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Introduction

En éthique médicale, le modèle paternaliste relève du souvenir d’une époque révolue, relégué dans le passé par les transformations sociétales, épidémiologiques et médicales en cours depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. En effet, l’accès à l’éducation pour le plus grand nombre, l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques impliquant la délégation, par l’équipe soignante, de la gestion quotidienne de la maladie et des traitements aux personnes malades, ainsi que les progrès de la médecine, devenue plus technique et savante, mais aussi plus invasive et complexe, ont rendu obsolète le principe d’une médecine s’autorisant la protection totale et absolue de la personne jusqu’alors considérée comme affaiblie par la maladie et ignorante sur le plan médical. C’est désormais le modèle dit « autonomiste » (Rameix, 2004) qui prévaut, reposant sur la communication d’informations éclairées à la personne malade et le respect de ses décisions. Selon le modèle autonomiste, fondé à la fois sur les principes de démocratie sanitaire et de responsabilisation des personnes usagères du système de santé, la personne qui reçoit des soins a le droit de connaître les effets attendus (avantages et inconvénients) d’une intervention médicale et d’un traitement, et de prendre les décisions remportant sa préférence, quand bien même celles-ci seraient contraires à l’avis du médecin (Rameix, 2004). Afin de rendre le modèle autonomiste effectif, le système de soins a désormais le devoir de respecter et de promouvoir l’autonomie de la personne (Durand et Dabouis, 2014).

Nous discutons, dans cet article, des enjeux éthiques actuels liés au fait de « promouvoir l’autonomie de la personne », auquel s’adjoint une question complexe : comment favoriser l’autonomie d’autrui sans lui imposer une vision normée, voire moraliste de l’autonomie, et ainsi revenir à un modèle paternaliste larvé? Dans son dernier ouvrage, consacré à sa propre expérience de la maladie et de la fréquentation régulière du système de soins, Ruwen Ogien (2017), philosophe et théoricien de l’éthique minimale, courant de pensée libertaire et égalitaire fondé sur le principe antipaternaliste de non-nuisance à autrui comme cadre éthique minimaliste de nos actions (nous y reviendrons dans la suite du texte), soulevait la convention implicite suivante :

En dépit des nouveaux droits du patient […] et de la répulsion de plus en plus vive à l’égard du paternalisme médical, il existe toujours des lois vagues, non écrites, qui obligent ceux qui fréquentent les hôpitaux à jouer un certain rôle […]. Celui d’une personne résistant vaillamment à la dégradation physique, sincèrement désireuse de suivre les recommandations des médecins, toujours fiable intellectuellement et encore capable d’être utile à la société.

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Autrement dit, le modèle autonomiste supporterait l’autonomie de chaque personne à condition que celle-ci présente au moins la (bonne) volonté de se soigner et le goût d’apprendre à prendre soin de soi. L’image d’une personne combative et désireuse de suivre les recommandations des médecins serait attendue par le système de soins et la société en général, argumente Ogien (2017), et il est fait peu de place aux personnes qui vivraient difficilement la maladie, en seraient lassées ou refuseraient de jouer le rôle social du « malade ». Dans la lignée des travaux d’Erving Goffman (1956), Ogien décrit la réduction de la personne malade, dans le champ des représentations et celui du relationnel, à sa condition sanitaire, risquant le rejet ou la punition sociale si elle se montre non conforme à son rôle – non tellement le rôle d’un malade faible ou en souffrance, insiste Ogien, mais davantage celui de quelqu’un qui a le désir de se soigner et de surmonter sa maladie pour continuer à vivre « comme tout le monde ». Un rôle nourri et guidé par des valeurs morales fortes : celles du contrôle de soi et du volontarisme.

À l’aune de l’éthique minimale, reposant sur les principes éthiques de non-nuisance à autrui, d’indifférence morale vis-à-vis de soi-même et d’autrui, ainsi que d’égale considération de la voix de chacun et chacune (Ogien, 2007), c’est l’éthique de l’autonomisation en santé que nous invite à interroger le philosophe Ruwen Ogien. Une éthique qui n’est pas uniquement médicale, mais qui devient aussi une éthique de l’éducation, c’est-à-dire l’éducation en santé, appelée « éducation du patient » ou « éducation thérapeutique du patient » dans le cadre des soins auprès de la personne vivant avec une maladie chronique (d’Ivernois et Gagnayre, 2016). La non-nuisance, principe central de l’éthique minimale, peut être comprise comme l’affirmation par une société de l’autonomie au sein de laquelle demeure la liberté absolue des personnes à pouvoir faire tout ce qui ne porte pas directement préjudice à autrui, excluant tout devoir moral envers soi-même ou d’attente morale à l’égard d’autrui. L’éthique minimale postule le refus du moralisme (la promotion d’une conception particulière du « bon patient », par exemple) et du paternalisme (l’imposition, même implicite, de cette conception à autrui). Nulle attitude et nul comportement n’ont de valeur morale en soi et ne devraient donc faire l’objet de récompenses ou de punitions sociales (Ogien, 2004). L’éthique minimale se distingue également d’une perspective conséquentialiste ou utilitariste de l’autonomie (Ogien, 2007), selon laquelle une action d’éducation en santé se jugerait d’après ses conséquences objectivables, son utilité attendue pour la personne et la société, à savoir le fait de rendre la personne capable de gérer seule sa maladie et ses traitements, comme s’y attendent les experts (« autonomie fonctionnelle »), excluant toutefois ses capacités d’examen critique des recommandations médicales qui lui sont adressées ou d’autodétermination face à la maladie (« émancipation individuelle »).

Dans le prolongement des travaux d’Ogien sur l’expérience de la maladie (Ogien, 2017) et l’éducation (Ogien, 2013), nous analyserons comment la pratique éducative en santé, humaniste, anti-paternaliste et inscrite dans le modèle autonomiste de l’éthique médicale, peut buter sur les écueils de ce modèle, à savoir (et paradoxalement) un certain moralisme et paternalisme implicites opérés par le système de soins, qui promeut une conception du bien particulière et qui l’impose ou la recommande aux personnes malades. Originellement individualiste, en ce sens qu’elle vise la capacité de chaque personne vivant avec une maladie chronique à faire face au défi de l’autonomie individuelle (Foray, 2016), et nécessaire au maintien de la démocratie sanitaire (Gross et Gagnayre, 2018), l’éducation de la personne malade peut viser une autonomie véritable, selon nous, par l’adoption rigoureuse des principes de l’éthique minimale. Nous exposerons cette idée en l’appliquant plus spécifiquement à la population adolescente (12‑18 ans) vivant avec une maladie chronique. John Stuart Mill (1990), inspirateur de l’éthique minimale, affirmait pourtant que la doctrine d’un minimalisme moral ne s’appliquait pas à cette population, en raison de sa qualité à se protéger, tant d’elle-même que des dangers venant de l’extérieur. Il convient aussi de noter la rareté, au sein des publications scientifiques, des questionnements éthiques liés à l’autonomisation de cette population en regard de la santé (Racine et coll., 2014).

1. Les interventions « d’éducation du patient » au service du modèle autonomiste

1.1 L’émergence des interventions éducatives dans les soins

L’autonomie en santé, comprise comme la capacité d’une personne à établir des choix relatifs à sa santé et à agir pour prendre soin de soi selon ses propres opinions et valeurs (Reach, 2017), ne se décrète pas. Elle s’apprend progressivement. C’est le prisme choisi par le modèle autonomiste pour penser raisonnablement la possibilité de s’autodéterminer face à une maladie chronique. Prenons l’exemple d’une personne dont vient d’être diagnostiqué un diabète de type 1. Pour continuer à vivre avec la maladie, cette personne effectuera au quotidien une surveillance de son taux de glycémie, en interprétera les résultats, prendra des décisions sur la conduite à tenir, sera amenée à adapter son régime alimentaire et son activité physique, soit une série de compétences qui ne sont pas innées ni développées si l’on n’a jamais été confronté à la maladie en question. Cette personne ne pourrait dès lors, sauf à mettre sa vie en péril, sortir du cabinet médical uniquement avec un diagnostic et une promesse d’autonomie respectée. Afin qu’elle puisse prendre des décisions de santé, il est nécessaire qu’elle en maîtrise les tenants (repérer les signes d’hypoglycémie, contrôler la glycémie, etc.) et les aboutissants (anticiper les conséquences d’une action).

Le système de soins s’engage donc à promouvoir cette autonomie, c’est-à-dire à rendre la personne capable de prendre soin d’elle-même au quotidien. C’est ainsi que se sont développées les interventions « d’éducation du patient » ou d’éducation de la personne malade, qui ont pour but de permettre le transfert de compétences de soins de l’équipe soignante vers la personne malade (comprendre la maladie, adapter sa thérapeutique, agir en cas d’incident…) et de faciliter le développement des compétences d’adaptation à la maladie (faire valoir ses droits, informer son entourage, exprimer son ressenti de la maladie…). Ces interventions prennent la forme d’ateliers collectifs ou de séances individuelles et sont dispensées par les membres de l’équipe soignante selon une pédagogie active, le plus souvent afin d’aider la personne à développer les compétences utiles pour vivre avec une maladie chronique (Organisation Mondiale de la Santé, 1998). Les personnes malades n’étant pas éduquées malgré elles, cette autonomisation requiert inévitablement leur engagement, ne serait-ce que par un investissement minimum en temps et en énergie (cognitive mais aussi émotionnelle, voire physique) pour acquérir les savoirs transmis. Révolution silencieuse, « l’éducation du patient » a contribué à désengager les membres de l’équipe soignante d’une attitude paternaliste en diversifiant leur rôle de prescriptrices ou prescripteurs (de médicaments, de comportements) par l’ajout de celui de pédagogues rendus obligés de partager leurs savoirs avec les personnes vivant avec une maladie afin de les aider à se maintenir en bonne santé (d’Ivernois et Gagnayre, 2017).

1.2 L’autonormativité de la personne malade contre le paternalisme

Sur le plan théorique, les interventions éducatives dans le domaine des soins s’inscrivent dans une éthique de l’autonomie et hors du champ moral, en ce sens que les personnes sont elles-mêmes les auteures des normes morales et sanitaires qui les définissent et guident leurs choix. Nul bien ne s’impose de lui-même à tous. Le principe de bienfaisance est pensé à partir du respect du pluralisme, tel que décrit dans les travaux du philosophe Engelhardt (1986) et exprimé en cette visée autonomiste : « fais à autrui son bien » (Rameix, 2004). La santé et la maladie sont considérées d’abord comme des expériences vécues par les personnes concernées, ne pouvant être substituées par les seuls savoirs médicaux (La Puma et coll., 1995). Par l’éducation de la personne malade est reconnue la place centrale du sujet malade, ou pourrait-on même le qualifier de sujet avec une maladie pour ne pas le réduire à sa condition sanitaire – un sujet apprenant à s’approprier cet objet qu’est la maladie et postulant la capacité universelle d’y parvenir.

Sur le plan pratique, et pour exemple, il en résulte qu’une adolescente ou un adolescent atteint d’hémophilie (maladie caractérisée notamment par des saignements prolongés à la suite de traumatismes mineurs provoquant des risques pour la santé de la personne) et demandant à son médecin comment maximiser sa sécurité si elle ou il participe à un tournoi de boxe ou à une manifestation de protestation potentiellement violente, recevra l’éducation nécessaire pour gérer ces situations avec la maladie et comprendre les risques éventuellement encourus sans s’entendre opposer que la maladie l’exclurait a priori de ces situations. L’autonormativité régule la relation éducative : dans un dialogue continu avec ses médecins, mais aussi en fonction de ses expériences personnelles, la personne fixe elle-même les normes lui permettant de définir ses objectifs de santé, de bien-être et de qualité de vie, et en déduit ses besoins éducatifs pour maintenir ou améliorer sa santé dans la maladie (Barrier, 2014).

Des divergences normatives entre, d’un côté les membres de l’équipe soignante et les experts, et de l’autre les personnes vivant avec une maladie continuent cependant d’exister en ce qui concerne les questions et les comportements de santé. Les normes savantes seraient davantage « rationnelles », fondées sur la science, tandis que les normes profanes soutiendraient une forme d’irrationalité en ce sens qu’elles n’impliquent pas, comme finalité des conduites, la bonne santé, mais font intervenir des notions telles que le plaisir, la réduction des contraintes ou de la charge mentale, la confiance, etc. (Fainzang, 2015). Cependant, il est considéré que les interventions éducatives autorisent un espace-temps de dialogue et de construction de nouvelles normes pour chacune des parties, puisque la décision finale sur les choix de santé revient à la personne vivant avec la maladie. De plus, l’émergence des interventions éducatives dans les soins est concomitante avec la reconnaissance croissante des savoirs (nommés parfois « savoirs expérientiels ») des personnes vivant avec une maladie, ce qui remet en cause l’ancienne hiérarchie des normes à l’avantage des médecins (Gross, 2017). Cette tension normative ne serait ainsi pas le frein majeur à l’autonomie véritable des personnes vivant avec une maladie chronique.

2. Pouvoir se soigner sans « être » malade

Reprenons l’exemple de l’adolescente ou de l’adolescent atteint d’hémophilie. Puisque le modèle autonomiste s’adapte à ses demandes a priori opposées aux normes savantes (les sports dangereux ou extrêmes ne sont pas recommandés pour les personnes vivant avec cette maladie), nous pourrions considérer qu’il évacue la morale de la relation d’éducation et de soins, et se préserve ainsi de tout moralisme ou paternalisme. Mais qu’en est-il des jeunes qui refusent des soins ou dont l’adhésion est limitée ? De celles et ceux dont l’assignation psychologique à la condition de malades, en raison du suivi quotidien d’un traitement ou de l’accès rendu difficile à certains pans de la vie sociale, les fatigue, les lasse et leur rend impossible le goût au soin de soi, puisque ce soi ne leur convient pas. La réponse du modèle autonomiste sera de deux types, selon l’approche à laquelle il se raccroche : protectionniste ou d’acceptation non interventionniste, comme autant d’écueils, que nous présentons ci-après, sur lesquels bute le modèle autonomiste.

2.1 L’assignation au rôle de malade

Dans son versant protectionniste, le modèle autonomiste postulera qu’il est difficilement concevable de laisser ces jeunes à leur choix de non-adhésion aux soins sous le couvert du respect de leur autonomie, sans trahir le principe de non-nuisance. Ou, comme on parle de consentement libre et éclairé, il faudrait s’assurer que ce choix du refus est libre et éclairé. Toutefois, pour être qualifié comme tel, le choix doit être bâti sur la connaissance rigoureuse de ses conséquences, ce qui s’opérerait au minimum par l’évaluation des savoirs de la personne ou, plus généralement, par la participation de celle-ci à des interventions éducatives pour la rendre capable de prendre des décisions de santé, soit lui demander d’adhérer à un projet d’apprentissage sur sa maladie, alors même qu’elle ne veut pas en entendre parler. Le risque d’augmenter le mal-être des jeunes est réel et peut aller jusqu’à rendre l’intervention totalement contreproductive. Une étude qualitative menée en France (Fonte et coll., 2017) a notamment mis en évidence que le sentiment d’autoefficacité (relatif à la gestion de la maladie et des traitements) de certains jeunes vivant avec un diabète de type 1 était plus faible après la participation à un programme « d’éducation thérapeutique du patient » qu’avant son début. Le niveau du sentiment d’autoefficacité est un indicateur fréquemment utilisé pour évaluer l’efficacité des interventions éducatives en santé. Il désigne la croyance d’une personne en sa capacité à réaliser une tâche et à en obtenir les bénéfices attendus (Bandura, 2014). Les entretiens réalisés auprès de ces jeunes ont révélé qu’ils percevaient les responsabilités d’autogestion comme étant associées à l’identité « adulte », incompatibles selon eux avec la préservation d’une socialisation caractéristique de leur groupe d’appartenance (« les jeunes »), davantage centré sur l’hédonisme. Ils ont perçu les interventions éducatives, axées sur le développement de compétences dites d’autosoins, comme un dispositif d’apprentissage à devenir un « adulte malade », identité rejetée dans ces deux composantes.

Le modèle autonomiste agit ainsi comme s’il exigeait de la personne d’être malade pour apprendre à gérer sa maladie. Or c’est oublier que la maladie chronique crée une rupture identitaire chez la personne (Morin, 2004). Les travaux de l’anthropologue Tod Meyers (2017) et de la philosophe Claire Marin (2014, 2019) ont décrit avec précision comment la maladie conduit la personne à reconfigurer son idée d’elle-même, à se construire un nouveau rôle social et à se projeter dans l’avenir en trahissant parfois des rêves entretenus avant la maladie ou en réduisant le champ des possibles. Certaines personnes y voient un piège existentiel : celui d’être essentialisées à leur condition sanitaire. Le refus peut être total et s’étaler jusqu’au refus des soins, et ce, d’autant plus que l’environnement social (l’équipe soignante mais aussi les proches) renvoient à ce statut, à cette identité non choisie. Alors même qu’elles subissent difficilement l’idée même de leur maladie, ces personnes rencontrent alors davantage de risques de connaître des complications médicales (Van Bulck et coll., 2018). La population adolescente vivant avec une maladie chronique est particulièrement concernée par ce phénomène. Tandis qu’elle vit un processus de construction identitaire impliquant l’exploration de différents rôles afin de se connaître et d’orienter les grands choix de vie, la maladie peut venir limiter le processus exploratoire par l’(auto)assignation au rôle de malade (Luyckx et coll., 2008). Plus une personne adolescente se définit d’après une maladie, plus elle risque en effet de connaître des complications médicales. Cet envahissement identitaire par la maladie engendre un haut niveau de mal-être ne permettant pas de mobiliser les ressources nécessaires au soin de soi. À l’opposé, d’autres jeunes nient la maladie au point d’arrêter les traitements (entraînant des risques évidents pour leur santé), comme s’ils s’étaient dégagés magiquement des contraintes imposées par la maladie (Bovin et coll., 2016). La réduction par la maladie des « sois possibles », définis comme les composantes identitaires qui représentent ce que les personnes pourraient, espèrent ou craignent devenir (de Place et Brunot, 2018), pourrait donc limiter la projection dans l’avenir, l’élan vital de certains jeunes.

2.2 L’exploration identitaire comme projet éducatif

Qu’on ne s’y trompe pas : le refus de la maladie, et par écho la moindre adhésion aux soins et aux traitements, n’est pas un refus de soins en général ou de l’apprentissage à prendre soin de soi. C’est le refus d’une existence au cours de laquelle l’identité serait rétrécie, unifiée dans son essence sanitaire et finalement interdite à la multiplicité dont jouissent ceux qui seraient libres. C’est en ce sens que le modèle autonomiste peut échouer : il ne propose pas d’autre exploration identitaire que celle du malade contraint de se réduire à sa condition sanitaire pour survivre. Si la perspective est déjà sinistre pour un adulte, elle devient tout à fait repoussante pour une personne adolescente, dont le mouvement psychique premier est de s’inventer à la fois ici et maintenant en elle-même et dans l’environnement social, mais aussi de se projeter dans l’avenir.

L’expérience de la maladie peut être violente, tout comme celle de l’éducation à gérer cette maladie. Acquérir un savoir n’est jamais neutre. C’est un processus qui engage la personne, qui lui donne une nouvelle connaissance d’elle-même (Dehaene, 2018). L’éducation à l’autonomie en santé ne pourrait donc pas faire l’économie de la question identitaire, de l’aide à (re)trouver le « goût de soi », selon les termes de Claire Marin (2014). Mais l’éducation à l’autonomie y parviendra si elle se dégage de tout processus (même implicite) de normalisation de la personne vers une figure de malade tendue dans son être presque exclusivement vers la gestion de la maladie. Dans le cas contraire, l’intervention s’assimilerait à du moralisme dans la mesure où il s’agirait d’une promotion (implicite, on le répète) d’une conception normée de la personne malade agissant dans l’intérêt du système de soins.

Nous affirmons le refus d’enfermer la personne dans une conception morale de son rapport à la maladie, en vertu du respect des principes de l’éthique minimale. L’éducation à l’autonomisation en santé gagnerait ainsi à s’inviter sur le territoire de l’apprentissage de l’exploration de soi (par la mobilisation en tant que stratégie éducative de la médiation culturelle ou artistique, par exemple), ce qui reste actuellement très marginal (Sattoe et coll., 2015). Dans un article de synthèse sur les modèles en psychologie du développement de l’identité, Kunnen et Bosma (2006), spécialistes du développement adolescent, ont en outre mis en évidence que la construction identitaire était un processus continu et dynamique fondé sur le développement de compétences diverses liées à la connaissance de soi, des normes sociales, etc. Ces compétences se développent à travers les expériences (de vie, de soins, etc.) et les rétro-informations sociales reçues sur les attitudes et comportements adoptés ou expérimentés. Les interventions éducatives dans les soins pourraient s’inscrire dans une perspective de soutien à ces apprentissages. L’éthique minimale invite également à prôner l’absence d’attentes comportementales ou motivationnelles à l’égard des personnes malades. Il convient en effet de ne pas réserver le soutien à l’apprentissage de l’autonomie aux seules personnes malades formellement désireuses d’apprendre – de la même manière qu’un membre d’une équipe enseignante ne pourrait réserver ses enseignements seulement aux bonnes et aux bons élèves –, mais d’adopter davantage les stratégies éducatives permettant à la personne de s’autonomiser sans se conformer à un rôle non choisi.

3. L’éducation aux normes sociales de santé

3.1 L’influence des normes sociales sur les attitudes de santé

La deuxième approche face au refus de soins, au sein du modèle autonomiste, est celle de l’acceptation non interventionniste, régulée par le respect de l’autonormativité de la personne malade. Une attitude a priori plus proche des principes de non-nuisance et d’absence d’exigence morale vis-à-vis de soi et des autres prônés en éthique minimale. Cependant, encore une fois, nous butons sur un écueil lié à la norme, car il persiste un impensé au sujet de la norme dans la relation de soins. En effet, au sein du modèle autonomiste, la réflexion sur les normes en jeu au sein de la relation entre l’équipe soignante et la personne malade est réduite à la tension entre les normes savantes et les normes profanes. Toutefois, c’est oublier que toute personne est également déterminée par des normes sociales, nées hors de la relation de soins, influençant les jugements, les choix et les comportements de la personne à l’égard de sa santé (Corneille, 2010). Les normes de santé sont le fruit d’un processus de socialisation long et complexe entendu comme le processus d’apprentissage par la personne des normes et des règles de la société, activée automatiquement par l’interaction avec l’environnement social (Little, 2016). Notre rapport à l’alimentation, à l’activité physique, au corps, à la médication, à la médecine… est construit et modelé par ce processus de socialisation. Il déborde ainsi largement la seule confrontation d’une norme savante avec une norme fondée sur le ressenti de l’expérience individuelle de la maladie. Ne pas en tenir compte équivaudrait à amputer la personne d’une partie d’elle-même.

Illustrons une nouvelle fois notre propos par un exemple. Une enquête menée en France en 2008 auprès de 40 000 adolescentes et adolescentes de 17 ans a mis en évidence que la majorité des adolescentes développe une norme du poids idéal significativement inférieure à celle préconisée par les collèges d’experts et médecins. Elles aspirent donc à une corpulence inférieure à celle des seuils médicaux (Scodellaro et coll., 2017). Une lecture rapide ou imprécise de l’éthique minimale pourrait laisser penser que si ces adolescentes jugent ce poids « idéal » et qu’elles s’y sentent bien, il n’y a aucune raison de les convaincre d’adhérer à la norme médicale en la matière, sauf que cette norme, a priori personnelle, n’émerge pas hors d’un contexte social donné. Preuve en est : elle est partagée par la majorité des adolescentes interrogées dans le cadre de l’étude. La norme d’un poids inférieur à l’indice de masse corporelle recommandée (appelée IMC, soit la mesure des seuils de poids utilisée) est en réalité le résultat de l’internalisation par les jeunes filles des normes véhiculées par la société médiatique et l’industrie de la mode, majoritairement dirigées par des hommes dont les valeurs de rentabilité s’élèvent bien au-dessus de celles du bien-être et de l’émancipation de leur public cible. C’est cette norme qui conduit plus favorablement les jeunes filles à devenir anorexiques, une maladie pouvant devenir qualifiée de « maladie sociale » (Scodellaro, 2020).

Si l’on en revient au principe de non-nuisance orientant les actions des personnes se réclamant de l’éthique minimale, il est dans ce cas précis inenvisageable de ne pas éduquer les adolescentes, que ce soit dans une démarche de traitement ou de prévention, à devenir capables d’interroger de façon critique les processus de construction des normes relatives au corps. Si un médecin, sachant que la norme d’un poids jugé dangereux est adoptée par la personne et que cette norme est la conséquence d’une forte pression sociale agissant aux dépens de l’adolescente, n’agit pas pour permettre à la personne de remettre en question ces normes et ainsi reprendre le contrôle de son propre corps (de s’autodéterminer, en somme), il lui nuit. Il s’oppose ainsi aux principes de l’éthique minimale.

3.2 Favoriser les capacités des personnes à concevoir le bien selon leurs préférences

Introduire un questionnement sur les normes sociales (de santé) au coeur de la relation éducative de soins, du projet d’autonomisation en santé ne consiste pas à imposer une conception particulière du bien, mais d’offrir à la personne la possibilité de réaliser la « conception du bien qui a ses préférences », pour citer Ogien (2014), soulevant la nécessité d’une conception « positive » de l’éthique minimale à l’attention des personnes vulnérables. L’indifférence morale vis-à-vis de soi-même et d’autrui vaut en raison de la vacuité contextuelle de nos raisonnements moraux (Ogien, 2011). Mais elle ne signifie pas l’absence de raisonnement critique sur les structures sociales et psychologiques qui fondent notre morale. L’éthique minimale en éducation ne pourrait être réduite à une approche utilitariste ou fonctionnelle de l’éducation (Alcantara, 2014), par laquelle chacun est laissé à sa propre responsabilité sans qu’il soit questionné la conception du bien des parties prenantes de l’action. Nous considérons contraire que le minimalisme moral exige que chaque personne soit en capacité de fonder sa propre morale afin de n’être dépendant ou tributaire d’aucune autre. Ne pas nuire, dans le cas précis de l'éducation à l’autonomie en santé de la population adolescente, s'étendrait ainsi à l’action de favoriser les capacités des jeunes à construire leur propre conception du bien, du bon, du juste afin qu’elles ne soient pas déterminées par leur communauté ou leurs groupes d’appartenance.

3.3. L'exemple des interventions éducatives liées à la transition de la pédiatrie vers les soins adultes

L’étude des interventions éducatives auprès des jeunes vivant avec une maladie chronique en transition de la pédiatrie vers les services de soins pour adultes soutient l’idée d’un modèle autonomiste pouvant réaliser une éducation de type « utilitariste » (Morsa et coll., 2017). Les interventions au cours de cette période sont majoritairement axées sur la capacité des jeunes à gérer les autosoins et à devenir « opérationnel-le-s » quant à l’utilisation des nouveaux services de santé adulte, dont la culture de soins, en comparaison avec la pédiatrie, est davantage impersonnelle et axée sur la maladie et la gestion de ses complications (Sattoe et coll., 2015). Ces interventions visent une autonomie fonctionnelle (capacités d’observance au traitement, telles que : nommer sa maladie et ses traitements, connaître les complications liées à l’adoption de conduites à risque, informer son médecin de son état de santé, etc.) et non une autonomie globale grâce à laquelle les jeunes deviendraient capables de grandir et de construire des projets d’existence et d’émancipation en tenant compte des contraintes liées à la maladie (capacités d’autodétermination, telles que : définir la place accordée à la maladie dans son identité, évaluer son attitude vis-à-vis de la maladie et des soins, construire son rôle de patient adulte, etc.). Sous la tutelle du modèle autonomiste s’opère donc une approche utilitariste de l’éducation, fondée sur un pragmatisme centré sur l’objet (la maladie) plutôt que sur le sujet (la personne malade). Une éducation à l’autonomie en santé inspirée par l’éthique minimale, entreprise graduellement avec la personne et selon ses intérêts, soutiendrait davantage une démarche centrée sur le sujet ayant pour but de le rendre capable de remettre en cause les normes morales établies et de fonder sa propre conception du bien(-être).

4. L’éducation à l’autonomie en santé pour répondre au défi individualiste posé par la maladie chronique

L’éducation à l’autonomie en santé des personnes vivant avec une maladie chronique s’inscrit dans un contexte sociohistorique individualiste. Les sociétés contemporaines sont bâties sur la promesse d’une émancipation individuelle, selon laquelle serait donnée à chaque membre de la société la possibilité de construire son projet de vie et de développement personnel au moyen de l’évacuation des divers déterminismes qui nous essentialisent (le genre, le groupe ethnique, la communauté d’appartenance, l’orientation sexuelle, etc.). C’est le contrat social qui lie individus et société (Gauchet, 2020). L’individu contemporain serait libre d’être et de changer. Il est ainsi en recherche permanente d’une maximisation des possibles qui s’ouvrent à lui, expérimentant à l’opposé l’impossible comme une trahison sociétale dont les conséquences sont insupportables. Ce n’est plus la morale qui guide ses actions, évoquant la figure de « l’être coupable » en rejet de la société. C’est désormais l’ère de la « possibilité », au cours de laquelle c’est « l’être insuffisant » qui fait figure d’échec (Ehrenberg, 1998). Les dernières années ont d’ailleurs été l’objet d’une augmentation significative des pathologies mentales ou des phénomènes de rejet de la vie sociale liés à la perception de l’insuffisance du soi (Le Breton, 2015). Dans ce contexte, la maladie chronique apparaît potentiellement comme un obstacle majeur à la garantie du « possible », en raison des contraintes définitives qu’elle impose à la personne qui en est atteinte.

C’est pourquoi les interventions éducatives auprès de la population adolescente vivant avec une maladie chronique pourraient s’autoriser à proposer l’exploration des différents « soi » possibles au sein de leur programme pédagogique. C’est une façon de s’inscrire dans ce contexte sociohistorique qui ne se réduit plus à l’autonomie « fonctionnelle » des personnes, mais qui soutient la promotion de la possibilité d’une identité multiple pour chacun. Les jeunes (ni même les adultes) ne peuvent plus se projeter dans l’avenir et faire société en demeurant (psychologiquement) restreints à leur état de santé. Nous sommes tous engagés dans un contrat social devant permettre la démultiplication de soi, à la manière d’un kaléidoscope où chaque situation nous fait devenir un autre, pour reprendre l’image d’Henri Bergson (1972). Cette image est d’ailleurs confirmée empiriquement par de nombreux travaux en psychologie sociale (Yzerbyt et Klein, 2019). L’identité unitaire est vaine et correspond peu à la réalité. Elle reste pourtant attendue dans les interactions sociales ou par l’influence des structures sociales (Rosset, 1999), en particulier dans les milieux de soins (Ogien, 2017).

L’éthique minimale permet de penser cette situation dans l’éducation à l’autonomie en santé et de la résoudre par la mise en oeuvre d’une attente minimale de la part de l’équipe soignante à l’égard des comportements et des attitudes des personnes vivant avec une maladie chronique. L’éthique minimale prône l’absence d’attente concernant le rôle du malade. Ce minimalisme n’est possible que s’il s’accompagne d’un maximalisme des stratégies et des moyens éducatifs pour permettre à chacun, notamment les plus vulnérables, de développer les capacités cognitives et psychosociales lui permettant de remettre en question les normes médicales et sociales, puis de fonder leur propre morale et leur propre conception de la bonne santé. La valence « minimale » de l’éthique vaut pour la finalité des actions : rien n’est attendu (par l’équipe soignante) et la personne est et demeure libre de prendre ses propres décisions sur sa santé et de vivre sa maladie comme elle l’entend. Cette valence ne vaut pas pour les moyens d’action (éducatifs) qui, s’ils étaient également « minimaux », ne serviraient que les intérêts des normes dominantes (médicales, sociales) par une offre axée sur l’autonomie fonctionnelle (gérer sa maladie pour y survivre) adressée aux seules personnes motivées d’y participer, sous le couvert du respect de la liberté de chacun. L’éducation « maximale » n’est pas ici un devoir moral pris par l’équipe soignante pour assister les jeunes vivant avec une maladie chronique. C’est l’unique possibilité de rendre effective une relation de soins déchargée de toute fonction morale et d’être dans une démarche d’éthique minimale.

Conclusion

Si l’éthique du respect de l’autonomie de la personne malade fait aujourd’hui consensus dans le domaine médical, il reste des impensés éthiques liés au processus d’autonomisation de la personne malade. Les savoirs médicaux sont complexes et requièrent de l’équipe soignante qu’elle partage ses savoirs de façon pédagogique afin qu’ils soient traités, compris et mémorisés par la personne malade lorsque c’est nécessaire. Ces savoirs doivent également pouvoir être transmis de façon éthique pour que soient considérés les besoins singuliers de la personne et pour éviter de revenir vers des réflexes moraux ou paternalistes lorsque le projet d’autonomie de la personne diffère de celui de l’équipe soignante ou que des attentes implicites subsistent parmi les membres de l’équipe soignante.

Une éthique minimale de l’éducation à l’autonomie en santé des personnes vivant avec une maladie chronique s’inscrit dans un refus total d’assigner la personne au rôle de « malade », comportant son lot de représentations associées, par l’adoption du principe d’une attente nulle à l’égard des attitudes et comportements de la personne. La population adolescente, très sensible aux enjeux identitaires, pourrait se révéler particulièrement en faveur d’une démarche d’éthique minimale mise en oeuvre par l’équipe soignante. Dans cette perspective, des stratégies et des moyens éducatifs seraient déployés pour permettre aux jeunes de s’explorer et d’interroger les normes sociales qui les façonnent. Dès lors, la démarche ne se limiterait plus à l’acquisition de connaissances utiles pour se soigner au quotidien et utiliser le système de soins, comme c’est le cas majoritairement actuellement (avec une efficacité limitée). Mise en pratique comme telle, l’éthique minimale ne pourrait être réduite à un « relativisme éducatif » (Billouet, 2008). Elle s’inscrirait au contraire dans une démarche de « maximalisme éducatif » par la mise en oeuvre de stratégies et de moyens éducatifs permettant à chaque jeune d’entrer dans la relation de soins tel qu’il est et de construire progressivement sa morale relative aux comportements concernant la santé.