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Introduction

Classiquement, l’éthique en éducation met en question la responsabilité éthique des acteurs chargés de la conduite de l’activité éducative sur le plan formel comme informel. Elle ne semble pas vraiment se préoccuper du rapport structurel entre l’école et son milieu. Or ce rapport n’est pas d’une moindre portée éthique, puisqu’il permet de penser le sens de l’école pour la société. Si l’école n’est pas structurellement intégrée à la société, ce n’est pas sûr qu’elle produise des effets désirables, notamment en matière de promotion et de diffusion des valeurs. L’éthique en éducation se doit aussi d’interroger le sens éthique des systèmes éducatifs. Pour des sociétés historiquement dominées, comme celles africaines en particulier, l’interrogation du sens éthique de l’école coloniale et néocoloniale sonne comme une nécessité pour rêver de perspectives heureuses.

Sur cette base, notre hypothèse est que l’historien Joseph Ki‑Zerbo[1] est un fervent éthicien de l’éducation en Afrique. Considérant le savoir – la « matière grise » – comme fondement du progrès, il présente l’éducation comme « le logiciel central de l’ordinateur qui programme l’avenir des sociétés » (1990, p. 16), liant ainsi le devenir de chaque société et sa position dans le monde à son système éducatif. Dès lors, il est loisible de se demander pourquoi en Afrique l’augmentation du nombre d’instruits n’est pas toujours un vecteur de progrès matériel et moral, mais bien souvent de problèmes comme l’aliénation culturelle, l’incivisme, la pauvreté et le chômage[2]. En d’autres termes, pourquoi l’école en Afrique ne produit-elle pas toujours le développement[3]? En partant de ce déséquilibre, de ce paradoxe entre éducation et développement, le révolutionnaire de l’historiographie africaine met en doute et en interrogation le sens même de l’école en Afrique. Quelle est la valeur de l’éducation pour les individus, la société, l’économie et la culture dans un pays historiquement sous domination impérialiste[4]? Que vaut une école importée d’ailleurs dans une société donnée? Comment édifier une école africaine porteuse d’un développement moral, culturel et socioéconomique?

Pour éclairer cette problématique, la présente réflexion se focalise sur l’oeuvre de Joseph Ki‑Zerbo pour diagnostiquer le sens éthique de l’école en Afrique par une démarche tripartite. La première partie est consacrée à une exégèse de l’éducation originelle africaine, une éducation jadis en cohérence avec son idéal de société avant d’être corrompue à partir du 16e siècle. La deuxième partie analyse les tares de l’école introduite en Afrique par la pénétration coloniale et perpétuée jusque-là par la force de la « coopération » pour maintenir l’Afrique dans le sous-développement et la dépendance occidentale. La dernière partie propose des pistes pour assoir les bases d’une éducation endogène africaine en phase avec les besoins de développement du berceau de l’humanité.

1. Exégèse de l’éducation originelle africaine

L’éducation est selon Joseph Ki‑Zerbo « un accouchement collectif qui prolonge l’enfantement biologique individuel » (1990, p. 15). Elle est une oeuvre collective aussi éprouvante que l’enfantement biologique qu’elle doit faire fructifier socialement. Sans le complément de l’éducation, l’homme biologique serait condamné à la vie brute assignée par la nature à tous les animaux. L’éducation donne à chacun « un minimum d’outils, d’aptitudes et d’attitudes » indispensables à sa réalisation comme personne humaine. (Ki‑Zerbo, 1990, p. 99) L’être humain doit ainsi son humanité entière à l’éducation. C’est elle qui « met l’homme debout » (1990, p. 99), le rend supérieur aux autres animaux et lui confère la conscience de son animalité. La position debout symbolise en effet l’éveil de l’intelligence qui permet de voir plus loin que le cloisonnement biologique naturel. C’est également par le canal de l’éducation que chaque société se reproduit et se perpétue. Voilà pourquoi elle est un droit pour l’individu et un devoir vital pour la société. Fondement de l’humanité, l’éducation est si importante qu’elle est hors de toute équation mathématique. Pour Ki‑Zerbo, une oeuvre si capitale ne peut être abandonnée à une minorité au nom du professionnalisme. « L’éducation est trop importante pour la confier aux seuls pédagogues » (2010, p. 74). Sans méconnaître le rôle des professionnels, cette idée sous-entend que l’éducation en tant que canal de transmission des valeurs morales et sociétales doit essentiellement être une affaire de tous dans chaque collectivité humaine qui se soucie de sa sereine perpétuité. La qualité des hommes et des sociétés est relative à la qualité de leurs systèmes éducatifs et du degré de dévouement de la collectivité pour la question éducative.

Contrairement aux préjugés, l’Afrique noire, de l’Antiquité au 15e siècle, avait un système éducatif prestigieux parce qu’intégré à la société soutenue par une école, une écriture et un système de production et de diffusion des savoirs assez structurés. Originairement, le but de l’éducation africaine était de réconcilier l’enfant avec lui-même sur le plan socioculturel à l’aide d’une intégration verticale et horizontale[5]. L’axe vertical dont le référentiel est historico-temporel se base sur l’ascendance biologique et l’âge de l’enfant; quant à l’axe horizontal, il est celui des alliances dans l’espace social : « À partir de ces deux axes, les statuts et les conditions de vie des enfants africains évoluent sur la base du paradigme de l’intégration sociale » (Ki‑Zerbo, 1990, p. 44). Instituée pour intégrer axiologiquement l’individu à la société, l’école originelle africaine s’ouvrait directement au village par l’absence de murs, preuve de son alliance intime avec son milieu.

L’éducation originelle africaine désigne chez Ki‑Zerbo le système, la finalité, les acteurs, les étapes et les méthodes éducatifs en Afrique avant la traite négrière et la colonisation (1990, p. 44‑47). La première étape du processus éducatif africain est biologique, « biophysique ». Elle dure environ quatre ans. Durant cette phase, en plus de l’affection maternelle liée à l’allaitement, l’enfant bénéficie d’une affection sociale par l’expérience du passage de main à main. Par la multitude de mains qui le bercent (oncles, tantes, cousins, etc.), l’enfant expérimente assez tôt l’idée de communauté. La famille africaine est nombreuse et non nucléaire. L’enfant appartient en propre à toute la société et non seulement à ses parents biologiques. Confronté très tôt à l’expérience de cette diversité d’acteurs à sa charge, l’enfant, dont la conscience sociale est forgée à bas âge, est préparé psychologiquement à une vie pacifique, à une solidarité agissante avec son semblable et à une altérité non agressive.

La deuxième étape importante dans le processus éducatif africain est l’attribution du nom à l’enfant suivant des principes métaphysiques. Après le nom qui lui confère une identité, le sevrage intervient comme pour marquer une rupture entre l’enfant et sa mère biologique. Mais il symbolise en réalité le début de l’entrée effective du nouvel homme dans la société. Ki‑Zerbo caractérise cette phase comme une « nouvelle naissance », une naissance sociale. Par l’intégration à plusieurs groupes, l’enfant commence à construire son capital social et à développer son savoir-être. Contrairement à l’éducation préscolaire formelle qui l’arrache parfois de son milieu naturel pour l’en éloigner, l’enfant dans l’éducation originelle africaine forge son être moral et social et son savoir-faire avec ses compagnons de jeux et de garde de troupeaux.[6] Voilà pourquoi selon Ki‑Zerbo, le complexe d’Oedipe n’a pas trop de sens dans le contexte africain. « C’est en tout cas là que se situent, dans les milieux africains non déracinés, les fondations de l’attachement caractéristique au groupe » (1990, p. 45).

La troisième étape est l’initiation, degré ultime de la socialisation de l’enfant africain. Elle a pour vocation de sortir l’enfant de l’irresponsabilité infantile pour l’introduire dans une vie d’homme, une vie de maturité et de responsabilité sociale. Dans la mentalité africaine, c’est l’initiation et non vraiment l’âge qui rend sage et responsable, d’où l’appel de Ki‑Zerbo à nuancer le caractère gérontocratique de la société africaine souvent véhiculé par des personnes insuffisamment averties. Comment s’administraient alors les apprentissages dans l’éducation originelle africaine?

La méthode par excellence pour l’administration des savoirs était l’autoformation par observation active. Dans les domaines tant du savoir (par exemple l’usage des proverbes, de l’histoire, de la thérapie par les plantes) que du savoir-être (la bonne tenue à table, le bon comportement face aux aînés, les droits et les devoirs envers les autres et envers toute la société) et du savoir-faire (l’exercice des métiers pour la survie et pour l’utilité sociale de chaque individu), l’école africaine procédait essentiellement par observation. La volonté et la participation active de l’apprenant y étaient essentielles. L’absence de violence au nom de la dignité de l’apprenant mérite d’être soulignée : « L’enfant est regardé d’emblée comme un partenaire à sa propre mesure, sujet d’un dialogue permanent » (Ki‑Zerbo, 1990, p. 45).

À côté de l’éducation informelle s’étaient développés des foyers d’éducation formelle. Ainsi, les écoles prestigieuses de l’Afrique du Nord et de l’Éthiopie au 12e siècle ou celles des pays du Soudan au 14e siècle n’avaient rien à envier aux institutions éducatives des autres parties du monde en leur temps. Par exemple, Tombouctou était plus scolarisée et plus cultivée au 14e siècle que plusieurs métropoles européennes[7]. Les mathématiques y étaient si développées que les recensements d’habitats s’y faisaient (Ki‑Zerbo, 1990, p. 47)[8].

En résumé, des forces de l’éducation originelle africaine, on peut retenir d’abord la garantie de l’égalité entre les enfants du fait de la gratuité et de l’obligation scolaires. De familles nanties ou pauvres, les enfants sont admis dans les centres d’initiation où ils sont formés dans les mêmes conditions[9]. Le système originel faisait de l’éducation pour tous. Ensuite, il visait la production d’un « savoir lié » : liaison entre les connaissances théoriques et la pratique de métiers pour que chaque individu subvienne dignement et responsablement à ses besoins, liaison entre l’éducation, la société, la culture et les valeurs locales (Ki‑Zerbo, 1990, p. 49). Le but de l’initiation, par exemple, était d’inculquer à l’enfant des valeurs comme la sacralité de la vie humaine[10], la solidarité[11], la responsabilité, la créativité[12], la conduite exemplaire, le sens de l’honneur et du sacrifice pour la collectivité (Ki‑Zerbo, 1990, p. 114‑116). Toutefois, l’éducation originelle africaine avait aussi des limites. Visant la subordination de l’individu au groupe social, elle n’encourageait pas assez l’initiative individuelle. En raison de son caractère non formel, son niveau d’abstraction, de généralisation et de diffusion était faible, de même que son ouverture à l’innovation (Ki‑Zerbo, 1990, p. 48). On peut partir de ces limites pour explorer les raisons historiques de sa ruine.

La déstructuration du système éducatif africain commence au 16e siècle. Avec son corolaire de dépeuplements et de déplacements de villages entiers, la traite négrière a provoqué une césure totale du système éducatif africain dont la colonisation va achever le démantèlement complet pour la remplacer par son école. La colonisation a causé la désagrégation totale de la société et de l’éducation originelle africaine. D’une école africaine fonctionnelle parce qu’articulée selon les besoins africains, on passe à une école étrangère, « une école en Afrique » (Ki‑Zerbo, 1990, p. 19‑21), dont l’un des inconvénients majeurs est la déculturation linguistique, base d’une aliénation culturelle et morale demeurée invincible jusqu’à nos jours. C’est une école qui crée plus de problèmes qu’elle n’en solutionne. Les indépendances formelles n’ont pas non plus réussi à inventer un système éducatif alternatif : « La société globale coloniale s’est retirée en laissant derrière elle son école comme une bombe à retardement qui n’a pas été désamorcée et adaptée en fusée porteuse d’une société nouvelle » (Ki‑Zerbo, 1990, p. 50). En d’autres termes, nous continuons d’entretenir une école coloniale en Afrique au lieu d’inventer ou de restaurer une école africaine.

2. Les revers de l’école coloniale en Afrique

Pour une compréhension exhaustive et objective du phénomène éducatif africain, Ki‑Zerbo avertit : il faut l’aborder de façon structurelle, systémique et intégrée. Au-delà des symptômes isolés, la cause structurelle du mal africain est « la déconnection [sic] intérieure, par l’absence d’une reproduction autonome grâce à une éducation endogène. L’Afrique est débranchée par rapport à elle-même » parce qu’elle ne dispose pas d’un « système contrôlé d’autoreproduction collective » (1990, p. 15‑16).

En plus d’être inadapté aux réalités africaines, le modèle éducatif hérité de la colonisation assure et perpétue la domination occidentale sur l’Afrique. La formule suivante résume bien ses vices : « L’école en Afrique n’est pas encore vraiment une école africaine. C’est un kyste exogène, budgétivore, une usine de chômeurs, un défoliant culturel, une poudrière sociale potentielle » (Ki‑Zerbo, 1992, p. 30).

Sur le plan économique, l’école en Afrique manque de pertinence, n’étant pas coordonnée structurellement avec le développement économique. Alors qu’elle n’apprend pas à produire elle-même, elle n’encourage pas non plus la consommation de la production endogène. C’est une école « non intégrée et désintégrante », qui apprend à consommer l’exogène au détriment de l’endogène, largement relégué aux oubliettes. Semblables aux passagers d’un train, les « élus » de l’école « moderne » en Afrique ressemblent à des gens qui viennent d’ailleurs aussi bien dans leur dégoût des biens produits au lieu d’arrivée que dans l’attachement maladif aux produits du lieu de départ (Ki‑Zerbo, 2010, p. 72). Fonctionnant aux antipodes des principes d’une économie endogène, l’école en Afrique est selon Joseph Ki‑Zerbo :

Une grande rampe de lancement vers l’univers de la consommation « moderne » de produits du Nord. Le Nord est équipé aujourd’hui pour satisfaire cette demande suscitée par l’extension de son modèle vers les pays du Sud, si bien que cela fait un ensemble cohérent, mais qui crée dans les pays africains un résultat quelque peu incohérent et désorganisé.

2010, p. 69

En somme, l’école en Afrique n’assure ni la production des biens et services pour un essor économique autonome, ni la reproduction d’une identité socioculturelle africaine (Ki‑Zerbo, 1992, p. 30). Peut-on se développer avec une telle école [13]? Pour répondre à cette question, il importe de clarifier le mot développement.

Par une archéologie conceptuelle, Ki‑Zerbo établit que le concept de développement est un « paradigme dominant », dégage ses implications idéologiques, dénonce son incomplétude épistémologique et exige son dépassement (2003/2013, p. 22)[14]. Irréductible aux indicateurs macroéconomiques, le développement est plutôt une progression qualitative, « un processus de passage de soi à soi-même, à un niveau supérieur, par rejet ou assimilation organique d’éléments internes et externes » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 153). Le développement véritable réside, non dans l’importation de gadgets et de techniques, mais dans la capacité personnelle à multiplier les biens matériels et immatériels par soi-même, par « inter-fécondation », par autofécondation (Ki‑Zerbo, 2010, p. 158). Le « soi » symbolise l’importance de la culture de chaque société dans le processus du développement. La culture est le noyau dur, le centre et non l’excrément du développement (2010, p. 159). L’établissement de la part active de la culture dans l’idée d’un développement holistique est ce qui permet d’évaluer la qualité éthique de l’école moderne en Afrique.

Quantitativement et qualitativement misérable, l’école coloniale est à la fois la cause et l’effet de l’aliénation et du sous-développement de nombre de pays africains. La métaphore de la maladie incurable qu’est le cancer pour la décrire traduit bien la profondeur du mal : l’école coloniale est une « école-cancer » pour le développement viable de l’Afrique.

Sur le plan quantitatif, l’école s’avère très coûteuse pour la société, alors que son rendement est très faible. Très sélective, comme en témoignent les forts taux de déperdition et d’échecs, elle produit trop de chômeurs et de déracinés culturels (Ki‑Zerbo, 2010, p. 36‑37). Massifiant les laissés pour compte, les pauvres, décevant massivement les espoirs, elle fabrique des frustrés, des révoltés en puissance[15]. En ce sens, elle est une bombe à retardement, une « poudrière sociale » (2010, p. 41). À l’image de son ancêtre colonial dont le but était seulement de fournir le b-a-ba aux apprenants pour pourvoir à son maigre besoin d’assistants administratifs et non de former des producteurs de biens et des reproducteurs socioculturels, l’école en Afrique demeure « insulaire ». Elle est largement fermée, ésotérique et étrangère à son milieu. Ce manque d’ouverture n’est pas sans conséquence sur la qualité de sa prestation. En effet, à la différence de l’élevage dont l’exercice mécanique ne compromet pas forcément les rendements, l’éducation doit s’ajuster selon les réalités culturelles, le type d’homme moralement souhaité, les contraintes et les opportunités physiques et métaphysiques de son milieu. Dès lors, la question fondamentale à laquelle une école indifférente aux réalités de son milieu se trouve confrontée est celle de son sens. Pour Joseph Ki‑Zerbo, une école non intégrée à son milieu est une école « uni-jambiste », une école « bancale et borgne », c’est-à-dire incapable, inapte et inadaptée au développement matériel et moral des individus et de la société. La métaphore des handicaps physiques illustre bien qu’une école étrangère à son milieu est une école déformée et déformante, malformée et malade, dépouillée de certaines parties importantes de sa constitution authentique pour être performante. Une école qui n’est pas intégrée à son milieu est « une école sans sens, une école insensée » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 109).

Facteur de déracinement socioculturel et linguistique, l’école en Afrique est un fléau. L’enfant africain qui y va est arraché de son milieu naturel, culturel et linguistique. Or, la domination linguistique est l’une des pires formes des conquêtes impérialistes. La langue est le principal véhicule des valeurs, de la morale, de la culture et des normes sociétales. C’est une problématique abordée depuis l’Antiquité par les sommités de la philosophie grecque. Dans le dialogue éponyme de Platon, contre Socrate, qui feint d’ignorer comment et par qui la vertu s’enseigne, le sophiste Protagoras démontre avec une éloquence admirable que c’est en apprenant à autrui à parler qu’on lui apprend les valeurs de la vie morale et politique. L’enseignement des valeurs se confondant finalement au fait de parler la même langue, il devient difficile de détecter formellement des maîtres de vertu[16].

On comprend aisément que les langues étrangères à l’école en Afrique sont un facteur de retards et de déracinement moral et culturel des élèves. Faute d’encrage réel dans ces langues, les apprenants perdent l’esprit de créativité et d’inventivité au profit d’une froide mémorisation de formules. Ils deviennent de piètres perroquets du savoir au lieu d’en être de véritables artisans[17]. Sans conteste, une telle école conduit paradoxalement à l’oubli, à l’ignorance et au mépris de soi au lieu d’inculquer un savoir qui libère et qui autonomise. Elle provoque une rupture avec « le cordon ombilical qui nous rattache à nos ancêtres » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 95). Or, educere, l’étymologie latine du mot éducation, prescrit de tirer vers, de guider, de développer, de faire fructifier les données initiales chez l’être originel selon une finalité précise, et non de les détruire. À quoi peut conduire une éducation qui commence par tuer l’identité de l’être à éduquer, si ce n’est le chaos?

En détournant l’enfant de sa culture, l’école démantèle les valeurs africaines de fraternité, de communauté, de solidarité et d’entraide, puis les substitue par l’individualisme et l’égoïsme. Les valeurs comme la politesse, la droiture, le sens de l’honneur ont été sacrifiées à l’autel de l’école occidentale en Afrique, cette école qui, au lieu de socialiser les enfants africains, en fait des « orphelins culturels » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 72). On aboutit à ce paradoxe scandaleux : « Des produits de l’école qui ne se reconnaissent pas dans leurs sociétés; et des sociétés qui ne se reconnaissent pas dans les produits de l’école » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 111). Où se trouve la dimension éthique d’une telle école? Elle est simplement une « braderie culturelle » (1990, p. 16), un « suicide culturel » même (2010, p. 81). Elle contribue fortement au chaos parce qu’« elle est édifiée sur un chaos économique, social, culturel et politique » (2010, p. 75). En somme, assaillie par cette diversité de contradictions géantes, l’école en Afrique apparaît comme un problème auquel il importe de trouver des solutions.

3. Pistes pour construire un système éducatif éthique en Afrique

Pour jouer pleinement un rôle positif, l’éducation en Afrique doit se concevoir dans une rupture radicale avec l’héritage éducatif handicapant de la colonisation. Elle doit être pleinement africaine, fondée sur les valeurs, les langues et la culture africaines. Il faut la décoloniser, l’africaniser et l’adapter au besoin de développement des pays africains (Ki‑Zerbo, 2010, p. 77). Pour Ki‑Zerbo, la refonte de l’école en Afrique doit être profonde et structurelle. Elle doit privilégier le qualitatif sans se démarquer radicalement du quantitatif. Réfléchissant dans un contexte où les « foires » de légitimation du slogan « Éducation pour tous » se multipliaient, le pilote de l’éducation endogène africaine s’est voulu clair et précis : mettre l’accent sur le volet quantitatif pour alimenter un système éducatif désintégré de la structure socioéconomique et culturelle ne peut sortir l’Afrique du gouffre. L’éducation quantitative pour tous réduite à sa dimension scolaire n’est pas une solution viable pour l’Afrique. L’éducation ne se réduit pas à l’école. Par conséquent, « L’éducation pour tous, ce n’est pas l’école pour tous » (Ki‑Zerbo, 1990, p. 98, 99). Il faut passer de l’école à but quantitatif pour tous, laquelle n’est même pas une réalité en Afrique, à l’éducation qualitative pour tous. La métaphore du train et des rails sert d’illustration. Ce qui importe, « c’est de connaître la direction des rails avant de déterminer la force qu’il faut donner à la locomotive » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 44). En éducation, la question de la finalité doit toujours précéder celle des moyens et des stratégies pratiques. Il est question de « faire autre chose » au lieu de se cantonner à « faire autrement » (2010, p. 57). Cela signifie qu’il faut changer la structure même du système éducatif au lieu de passer le temps à lui administrer des soins conjoncturels.

C’est pourquoi sur le plan méthodologique, Ki‑Zerbo préconise l’approche systémique intégrée pour mieux diagnostiquer les systèmes éducatifs africains. Comme en médecine, si le diagnostic est mal établi, les soins ont peu de chance d’être appropriés. Sans tomber dans le piège d’une dichotomie radicale entre la quantité et la qualité, l’approche systémique intégrée prend en compte les problèmes de la finalité tout en évitant de poser le système éducatif comme un ensemble clos, mais comme un sous-système dans le macro-système qu’est la réalité africaine. Sans occulter la question du comment, elle met l’accent sur le pourquoi, sur la finalité de l’éducation. En effet, l’étymologie latine du mot éducation, educere, y oblige, puisqu’elle contient l’idée d’un point de départ et d’un point d’arrivée. Éduquer, c’est tirer d’une origine vers une destination. Une appréhension sérieuse de l’éducation ne saurait minorer la question fondatrice de sa finalité. C’est justement à ce niveau que se situe le problème fondamental de l’éducation en Afrique : elle semble ignorer à la fois ses origines et sa destination (Ki‑Zerbo, 2010, p. 61). Savoir d’où on vient et où on va est pourtant un préalable pour se baliser une voie et se préparer des moyens conséquents.

Conformément à la problématique de la finalité, Ki‑Zerbo rappelle que l’éducation africaine originelle avait pour vocation de former « l’homme social » dont les fonctions essentielles sont la production, la procréation et l’aptitude à la guerre (2010, p. 84)[18]. Il faut donc sortir du carcan colonial et s’inspirer de l’orientation de l’éducation originelle pour définir une finalité à l’école africaine en adéquation au devenir du continent. L’éducation doit être le levier du développement politique, social et économique de l’Afrique. Une éducation qui ne conduit pas au développement manque fondamentalement à sa mission. Par conséquent, il faut « faire du développement une grande affaire d’éducation, et de l’éducation, une vaste entreprise de développement » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 183). La relation dialectique entre éducation et développement est si intime que Joseph Ki‑Zerbo l’appréhende dans une logique de synonymie : « L’éducation, c’est l’autre nom du développement » (2010, p. 74). Conformément à sa vision du développement qualitatif déjà décrite, il plaide pour une éducation capable de prendre en compte la valeur économique des liens sociaux et à même d’évaluer la pertinence sociale de l’accumulation des biens matériels. L’éducation endogène à envisager doit commencer par interroger la pertinence de la croissance économique, mettre côte à côte le capital financier et le capital social, rendre mutuellement convertibles les biens économiques et les liens sociaux de sorte à appréhender « l’économie invisible » enracinée dans l’endogène africain (Ki‑Zerbo, 1992, p. 66). Mais quoique centrale, la question de la finalité ne doit pas éclipser celles de l’opérationnalisation du projet de l’éducation endogène. Par exemple, dans quelle(s) langue(s) l’africanisation de l’école doit-elle s’envisager pour être viable?

Dans le projet d’endogénisation de l’école africaine, la question des langues africaines est particulièrement décisive. Comment prétendre africaniser une école qui se véhicule dans des langues coloniales? L’utilisation des langues nationales comme langues d’enseignement et langues enseignées est une question de vie ou de mort des cultures africaines (Ki‑Zerbo, 2010, p. 190). En rappel, les langues étrangères sont à la fois un facteur de déperdition, d’échec et d’acculturation des apprenants africains. L’anecdote de l’élève d’ethnie moaga[19] au Burkina Faso que rapporte Ki‑Zerbo est un exemple éloquent.

La façon de prononcer telle ou telle syllabe peut être gauchie par la manière dont les élèves prononcent cette syllabe dans leur propre langue […] Un élève mossi n’arrivait pas à prononcer : « notre dame romaine ». Il disait « notre rame domaine » parce que dans sa langue le « r » et le « d » sont interchangeables.

2010, p. 65

C’est dire jusqu’où l’introduction des langues africaines dans le dispositif éducatif est un des facteurs clés de cette rénovation éducative. Sans forcément opter pour un abandon total des langues coloniales qui sont en fait de grandes langues de consommation, il faut conduire l’enseignement à l’école africaine dans les langues africaines. Mais une réelle difficulté se pose : comment surmonter la diversité des dialectes pour aller à une unité linguistique ou tout au moins à un nombre raisonnable de langues? N’est-ce pas plus facile d’opter pour les langues coloniales qui sont déjà assez bien implantées?

Pour Joseph Ki‑Zerbo, l’option pour les langues coloniales est une voie de la facilité qui rime avec la négation de notre passé, de notre patrimoine culturel et de nos ancêtres. « Ce serait donc trahir notre héritage culturel que d’empêcher nos langues d’émerger comme véhicules de la culture nationale et de la civilisation africaine » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 95). Il faut, pour l’institution heureuse des langues africaines comme langues d’enseignement, procéder d’une part à un vigoureux travail scientifique pour étudier les modalités de mise en valeur de ces langues, et d’autre part, prendre une décision politique courageuse pour les prioriser dans et par le système éducatif[20]. Cette problématique du rôle stratégique des langues nationales à l’école africaine demeure d’actualité, mais elle ne doit pas occulter celle de la pertinence des programmes.

Pour Joseph Ki‑Zerbo, il n’y a pas une possible africanisation de l’école sans de profonds amendements des programmes, des contenus, des méthodes d’apprentissage et des cycles d’enseignement. Il s’agit d’oeuvrer à neutraliser le poids des « paradigmes dominants » dans le discours pédagogique africain et dans la sphère éducative africaine en général[21]. Il est impérieux de remanier les cycles d’enseignement pour non seulement réduire le temps de passage de l’apprenant à l’école, mais aussi de minimiser les coûts de la formation. De même, il faut procéder à des regroupements disciplinaires pour pallier le problème récurrent du manque de personnel enseignant et des coûts exorbitants de la formation. Cette restructuration doit surtout concerner le contenu des disciplines et les méthodologies. À cet effet, le père de l’éducation endogène se veut clair : il faut éviter la superficialité qui consiste à penser que l’africanisation des programmes se réduit à un simple changement des noms et des décors des manuels scolaires d’ailleurs. Il faut plutôt s’inscrire dans une logique d’adaptation de l’enseignement de chaque discipline aux réalités africaines. Par exemple, au-delà de l’exigence d’universalité, une discipline comme la philosophie a indéniablement des fondements culturels de base. Fonder l’enseignement et la réflexion philosophique dans l’éducation africaine sur le fonds culturel africain est dès lors un impératif. Ceci consiste à partir de la métaphysique, des arts, de l’esthétique, de l’éthique et de la sociologie africaine découlant des grandes représentations mythiques et cosmologiques, comme celles des Dogon, des Yorouba, des Mossi ou des Bantous. Mais le projet de l’africanisation de l’école peut-il prospérer dans les micro-États?

Conformément à sa conviction panafricaniste, Ki‑Zerbo situe la tâche de l’« endogénisation » de l’école africaine dans le cadre général de son paradigme opératoire qu’est l’intégration. Il soutient que la « décolonisation culturelle » de l’Afrique ne peut s’opérer que dans un cadre culturel intégré et unifié : « C’est sur la base des cercles de civilisations dûment reconnues et des paysages culturels déjà existants, qu’il faudra opérer ce travail, ou sur la base d’une entente politique en vue de constituer un pool culturel » (2010, p. 83).

Mais, précise-t-il, l’intégration de l’école à la communauté, c’est avant tout et surtout une grande implication des parents et du milieu dans les affaires de l’école moderne. Il faut rapprocher l’école de son milieu, l’y intégrer, même sous l’angle architectural. « L’école doit être l’affaire de tout le village, et le village, l’affaire de l’école » (Ki‑Zerbo, 2010, p. 52). C’est la condition essentielle pour susciter l’intérêt des parents pour le suivi de l’école de leurs enfants. Sans son intégration au milieu, l’école ne peut participer au développement local. L’objectif est de passer de l’école insulaire étrangère à une école communautaire. Toutefois, sous le prétexte de l’africanisation, l’école africaine ne devrait pas se refermer sur elle-même. Elle a plutôt intérêt à s’ouvrir au monde par une dynamique de coopération internationale. Elle doit surtout s’ouvrir aux nouveaux canaux éducatifs comme les médias, le cinéma, les réseaux sociaux, bref, à ce que Joseph Ki‑Zerbo appelle « l’éducation populaire » pour toujours être en phase avec la dynamique du monde.

Conclusion

De cette réflexion, il ressort sans ambages que l’analyse par Joseph Ki‑Zerbo du sens de l’école introduite en Afrique depuis la pénétration coloniale s’inscrit dans les préoccupations éminentes de l’éthique de l’éducation. Au-delà de la responsabilité professionnelle des acteurs et des moyens politiques et pédagogiques à mobiliser pour bâtir une école juste, équitable et formatrice de sujets vertueux, il interroge la responsabilité de l’école coloniale en tant que système éducatif dans le sous-développement moral, culturel et économique de l’Afrique, et surtout dans l’aliénation et le déracinement culturel des Africains qu’elle instruit. Considérant que l’école a une lourde responsabilité sociale dans la formation de producteurs et de reproducteurs en phase avec les besoins de développement, Joseph Ki‑Zerbo relève que, contrairement à l’éducation originelle africaine avant la traite négrière, l’école en Afrique a été jusque-là un fléau culturel et un cancer socioéconomique. Largement inadaptée et étrangère aux réalités et aux besoins locaux, elle produit en masse des chômeurs ayant un goût très poussé pour la consommation des produits exogènes et un dangereux dégoût pour la production endogène. En plus d’être impropre au développement culturel, scientifique, politique et économique de l’Afrique, l’école héritée de la colonisation et malheureusement toujours en vigueur dans bon nombre de pays africains est même la cause de leur sous-développement. Pour restaurer un système éducatif jouant pleinement sa responsabilité sociale, politique et éthique pour le développement de l’Afrique, Joseph Ki‑Zerbo préconise la décolonisation complète de l’école par le passage obligatoire de l’école en Afrique à une école africaine endogène et intégrée. Mais peut-on édifier une école autonome dans la dépendance politique?