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Introduction

Cet article propose une revue de littérature sur la possibilité d’un parler-vrai dans l’école, et plus spécifiquement sur les usages du concept de Parrhèsia[1] (Foucault et al., 2001, 2008, 2009) dans les travaux sur l’école.

Le concept de parrhèsia, ou « parler-vrai », s’inscrit dans une évolution de la conceptualisation de la subjectivation par Foucault (Rojas, 2012). En effet, dans les années 1970, Foucault décrit l’assujettissement au pouvoir des sujets dans l’histoire : les pratiques de verbalisation attendues des sujets (aveu, confession, présentation de soi…) leur permettent de produire des discours de vérité qui créent leur propre assujettissement (Foucault, 1976). Ce point de vue place Foucault devant une « impasse », celle d’un sujet « sur mesure », « passif et indifférent » (Rojas, 2012, p. 15). Pour en sortir, Foucault (1994e) décide de s’intéresser « à l’interaction qui s’opère entre soi et les autres [...] au mode d’action qu’un individu exerce sur lui-même à travers les techniques de soi » (p. 785).

Ces « techniques de soi » permettent « aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être » (Foucault, 1994e, p. 785). En s’interrogeant sur ces pratiques dans l’histoire, Foucault constate qu’elles prennent souvent appui sur d’autres personnages (Foucault et al., 2009). Parmi ces personnages, certains disent ce qu’ils pensent en prenant un risque : ce sont des parrhésiastes. Le franc-parler du parrhésiaste permet aux individus, à leur tour, de dire la vérité sur eux-mêmes et de se constituer comme sujets. Foucault produit cette définition aboutie de la parrhèsia à l’occasion d’une série de conférences à Berkeley (Foucault, 2001) :

La parrhèsia est une sorte d’activité verbale où le locuteur a un rapport spécifique à la vérité par la franchise, un certain rapport à sa propre vie par le danger, un certain rapport à lui-même ou aux autres par la critique…, et un certain rapport à la loi morale par la liberté et le devoir. Plus précisément, la parrhèsia est une activité verbale dans laquelle un locuteur exprime sa relation personnelle à la vérité, et risque sa vie parce qu’il reconnaît la vérité comme un devoir d’améliorer ou d’aider les autres (ainsi que lui-même). Dans la parrhèsia, le locuteur utilise sa liberté et choisit la franchise au lieu de la persuasion, la vérité au lieu du mensonge ou du silence, le risque de mort au lieu de la vie et de la sécurité, la critique au lieu de la flatterie et le devoir moral au lieu de l’intérêt personnel et de l’apathie morale.

p. 19[2] [Notre traduction]

Cette pratique est engagée car elle « suppose une adhésion du locuteur à son énoncé » (Gros, 2017, p. 15). Elle nécessite également du courage, car l’énonciation de la vérité expose a minima au danger de défaire la relation qui a permis le discours, et a maxima la mise en danger de sa propre vie (Foucault et al., 2001). Ce n’est pas une parole manipulatrice, mais une pratique orientée vers le devoir moral au-delà de son propre intérêt.

Cet article propose de recenser les travaux sur la parrhèsia à l’école. Deux constats motivent notre recherche :

  • En premier lieu, Foucault, s’il a peu étudié l’école, distingue soigneusement la figure du professeur de celle du parrhésiaste (Foucault et al., 2009, leçon 1). Cette distinction donne lieu à une formule percutante : « nul n’a besoin d’être courageux pour enseigner ».

  • En deuxième lieu, « la pratique parrhésiastique comme telle a disparu » à l’époque moderne (Foucault et al., 2009, leçon 1). En effet, la parrhèsia dirige le sujet vers une mise en jeu, un effort pour s’élever (« Soucie-toi de toi-même »[3]) plus que vers une vérité identitaire (« Connais-toi toi-même »). Or, ce principe delphique[4] irait à l’encontre, selon Foucault, des « principes moraux de la société occidentale » qui privilégient non seulement le « connais-toi toi-même », mais aussi l’intégration « dans notre monde, (des techniques de soi) dans des techniques éducationnelles et pédagogiques, médicales et psychologiques » tournées vers l’évaluation (Foucault, 2015, p. 98).

Dès lors, comment l’enseignant et ses élèves pourraient-ils devenir des parrhésiastes? À l’école comme dans toute institution, être parrhésiaste, c’est créer du « jeu » avec la vérité (véridiction), le pouvoir (juridiction) et le rapport à soi (subjectivation) (Gros, 2002). En adaptant les propos de Foucault sur la critique (2015, p. 38-39), l’expérience scolaire offrirait plusieurs points d’ancrage à la parrhèsia :

  • D’abord, chercher un autre rapport au savoir que celui qui est « lié au fonctionnement de l’enseignement » de ce savoir, c’est-à-dire la tradition, pour qu’enseigner devienne une pratique courageuse. La parrhèsia engage donc la sélection des savoirs et des pratiques pédagogiques et didactiques dans l’agora[5] de la classe.

  • Également, « ne pas non plus vouloir accepter ces lois-là, parce qu’elles sont injustes, parce que, sous leur ancienneté ou sous 1’éclat plus ou moins menaçant que leur donne le souverain d’aujourd’hui, elles cachent une illégitimité essentielle ». La parrhèsia met ici en question la réalisation du projet démocratique par le professeur et ses élèves dans la classe (agora), par le chercheur en éducation dans l’espace public (ekklesia).

  • Enfin, n’accepter une pratique éducative qui permettrait de dire « sa » vérité « que si on considère soi-même comme bonnes les raisons de l’accepter ». La parrhèsia concerne alors les interactions personnelles de l’enseignant et de ses élèves (oikos) médiées par des dispositifs.

Ces points d’ancrage permettent de distinguer quatre groupes de travaux, qui structurent cet article : a) l’enseignant parrhésiaste et son savoir, b) la parrhèsia pour un projet démocratique à l’école, c) le chercheur en éducation comme intellectuel spécifique et d) la parrhèsia et les dispositifs d’expression de l’émotion.

1. Méthodologie

Dans une première étape, cinq bases bibliographiques ont été utilisées : Google Scholar, Cairn.info, Education Source (EBSCO), Eric et APA PsycNet. Les mots-clés étaient les suivants : parrêsia, parrhèsia ou parrhesia, école ou school. Les articles, livres et chapitres de livres ont été recensés en deux langues : le français et l’anglais, constituant une base de textes intitulée « parrhèsia et école ». Les textes de Michel Foucault relatifs à l’école et/ou à la parrhèsia ont été introduits dans une deuxième étape, en portant attention à leur recension exhaustive. Dans un troisième temps, nous avons introduit dans la base des textes de Foucault, mais aussi, par exemple, de Dewey, de Stengers, etc., les références présentes dans les textes recueillis lors la première étape de la constitution du corpus. La démarche réalisée est donc à la fois une revue de littérature et la création d’« un espace pour la réflexion, l’intuition, la méditation » (Paillé et Mucchielli, 2006, p. 138-139).

Ces textes ont été analysés et croisés à l’aide du logiciel NVivo par identification des thèmes et sous-thèmes de chaque texte. Une catégorisation des textes a également été réalisée selon les quatre dimensions distinguées en fin d’introduction.

2. La figure du professeur, l’enseignant et son savoir

Le parrhésiaste, s’il a pu constituer un rôle social dans l’Antiquité, apparaît aujourd’hui avec trois autres figures du « dire-vrai » : le prophète, le sage et le professeur[6] (Foucault et al., 2009, leçon 1; Kambouchner, 2013). Le professeur enseigne au travers d’une technique un savoir acquis dans l’apprentissage et dans l’expérience (Foucault et al., 2009, leçon 1). Il a l’obligation de parler pour transmettre son savoir. Il présente ce savoir comme une vérité acquise dans une tradition, où il a lui-même été l’élève d’un maître. Il travaille à un savoir commun et à la survie de ce savoir. Il ne prend donc, selon Foucault (2009), aucun risque sur sa relation à l’autre et se situe dans la tradition, contrairement au parrhésiaste, qui ose une parole ici et maintenant. La figure du professeur pourrait cependant s’articuler avec celle du parrhésiaste à condition de dépasser quatre points critiques.

2.1. Le premier point critique : la relation pédagogique comme lieu de pouvoir

La relation pédagogique est, comme toute relation, un lieu de pouvoir (Chancel, 1975; Gallo, 2017; Gallo et Filordi de Carvalho, 2018). L’enseignement repose sur trois piliers : la culpabilisation, l’obligation (« il y a un certain nombre de choses que vous ne savez pas mais que vous devriez savoir ») et la vérification (Foucault chez Jacques Chancel, 1975). Ainsi, l’obligation scolaire entraîne une hiérarchisation des individus par le diplôme comme valeur marchande du savoir (Chancel, 1975), ces individus étant d’autant plus incités à éviter les perturbations (Lyonnais et Cambron-Goulet, 2016).

L’enseignant qui souhaite innover socialement dans la classe est donc contraint à la prudence et à la patience. À l’école, ce sont des moment fragiles où la parole franche est possible, c’est-à-dire des moments de confiance parrhésiastique, qui établissent une autre relation entre le professeur et l’élève (Gallo et Filordi de Carvalho, 2018). Ainsi, Lyonnais et Cambron-Goulet (2016) décrivent la pédagogie de Jean-Marie Fecteau, professeur d’histoire à l’UQAM, d’abord comme un « épluchage » de l’oignon des peurs, de la colère et de la tristesse de l’étudiant. Plus tard, à un étudiant au doctorat lui demandant ce qu’il doit faire s’il ne sait pas répondre à une question, Jean-Marie Fecteau affirme sans détour : « Tu leur réponds :  “J’en n’ai pas une crisse d’idée.” » (Lyonnais et Cambron-Goulet, 2016, p. 86), communiquant ainsi sa sagesse, c’est-à-dire le droit de se taire, par une figure parrhésiastique.

2.2. Le deuxième point critique : le savoir à enseigner et le savoir en émergence

Le savoir à enseigner fait l’objet d’une transposition didactique du savoir savant (Bronckart et Plazaola Giger, 1998; Chevallard, 1991) et est le lieu d’une conformité politique (Foucault, 1994a, 1994c) :

De tout ce qui arrive, tu ne comprendras, tu ne percevras que ce qui est rendu intelligible par ce qui a été prélevé soigneusement dans le passé; et qui, à vrai dire, n’a été prélevé que pour rendre inintelligible le reste. [...] Pour dire les choses en gros, l’événement et le pouvoir, c’est ce qui est exclu du savoir tel qu’il est organisé dans notre société. Ce qui n’est pas étonnant : le pouvoir de classe (qui détermine ce savoir) doit apparaître inaccessible à l’événement; et l’événement dans ce qu’il a de périlleux doit être soumis et dissous dans la continuité d’un pouvoir de classe qui ne se nomme pas.

Foucault, 1994c, p. 225-226

Le dénouement de ce point critique requiert d’abord de désolidariser ce que l’école enseigne de comment elle l’enseigne, c’est-à-dire de distinguer les savoirs à enseigner des techniques pédagogiques disciplinaires pour « chercher avec vigilance les occasions de se découvrir soi dans une expérience du pouvoir de la vérité » (Audureau, 2003, p. 26)[7].

Une seconde tentative de dénouement concerne les savoirs à enseigner eux-mêmes. Ainsi, interrogé par Jacques Chancel sur France Inter, Foucault caractérise les discours de mai 1968 non comme une révolte contre le savoir, mais comme la révolte contre un « certain savoir » et l’ « invasion par un nouveau type de savoir » (Chancel, 1975). Toutefois, cette nouvelle école à construire doit être une hétérotopie, c’est-à-dire un espace du dehors dans l’espace du dedans (Foucault, 2004; Gallo, 2015) et non une utopie, comme en témoigne cet échange entre Foucault et des lycéens (Foucault, 1994c) :

Philippe : Si je comprends bien, vous pensez également qu’il est inutile ou prématuré de recréer des circuits parallèles, comme les universités libres aux États-Unis, qui doublent les institutions auxquelles on s’attaque.

M. Foucault : Si vous voulez qu’à la place même de l’institution officielle une autre institution puisse remplir les mêmes fonctions, mieux et autrement, vous êtes déjà repris par la structure dominante.

p. 235

Ce serait donc à l’école publique « dans les structures étatiques que nous lui connaissons » de « constituer une sphère de production-reproduction des savoirs plus démocratiques » (Bronckart et Plazaola Giger, 1998, p. 46), tout en étant avertie que sur un « fond de modernisation de l’enseignement », l’école cherche à « favoriser l’apprentissage rapide et efficace d’un certain nombre de techniques modernes jusqu’ici négligées » (Foucault, 1994c, p. 226). Aujourd’hui, en raison des conditions environnementales et sociales, une formation des sujets au-delà des matières scolaires est nécessaire (Gallo et Filordi de Carvalho, 2018), et ce, d’autant plus que les savoirs concernés sont en débat scientifique et ne peuvent pas encore faire l’objet d’une transposition didactique (Del Corso, 2008). L’éducation serait alors un lieu de production d’actions aléthurgiques pour « obtenir une place dans un monde habitable à plusieurs et non selon d’après la règle générale : le profit, le gain, la destruction des conditions environnementales, la méritocratie, la concurrence, la connaissance appliquée, l’expropriation existentielle, etc. » (Gallo et Filordi de Carvalho, 2018, p. 38).

2.3. Le troisième point critique : l’usage de l’Internet

L’usage de l’Internet par les élèves, vecteur à la fois de nouvelles technologies de soi et de nouvelles technologies de pouvoir, entre en compétition avec l’école. Besley et Peters (2020) proposent la mise en place d’une nouvelle littératie critique à l’école, littératie qui considérerait d’autres discours. Selon ces auteurs, cette nouvelle littératie travaillerait donc sur de nouveaux régimes de vérité (Foucault, 1994c[8]; Guerrier, 2020).

Or, dans un cadre plus large que l’école, Rouvroy (Rouvroy et Stiegler, 2015) questionne l’univers numérique comme avènement d’un nouveau régime de vérité, si l’on considère un régime de vérité comme « des processus à travers lesquels s’établit ce que l’on tient pour vrai » (p. 125). En effet, dans l’univers numérique, les individus seraient tenus dans l’« actualité pure », dans l’effacement rapide de la mémoire, les choses « parlant pour elles-mêmes ». Ils sont donc privés de procédés, en particulier de débat social, dans lesquels ils s’engageraient pour « tenir vrai » quelque chose. En d’autres termes, ils ne peuvent tenir une conduite parrhésiastique, car « dire notre vérité, c’est s’exposer aux autres » (p. 127). La nouvelle littératie critique aurait donc, selon notre entendement, à considérer cette perte de relation des élèves à la vérité, à la rétablir et à la transformer en croisant les genres et les supports d’information.

2.4. Le quatrième point critique : l’autonomie du professeur

La parrhèsia ne peut être institutionnalisée dans les programmes scolaires, car sinon, elle ne serait plus une pratique permettant de ne pas être « tout à fait gouverné » (Foucault, 2015). Les enseignants doivent alors continuer à bénéficier d’une relative autonomie dans leur profession. Pourtant, les objectifs de performance et de compétitivité limitent l’indépendance des enseignants. Ces objectifs externes se traduisent, en particulier, dans la normalisation des évaluations et des principes pédagogiques (Raaen, 2005). Ainsi, dans une enquête menée en Pologne auprès d’enseignants, 89 % d’entre eux affirment adopter une attitude passive face aux actions des autorités scolaires (Brzezinska, 2016).

La parrhèsia est alors la pratique du professeur autonome qui peut et sait saisir le « bon moment », le kairos, comme le timonier sur le bateau au gré des vents, des courants et des marées (Raaen, 2005). Le kairos possède plusieurs traits (Châtelet, 2010). Tout d’abord, le kairos est fugace : si l’enseignant ne le saisit pas, il ne reviendra pas. Il est également inattendu et fait événement. Il est aussi tranchant, car il requiert de donner du sens, de réorienter sa conduite. Il est bien sûr critique, car il survient à un moment de danger où tout peut basculer. Il est particulier, car l’enseignant y est ici un improvisateur. Il est enfin pertinent, car l’enseignant vise juste et atteint l’élève.

3. La parrhèsia pour un projet démocratique à l’école et par l’école

La Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies (1989) garantit à l’enfant « le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant » (article 12), « ce droit [comprenant] la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce » (article 13). Pourtant, dans les faits, cette voix est risquée pour l’élève. Le premier contact d’un élève avec l’école, première institution formelle, serait donc antidémocratique (Fullan, 2001; Robertson, 2015). Ce droit international de l’enfant peut être rapproché, comme le fait Robertson (2015), des travaux sur la Voix de l’élève (Cook-Sather, 2002; Fielding, 2004), un mouvement affirmant que l’élève dispose d’un point de vue sur l’école, la pédagogie et le savoir, et que ce point de vue mérite d’être énoncé et entendu.

Ainsi, à l’école, la pratique parrhésiastique réaliserait l’appel de Dewey (2011) à des pratiques démocratiques pour que les enseignants et les élèves soient des agents de changement social (Burch, 2009; Vivirito, 2008). C’est en mettant à mal les vérités convenues que le dire-vrai est une action sur lui-même. Les travaux oeuvrant dans cette perspective, majoritairement nord-américains, se centrent, en particulier, sur les élèves appartenant à des minorités qui vivent un accès restreint à l’éducation et au travail (Corson, 2020; Fader, 2008; Gildersleeve, 2017; Zacheus et al., 2017) et sur les personnes des groupes LGBT (Sintos Coloma, 2013). Seule la recherche d’Abdul-Jabbar (2020) revendique, dans un cadre d’enseignement métaphysique, la place de pratiques parrhésiatiques pour « redécouvrir l’Islam dans le paradigme de la contemporanéité et [...] revigorer la formation religieuse en explorant des solutions épistémologiques » (p. 10) [notre traduction].

Dans les travaux étatsuniens, l’éducation est conçue comme un instrument de suppression du war spirit (esprit de guerre) entretenu par un refus de reconnaître « les racines racistes et impérialistes du projet démocratique (américain) » (Cornel West, 2004, cité dans Gabbard, 2012, p. 33) et récemment renforcé face à des menaces extérieures (guerre en Irak, terrorisme) (Besley et Peters, 2020; Vivirito, 2008).

La parrhèsia peut fonder un projet démocratique à l’école et par l’école à condition de dépasser trois points critiques.

3.1. Le premier point critique : la formation citoyenne

Le premier obstacle à cette pratique parrhésiastique est un gouvernement des conduites privilégiant la compétition et le transfert de risque sur l’individu. De plus, face au terrorisme, à la guerre et aux inégalités, la réaction des individus serait de se protéger. Ainsi, Besley (2010) constate l’arrivée d’une génération de jeunes qui placent leurs libertés individuelles au-dessus des libertés collectives. Ces jeunes étant perçus comme « apathiques », des cursus relatifs à la citoyenneté sont mis en place. Pourtant, ces cursus permettent-ils seulement de « parler à propos » des inégalités, des risques et des impérialismes, ou les élèves agissent-ils ensuite selon les objectifs de ces cursus? La parole vraie est-elle « permise ou (plutôt) évitée » (Besley et Peters, 2020, p. 114) lorsqu’elle a lieu dans des dispositifs spécifiques et circonscrits à la classe? En d’autres termes, l’élève parrhésiaste est un élève qui engage sa parole.

3.2. Le deuxième point critique : le parler-vrai comme pratique négative

Foucault (Foucault et al., 2009, leçon 2) avance que le parler-vrai peut être indexé comme une pratique positive ou négative au vu de ses différentes interprétations et réalisations. Cette pratique peut en effet avoir une valeur péjorative : le locuteur dit « n’importe quoi » sans être capable d’« indexer son discours à la rationalité et à la vérité » (Foucault et al., 2009, leçon 2). Ainsi, commentant un texte d’Euripide, Foucault (Foucault et al., 2008), reprend le terme athuroglossos, signifiant « qui n’a pas de porte », qui n’est pas capable de se maîtriser soi-même, de faire la différence entre ce qui doit être dit et ce qui doit « rester dans le non-dit » (Rojas, 2012, p. 142). De plus, cet orateur ne cherche qu’à influencer, puis il utilise la flatterie et la rhétorique. Ainsi, Shammas (2019) examine la « parrhèsia[9] » des mouvements néo-fascistes et néo-nazis qui – comme les mouvements originaux – revendiquent un « franc-parler » fondé sur des manipulations rhétoriques de l’opinion, sans prise de position authentique et risquée des locuteurs.

3.3. Le troisième point critique : la définition de la démocratie

Le troisième obstacle porte sur une définition de la démocratie conçue comme recherche du consensus, comme « respect de la différence de l’autre », ou encore comme « droit de chacun à s’exprimer » (Stengers, 2009), des principes qui mettraient à mal la parrhèsia (Gallo et Filordi de Carvalho, 2018). En effet, à l’école, les élèves qui en savent moins apprennent qu’ils devraient en savoir plus pour être autorisés à parler. Plus encore, le respect des différences d’opinions n’engage à rien. Le droit postulé par chacun de s’exprimer conduit donc les élèves à attendre que quelqu’un « prenne les choses en main » ou encore qu’un compromis se dégage (Stengers, 2009). Stengers (2009) appelle alors à la création de dispositifs qui opèrent une mise à égalité et non une égalité de fait. Comme les jurés d’un tribunal, les élèves feraient cause commune autour d’une « situation questionnante[10] » (Stengers, 2009, p. 181), indépendante de sa propre connaissance (Raaen, 2005), qui donnerait une signification positive à une « alliance d’hétérogénéité » des participants.

4. La parrhèsia et le chercheur en éducation

Les liens entre la démocratie et la parrhèsia concernent non seulement l’enseignant dans l’agora de la classe, mais également le chercheur dans l’ekklesia, encore plus depuis la constitution universitaire des Sciences de l’Éducation. Dans un ensemble d’articles portant sur les chercheurs en éducation parrhésiastes, Huckaby (2005, 2007, 2008, 2011) rapproche ceux-ci de la figure de l’intellectuel spécifique revendiquée pour lui-même par Foucault au début des années 1970 (Foucault, 1994d).

4.1. L’intellectuel spécifique comme parrhèsiaste

La parrhèsia du chercheur implique à nouveau une parole à la fois engagée et courageuse qui, selon Dartigues (2014), est celle de l’intellectuel spécifique qui promeut une pratique « locale et régionale » sur des questions précises dans sa propre vie et ses propres travaux (Foucault, 1994d). En effet, selon Foucault, l’intellectuel peut agir et parler politiquement seulement lorsqu’il perçoit par lui-même l’intolérable. Dans un entretien au Journal de Genève (Foucault, 1994b), il met ainsi en rapport son action dans le Groupe d’information sur les prisons (GIP) et ce qui fait « événement » pour lui :

J’ai constaté que la plupart des théoriciens qui cherchent à sortir de la métaphysique, de la littérature, de l’idéalisme ou de la société bourgeoise n’en sortent point, et que rien n’est plus métaphysique, littéraire, idéaliste ou bourgeois que la manière dont ils essaient de se libérer des théories.

Moi-même autrefois, je me suis penché sur des sujets aussi abstraits et loin de nous que l’histoire des sciences. Aujourd’hui, je voudrais en sortir réellement. En raison de circonstances et d’événements particuliers, mon intérêt s’est déplacé sur le problème des prisons […]. 

Dès lors, cet intellectuel spécifique (Dartigues, 2014; Mouchard, 2020) n’essaie pas d’instaurer « une prise de conscience » des personnes sur lesquelles il s’informe[11]. Deleuze (Foucault, 1994d), s’adressant à Foucault, salue sa démarche : « À mon avis, vous avez été le premier à nous apprendre quelque chose de fondamental, à la fois dans vos livres et dans un domaine pratique : l’indignité de parler pour les autres. » Ainsi, la parrhèsia de l’intellectuel spécifique consiste à « instaurer un rapport au vrai dans la démocratie » avant même de dire vrai au pouvoir (Dartigues, 2014).

4.2. Le chercheur en éducation comme parrhèsiaste

Huckaby, dans sa thèse de doctorat (Huckaby, 2005), puis dans des articles subséquents (Huckaby, 2007, 2008, 2011), examine comment cinq professeurs d’université parviennent à rendre compte des expériences de groupes marginalisés dans le système éducatif américain. Ces specific parrhesiastic scholars in education adoptent des relations inédites à la fois avec les communautés opprimées et la sphère universitaire, traversant sans cesse les frontières. Ils introduisent des « vérités dangereuses » à l’université (Huckaby, 2007). Huckaby conceptualise les moyens de ces parrhésiastes, comme l’usage de technologies de soi au sein de relations de pouvoir, et montre que ces deux dimensions sont en constante interaction dans les pratiques universitaires de ces personnes et celles auxquelles elles s’adonnent en matière de recherche. En particulier, ces professeurs font face à des difficultés de promotion dans leur carrière, ou encore à l’interdiction de terrains de recherche dans certains districts scolaires, en raison de leurs publications antérieures. Ils internalisent également certaines technologies de pouvoir initialement extérieures au profit d’un gouvernement d’eux-mêmes, apprenant par exemple à « choisir leurs batailles » ou à ne pas disperser thématiquement leurs travaux de recherche.

Les pratiques de ces cinq professeurs se déclinent également selon qu’elles concernent plus particulièrement a) la conduite de sa conduite, à travers une connaissance de soi par le langage, b) son engagement dans le champ politique et c) son art de vivre avec les autres. Ces conduites sont alors étudiées à travers trois cadres analytiques : « (1) la connaissance de soi et la résistance à la répression, à la séduction et au désir; (2) les activités et les tactiques politiques; et (3) le soi dans les systèmes d’assujettissement » (Huckaby, 2005, p. IV).

Les travaux d’Huckaby sont les seuls, à notre connaissance, à mettre en oeuvre les concepts de Michel Foucault dans une méthodologie d’analyse des pratiques parrhésiastiques dans le monde universitaire. L’auteure en retire quelques invariants, car pour être un parrhesiastic scholar in education, le chercheur doit :

  • Franchir les frontières des communautés épistémologiques et fusionner les formes tacites et universitaires du savoir dans l’érudition;

  • Répondre aux préoccupations et aux problèmes des communautés locales, ainsi qu’aux exigences des communautés universitaires;

  • Éviter les formes négatives de parrhèsia – le bavardage sans fin, le discours ambigu et le franc-parler ignorant;

  • Acquérir et conserver une citoyenneté au sein des communautés épistémologiques locales, universitaires ou autres essentielles à l’activité parrhésiastique;

  • Connaître ses vices, ses désirs, ses intérêts et ses objectifs;

  • Se concentrer sur le développement de l’autosouveraineté, résister aux séductions et sélectionner ce qui devrait être évité;

  • Comprendre la nature politique de sa situation et trouver des moyens de survivre au jugement des autres;

  • Interrompre les discours nuisibles;

  • Se soumettre et rester dans les systèmes comme moyen de résistance, tout en développant et en maintenant des relations de pouvoir symétriques;

  • Choisir les batailles à entreprendre et conserver son énergie en choisissant de ne pas livrer certaines batailles;

  • Trouver des stratégies d’autoprotection qui ont du sens au sein de certaines communautés épistémologiques;

  • Maintenir son optimisme et l’espoir à travers des perspectives historiques et proleptiques;

  • Lâcher prise, parfois, et prendre soin de soi physiquement et émotionnellement;

  • Le plus important, poursuivre son travail et le poursuivre avec les communautés qui l’inspirent (Huckaby, 2007, p. 527) [notre traduction].

5. La parrhèsia et l’expression de l’émotion à l’école

L’émotion a une place double dans la littérature sur la parrhèsia et l’école. Un premier groupe de textes est relatif à l’adaptation scolaire. Dans ce cas, la parole de l’élève, chargée émotionnellement, est risquée pour son maintien dans l’institution. Dans d’autres textes relatifs au développement universel des compétences émotionnelles, l’émotion est, au contraire, le lieu de la vérité du sujet.

5.1. L’émotion dans l’adaptation scolaire

Les conduites verbales de l’élève défient ici l’enseignant, qui y voit une attaque du coeur de son métier (la transmission du savoir), de son autorité, voire un risque pour son intégrité physique. Le résultat peut être l’exclusion temporaire ou définitive de l’institution scolaire, comme le raconte, par exemple, un épisode du film Entre les murs (Cantet et al., 2008; Léchenet, 2009). Des dispositifs spécifiques sont prévus dans différents pays, qu’il s’agisse des classes Répit au Québec, des classes Relais en France ou encore de classes en adaptation scolaire (Québec) ou dans l’enseignement spécialisé (France). C’est d’ailleurs à propos d’un Learning Support Unit en Grande-Bretagne que Robertson (2015) définit les deux conditions de tels dispositifs : l’existence d’un contrat parrhésiastique et l’élargissement des compétences langagières et symboliques des élèves.

À propos de la première condition, rappelons un passage des Bacchantes (Euripide, 1884) analysé par Foucault (2001). Dans cette pièce, un messager annonce une mauvaise nouvelle au roi Pentheus et, connaissant la tradition, ce « messager de malheur » craint pour sa vie. Il demande donc au roi s’il peut utiliser la parrhèsia, et le roi lui offre un contrat parrhésiastique. Ce contrat n’a pas de fondement institutionnel, mais il est une obligation morale entre le messager et le roi : l’un doit dire la vérité et l’autre doit l’écouter sans conséquences néfastes (Foucault, 2001).

Le Messager.

[...] Mais je veux apprendre si je dois te raconter librement toutes ces choses, ou s’il me faut abréger. Je crains, en effet, l’impétuosité de ton esprit, ô Roi, et ta colère, et ta nature despotique.

Pentheus.

Dis. Je ne t’infligerai aucun châtiment. Il ne faut point s’irriter contre les choses justes. [...]

Dans l’école, seuls des dispositifs spécifiques seraient à même de supporter un tel engagement pour des élèves identifiés comme perturbateurs. Ce contrat parrhésiatique s’appuie sur une seconde condition, relative au développement des compétences symboliques et langagières de l’élève. Ainsi, les intervenants de la Learning Support Unit introduisent un environnement propice au développement de métaphores, telle une plante à la fois biscornue et envahissante dont l’élève doit prendre soin (Robertson, 2015). Mais ils interviennent aussi sur son comportement et son langage, qui conditionnent son maintien à l’école :

Patiemment, nous avons écouté et modélisé le comportement et les réponses que nous voulions qu’il adopte et nous l’avons aidé à enrichir son vocabulaire afin qu’il puisse s’exprimer de manière plus sûre par le langage. Nous avons travaillé dur pour établir des relations et le faire participer, sachant très bien que ses jours étaient comptés à l’école, à moins qu’il ne change les choses.

Robertson, 2015, p. 31 [notre traduction]

Un point crucial de l’adaptation scolaire apparaît ici : la contradiction permanente entre des techniques disciplinaires et le développement par l’élève de techniques de soi pour « conduire sa conduite », pour être autonome et libre (Knudsmoen et Simonsen, 2016). En effet, l’intervention expose toujours l’élève au risque de « faire semblant pour le faire » (fake it to make it) (Fader, 2008), pour s’en sortir sans ennuis.

5.2. Les dispositifs génériques de compétence émotionnelle

Plus encore, enseigner des compétences émotionnelles est devenu une tâche des enseignants à l’égard de tous les élèves, cette fois dans une perspective proactive. Deux avantages seraient recherchés : les émotions seraient les fondements d’une intelligence spécifique et la parrhèsia requerrait la maîtrise de l’émotion (Zembylas et Fendler, 2007). En effet, si les pratiques artistiques, symboliques et rédactionnelles appartiennent dès l’Antiquité aux technologies de soi, s’y ajoute, voire s’y substitue aujourd’hui l’autorégulation émotionnelle. Ces dispositifs encouragent un discours sur l’émotion à la première personne au moyen du vocabulaire psychologique : « je me sens triste », « je suis anxieuse », créant chez les élèves une disposition à l’autoévaluation et à l’autorectification (Rose, 1998).

Zembylas et Fendler (2007) proposent une critique de ces dispositifs, en les assimilant à celui de la confession. Dès lors, les salles de classe ne seraient plus « sûres » (p. 330) pour les élèves ni pour les enseignants, faute de pouvoir distinguer ce qui peut être raconté de ce qui doit rester en soi. De plus, considérer l’émotion comme plus « vraie » et plus « authentique » que les facultés de la raison, « exempte de raisonnement instrumental » (p. 331), serait ignorer que son expression est également un moyen d’exercer un pouvoir sur autrui. Enfin, la réhabilitation de l’émotion par des techniques psychologiques et langagières conduit à une régulation de l’émotion par la raison, et donc à la subordination de la première à la seconde[12].

Conclusion et discussion

Cette revue de littérature avait pour objectif de découvrir les usages du concept de Parrhèsia dans les travaux sur l’école. Partant de l’aphorisme de Foucault « nul n’a besoin d’être courageux pour enseigner » (Foucault et al., 2009, leçon 1), elle a mis en évidence les obstacles à la pratique parrhésiastique et, en même temps, son urgence, en particulier sur les questions vives des sphères environnementales et sociales.

Foucault propose plusieurs analyses de la parrhèsia (Foucault et al., 2008, leçon du 26 janvier 1983). La parrhèsia peut être conçue comme une pratique nécessaire pour « constituer un rapport à soi ». Elle peut également être comprise comme le devoir de se soucier de soi-même pour « sortir de son état de minorité ». Enfin, elle est « une technique et un procédé ». Pourtant, on l’aura constaté, peu de travaux se penchent sur ce troisième enjeu, en particulier pour l’analyse des interactions entre le professeur et ses élèves dans l’oikos et l’agora. Notons cependant quelques ressources parmi lesquelles les perspectives de Stengers (2009) – mises en valeur par Gallo et Filordi de Carvalho (2018) –, qui révèle les règles implicites de la pratique discursive dans une certaine définition de la démocratie défavorable à la parrhèsia. En Norvège, Raaen (2005) met en lien la pratique parrhésiastique et le kairos comme moment sensible. Aux États-Unis, Huckaby (2005, 2007, 2008, 2011) met en évidence le jeu de vérité des chercheurs en éducation entre les technologies de soi et les technologies de pouvoir.

Foucault (Foucault et al., 2008, leçon du 26 janvier 1983) estime donc que le champ de la « dramatique » de la parrhésia reste à ouvrir, puis en donne déjà les premières balises. La parrhèsia ne relève pas de stratégies discursives et ne peut être travaillée comme un énoncé performatif. En effet, la pratique parrhésiastique ouvre la situation, requiert un engagement, crée une nouvelle incertitude et modifie le mode d’être de la personne qui parle. Un an plus tard, Foucault (Foucault et al., 2009, leçon 1) distingue et articule la figure du parrhésiaste et trois autres figures de véridiction (celles du sage, du prophète et du professeur). Il caractérise la source, la temporalité, le procédé et le contenu portés par ces quatre figures, nous indiquant qu’elles s’articulent éventuellement entre elles. La modalité parrhésiatique pourrait donc s’articuler aujourd’hui avec trois autres modalités de véridiction, dont la figure du professeur, pour dépasser les points critiques de l’école.

Inspirés par le jalonnement apporté par Foucault sur la pratique parrhésiastique et munis des enseignements de cette revue de littérature, nous proposons, en conclusion, d’ouvrir l’étude d’une « dramatique du discours vrai » (Foucault et al., 2008) dans l’interaction à l’école. Ce programme requiert, d’une part, de différencier des classes de situation selon une unité thématique (Vinatier, 2009), tels un savoir, une problématique environnementale ou un règlement scolaire dans une institution scolaire spécifique. Située dans le temps long de la relation éducative, chaque situation est bornée par une rencontre et une séparation entre un enseignant et un ou des élèves (Vinatier, 2009). D’autre part, dans l’école moderne, les quatre figures de véridiction sont à considérer simultanément (Foucault et al., 2009, leçon 1), et l’enjeu de recherche relève alors des critères langagiers et corporels appuyant l’identification et la différenciation de chaque figure. Enfin, sur les plans situationnels et interactionnels, les pratiques parrhésiatiques ont une visée transformatrice par l’ouverture de la situation et le changement des interlocuteurs. Ces critères de transformation sont également à définir.