et à rendre visible la cohérence entre ses comportements et ses convictions. En référence au cadre belge francophone, ce cas de figure sort très manifestement du registre de la neutralité. Par contre, il s’apparente, en partie tout au moins, à la notion de pluralisme situé de l’enseignement catholique. Il y a en effet une reconnaissance du pluralisme des opinions des élèves, et la personne enseignante est invitée à exprimer un point de vue situé ou engagé, en référence au catholicisme, au moins pour les professeurs et professeures de religion. La perspective de Kelly est plus large, puisqu’au sein d’une même école, des membres du corps enseignant pourraient témoigner de systèmes idéologiques très différents, voire contradictoires[12].

(3) L’idée de neutralité active (au sens des décrets), selon laquelle la personne enseignante peut prendre position, mais sans tenir des « propos partisans » (cf. l’article 4 du Décret de 1994) est une modalité qui nous semble être un cas intermédiaire en ce qui concerne le degré d’engagement de la personne enseignante, qui se situerait entre l’impartialité neutre et l’impartialité engagée, dans la mesure où elle peut prendre position, mais ne doit pas nécessairement le faire.

(4) Dans l’impartialité neutre de Kelly, la personne enseignante incite les élèves à débattre de différentes positions et de leurs arguments respectifs par rapport à un problème donné, mais elle ne donne pas son avis, sauf de manière très prudente si elle y est plus ou moins contrainte. Au regard des conceptions de la neutralité en Belgique francophone, il s’agirait d’une modalité intermédiaire entre une neutralité passive et abstentionniste et une neutralité active, dans la mesure où en organisant des débats sur des sujets controversés, la personne enseignante est active tout en étant abstentionniste. Nous distinguerons deux variantes au sein de cette modalité : la forme A, correspondant à la posture décrite ci-dessus, et la forme B, qui constitue une exception à cette dernière – explicitement prévue par les décrets – dans les cas où il s’agit de défendre les valeurs relatives aux droits de l’homme et de lutter contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, etc. Dans ces cas, l’enseignant ou l’enseignante ne peut s’abstenir. Ce type d’exception à l’impartialité neutre peut être considéré comme une forme de neutralité active, mais cette dernière ne se limite pas à ces situations.

(5) La neutralité exclusive, que Kelly condamne, consiste pour une personne enseignante à tenter d’éviter qu’il y ait en classe des débats sur des sujets sensibles et, s’il devait y en avoir, à éviter soigneusement de donner son avis. Ceci peut être mis en parallèle avec une conception à la fois passive et abstentionniste de la neutralité.

Comme nous pouvons le constater, un rapide examen de l’évolution de la législation scolaire en Belgique francophone entre 1958 et 2018 ainsi qu’un aperçu très succinct de la littérature internationale ont permis de mettre en évidence une très grande variété de conceptions à la fois du vivre-ensemble et de la neutralité. Nous pouvons dès lors nous demander, face à cette diversité de conceptions, quelles sont celles privilégiées par les formateurs et formatrices chargés d’enseigner la neutralité aux futurs enseignants et enseignantes, et quels sont les arguments que ces formateurs et formatrices avancent en faveur de ces conceptions.

3. Questions de recherche et méthodologie

En raison de cette grande variété de conceptions du vivre-ensemble et de la neutralité, les questions de recherche suivantes seront examinées :

  1. En référence aux différentes conceptions idéales-typiques du vivre-ensemble mentionnées (tableau 1), quelles sont celles auxquelles se réfèrent explicitement ou implicitement les formateurs et formatrices à la neutralité?

  2. En référence au modèle adapté de Kelly (tableau 2), quelles sont les conceptions de ces formateurs et formatrices en matière de neutralité?

  3. Dans quelle mesure partagent-ils une vision commune?

Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions, nous avons choisi de mener une enquête exploratoire, sous la forme d’entretiens semi-directifs auprès de formateurs et de formatrices à la neutralité en Belgique francophone. Au total, 29 formateurs et formatrices ont été interrogés par des étudiants et étudiantes de l’agrégation de l’Université libre de Bruxelles et, pour une partie d’entre eux et d’entre elles, par une étudiante mémorante en sciences de l’éducation (Stanner, 2017). Certains entretiens s’étant avérés trop laconiques, seuls 24 formateurs et formatrices ont pu être retenus, dont 17 en hautes-écoles (desquels deux issus de la même haute-école), 6 au sein des universités et 1 en promotion sociale. Précisons également que 12 enseignent dans l’enseignement public (dit officiel) et 12 dans l’enseignement libre catholique. En ce qui concerne les hautes-écoles et les universités, cet échantillon peut être considéré comme assez représentatif, puisque 16 hautes-écoles sur les 19 existantes en Belgique francophone sont représentées, ainsi que l’ensemble des universités belges francophones. Par contre, ce n’est pas le cas pour l’enseignement de promotion sociale.

Les questions posées portaient sur la définition de la neutralité, les sources théoriques et bibliographiques, les buts de la formation, les contenus abordés, les modalités d’enseignement, d’organisation et d’évaluation, les effets escomptés, les difficultés rencontrées et, enfin, leurs suggestions éventuelles pour l’amélioration de cette formation.

Les informations relatives à leurs conceptions de la neutralité et du vivre-ensemble ont été extraites à partir de leurs réponses à plusieurs de ces questions. Elles ont ensuite été classées sur la base d’une grille d’analyse de contenu thématique construite à partir des cadres théoriques présentés dans la section précédente. Dans ce qui suit, nous présentons la fréquence ainsi que les types d’arguments avancés pour chaque conception idéale-typique du vivre-ensemble ou de la neutralité.

4. Résultats

4.1 Conceptions du vivre-ensemble

Comme nous pouvions nous y attendre, aucun formateur ni aucune formatrice n’a opté pour une des conceptions extrêmes (l’assimilation ou le communautarisme), dénoncées notamment par le Conseil de l’Europe (2008).

Par contre – ce qui est un fait beaucoup plus surprenant au regard des réalités sociologiques belges – deux autres conceptions du vivre-ensemble (soit le pluralisme différentialiste et l’universalisme d’indifférenciation) n’ont guère été choisies non plus par les formateurs et formatrices interrogés. En ce qui concerne le pluralisme différentialiste, même si plusieurs mentionnent l’existence des réseaux d’enseignement, cela semble relever davantage de l’information factuelle et/ou de l’analyse historique et sociologique que d’un plaidoyer en faveur de ce type d’organisation scolaire. Seulement une formatrice et un formateur de l’enseignement catholique expriment un avis tendant à être favorable aux réseaux : la première (F3) l’énonce au nom d’un plus grand pluralisme du réseau catholique qui, selon elle, accepterait davantage le port du voile, et le second (27) évoque un « héritage » à conserver :

Ce dont j’ai vraiment peur, c’est la perte des héritages parce que ce serait aussi la perte des singularités. […] La vraie question, c’est comment est-ce que chacun réinterprète son héritage singulier et propre pour qu’il ne soit pas mortifère? […] Comment, si tu es dans le réseau officiel, comment est-ce que tu travailles cette laïcité pour qu’elle ne devienne pas un intégrisme? Si tu es dans l’école catholique, comment est-ce que tu travailles l’héritage chrétien pour qu’il ne soit pas un intégrisme?

En ce qui concerne l’universalisme d’indifférenciation, une formatrice (F1) et un formateur (F6) de l’enseignement officiel ont insisté sur l’idée d’émancipation, comme l’illustre l’extrait suivant :

Apprendre aux élèves à réfléchir en termes d’intérêt général et pas uniquement en termes d’intérêt catégoriel, en s’affranchissant parfois de sa communauté convictionnelle.

F1

Personne n’a prôné l’interdiction de signes convictionnels. Au contraire, quatre personnes (F2, F3, F8 et F28) ont tenu à exprimer leur désapprobation à cet égard d’une telle posture, comme en attestent les extraits suivants :

Je trouve qu’il ne faut pas supprimer les signes convictionnels sous prétexte de neutralité […] je trouve ça extrêmement dangereux, puisque […] l’identité d’un peuple, l’identité culturelle d’un individu n’est pas nécessairement une agression pour l’autre.

F8

Je disais à mon collègue, si ça te dérange, de rentrer dans une classe où il y a une crèche, demande aux étudiants de mettre un Bouddha et de mettre je sais pas quoi, moi. Mais de rajouter plutôt que de soustraire.

F8

Quelles sont dès lors les conceptions du vivre-ensemble privilégiées? Parmi 24 formateurs et formatrices, deux adhèrent uniquement à une conception universaliste (F1 et F13). Voici quelques arguments avancés en faveur d’une conception universaliste :

Recherche d’un bien commun : […] Effort de décentration par rapport à ses propres convictions, notamment en matière religieuse, afin de créer un espace commun à tous (F1). Amener tous ceux, toute cette diversité à une égalité de citoyens belges (F4).

Référence à des valeurs communes : Les valeurs communes sont la liberté de conscience, la liberté d’expression, et donc en ce compris la liberté de culte évidemment […], le droit à la non-discrimination (F1).

Référence à la laïcité : Laïcité et multiculturalisme sont deux manières très différentes de tenter de réaliser concrètement la neutralité (France, Angleterre). La laïcité est la meilleure manière possible d’atteindre la neutralité, en séparant le religieux du politique pour permettre le déploiement de la liberté de conscience et […] l’exercice du libre-examen (F1).

Plaidoyer pour un cours commun relatif aux faits religieux : Un cours parlant de toutes les religions pour tous les élèves pour qu’ils puissent développer leur propre opinion (F22).

Plaidoyer pour un cours de citoyenneté commun : Je suis pour le cours de philosophie et citoyenneté, sans séparation; il faudrait avoir tout le monde dans la même classe, sans tabous […] (F13).

Sept personnes interrogées (2, 11, 19, 20, 23, 25 et 29) tendent par contre à se situer principalement du côté du pluralisme inclusif, au nom des arguments suivants :

Acceptation de la différence : Il faut lutter contre l’idée que la différence fait peur (F2). Le décret n’existe que pour ça, le respect de la diversité, du pluralisme, que chacun ait le droit de vivre à travers sa différence et ses préférences, sans que ce ne soit jugé par personne à l’école (F11). Vous n’aimez pas les pratiques homosexuelles selon votre religion, […] mais en tant qu’enseignant, vous serez amenés à être confrontés à des enfants issus de familles homoparentales (F20).

Ouverture à la diversité, valorisation de la diversité : Je pense que la neutralité est aussi ce qui garantit la diversité, qui la permet et la favorise même (F6).

Accent mis sur des valeurs de respect, de tolérance : Vivre-ensemble, ça suppose à un certain moment de pouvoir mettre un bémol dans ce que l’on pense, dans ses convictions et de faire la place à l’autre […]; c’est plutôt une attitude de respect, d’ouverture, de conciliation, de dialogue (F5). La neutralité, ce serait la possibilité de vivre, de côtoyer et de tolérer des personnes qui n’ont pas le même bagage ni idéologique, ni culturel, ni identitaire que soi. (F8).

Douze formateurs et formatrices semblent opter – sous des formes et à des degrés divers – pour une combinaison de l’universalisme inclusif et du pluralisme inclusif (F4, F5, F7, F8, F10, F12, F16, F22A, F22B, F26A, F26B et F28). Ils et elles tenteraient ainsi de concilier égalité et diversité en insistant à la fois sur la recherche d’un bien commun, sur ce qui nous unit, tout en valorisant le pluralisme et la diversité, au nom de valeurs de respect, d’ouverture et de tolérance, ou en considérant que la diversité des opinions ou des cultures est en soi une source de richesse. Enfin, deux formateurs et une formatrice semblent graviter entre trois idéaux-types, à savoir : l’universalisme d’indifférenciation, l’universalisme inclusif et le pluralisme inclusif (F6); l’universalisme inclusif, le pluralisme inclusif et le pluralisme différentialiste (principe des réseaux) (F3 et F27). Le tableau 3 permet de mieux visualiser ces résultats.

Tableau 3

Fréquence des différentes conceptions du vivre-ensemble

Fréquence des différentes conceptions du vivre-ensemble

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Il apparaît, en synthèse, que parmi les six conceptions idéales-typiques du vivre-ensemble prévues par le modèle de référence, ce sont clairement les deux médianes (universalisme inclusif et pluralisme inclusif) qui ont été privilégiées, avec une très légère prévalence de la seconde.

4.2 Conceptions de la neutralité

Près d’une personne interrogée sur deux (11 sur 24) a commencé par exprimer ses réserves par rapport au terme neutralité (F2, F4, F5, F6, F7, F12, F19, F26A, F26B, 27 et 29). Ceci tendrait à traduire un certain embarras de la part de nos formateurs et formatrices par rapport à cette matière à enseigner (la neutralité), qui n’est pas en soi une discipline et dont l’étymologie définie par la négative (le mot neutre provient du latin neuter, qui signifie « ni l’un ni l’autre ») n’aide guère non plus, de prime abord, à lui donner un contenu substantiel. Voici quelques-uns des arguments avancés :

[…] Une neutralité qu’on appellerait passive ou objective, qui serait un peu le fait de ne jamais prendre parti pour rien du tout, serait évidemment très difficile pour un professeur, ne serait-ce que dans le choix des textes qu’il soumet à ses élèves, dans le choix des méthodologies qu’il applique, il s’engage toujours d’une certaine manière […]

F12

On est de toute façon pas neutre, puisqu’on a une histoire, une éducation, des valeurs, mais en allant à la rencontre de quelqu’un, on peut dialoguer au sujet de ces différences et de ces valeurs

F2

Sept personnes interviewées ont également ressenti le besoin d’exprimer ce que n’est pas la neutralité, en exprimant leur désapprobation à l’égard d’une neutralité exclusive au sens de Kelly (F5, F13, F25, F28 et F29) et/ou d’une partialité exclusive (F5, F16, F25, F27 et F28).

Il y a deux grandes façons d’être neutre. D’une part, je me dis : je ne m’en mêle pas, on arrête, on ne discute pas. C’est « mettre la cloche sur le fromage puant ». D’autre part, je vois qu’il y a quelque chose qui se passe. Exprimez-vous, c’est peut-être la porte ouverte à la marmite qui bout, mais c’est aussi apprendre à ses élèves à écouter […]. La neutralité, c’est s’exprimer sans imposer son point de vue à l’autre; il ne faut pas imposer ni exclure

F25

Quelles sont les conceptions privilégiées de la neutralité? Parmi les 24 formateurs et formatrices, cinq optent pour l’impartialité neutre sauf dans les cas prévus par la loi (F1, F2, F4, F6 et F23). Les arguments avancés en faveur de l’impartialité neutre sont les suivants :

Obligation légale : Comme profs, on est aussi un fonctionnaire. Et ça, c’est important de [le] rappeler à des étudiants (F4). Cela les questionne [les futurs enseignants] sur le rapport entre leur identité personnelle et leur identité professionnelle : tu occupes une fonction avec toutes les obligations qui sont liées à la fonction. Ce n’est pas toi en tant qu’individu (F13).

Garantie de non-prosélytisme : La neutralité, c’est entrer dans sa classe en tant qu’enseignant et pas en tant que porteur de telle ou telle conviction, que militant de telle ou telle cause (F1). C’est effectivement une forme de retenue. […] On prend conscience […] de certains préjugés, de certaines valeurs qu’on a […], ben on met ça sous veilleuse […] (F2).

Respect des convictions et du libre choix des élèves : La neutralité de l’enseignant, c’est […] le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour que les élèves se sentent libres de développer leur propre opinion (F1).

Cette impartialité neutre a comme limite les cas prévus par la loi et les droits de l’homme :

Au sens du décret, la neutralité, c’est une neutralité engagée, elle demande de faire des choses. On doit réagir, on ne doit pas laisser les propos racistes, antisémites, homophobes, enfin tout le reste, tous ces discours qui manquent de respect à la personne dans ses droits fondamentaux

F6

Treize personnes interrogées se prononcent en faveur uniquement d’une neutralité active (F3, F7, F8, F10, F12, F16, F19, F20, F22.A, F22.B, F25, F26A et F26B). Les arguments et/ou les modalités de mise en oeuvre de cette neutralité active sont les suivants :

Opposition par rapport à l’idée d’abstention : L’enseignant a le devoir de prendre position et de se prononcer dans certains cas (F3).

Idée de réflexivité : La neutralité est une attitude active et surtout réflexive (F3). Assumer que l’on ait son histoire personnelle et, à partir de là, développer un certain nombre de stratégies pour savoir entendre un certain nombre d’opinions qui sont absolument opposées aux nôtres (F19, première partie de la citation).

Apprentissage de l’écoute : savoir entendre un certain nombre d’opinions qui sont absolument opposées aux nôtres (F19, deuxième partie de la citation précédente). Oser un retrait pour favoriser une forme d’écoute (F27).

Développement de l’esprit critique des élèves : Faire prendre conscience de l’enfermement idéologique dont tous les êtres humains font preuve (F8). En plus, on est philosophes, donc ça n’arrange rien, avec l’idée qu’il n’y a pas vraiment de bonnes réponses […]. Donc, c’est vraiment encourager le questionnement (F26).

Idée de mise à distance ou de recherche d’un juste milieu : Ce n’est pas une abstinence de points de vue ni un point de vue unique. C’est plutôt une équidistance, c’est-à-dire le respect de différences, avec la possibilité d’échanger (F5). Donc, c’est vraiment très aristotélicien comme position, c’est le juste milieu des choses plutôt que de trancher (F8).

Idée d’expression de ses propres convictions, mais avec des précautions : On peut prononcer ses convictions, mais dans le respect des autres (F7). [L’enseignant] doit avoir la place pour répondre à : « Et vous, Monsieur, vous en pensez quoi? Quel est votre avis là-dessus? ». Un prof donne un cours incarné à partir de ce qu’il est (F12).

Six personnes interrogées optent pour une combinaison de la neutralité impartiale et de la neutralité active (F5, F11, F13, F27, F28 et F29). Parmi ces formateurs et formatrices, trois (F3, F11 et F27) tendent également à se prononcer en faveur d’une impartialité engagée :

Moi, je préfère un prof qui se prononce de manière explicite qu’implicite

F3

Pourquoi le prof ne pourrait-il pas montrer sa différence? Cela fait partie de la vie, c’est comme cela

F11

Ces résultats sont récapitulés dans le tableau 4.

Tableau 4

Fréquence des différentes conceptions relatives à la neutralité

Fréquence des différentes conceptions relatives à la neutralité

-> Voir la liste des tableaux

En synthèse, ici aussi, ce sont les conceptions médianes (impartialité neutre et neutralité active) qui ont été privilégiées par les formateurs et formatrices, avec toutefois une large prépondérance de la neutralité active. Corollairement, on peut observer un clair rejet de la partialité exclusive (ou prosélytisme) autant que de la neutralité exclusive (appelée aussi passive ou abstentionniste), ainsi qu’une forme d’attirance pour l’impartialité engagée de la part de trois formateurs et formatrices.

Discussion et conclusion

Les résultats de cette enquête à caractère exploratoire doivent être considérés avec prudence, dans la mesure où c’est à partir de considérations exprimées à propos des buts et contenus des formations d’enseignants et d’enseignantes à la neutralité que ces tendances ont pu être dégagées. Les formateurs et formatrices n’ont pas été interrogés systématiquement à propos de chacune des conceptions idéales-typiques des deux modèles de référence. Ceci pourrait éventuellement faire l’objet d’une phase confirmatoire de l’enquête. Plusieurs constats méritent toutefois d’être mis en exergue et discutés.

Les formateurs et formatrices à la neutralité en Belgique francophone se retrouvent globalement dans les conceptions médianes, à la fois au sujet du vivre-ensemble et de la neutralité. Il s’agit des conceptions les moins polarisées qui permettent d’avancer l’idée qu’il existe une certaine cohérence dans les formations destinées aux enseignants et enseignantes.

Bien qu’il n’y ait pas de différence significative, on peut remarquer un peu plus de réponses favorables à l’universalisme dans l’enseignement officiel que dans l’enseignement catholique. Les formateurs et formatrices d’institutions catholiques se situent pour une petite moitié dans une conception pluraliste (5) et pour l’autre dans une conception faisant cohabiter pluralisme et universalisme (7), tandis que les formateurs et formatrices de l’enseignement officiel se situent en majorité entre l’universalisme et le pluralisme (8), et de façon minoritaire dans une conception purement universaliste (2) ou pluraliste (2).

Le fait que plus de la moitié des personnes enquêtées conjugue des conceptions à référence universaliste et pluraliste illustre à notre sens toute la spécificité de l’esprit des relations « à la belge » entre les Églises et l’État. En effet, le caractère « hybride » (Schreiber, 2014; Sägesser, 2011) de ce régime des cultes, historiquement construit comme conjuguant la notion de cultes reconnus financés du régime concordataire, et les idées de liberté de conscience, d’égalité et d’indépendance propres au régime de laïcité, semble produire cette hybridité des conceptions du vivre-ensemble[13]. Ainsi se côtoient une conception pilarisée et pluraliste (induite par l’héritage concordataire) et une conception universaliste (faisant référence aux idées des Lumières en matière de libertés)[14].

En outre, à ce compromis s’ajoute celui concernant la liberté de l’enseignement (selon l’article 17 de la Constitution de 1831, qui correspond aujourd’hui à l’article 24). Cet article tend à prohiber dans le même temps une privatisation complète de l’enseignement ou, au contraire, sa nationalisation complète (El Berhoui, 2013). Il en résulte dès lors une concurrence, historiquement construite, entre pouvoirs organisateurs d’enseignement distincts (le plus souvent regroupés en réseaux), au sein d’un quasi-marché scolaire[15]. Cette situation contribue aussi à expliquer l’existence d’une pluralité de conceptions du vivre-ensemble et par conséquent de positionnements en matière de neutralité.

D’autres facteurs plus récents pourraient également intervenir pour expliquer les conceptions des formateurs et formatrices, en particulier la montée en puissance sur le plan international au cours de ces dernières décennies du thème de l’inclusion en éducation, qu’il s’agisse d’élèves à besoins spécifiques, de la mixité des genres, ou encore de la création d’enseignements communs à tous les élèves, indépendamment de leurs convictions personnelles, en matière de religions (Connaissance du christianisme, des religions et de la morale, Norvège, 2001; Éthique et culture religieuse, Québec, 2005; Enseignement des faits religieux, France, 2005; Vie et société, Luxembourg, 2016; etc.). Dans tous ces cas, il s’agit de rassembler les élèves, plutôt que de les séparer.

Il est dès lors intéressant de constater un décalage particulièrement important entre la conception du vivre-ensemble induite par l’organisation globale du système scolaire belge et les conceptions propres des formateurs et formatrices à la neutralité. Ces derniers et ces dernières semblent préoccupés avant tout par des enjeux qui sont ceux du 21e siècle : faire face à la diversité culturelle et à la pluralité des convictions dans un esprit d’inclusion (que ce soit sous la forme d’un universalisme inclusif et/ou d’un pluralisme inclusif, donc dans une certaine logique de dépilarisation), alors que le système éducatif reste structuré selon des principes hérités du 19e siècle (pluralisme différentialiste, pilarisation, concurrence au sein d’un quasi-marché scolaire) qui se sont figés dans un pacte scolaire au milieu du 20e siècle. Toutefois, peu de formateurs et formatrices relèvent la contradiction entre leurs propres conceptions inclusives et la conception pilarisée du système éducatif.

Ajoutons que si cette conception pilarisée et la situation de concurrence qu’elle induit entre écoles ont pu être pensées comme un moyen de respecter les convictions des familles, voire comme un gage de qualité de l’enseignement, il apparaît aujourd’hui qu’elles sont surtout à l’origine de très profondes inégalités sociales et scolaires. Les multiples enquêtes PISA réalisées au cours de ces vingt dernières années ont notamment montré que le système éducatif en Belgique est l’un des plus inégalitaires au sein des pays de l’OCDE, avec notamment de très fortes inégalités entre les établissements, au détriment en particulier d’élèves provenant de milieux socio-économiques défavorisés et/ou issus de l’immigration.

Pour ces multiples raisons, se pose donc la question de la pertinence de ce type d’organisation de l’enseignement par rapport aux enjeux actuels de l’éducation.