Corps de l’article

Introduction

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les instances internationales nouvellement créées portent un discours sur la nécessité d’une éducation relative aux droits humains. Déjà en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme dispose, en son article 26, que « l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[1]. Ce double objectif souligne combien l’éducation est à la fois considérée comme un moyen d’épanouissement des individus et comme une pratique sociale qui déborde de toute part la simple forme scolaire. Pourtant, le contenu conceptuel du droit à l’éducation qui s’en suit revêt le caractère d’une compréhension purement formelle délibérément assignée à l’instruction obligatoire. Avec la décolonisation et la transformation des Nations Unies, passant d’une cinquantaine de membres en 1945, à 124 en 1968, l’éducation est considérée comme un attribut indispensable pour une réelle indépendance et devient un objectif inscrit au sein des politiques d’aide au développement. La principale obligation des États en matière d’éducation devient celle de lutter contre l’analphabétisme des nouvelles générations[2].

Il faut attendre l’année 1974 pour que soit adopté le premier instrument normatif relatif à la mise en oeuvre de l’éducation pour la paix et aux droits humains, avec l’adoption par l’UNESCO de la Recommandation sur l’éducation pour la compréhension, la coopération et la paix internationales et l’éducation relative aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. L’éducation aux droits humains (EDH) est conçue dès ses origines comme englobant des fonctions tant civiques que politiques liées à la transmission de valeurs venant renforcer la cohésion sociale d’une société.

Le discours des instances internationales détient une grande part axiologique plaçant le droit dans une situation complexe : celle d’énoncer à l’échelle internationale un discours sur la « nature humaine ». L’institutionnalisation de l’EDH peut renvoyer à la promotion d’un discours politique légitimant certaines conceptions de l’humain et du droit invisibilisant d’autres conceptions de la condition humaine, que les études sur le pluralisme juridique où l’anthropologie du droit tente de reconnaître et réaffirmer.

Cette contribution tâchera ainsi de remettre en question les fondements tant éthiques qu’épistémologiques sous-jacents à une EDH qui serait dispensée dans le respect du pluralisme culturel. S’ensuivra une réflexion sur les modalités pédagogiques pertinentes pour la mise en oeuvre d’une telle éducation. Tantôt considérée comme un art, une technique, voire une science, la pédagogie est multidimensionnelle. Le savoir pédagogique ne peut se réduire à une science dont il suffirait d’appliquer les préceptes au risque d’intégrer des dérives technicistes à cette activité. Véritable « praxéologie » (Durkheim, 1938), la pédagogie nécessite de la part de celui qui l’exerce d’user de prudence[3], ce qui suppose qu’il puisse développer des compétences non seulement cognitives, mais également socioémotionnelles, ramenant ici la subjectivité au coeur du processus éducatif. Sur la base de ces apports théoriques, notre propos vise à présenter une piste de réflexion au sujet des modalités pédagogiques plus concrètes pour l’EDH au regard d’un dispositif particulier : les ateliers de philosophie pour enfants. Il s’agira d’étudier comment cette pratique peut être le lieu de mise en oeuvre de nouvelles postures épistémologiques dans le cadre d’une pratique pédagogique dédiée à l’EDH, répondant ainsi aux besoins éthiques de l’EDH.

1. Genèse et limites de l’institutionnalisation de l’EDH

Depuis la création du Haut-Commissariat pour les Droits de l’homme, en 1993, les Nations Unies édictent en lien étroit avec l’UNESCO des directives relatives à l’EDH. Le 19 décembre 2011 est adoptée la Déclaration des Nations Unies sur l’éducation et la formation aux droits de l’homme, devenant le premier instrument officialisant les normes internationales pour l’éducation aux droits de l’homme. L’EDH regroupe ainsi « l’ensemble des activités d’éducation, de formation, d’information, de sensibilisation et d’apprentissage visant à promouvoir le respect universel et effectif de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (Déclaration des Nations Unies sur l’éducation et la formation aux droits de l’homme, Article 2, 2011). Les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme deviennent la source principale du contenu conceptuel de l’EDH et, si ce constat paraît usuel et logique, il implique des problèmes importants quant à la conception d’une EDH indépendante de tout parti pris idéologique.

1.1 Enjeux épistémologiques d’une EDH dite « critique »

Selon Coysh (2017), en se concentrant sur le transfert d’un savoir juridique sans le questionner, l’EDH s’assimile à un instrument essentiel du développement de politiques du statu quo : de nombreux États se bornent à promouvoir la publication de brochures ne donnant lieu à aucune inscription durable d’une activité émancipatrice. L’enjeu est donc de dépasser la visée instrumentale de l’EDH, qui tend à devenir un simple moyen de promotion d’une conception dominante des droits humains sans la questionner en procédant à la critique d’une épistémologie du consensus diplomatique (Keet, 2017).

En outre, l’utilisation d’une conception unique des droits humains censée se réclamer de toutes les traditions culturelles a pour conséquence le manque flagrant de reconnaissance de celles-ci. Conçus de façon uniforme, pour être instaurés dans des espaces politiques et culturels divers, les curricula pédagogiques de l’EDH font fi des contextes sociologiques et culturels des apprenants et marginalisent de fait leur appréhension du réel. L’EDH en vient à l’encontre de son objectif pédagogique premier, à savoir le développement des capacités des élèves et leur autonomisation, puisqu’elle ne peut avoir de sens qu’en s’enracinant dans les expériences et préoccupations quotidiennes des apprenants. Pour que l’EDH ne soit pas qu’un simple instrument de colonialité[4] d’un discours normatif, il semble nécessaire de procéder à une réflexion tant sur son contenu que sur ses modalités pédagogiques.

L’EDH s’apparente à une éducation purement descriptive, consistant à « tenir un regard strictement extérieur par rapport à [...] [l’]objet d’étude, le droit positif. Le décrire, le comprendre, ne jamais le juger » (Viala, 2002, p. 136). L’épistémologie descriptive pour l’enseignement du droit a été condamnée par certains juristes qui lui préfèrent une démarche socioconstructiviste, leur permettant d’adjoindre une dimension éthique à leurs travaux, puisqu’ils ne s’enferment plus dans le rôle de « courroie de transmission, aveugle, du pouvoir » (Field et Munagorri, 2010, p. 1505). Dès les années 1980, des juristes internationalistes ont souligné le rôle du droit international dans la perpétuation de structures de domination et ont cherché à développer une théorie critique du droit international (Bachand, 2013). L’enseignement des droits humains nécessiterait donc de dévoiler les processus de construction sociaux du savoir juridique par le biais d’une démarche critique dévoilant l’influence de tout contexte politique sur le droit.

Faire émerger une réflexion critique en EDH nécessite ainsi d’étudier l’ambivalence du droit et la dimension idéologique de toute norme, permettant aux élèves d’interroger le curriculum caché de l’approche positiviste et descriptiviste régnant dans les enseignements du droit. Une « éducation critique des droits humains » (Keet et Zembylas, 2019) pourrait être vectrice d’un processus de décolonisation cognitive en mettant en lumière les soubassements politiques, culturels et épistémologiques de ces droits, tout en soulignant les causes structurelles de leurs perpétuelles violations.

Il s’agit dès lors d'introduire au sein de l’EDH une pédagogie qui pourrait potentiellement favoriser une éthique de respect et de reconnaissance de la pluralité culturelle. La prise en compte de ces enjeux est un chantier ouvert en termes pédagogiques. Celle-ci implique d’avoir une perspective critique sur au moins trois plans : « [L]a sélection des savoirs enseignés et les rapports à ces savoirs (1), l’interprétation des valeurs fondamentales de la démocratie, (2) la nature sociale de l’espace scolaire (3) » (Akkari, 2009, p. 92).

1.2 De l’enjeu éthique de la formation d’une épistémologie personnelle de l’apprenant constitutive de son identité épistémique

Afin de dépasser les critiques ethnocentriques établies à son encontre, l’EDH devrait considérer les apprenants comme des sujets insérés dans un contexte culturel et historique particulier et s’établir sur une épistémologie relationnelle et herméneutique (Al-Daraweesh et Snauwaert, 2013). De ce point de vue, la compréhension à propos du savoir transmis ne peut être formulée de façon absolue, mais plutôt en termes de perspectives par rapport à un cadre de pensée contextualisé, puisque :

Nos rapports au monde sont filtrés et guidés par des « déjà-là », par des corpus constitués envers lesquels nous entretenons des relations particulières, voire différenciées. Ces relations sont en quelque sorte tributaires de notre société d’attache et elles contribuent à construire notre identité épistémique.

Gagnon, 2011a, p. 31

Il s’agit donc de dévoiler l’identité épistémique des acteurs du processus éducatif pour situer et positionner leurs discours, et également de faire comprendre aux apprenants d’où ils parlent :

L’épistémologie personnelle, souvent implicite, représente, en ce sens, un enjeu éthique puisqu’elle est liée au rapport que nous avons envers nous-mêmes, à la conception de nos propres capacités et compétences, voire aux manières dont nous nous approprions notre liberté et agissons comme citoyen.

Gagnon, 2011a, p. 31

Relier la réflexion rationnelle des apprenants sur les droits humains à leur identité épistémique et personnelle aide les élèves à se découvrir acteurs de leur pratique cognitive. Cette posture peut se mettre en oeuvre par le biais d’une pratique dialogique afin de permettre aux élèves d’élargir leur horizon de compréhension tout en leur proposant une discussion ouverte à la diversité épistémique. L’objectif serait d’ouvrir un espace de dialogue permettant la reconnaissance du pluralisme culturel. Cette proposition repose sur la croyance en la capacité de l’être humain à transcender sa positionnalité pour parvenir à comprendre autrui et rejoindre ainsi ce que certains auteurs appellent la voie du « plurivers » (Eberhard, 2014). Cette formulation provient des théorisations du philosophe Enrique Dussel, qui prône une conception « pluriverselle » des droits humains, « afin de rendre possible l’émergence d’un nouveau et plus authentique universel à partir de la négociation et du dialogue horizontal et dans l’égalité » (Dussel, 1981). Toutefois, si prôner la multiplicité des points de vue présente le risque d’accepter que tout se vaut, une pensée dite dialogique ouverte à l’intersubjectivité doit également s’accompagner d’une pensée réflexive, capable d’autocritique sur les rapports sociaux de pouvoirs.

1.3 De la constitution d’une pensée critique pour l’EDH à l’avènement d’une citoyenneté critique

L’EDH est d’une nature particulière en ce qu’elle détient une visée transformatrice : il ne s’agit pas simplement de faire connaître les droits humains, mais de concourir à ce que les apprenants cherchent à s’engager pour faire respecter leurs droits et ceux des autres. Le rôle de l’EDH est d’autonomiser[5] les personnes pour qu’elles deviennent des sujets de droit, c’est-à-dire pour qu’elles révèlent leur propre pouvoir d’agir et développent un jugement éthique responsable, reconnaissant leur rôle en tant que citoyens (ou futurs citoyens). Le risque de développer un certain relativisme est d’autant plus problématique au sens où ce dernier pourrait mener à un certain désintérêt concernant les questionnements éthiques, voire un certain fatalisme concernant les injustices sociales présentes au sein d’une société globalisée de plus en plus complexe. C’est pourquoi il semble que l’EDH nécessite tant le développement d’une pensée dialogique que celui d’une pensée critique. Cette dernière est en effet nécessaire pour parvenir à prendre des décisions éclairées et pour faire preuve d’autonomie, et ce, notamment dans un monde où les fake news se multiplient via les réseaux sociaux. Nous pourrions définir la pensée critique, avec Mathieu Gagnon, comme :

Une pratique évaluative fondée sur une démarche réflexive, autocritique et autocorrectrice impliquant le recours à différentes ressources (connaissances, habiletés de pensée, attitudes, personnes, informations, matériel) dans le but de déterminer ce qu’il y a raisonnablement lieu de croire (au sens épistémologique) ou de faire (aux sens méthodologique et éthique) en considérant attentivement les critères de choix et les diversités contextuelles.

Gagnon, 2015

En suivant une pédagogie inspirée du socioconstructivisme, l’enseignement des droits humains devrait ainsi inciter les apprenants à se questionner sur le contenu conceptuel de ces droits. Lorsque des étudiants ont une conception socioconstructiviste des savoirs, leur habileté à user de leur pensée critique et à s’interroger est plus importante (Gagnon, 2011b). Toutefois, la seule réflexion critique ne suffit pas pour s’engager et agir éthiquement. Ici, la pédagogie critique de Paulo Freire offre des éclairages intéressants. Freire reconnaît que l’agir éthique ne peut s’envisager simplement sur le mode de la psychologie individualiste, mais doit être considéré comme un processus social. Un enseignement accompagnant les élèves dans le déploiement de leur pouvoir d’agir nécessite qu’ils soient engagés dans le processus de construction de connaissances pour prendre conscience de leur potentiel et de leur liberté d’action. Un enseignement purement transmissif génère, à l’inverse, une certaine passivité : si l’enseignant entend détenir son autorité des savoirs qu’il possède et qu’il transmet, il place en partie ses élèves dans une position infantilisante. La pédagogie critique que Freire conçoit s’appuie sur une pédagogie horizontale, un dialogue entre des individus considérés comme égaux. Le rôle de l’enseignement est donc de faire en sorte que les élèves se sentent autorisés et confiants dans leur capacité à penser de manière critique.

Ainsi autonomiser les apprenants par l’EDH relève d’une prise en compte du rapport entre le pouvoir et le savoir[6] dans la relation pédagogique. L’enseignant doit assumer sa propre ignorance et sa propre faillibilité, et présenter à ses élèves des problèmes où les réponses simples ne sont pas disponibles. L’objectif est bien que les élèves puissent se sentir confiants dans leur propre recherche de réponses et mieux disposés à s’interroger de manière critique. En ce sens, la pédagogie critique est un apport essentiel à la conceptualisation d’une éducation dite critique aux droits humains en ce qu’elle interroge les structures de pouvoir existant au sein tant des curricula que de la relation pédagogique elle-même. L’éducation, dans sa forme (relation pédagogique) et dans son contenu (le curriculum comme système de pouvoir), doit donc être interrogée dans l’intention de donner aux apprenants plus de contrôle sur leurs processus d’apprentissage.

La pensée freirienne s’appuie donc sur la conscientisation des rapports sociaux de pouvoir, mais insiste également sur le rôle de nos affects pour l’émergence d’une pensée critique nécessaire à une éducation émancipatrice, puisque Freire insiste sur une posture bienveillante de l’enseignant dans la relation éducative. Pour encapaciter l’élève, il s’agit de créer un sentiment de curiosité et de confiance à l’égard de sa propre capacité à penser le monde, et donc de créer des espaces pédagogiques où il peut s’affirmer sans honte, sans résignation ni peur, et expérimente donc son pouvoir d’agir. Quel rôle serait dévolu à ceux qui enseignent l’EDH? N’est-ce pas dans la relation interpersonnelle entre le pédagogue et les élèves que se joue principalement les états affectifs?

1.4 La rationalité de l’engagement à la confluence de la critique et de l’émotion

L’EDH cherche à développer chez les apprenants une volonté de s’engager et une affirmation de soi en tant qu’humain libre et capable d’agir sur le monde. Elle doit donc éveiller un sentiment capacitaire chez les apprenants concernant leur habileté à détenir et à exprimer une pensée critique et une opinion construite, d’égale valeur à celle d’autrui. Il s’agit d’éprouver le fait de se sentir apte, et aussi apte que les autres. Les éthiques du care ont montré que ce sentiment capacitaire provient notamment de l’intersubjectivité (Gilligan 1982; Noddings, 1984). C’est parce que je reconnais ma vulnérabilité et mon interdépendance avec les autres que je reconnais autrui capable et qu’autrui me légitime à son tour. Une réflexion sur le rôle des affects pour la mise en oeuvre d’une EDH critique est ainsi essentielle. Développer une pensée critique ne viserait pas simplement une attention critique à l’égard de nos savoirs et de nos processus cognitifs, mais s’étendrait également à la prise en compte de la part affective présidant à l’action et à la transformation[7].

En outre, la prise en compte des émotions et des affects interroge également la théorie critique des droits humains, et non seulement son enseignement. Les subaltern studies ont souligné que la rationalité occidentale sur laquelle s’appuie la construction théorique des droits humains s’accompagne d’une certaine hostilité envers la dimension affective et sensible de l’humain. Upendra Baxi (2002) souligne comment la rationalité moderne a déterminé la substance et le cadre conceptuel des droits humains et considère la nécessité de repenser la souffrance humaine pour appréhender la théorie des droits de l’Homme de façon incarnée. La violation des droits engendre des conséquences physiques et affectives tout aussi importantes que des conséquences purement juridiques ou intellectuelles. Tout un pan de la théorie critique des droits de l’Homme soulève donc la nécessaire dimension affective de la réflexion sur les droits humains que l’EDH se doit de prendre en compte. En ce sens, le travail de Megan Boler (1999) offre un éclairage particulier en ce qu’il souligne le rôle des émotions comme un mode de résistance aux normes dominantes au sein de l’éducation. Ainsi, approfondir ici la dimension socioaffective de l’engagement et du jugement éthique est essentiel pour appréhender une EDH critique effective ainsi qu’une conception éthique du contenu des droits humains.

Au terme de cet examen théorique éclairant les enjeux épistémiques et éthiques de l’EDH, nous proposons de monter en quoi la pratique de la philosophie avec les enfants pourrait être une modalité pédagogique potentiellement à même de s’assurer que l’EDH puisse répondre aux exigences du développement d’une pensée dialogique, critique et interculturelle.

2. Apports et limites de la pratique de la philosophie avec les enfants à une EDH dialogique, interculturelle et critique

Le statut de l’enfant en droit international a fortement évolué avec l’adoption, en 1989, de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), où ils sont considérés comme des sujets de droit. Eux aussi habitent le monde et sont capables d’avoir un regard valable sur le monde social qui les entoure. L’article 12 de la CIDE dispose ainsi que tous les enfants ont le droit d’exprimer leurs opinions sur les questions les concernant. Ces évolutions juridiques entrent en résonance avec la pratique de la philosophie avec les enfants. Il est aisé de concevoir un intérêt à encourager les enfants à verbaliser leurs propres réflexions sur les concepts et les droits inscrits dans la CIDE. À bien des égards, les développements présentés concernant les enjeux éthiques et épistémologiques de l’EDH entrent en résonance avec le projet politique de Mathew Lipman et Ann-Margaret Sharp, les deux fondateurs de la philosophie avec les enfants.

2.1 Une appropriation critique et discursive des droits humains

Dans les années 1970, le philosophe américain Matthew Lipman, préoccupé par le manque de pensée critique des enfants de son pays, développe une pratique appelée la philosophie pour enfants, inspirée de la philosophie pragmatique de Dewey[8]. La communauté de recherche philosophique[9] de Lipman n’est pas seulement un dispositif pédagogique. Elle est aussi la projection d’une communauté politique idéale par la mise en oeuvre d’un espace d’échanges qui souligne la relation entre la démocratie comme forme d’enquête (chercher le meilleur pour la société) et comme ouverture dialogique (reconnaître la légitimité de tous, et de fait, aussi et surtout, des voix minorisées)[10]. L’expérience vécue concrète du dialogue philosophique est un processus social et affectif, et les enfants expérimentent une pratique pédagogique qui « concilie les lois de la raison avec l’intérêt des sens » (Schiller, 1965) – « en tant que domaine d’abstraction immédiate et concrète dans son affect et son implication » (Kennedy, 2012). Il s’agit bien d’une construction collaborative qui semble répondre à la notion d’expérience éducative de Dewey et pourrait être considérée comme une pratique éthique et politique. Lors d’un atelier, les enfants saisissent que chacun a un égal droit à la parole, chacun étant un interlocuteur valable, et ce, tant qu’ils essayent de justifier leurs affirmations. En expérimentant leur liberté de parole, leur liberté de pensée, le pluralisme des idées et le désaccord, les enfants s’initient à ce que peuvent être vraiment un débat démocratique et l’accueil de la liberté de pensée de chacun.

Lipman considérait que la communauté de recherche philosophique constitue le cadre le plus propice au développement d’habiletés de pensée métacognitives nécessaires à la maturation d’une pensée critique[11]. Tout au long des ateliers de philosophie, l’enfant accomplit de nombreuses actions intellectuelles posant – même provisoirement – les fondations d’un univers intérieur : il identifie les philosophèmes au sein des savoirs, prend connaissance de questions clés, doit prouver et éprouver ses convictions et croyances. L’enfant fait l’expérience de penser sur sa propre pensée et devient ainsi co-acteur, avec les autres, d’une expérience de vie dans laquelle les véritables enjeux « sont l’acquisition de la compétence à parler dans un groupe et la construction d’un rapport personnel aux valeurs » (Bliez-Sullerot, 2005).

Puisqu’il s’agit d’approfondir l’appréhension des concepts, leur définition et leur signification, la transposition du contenu des articles de la CIDE en questionnements philosophiques répond aux enjeux du développement d’une pensée critique analysant le discours institutionnel sur les droits humains. Les enfants peuvent ainsi percevoir le caractère construit et non naturel de cette liste de droits qui leur sont reconnus.

De ce fait, si le déploiement d’une pensée critique semble avoir effet lors des ateliers de philosophie, on peut se demander si la philosophie pour enfants répond aux exigences de la pédagogie critique de Freire[12].

L’une des principales pédagogies à laquelle les auteurs de philosophie pour enfants s’opposent est l’éducation dite « traditionnelle », purement transmissive et conservatrice, où l’enfant reste passif et docile. En cela, ils rejoignent en partie la critique de l’éducation bancaire de Freire. Comme le souligne Olivier Michaud : « Les deux écoles de pensée considèrent que l’éducation est enracinée dans la vie des participants, que le dialogue est un outil central d’une bonne éducation et que le fonctionnement de la classe doit être démocratique, co-construit par les enseignants et les élèves » (Michaud, 2020, p. 38, notre traduction).

Toutefois, la pensée critique a des significations bien distinctes pour la pédagogie critique et la philosophie pour enfants. La pensée critique, telle qu’elle est conçue par Lipman, se concentre sur un ensemble spécifique d’habiletés de raisonnement. Le projet éducatif lipmanien vise à apprendre aux enfants à devenir des penseurs rationnels. Dans la pédagogie critique, « l’objet d’une réflexion critique n’est pas seulement contre les croyances manifestement fausses, mais aussi celles qui sont trompeuses, partisanes ou impliquées dans la préservation d’un statu quo injuste » (Burbules et Berk, 1999, notre traduction). Pour la pédagogie critique, la production de connaissance ou la réflexion critique ne peuvent être déconnectées des relations de pouvoir et d’une réflexion sur un système politique et économique qui perpétue les inégalités. Une tension est donc bien présente, car dans l’atelier de philosophie pour enfants, l’activité discursive en place n’a pas pour objet de faire agir les participants sur leur environnement social. L’animateur est censé rester neutre, puisque le contenu de la discussion doit provenir du vécu et de la pensée des enfants. Or, en prenant une position ferme sur les injustices qui sont associées aux droits humains, n’en arrivons-nous pas aussi à vouloir diriger l’investigation philosophique, au lieu de suivre la recherche des enfants là où elle va par elle-même? La tension semble difficilement résolue. Toutefois, elle souligne en quoi les facilitateurs doivent être vigilants quant aux moyens par lesquels leur pratique pourrait renforcer par inadvertance la domination et l’oppression de certains au sein de l’atelier. En effet, au sein des ateliers de philosophie peuvent exister des relations de pouvoir asymétriques où les enfants les plus confiants pour développer une pensée abstraite seront davantage capables d’exprimer leurs pensées. La prise de conscience de ces enjeux permet aux praticiens d’envisager leur pratique pour la rendre la plus équilibrée possible (Jackson, 2008).

Enfin, il semblerait intéressant de s’interroger sur la façon dont le développement d’une pensée attentive et bienveillante (caring thinking[13]) au sein des ateliers de philosophie peut participer à l’autonomisation émotionnelle des enfants. En effet, un enfant émotionnellement autonome semblerait plus apte à savoir d’où viennent ses affects, et cela lui permettrait d’être plus à l’aise, plus en sécurité face au désaccord. Il pourrait accéder à ce sentiment capacitaire qui lui permet d’éprouver sa capacité à développer une pensée critique, accompagnée par les autres participants. Malgré la tension entre pédagogie critique et philosophie pour enfants, les potentialités pour cette dernière de développer un sentiment capacitaire nécessaire à l’autonomisation et à l’accès d’une citoyenneté affective critique restent une piste essentielle à creuser, et ce, afin d’observer si la pratique de la philosophie avec les enfants pourrait répondre à l’exigence d’une EDH émancipatrice et holistique s’appuyant sur la dimension sensible et affective de la rationalité.

2.2 Principes d’une pédagogie dialogique interculturelle

L’éveil à une pensée dialogique semblait essentiel pour la mise en oeuvre d’une éducation interculturelle. Toutefois, la pédagogue Catherine Walsh a analysé les relations entre les caractères d’une éducation interculturelle et les exigences d’une pédagogie critique. Elle s’est attachée à développer une conception de l’éducation interculturelle dite critique, allant à l’encontre de ce qu’elle nomme l’interculturalité fonctionnelle, qui caractérise la promotion des approches interculturelles au sein des instances internationales faisant abstraction des rapports de domination, pourtant essentiels à l’analyse. Pour Walsh (2005), l’interculturalité fonctionnelle vient s’agréger au système éducatif existant sans le remettre en cause, tandis que l’interculturalité critique dénonce les enjeux structurels de domination à l’oeuvre au sein même de l’éducation et des curricula, et propose donc à proprement parler un projet politique de décolonialité des savoirs. Si les ateliers de philosophie n’ont pas pour ambition de valoriser ni de transmettre le savoir d’une culture consacrée ou dominante, et semblent développer au contraire une pensée intersubjective, cette pratique pourrait-elle être conceptualisée comme un véritable mécanisme dialogique et participatif (Barrow, 2010) répondant aux exigences de l’EDH? La controverse est vive.

Certains auteurs comme Vansieleghem (2005) soutiennent que la pratique de la philosophie avec les enfants, en s’inspirant de la dialectique socratique, peut s’avérer problématique au sens où elle serait régie par une forme particulière de pensée et de raisonnement qui conduirait au fond à l’exclusion d’autres voies et discours. Si l’accent est mis sur le développement d’une pensée logique et rationnelle, cela pourrait en venir à limiter la pluralité des voix et la portée dialogique de la discussion philosophique. À contrario, d’autres auteurs comme Kennedy (1999, 2012) soutiennent que l’espace pédagogique de la communauté de recherche peut être considéré comme une expérience potentiellement transformatrice en ce qu’émerge une pensée dialogique qui dépasse une conception traditionnelle de l’acte philosophique comme effort rationnel, solitaire et individuel. Engagé dans une communauté de recherche, l’acte philosophique s’appuierait sur une dimension sensible de la rationalité, puisque les participants y développent également des habiletés plus affectives, comme leur empathie cognitive. Pour Kennedy, permettre aux enfants d’entrer dans le dialogue philosophique offre des possibilités de transformation pour la philosophie elle-même, puisque la part sensible de notre rationalité est prise en considération et le développement de la pensée critique s’appuie sur une éducation holistique.

Au-delà de cette controverse, il est important de reconnaître que les ateliers de philosophie pour enfants sont toujours socialement et politiquement situés, d’une part en raison de l’origine théorique de cette méthode pédagogique, d’autre part par l’influence des acteurs qui portent le projet de leur mise en oeuvre. Un atelier de philosophie existe toujours au sein d’une structure plus large dont l’influence est susceptible d’avoir un impact sur son potentiel en tant que mécanisme de dialogue[14]. Chetty (2014, 2018) souligne par ailleurs qu’un des enjeux de la philosophie pour enfants est celui de la représentativité des différentes minorités dans une discussion[15]. Un bon moyen de commencer à ébranler un éventuel eurocentrisme consiste à employer des supports centrés sur différents types d’expériences et perspectives culturelles, éveillant l’imaginaire des enfants, dont les fonctions socialisatrices participent d’une mythologie du sens. Certains auteurs évoquent ainsi la nécessité de développer une philosophie pour enfants dite critique : une « Critical Philosophy for Children » (Funston et Sager, 2017) devant explorer les questions auxquelles sont confrontés les jeunes dans leur expérience quotidienne. Ceci suppose également que les animateurs doivent faire des recherches sur l’environnement social des élèves afin d’adapter leur animation au contexte précis de leur intervention. Ainsi, plutôt que d’abandonner la philosophie pour enfants, nous devrions plutôt reconnaître ses limites, pour éviter, dans une moindre mesure, son instrumentalisation. Là encore, cela suppose de renforcer la capacité de réflexivité des praticiens.

Conclusion

Cet article a cherché à souligner les enjeux éthiques et épistémologiques de l’EDH, puis a entrepris d’établir dans quelle mesure la pratique de la philosophie avec les enfants est susceptible d’ouvrir la voie au développement d’une EDH émancipatrice formant de futurs citoyens éclairés.

Il est apparu que l’institutionnalisation de l’EDH sous l’empire des normes régissant le droit international public négligeait les besoins spécifiques des enfants, faute d’une éducation pensée comme devant être dialogique et interculturelle. Sont posées simultanément la question des valeurs et de leur universalité, la question des institutions et des référents culturels et historiques qui les légitiment et la question des responsabilités des gouvernants et des institutions de la société civile prétendant prendre en charge les besoins de l’enfant. Si de sensibles progrès liés à l’avènement de la Convention internationale des droits de l’enfant portent d’abord sur la reconnaissance des besoins de l’enfant, aucun accompagnement éducatif ne peut advenir tant qu’une pédagogie prenant en compte les besoins de l’enfant, le monde social dans lequel il vit et surtout les apprentissages censés répondre aux objectifs assignés, n’est pas conçue et pratiquée. Après avoir repéré dans les travaux publiés ces dernières années les enjeux épistémiques et éthiques de la conciliation d’une éducation interculturelle et d’une pédagogie critique aptes à servir la communauté internationale dans la mise en oeuvre d’une éducation aux droits humains éthiquement acceptable, nous avons illustré les raisons pour lesquelles la philosophie pour enfants semble aujourd’hui en mesure de prendre en charge cette mission. En effet, il s’agit, à travers cette pratique, de reconnaître et d’affirmer l’identité épistémique des enfants, de leur offrir des apprentissages voués à l’acquisition d’aptitudes tant cognitives qu’émotionnelles au service d’une pensée émancipatrice garante de l’avènement d’un citoyen conscient de ses droits et respectueux d’autrui.

Toutefois, des limites non négligeables sont présentées à cette hypothèse. En effet, encore faut-il que les principes de la pédagogie critique, interculturelle et dialogique soient reconnus par les acteurs de la philosophie pour enfants et qu’une prise en compte de la dimension subjective de l’éducation soit davantage explorée.