Corps de l’article

Introduction

Les sociétés amérindiennes subissent des transformations en raison de leurs interactions avec d’autres cultures, ce qui conduit à la perte de certaines de leurs coutumes mais également à l’adoption et à l’adaptation de traits culturels provenant de la société nationale, des institutions internationales ou simplement de l’autre en tant que non-Amérindien. Dans cet article, nous nous intéressons aux Wayuu, peuple premier de La Guajira colombienne, en analysant les situations de contact contemporaines qu’ils vivent. Notre objectif est de rendre compte du bouleversement culturel au sein de ce peuple, tel qu’il a été provoqué par l’État colombien à travers les financements du Sistema General de Participación para los Resguardos Indígenas (SGPRI)[2]. Pour la gestion de ces fonds, l’État a mis en place des mesures juridiques visant la création de nouvelles organisations autochtones telles que les associations d’autorités traditionnelles et de cabildos. Ces instances font partie de l’édifice administratif destiné à mettre en application les principes de la Constitution colombienne de 1991 dont l’article 9 établit le droit à l’autodétermination des peuples.

N’oublions pas que ce cadre juridique constitutionnel colombien a été forgé d’un côté par des conflits armés internes reflétant les profondes inégalités socioéconomiques et politiques au sein du pays, et de l’autre côté, par le contexte international dans lequel la mondialisation s’est imposée comme alternative économique[3], tandis que plusieurs pays d’Amérique Latine prônaient la protection des droits des peuples premiers (Gros 2004 : 1-2).

La légitimation constitutionnelle de l’autonomie des peuples premiers en Colombie favorise l’égalité des territoires autochtones avec les autres entités territoriales du pays (départements, districts et municipalités)[4]. En principe, puisque l’État se veut protecteur de la survie culturelle des autochtones, les démarches de ces derniers, pour rendre effective la Constitution, ne devraient pas bouleverser radicalement leur société. Cependant, les dérives de cette intervention au nom du développement n’ont pas tardé à se manifester, et des situations inédites sont apparues dans le paysage culturel des communautés. Dans certaines communautés wayuu, les associations d’autorités traditionnelles ont pu adopter des comportements inattendus et devenir des armes à double tranchant. D’une part, ces associations opèrent comme des organisations exclusives pour gérer le contact avec la société nationale, régionale et locale. Mais, d’autre part, elles peuvent se retourner contre certaines coutumes de la société wayuu. Sur ce point, nous nous interrogeons sur la manière dont les Wayuu s’adaptent et agissent face aux nouvelles organisations promues par l’État colombien, et nous cherchons également à savoir dans quelles conditions les actions de ces associations peuvent être préjudiciables à la société autochtone. Les réponses à ces questions se trouvent au coeur de notre article.

Au carrefour relationnel entre les autochtones et la société nationale, les représentants des associations d’autorités traditionnelles jouent un rôle central dans ces dérives. Afin d’appréhender ces phénomènes, l’analyse des acteurs est une perspective intéressante. S’appuyant sur les recherches de Giddens, Norman Long affirme que l’acteur, compris comme celui qui est « capable de prendre des décisions, d’agir sur elles, d’innover ou expérimenter », déploie des stratégies devant un éventail de possibilités. Selon lui, les mots clés de la capacité d’agir (agency) des acteurs, compétence et capacité, « doivent être traduits en fonction du contexte culturel de leur utilisation » (Long 1994 : 8-9). Dans cette perspective, nous nous focalisons sur les actions produites par les acteurs. Pour Jean Bazin, « chaque action tient compte d’une situation » (1999 : 49) ; elle « implique tout un monde » (44), compris comme « un “espace” social pourvu d’une apparente autonomie où règne un certain accord social » (42). Ce « monde » exprime des logiques dans les interactions. Dans ce sens, « l’approche d’enchevêtrement des logiques sociales » proposée par Olivier de Sardan (2001 : 742) se révèle pertinente dans la mesure où la logique de l’intervention de l’État dans un cadre discursif et opérationnel a un impact sur la logique sociale de la société indigène. Afin de mener notre recherche, nous examinons deux situations dont nous avons été témoin. Nous les comprenons selon Jean Bazin (1999 : 48), comme « le moment d’une histoire en cours dont nous sommes, ces gens et moi, des acteurs ». Ainsi, les actions des acteurs, constituant un espace social où des logiques sociales s’enchevêtrent, peuvent être concrètement observées et analysées.

Immergée dans le territoire wayuu de la Moyenne et Haute Guajira, nous avons côtoyé des représentants associatifs et d’autres acteurs clés de la vie de ces communautés, les autorités traditionnelles et les palabreros. Nous avons ciblé notre travail au sein de deux associations wayuu. La première, Waraittaa[5] (qui signifie « marcher »), se situe dans la Moyenne Guajira, municipalité de Maicao, et la deuxième, Wayuu Araurayu[6], dans la Haute Guajira, municipalité d’Uribia. Pour cela, nous avons mené une observation participante, des entretiens semi-dirigés et libres, et des enregistrements audiovisuels pendant une période de deux à trois mois par an, entre 2004 et 2019. Nous avons tenu un cahier de terrain et consulté les documents des associations, comme le plan de vida de Waraittaa, et examiné la sentence T-704/06 de la Cour constitutionnelle pour mener notre analyse sur l’une des actions de l’association Wayuu Araurayu.

Cet article se compose de trois parties. Tout d’abord nous présentons le contexte social et territorial des Wayuu, pour ensuite exposer des actions et des situations d’associations qui témoignent de l’apparition de dérives. Enfin, nous examinons le rôle des représentants comme médiateurs entre les Wayuu et la société colombienne.

Le cadre normatif et territorial

La reproduction biologique et culturelle des autochtones se déploie au delà d’un territoire cerné par des limites. Plus qu’un espace borné, il s’agit de la « terre » ; vaste espace où les indigènes habitent et se reproduisent dans leur intégralité. Les relations entre la diversité des êtres vivants (humains et non-humains), les éléments abiotiques ou les espaces intangibles indiquant la présence des esprits sont contenus dans cette terre. De là que parmi les droits consacrés dans la Constitution, celui du territoire revêt un intérêt essentiel pour les indigènes.

Grâce à l’article 63 de la Constitution, les territoires, à savoir les resguardos[7], ont un caractère « inaliénable, imprescriptible et insaisissable ». Nous trouvons parmi leurs caractéristiques fondamentales le fait d’avoir « une délimitation territoriale, de compter plusieurs communautés s’identifiant elles-mêmes comme autochtones, de posséder un titre légal de propriété communautaire, et d’avoir une organisation régie par ses propres réglementations internes » (Díaz Lemus et al. 2017 : 9). Selon Marcela Gutiérrez Quevedo (2010 : 210), la préservation du système juridique de la nation et la reconnaissance de celui des autochtones sur leur territoire dessinent un pluralisme juridique. Cet ensemble de normes – sans oublier l’international – est destiné à la résolution des conflits propres à la cohabitation de ces sociétés.

Nous avons déjà mentionné que, dans le cadre de la décentralisation de l’État, la Constitution colombienne (articles 356-357) a légalisé la création du Système général de participation des entités territoriales. L’État leur permet ainsi d’accéder à des subventions ayant pour objectif de financer des projets et des programmes intégrés dans un plan de développement. Les territoires autochtones concernés par cette mesure pourront recevoir et administrer le transfert des fonds alloués, une fois le statut d’entités territoriales ETIS acquis. Dans l’attente de la création de celles-ci, l’acte législatif 01 de 2001 (mis en oeuvre par l’article 83 de la loi 715 de 2001) et l’article 13 de la loi 1450 de 2011 stipulent que les autochtones sont les bénéficiaires des municipalités. Celles-ci reçoivent les subventions de l’État et les redistribuent ultérieurement aux resguardos. Ces fonds sont destinés à répondre aux besoins fondamentaux tels que la santé, l’éducation maternelle, primaire et secondaire, et l’assainissement. Le montant des subventions est proportionnel à la population du resguardo par rapport à la population totale des autochtones[8].

En 2014, le décret 1953 a autorisé les territoires autochtones, en tant que resguardos certifiés, à gérer directement les subventions qui leur étaient allouées dans la mesure où ils pouvaient prouver leur accréditation à cette fin. Sur les 760 resguardos légalement constitués, seulement sept d’entre eux, ainsi qu’une association regroupant neuf resguardos, ont obtenu cette certification en 2017 (Díaz Lemus et al. 2017 : 5, 11).

Souvenons-nous que pour recevoir les subsides de l’État, le décret 1088 de 1993 a établi la création des associations d’autorités traditionnelles et des associations de cabildos[9]. Bien que celles-ci soient des formes de gouvernement propres aux peuples autochtones, les associations y ont introduit une nouveauté : la convergence de plusieurs représentants d’autorités ou de cabildos en une seule organisation que l’État peut considérer comme une interlocutrice valable. Ainsi, plusieurs communautés se regroupent-elles pour se mettre d’accord sur la gestion de leur territoire et leur vie sociale. En outre, pour accéder aux subventions, les associations doivent formuler des projets spécifiques démontrant leurs besoins financiers. Cette planification se concrétise aujourd’hui dans la formulation des planes de vida, un outil de planification promu par l’Organisation nationale indigène de Colombie (ONIC).

D’autres définitions juridiques régulent les projets d’intervention de l’État, des multinationales et des entreprises implantées dans les territoires autochtones. Mentionnons par exemple la consulta previa, qui est un droit fondamental des communautés de participer aux décisions relatives aux projets d’exploitation des ressources naturelles sur leurs terres.

Les Wayuu se sont organisés en regroupant plusieurs communautés en associations d’autorités traditionnelles dans la Haute et la Moyenne Guajira, et en associations de cabildos dans la Basse Guajira. Pour comprendre la logique sociale des Wayuu, il convient d’exposer quelques éléments constitués de leur culture.

Brève présentation des Wayuu

Le territoire des Wayuu se situe au nord de la Colombie et à l’ouest du Vénézuéla. Dans la péninsule de La Guajira[10], l’un des 32 départements colombiens, vivent 825 364 personnes, dont 371 130 Wayuu[11]. Ils habitent dans des unités d’habitation dispersées appelées rancherías, notamment dans la Haute et la Moyenne Guajira, dont le milieu écologique se caractérise par une végétation typique des zones semi-désertiques. En complément de leur activité principale, celle d’éleveurs de chèvres, les Wayuu vivent également du commerce, de la pêche, de l’agriculture et du travail salarié.

Les Wayuu se subdivisent en clans matrilinéaires autonomes appelés e’iruku[12]. Selon Perrin, la société wayuu « est extrêmement hiérarchisée. Il existe des matrilignages pauvres et de taille très réduite […] tandis que d’autres comptent un grand nombre de membres […] et accumulent d’immenses richesses » (Perrin 1980 : 167).

L’autorité traditionnelle chez les Wayuu est détenue par les alaulas. Selon Michel Perrin, « ce terme fortement polysémique désigne d’abord l’oncle maternel, mais il veut dire aussi vieux, et par extension chef » (Perrin 1980 : 165). Attribuée aux hommes de la lignée maternelle, l’autorité traditionnelle n’est pas soumise au vote du groupe familial. La respectabilité, l’expérience et la confiance de la famille sont des qualités déterminantes pour occuper cette fonction. Le système politique wayuu relève d’une décentralisation propre au caractère dispersé et autonome des clans : il y a autant d’alaulas qu’il y a de groupes lignagers. L’alaula est le garant de la coutume wayuu, la sukuwaipa wayuu (Perrin 1980 : 165). En tant que « chef » de la ranchería, il gouverne les zones d’utilisation commune comme les cimetières, les sources d’eau et les zones de pâturages. L’alaula cherche à diversifier et à améliorer les affaires de la famille : il garantit l’augmentation de la richesse grâce au système du mariage, au commerce, à la négociation avec les hommes politiques colombiens, ou à partir des bénéfices qu’il peut retirer de la résolution des conflits.

Chez les Wayuu, un conflit peut se déclencher à cause d’un homicide, d’un vol, d’un accident, d’une blessure, d’un suicide, d’insultes, de disputes pour la délimitation du territoire ou pour l’utilisation des sources d’eau, ou bien pour cause de rapt ou de viol d’une femme. Même les personnes propriétaires des objets qui ont occasionné des blessures sont tenues pour auteurs du méfait : « si une personne se blesse en utilisant un objet ou un animal qui lui ont été prêtés par un tiers », le responsable est le propriétaire de l’objet ou de l’animal (Perrin 1980). L’existence d’un responsable de tous les événements néfastes permet que la nuisance soit vécue par tous les membres du groupe : elle est socialisée, et ainsi les conséquences négatives ne sont pas attribuées exclusivement à la victime[13].

Figure 1

Carte de La Guajira

Carte de La Guajira
Instituto Geográfico Agustín Codazzi, Colombie

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Figure 2

Troupeau de chèvres à Yosu, en Moyenne Guajira

Troupeau de chèvres à Yosu, en Moyenne Guajira
Photographie de Karen López Hernández, 2016

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Dans ce système juridique donc, les notions d’accident et de fatalité ne sont pas acceptées. On est toujours la victime de quelqu’un… Quand quelqu’un meurt, la première question que l’on pose est kasa kasitkain ? « De qui a-t-il été la victime » ?

Perrin 1980 : 171

D’après Goulet (1981 : 201), la résolution du conflit chez les Wayuu s’appuie sur trois principes :

  • a) tout dommage infligé par soi-même ou par quelqu’un doit recevoir compensation. Si cette compensation n’a pas lieu, la victime a le droit d’obtenir vengeance ;

  • b) la victime ne réclame pas directement à l’agresseur. C’est sa famille, par l’intermédiaire du pütchipü’ü, qui le fait ;

  • c) la victime ne recevra aucune partie du paiement obtenu, qui est distribué entre les membres de sa famille. Le dédommagement que reçoit la victime, c’est la reconnaissance publique de la valeur de sa personne, attestée par la réclamation que ses parents ont faite.

L’agresseur a aussi un choix de comportement dans le déroulement du conflit :

  • - il peut accepter sa responsabilité et essayer de négocier le prix à payer ;

  • - ou bien il peut refuser le paiement et accepter la responsabilité d’assumer la vengeance de la famille de la victime.

La procédure détaillée par Goulet montre que la coutume wayuu « impose de recourir à un règlement négocié, à une réparation non violente. L’usage de la violence étant seulement admissible dans les cas où un accord s’avère impossible… » (Gutiérrez Quevedo 2010 : 168-169). Négociation et vengeance font donc partie de la justice réparatrice, laquelle cherche à restaurer l’équilibre perdu.

Un personnage clé[14] qui marque la voie entre l’une et l’autre option de la réparation est le palabrero (mot espagnol) ou pütchipü’ü (mot wayuunaiki). Le palabrero agit dans le but d’obtenir un bon dédommagement matériel pour les familles qui ont été victimes de méfaits, mais aussi afin d’éviter les guerres entre les groupes familiaux. Il est au coeur du système normatif wayuu, la sukuwaipa wayuu : lorsqu’un membre d’une famille est victime d’une agression, la famille de l’agressé cherche un palabrero pour porter la parole et demander réparation à la famille de l’agresseur. Pour le pütchipü’ü Manuel Marulanda, il y a deux types de palabrero : « le pütchipü’ü qui règle les conflits les plus importants comme ceux qui entraînent la mort et le maünnapu’ui qui résout les conflits ayant causé des blessures, des coups, ou des événements de moindres conséquences » (Guerra 2002 : 287).

Pour l’anthropologue Saler (1988 : 117), le palabrero est un intermédiaire plutôt qu’un médiateur car le premier s’abstient d’exposer son point de vue tandis que le médiateur peut suggérer des solutions. En évitant de prendre personnellement position, le pütchipü’pü transmet les messages et les réponses des groupes en conflit. Pour Weildler Guerra (2002 : 138), le rôle d’intermédiaire du palabrero peut devenir un rôle de médiateur dans la mesure où il fait appel à des ressources rhétoriques pour trouver au conflit une solution négociée. Nous allons garder le terme d’intermédiaire plutôt que de médiateur, puisqu’il s’agit là du principe qui guide au départ le palabrero. Dans ce sens, les conflits chez les Wayuu sont résolus par les personnes impliquées elles-mêmes – le verdict ou la sentence n’est pas prononcé par une institution.

Les enjeux des associations Waraittaa et Wayuu Araurayu

Waraittaa et Wayuu Araurayu ont été créées dans les années 1990. Nous avons rencontré leurs représentants légaux : Léo gère celle de Waraittaa et Raphael est l’un des deux représentants de Wayuu Araurayu[15]. L’importance du territoire pour les Wayuu se constate dans les récits des représentants de ces deux associations, qui identifient leur territoire comme étant le « ii », le lieu d’origine de leur famille. D’après Irma Iguarán, la tante de Raphael, « ii » est l’endroit où Juya (la pluie) a fécondé Pulowi (la maîtresse de la terre), endroit où sont nés les premiers humains ancêtres de la lignée ; « ii » est le vagin de la terre. Certains anciens emploient l’expression « s’asseoir dans le ii » pour être au centre de l’é’iruku, être proche de leur monde. C’est ainsi que se situe la famille de Raphael, qui vit en Haute Guajira[16].

Léo, quant à lui, situe le « ii » de sa famille non pas dans sa ranchería, Yosu, en Moyenne Guajira, territoire de la municipalité de Maicao, mais en Haute Guajira où se trouve le cimetière de ses ancêtres.

Deux autres rancherías avoisinent la sienne. Elles appartiennent à des membres de sa famille élargie et portent les noms de Jouktai (« vent ») et Julirü (« papillon »). Dans la première vit sa tante et dans la deuxième ses cousins maternels, venus avec leur alaula de Haute Guajira un siècle auparavant. L’homme le plus important de Julirü est Carlos. D’après Léo, la dernière ranchería fait partie de sa famille mais leurs membres sont à part et prennent leurs propres décisions en cas de conflits : « on ne sait pas comment ils vivent, mais ils sont notre famille. S’il y a un conflit grave, on peut les aider, on est tous parents ».

Figure 3

Cabo de la Vela dans le secteur Kamaichi, Haute Guajira.

Cabo de la Vela dans le secteur Kamaichi, Haute Guajira.
Photographie Karen López Hernández, 2014

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Figure 4

Vue de Yosu, Moyenne Guajira.

Vue de Yosu, Moyenne Guajira.
Photographie Karen López Hernández, 2004

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Figure 5

Plan de Yosu dessiné par des jeunes filles wayuu lors de la formulation du plan de vida fait par l’association Waraittaa en 2004.

Plan de Yosu dessiné par des jeunes filles wayuu lors de la formulation du plan de vida fait par l’association Waraittaa en 2004.

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Ayant des relations ou des contacts dans la société nationale et parlant espagnol, Leo et Raphael maîtrisent les rouages des démarches administratives. D’ailleurs ces caractéristiques sont souvent réunies dans la personne d’un Wayuu ayant reçu une éducation occidentale ou ayant été élevé dans la société nationale, ou encore dont les parents paternels sont créoles.

Sans doute ces représentants possèdent-ils des capacités de négociation avec les institutions, mais en même temps ils doivent être capables de maintenir la cohésion de l’association en expliquant largement aux communautés qu’ils agissent au nom de l’intérêt général et non pour leur intérêt personnel. Au moment de se mettre d’accord sur des projets, les représentants essaient d’argumenter en faveur de ceux qui leur paraissent convenir le mieux, mais la coutume veut que ce soit les alaulas qui décident. Ainsi, aussi bien Leo que Raphael ont à poursuivre la discussion avec les autorités.

Des actions des associations

Waraittaa : la rupture de la sukuwaipa wayuu

Vingt-trois ans après la création de Waraittaa, Léo a été tué par les fils de l’alaula d’une communauté voisine.

Terre riche en ressources (pétrole, charbon, gaz), La Guajira est un territoire convoité par des multinationales et des entreprises nationales. Le tournant pour les Wayuu a été l’extraction du charbon, qui a bouleversé autant leur culture que le territoire. D’autres entreprises visant l’exploitation des ressources naturelles se sont implantées à La Guajira, comme la société pétrolière publique vénézuélienne (PDVSA) intéressée par la construction d’un gazoduc international (de La Guajira colombienne vers l’État de Zulia au Vénézuéla). Ce projet a eu un impact sur les terres de plusieurs rancherías wayuu situées dans le couloir central entre la municipalité de Manaure et la frontière colombo-vénézuélienne, et l’une des rancherías affectées appartient à l’association Waraittaa. Le contact entre l’entreprise et la communauté passait par l’association dans le cadre de la consulta previa. PDVSA a organisé plusieurs réunions avec les communautés concernées par son projet pour en présenter les conséquences et étudier les compensations des préjudices occasionnés. La ranchería Jouktai a été incluse dans ce processus. Dans cette négociation, Léo a conseillé sa tante pour qu’elle demande des compensations importantes comme un puits, des chèvres, des bourses d’études pour les jeunes. Mais elle a refusé fermement car elle voulait « une école, une école pour les petits, une petite école, je ne veux pas que les petits marchent et marchent sous le soleil tous les jours parce qu’on n’a pas d’école. J’ai peur chaque fois qu’ils traversent la route noire[17] pour aller à l’école. Une petite école et ce sera tout ! »

Pour Léo, l’occasion était idéale pour retirer des compensations importantes et il a essayé à plusieurs reprises de convaincre sa tante par l’intermédiaire de sa mère et de ses cousins. Cependant, sa tante n’a pas changé de point de vue. Le moment venu, PDVSA a pris note de la demande de Jouktai et a construit une école qui dépassait les attentes de la tante de Léo. En 2009, Léo a présenté le projet à la municipalité de Maicao afin d’y affecter du personnel enseignant, mais l’école n’a fonctionné que quelques mois faute de financement municipal. Warutta (« escargot »),[18] une autre ranchería impactée par le même projet de PDVSA, a demandé de son côté des bourses pour les jeunes afin qu’ils puissent étudier au lycée et à l’université. Selon l’alaula de cette communauté, « ce qui est important maintenant, ce sont les études. Il faut étudier pour parler avec tous ces gens-là qui arrivent à prendre notre terre… » Dans les négociations de ces deux rancherías avec PDVSA, les représentants des associations n’ont pas eu de rôle significatif. En effet, ils se sont rabattus sur la décision des autorités traditionnelles, lesquelles restaient préoccupées par la préservation du pouvoir et le prestige du groupe familial.

En 2004, Waraittaa a présenté un projet de logement à la municipalité de Maicao. L’association apportait la main-d’oeuvre sous la forme de yanama (travail collectif[19]), et la mairie, les matériaux. Ce projet a vu le jour deux ans plus tard. À la question de savoir pourquoi il s’était écoulé tant de temps entre la présentation du projet et sa mise en oeuvre, Léo a répondu :

J’ai présenté le projet de construire cette ranchería à la municipalité de Maicao en 2004. Je suis allé à la mairie de Maicao plusieurs fois. Chaque fois que je leur demandais des nouvelles de notre projet, ils me disaient : « on ne peut pas avancer, car il manque un papier, il manque une facture, il manque une signature ». Je faisais tout ce qu’ils me demandaient et quand ils n’avaient rien à me demander, ils me disaient donc que l’argent n’était pas encore arrivé, que les fonctionnaires de Bogotá ne voulaient pas envoyer l’argent. Aujourd’hui[20], le projet de l’année 2004 a été payé. Mais il manque encore les projets des années 2005 et 2006.

Cette situation a créé des problèmes internes qui traduisent entre autres la difficulté d’accepter un représentant unique pour plusieurs communautés. Les représentants légaux sont donc confrontés à la désertion de plusieurs groupes familiaux qui refusent ce critère centralisateur, ou de front unique. Voici ce qu’en disait Léo :

Mon travail dans l’association a l’appui des autorités traditionnelles. C’est difficile, car il n’y a pas de ressources économiques. Quelquefois, j’utilise mon argent pour soutenir l’association et il y a toujours des problèmes, car le Bureau des affaires autochtones prend beaucoup de temps pour distribuer l’argent, et la communauté me tient pour responsable. C’est pour cette raison que deux communautés nous ont quittés.

Léo décrit la difficulté à désigner un seul chef au sens occidental du terme et à se rallier à lui : les groupes familiaux ont du mal à s’accorder sur la délégation de responsabilité et certaines communautés reprennent leur autonomie.

Parce qu’elles dépendent des municipalités pour développer leurs actions, les associations des autochtones n’accomplissent que tardivement les projets décidés par les communautés mais endossent la responsabilité du retard face à elles. Les municipalités compliquent le transfert des subventions en soumettant les représentants à une série de démarches administratives que ceux-ci ressentent comme des menaces contre la mise en oeuvre de ces projets. Appartenant à un groupe politique différent du maire, Léo a eu des relations tendues avec celui-ci. En porte-à-faux entre le maire et les autorités des communautés, le représentant n’a pas su comment dissiper une accusation de malversation sur laquelle deux autorités se sont appuyées pour quitter Waraittaa.

L’association est également appauvrie par des problèmes majeurs internes aux communautés signalés par le plan de vida de Waraittaa formulé en 2004 ; le conflit entre la communauté de Yosu et une communauté voisine en est un exemple. La communauté voisine, que nous appellerons X, revendiquait une portion de territoire d’une aire appartenant à Yosu où se trouve une source[21]. La suspicion d’une malversation de fonds de Léo paraissait légitimer cette revendication. Des années plus tard, l’alaula de X[22] et ses enfants ont pris la décision de quitter l’association.

D’après la réglementation juridique de la Sentence T-001 de 2012, la résolution des conflits à l’intérieur des resguardos est du domaine de la jurisprudence autochtone. Ce conflit devait donc se résoudre par la sukuwaipa wayuu et un pütchipü’ü a été envoyé par Léo pour trouver une solution. C’est à cet instant que l’histoire prend un autre tournant et que les dérives apparaissent.

La communauté X, en refusant d’accepter le pütchipü’ü, a aggravé le conflit. Et par l’installation d’une clôture rendant inaccessible cette portion du territoire aux habitants de Yosu, elle a déclaré la guerre. De son côté, Léo a abandonné l’idée de renvoyer le pütchipü’ü et a pris parti pour la guerre. Il ne savait pas qu’en prenant cette décision, il allait vivre le dernier chapitre de sa vie.

Dès 2017, des incursions violentes d’un côté et de l’autre ont animé la vie des communautés de ce resguardo. Plus riche et donc mieux armée, la communauté X s’est avérée la plus forte. Désarmé et seul, abandonné par ses cousins maternels n’ayant pas suivi la solidarité préconisée par la sukuwaipa wayuu, Léo a été tué en 2020 par la communauté X. Depuis, ses neveux restent cachés à Riohacha et mènent une vie discrète. Le temps de la fatalité s’empare de Yosu : la mort de la tante de Léo en 2020 et les présages d’une guerre sans fin laissent les familles dans le désespoir. Héritiers de cette guerre, les enfants de la soeur de Léo ont déposé plainte contre l’alaula de X. Des perquisitions ont eu lieu et des fusils ont été confisqués. D’après un cousin de Léo, les hommes de X se sont vite réapprovisionnés en armes.

Dans un autre cas, le représentant de la communauté que nous appellerons Z a renversé la logique du pouvoir politique wayuu. La mise en oeuvre du projet d’éoliennes[23] à la Haute Guajira a touché la communauté Z dont l’association a pour représentant un jeune homme, fils de la soeur de l’alaula. La multinationale à la tête du projet a proposé des compensations que l’alaula a radicalement refusées, ce qui a amené le représentant à recourir à plusieurs stratégies, dont l’intermédiation de sa mère. Devant le refus persistant de l’alaula, le représentant a rompu les relations et ignoré la sukuwaipa wayuu. Il a autorisé l’entreprise à accéder au territoire pour installer des éoliennes. En raison des relations de proximité parentale entre ces acteurs, il était difficile de faire appel au paiement ou à la vengeance. Désavouée, l’autorité traditionnelle n’a pas prononcé de mesures de réparation même si elle avait la possibilité d’appliquer des sanctions, comme des admonestations ou l’exclusion du groupe (Gutierrez Quevedo 2010 : 166-167).

Le déroulement des actions qui ont coûté la vie de Léo et le désaveu de l’alaula de la communauté Z mettent en évidence l’enchevêtrement des logiques sociales entre les Wayuu et la société colombienne. Si la dispute pour le contrôle de la source correspondait à la logique sociale wayuu, c’est dans une période précise de l’histoire de Léo que le conflit a eu pour issue la guerre. Cet instant a coïncidé avec la perte de son prestige, les résultats insuffisants de l’association l’ayant discrédité à l’intérieur même de son groupe lignager en brisant la solidarité de ses cousins au moment de la guerre. La faiblesse de Léo était inversement proportionnelle à la force et la richesse acquises par les hommes de la communauté X.

Dans le cas de la communauté Z, le cheminement de la logique sociale est tout autre. En s’appuyant sur la fonction de matrilinéarité au sein de la communauté, le représentant a fait valoir ses droits, étant le fils de la soeur de l’alaula, l’écartant ainsi de toute décision face à la multinationale. Son pouvoir aurait même été renforcé par les bénéfices qu’il pouvait retirer de la négociation avec l’entreprise.

La prise de décision des acteurs de ces histoires se fait par les interactions des deux logiques sociales et leurs stratégies en dépendent. Néanmoins, les dérives des actions des associations ne sont pas toutes négatives. En voici une qui représente un tournant dans la gestion des associations et le pluralisme juridique.

Wayuu Araurayu : la logique du développement et les droits des autochtones devant la Cour constitutionnelle

Quand l’État est en décalage avec l’application des droits des autochtones, la Cour constitutionnelle lui rappelle sa responsabilité.

Au début, l’association Wayuu Araurayu comportait environ 25 groupes familiaux, puis certaines communautés ont quitté l’association. D’après Rafael, certains groupes voulaient disposer d’une autonomie dans la formulation des projets et dans l’administration des financements alloués par le gouvernement. Mais ce qui a déçu plusieurs d’entre eux, c’est l’insuffisance des subventions de l’État. En 2004, l’association Wayuu Araurayu a entamé une action de tutela[24], n’ayant pas reçu les ressources fiscales des années 1999, 2000, 2001 et 2002, en conformité avec le droit constitutionnel. Révélatrice de la relation entre l’État et les Wayuu, la sentence T-704/06 manifeste la position de l’État sur le développement. Dans ce cadre, il semble pertinent de tenir compte de cette avancée en analysant cette sentence[25] par laquelle la Cour constitutionnelle de Colombie a rendu un avis favorable. Voici un résumé de ce document.

Les raisons de la demande de l’association Wayuu Araurayu, les chefs wayuu :

Suite au refus de plusieurs demandes officielles pour obtenir le transfert des subventions, cette association a porté une action de tutela devant la Cour constitutionnelle contre certaines institutions de l’État au niveau central et local. La raison en était la violation des droits fondamentaux des communautés de l’association Wayuu Araurayu de la Haute Guajira : violation de la participation, de l’autonomie, de la reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle, de l’égalité, de l’éducation, de la santé, des droits des autochtones reconnus comme fondamentaux dans les traités internationaux. Tout cela visait la non-réception, pendant les années 1999-2002, des subventions destinées à la réalisation des projets de développement socio-économique.

Chacune des institutions impliquées dans cette affaire affirme avoir accompli ses tâches selon les lois et déclare non fondée l’action de tutelle. Les institutions en question étaient la Direction des Ethnies du Ministère de l’Intérieur et de la Justice, le Ministère des Finances, le Département national de la Planification, la mairie de la municipalité d’Uribia (dans la Haute Guajira) dont le maire est un Wayuu, le Tribunal administratif de Cundinamarca, et le Consejo de Estado, Sala de lo Contencioso Administrativo, Sección Cuarta.

Les magistrats ont commencé l’enquête par une analyse du cadre juridique national et international des droits des autochtones. Du fait de la complémentarité des deux cadres, la Cour envisage l’accroissement de la protection qui repose sur le cadre juridique interne. Les obligations des traités internationaux en matière de droits de l’homme sont multiples et engagent toutes les institutions de l’État. Dans ce sens, il existe un bloc constitutionnel : la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail de 1989, la Déclaration universelle des Droits des peuples autochtones et la Lettre démocratique de l’Organisation des États américains (OEA)[26]. Ces lois constituent le dispositif essentiel applicable au cadre interne.

D’autres arguments de la Cour sont significatifs pour apprécier la représentation que se fait cette institution de la démocratie, du développement social et de la population dite autochtone.

Tout d’abord, les droits des communautés autochtones ne peuvent pas se confondre avec d’autres droits collectifs, car « la communauté indigène n’est pas la somme des individus qui partagent une série de droits ou d’intérêts ». Ainsi, le droit à la protection de la diversité ethnique et culturelle est autant collectif qu’individuel. Ensuite elle souligne que l’existence d’un bloc constitutionnel n’est pas suffisante : il est impératif que celui-ci soit effectif. Dans ce sens, il faut que l’État garantisse cette réalisation, sinon les droits risquent de rester lettre morte. De plus, « l’accomplissement des droits sociaux est une condition sine qua non pour garantir les droits constitutionnels fondamentaux à la reconnaissance et à la protection de la diversité ethnique et culturelle ». Enfin, la Cour considère « qu’une communauté indigène qui n’a pas à sa disposition de subventions de base pour exercer ses droits constitutionnels fondamentaux comme le droit à la santé, au logement, à l’éducation, à l’eau potable, n’est pas traitée dignement et ses droits fondamentaux sont bafoués ». Du coup, « la situation d’abandon et de pauvreté où se trouvent les peuples autochtones – qui d’ailleurs ont été l’objet du mépris et de la domination de l’État – pourrait décimer les droits qu’ont les communautés indigènes ».

Pour la Cour, bien que les institutions aient rempli certaines de leurs fonctions, comme d’établir le montant des fonds et les distribuer, la communauté en question ne les a pas perçus. D’après les magistrats, aucune institution de l’État ne peut rester indifférente au fait que les droits fondamentaux ne sont pas respectés : « les fonctions de chaque institution ne peuvent être interprétées de façon séparée ou isolée, ce qui justifierait l’absence de responsabilité ». Les principes de coordination, de convergence et de solidarité qui sont affirmés dans la Constitution nationale sont décisifs. Ainsi, la nation doit collaborer avec les entités territoriales plus fragiles quand celles-ci ne peuvent pas accomplir leurs fonctions. Toutes les institutions sont appelées à communiquer et à traiter la protection des droits constitutionnels. Si l’État est décentralisé, la nation et les entités territoriales doivent assumer de manière convergente les responsabilités auxquelles elles ne peuvent pas se soustraire. La décentralisation territoriale n’envisage pas l’éviction ni l’isolement des entités territoriales, mais au contraire, rend nécessaires la collaboration, la coordination et la communication permanente.

Les magistrats ont fixé les responsabilités pour chaque institution concernée dans l’action de tutela et ont demandé à la Procuraduría General de la Nación, à la Contraloría General, à la Fiscalía General de la Nación, et à l’Unidad Anticorrupción de la Presidencia de la República d’enquêter sur les financements qui correspondent au resguardo en question et sur le comportement des fonctionnaires qui en ont empêché la bonne transmission, en ajoutant : « quand l’État fait omission sans justification constitutionnelle acceptable, il faut prendre des mesures face à la marginalisation dont souffrent certains membres de la société ».

La Cour a ainsi décidé que l’action de tutela était valable et en conséquence a ordonné le respect des droits constitutionnels fondamentaux des membres de l’association Wayuu Araurayu. De ce fait, la nation, le département de La Guajira et la municipalité d’Uribia doivent apporter un tiers des subventions qui correspondaient au resguardo de la Haute Guajira. Elles doivent être investies dans un délai de cinq ans.

Tout d’abord, ce qu’on peut constater après une lecture de cette sentence, c’est le décalage entre le cadre juridique comme idéal qui garantit les droits fondamentaux des autochtones, et la réalité. Le pays légal et le pays réel ne correspondent pas et les faits mettent en évidence la fragmentation des responsabilités, la dispersion et la divergence qui laissent transparaître l’incohérence institutionnelle. Ainsi, chaque institution concernée peut interpréter le cadre juridique de façon à s’opposer à l’action de tutela. Sous couvert d’avoir rempli leurs fonctions, ces institutions prétendaient agir selon l’application stricte de la loi. « Faire les comptes » ou « faire la distribution correcte des fonds » était pour les institutions nationales un acte suffisant pour croire qu’elles agissaient correctement. Aussi bien le Ministère des Finances que le Département national de la Planification sont restés indifférents à la situation de l’association Wayuu Araurayu. Par conséquent, ces institutions qui clamaient leur innocence n’avaient pas anticipé de solutions possibles pour la communauté des Wayuu de la Haute Guajira. C’est précisément cet aspect que la Cour constitutionnelle a mis en lumière. Le fonctionnement isolé de chaque institution, leur incohérence, mais surtout leur dédain pour la communauté affectée, ont manifesté l’incurie administrative coutumière.

L’application de la norme donne son sens au fonctionnement de l’institution : les personnes sont oubliées dans cette affaire. En effet, la spécialisation de chacune des institutions entraîne leur fragmentation et leur isolement : leurs interactions sont réduites à l’exécution du cahier des charges que cette norme structure. Aussi les arguments des membres de l’association tels que « on n’a pas de nourriture » ne peuvent toucher l’esprit des fonctionnaires qui vont rester sourds aux vraies demandes : qu’est-ce qui se passe vraiment? Qu’est-ce que les indigènes vont faire sans ces ressources? Où sont passées toutes ces ressources? Toutes les institutions se sont bornées à montrer leur bonne foi et à revendiquer pour leur survie un champ très étroit de l’exercice de leur compétence.

Dans cette histoire, la posture du maire wayuu d’Uribia attire l’attention. Nous pouvons nous demander pourquoi il n’est pas intervenu en faveur de l’association. Il a avancé que les subventions avaient été refusées lors due la gouvernance antérieure à la sienne. De plus, il a manifesté son désaccord au sujet de l’action de tutela. Toutefois, une autre réponse pourrait se trouver dans la logique de l’absence d’obligation entre les clans wayuu. Il s’est probablement appuyé sur cette règle.

Par ailleurs, la représentation de la logique du développement ainsi que de l’identité des autochtones se dévoile dans la sentence de la Cour constitutionnelle. Tout d’abord, le fait que la Constitution considère la santé, l’éducation, l’eau potable et le logement comme des droits fondamentaux exprime une représentation du développement en tant qu’accomplissement de certains services de base qui permettront l’épanouissement des personnes : vivre mieux, vivre plus longtemps. La Cour incarne une vision intégrale de l’idéal du développement : la cohérence des institutions, la priorité du concret dans l’application de la norme, la protection des plus fragiles, l’harmonisation avec le cadre juridique international. Cette vision diverge de la vision légaliste d’autres institutions juridiques comme le Tribunal administratif de Cundinamarca et le Consejo de Estado. À ce propos, il convient de signaler que la Cour constitutionnelle a été créée en 1992 par la Constitution pour la sauvegarde de cette dernière. Institution récente, la Cour représente donc la nouvelle société colombienne, une avancée socio-juridique, une phase de progrès vers un développement actualisé qui intègre les différentes cultures : la vision légaliste est complétée et quelquefois dépassée par la vision constitutionnelle. Elle est là pour rappeler à tous les Colombiens l’accord national passé en 1991 et le cadre juridique international, ce qui garantit l’ambition de vivre en démocratie.

On peut affirmer que tous ceux qui ont été rendus visibles par la Constitution sont sous sa protection lorsque leurs droits sont violés. Cette institution renforce la reconnaissance des droits fondamentaux des autochtones à partir de la représentation qu’elle s’en fait : des êtres fragiles, pauvres, en relation d’inégalité avec des acteurs puissants comme l’État. Le fait de remarquer que les autochtones ont été « objet de la domination et du mépris de l’État » induit la responsabilité de celui-ci. Il est impératif donc que l’État favorise, aide, soutienne ceux qui ne bénéficient pas des instruments ou des ressources pour atteindre le développement minimal.

La Cour constitutionnelle attire l’attention sur la nécessité de venir en aide aux plus faibles. Cela peut se traduire par l’idée que le développement est possible si l’État met en oeuvre les moyens qui aideront les plus fragiles. Il n’est donc en aucun cas exonéré de sa responsabilité. Au contraire, il doit aller de l’avant, transcender les limites pour faire aboutir les programmes. Les magistrats placent au centre de la gestion de l’État, à tous les niveaux, la responsabilité de veiller au respect des droits dans la vie quotidienne des personnes. Ainsi le décalage entre le discours et la pratique doit-il impérativement être réduit. Ce qui donne du sens à l’application d’un véritable pluralisme juridique.

Les enjeux des médiateurs entre la société wayuu et la société nationale

Nous pouvons observer que les conflits communs aux deux associations tournent autour de l’obtention des subventions dans le temps programmé. La différence dans les actions choisies par les deux acteurs concernant la trésorerie est nette. Tandis que Léo ne pense pas à intenter une action de tutela pour accéder aux subventions, Raphael n’hésite pas à s’appuyer sur le pluralisme juridique et à faire appel aux différentes instances qu’offre la société nationale. Cette différence passe sans doute par le degré de puissance des groupes familiaux respectifs. Bien que Léo ait reçu une formation de technicien occidental, il n’avait pas suffisamment de relations ni même d’accès aux informations juridiques pour initier une démarche juridique. Raphael, au contraire, a un réseau de parents et d’amis plus étendu dans les villes et son groupe familial est riche. D’ailleurs nous n’oublions pas que la gestion de Wayuu Araurayuu repose sur deux personnes, ce qui dynamise les démarches de l’association. La capacité d’agir de ceux-ci (leur agency), leur capacité de mobiliser toutes leurs connaissances et informations, est remarquable. Ils utilisent des réseaux sociaux comme Facebook[27] pour informer les gens sur leur façon de gérer de nombreux projets. Ici se confirme l’idée que les associations d’autorités traditionnelles gèrent les difficultés selon leurs propres moyens, très aléatoires, ce qui accentue les inégalités à l’intérieur de la société wayuu.

À partir des exemples que nous avons décrits et des observations faites dans des situations impliquant d’autres acteurs pendant notre travail de terrain, nous pouvons penser que les représentants des associations s’engouffrent dans la brèche créée par les institutions pour imposer une médiation entre la société wayuu, l’État et les multinationales. Par ailleurs, nous avons vu à quel point les interactions entre les représentants wayuu et d’autres acteurs de la société nationale (les maires par exemple) affectent le déroulement des projets des associations. Les pratiques publiques de certains fonctionnaires exprimeraient des relations de force face aux indigènes.

La médiation

Élément clé dans les interactions, la médiation se structure comme une fonction sociale spécialisée à l’intérieur de la société wayuu. Les acteurs qui servent de lien entre les Wayuu et la société nationale prennent une position personnelle dans la médiation en apportant leur point de vue pour aboutir à leurs objectifs. Ils parlent et négocient avec les institutions nationales au nom de la société wayuu. On sait que leurs propos tendaient à obtenir des avantages pour leurs groupes familiaux, des réalisations telles que le creusement de puits, la construction d’écoles, l’achat d’animaux, l’obtention de bourses d’études, etc. En effet, depuis la conquête espagnole, certains Wayuu ont été des médiateurs : des alaulas ou des jeunes Wayuu ont établi des relations amicales avec les Espagnols tout en maintenant leurs pratiques traditionnelles. Telle est d’ailleurs l’opinion de Saler qui pense que, dans l’histoire des Wayuu, la relation avec la société occidentale a entraîné des occasions économiques et politiques de promotion sociale, ce qui a favorisé la structuration de corredores, voire de médiateurs (Saler 1988 : 114). Selon Picon, certains Wayuu se faisaient aider par les Espagnols dans le but d’accroître leur pouvoir, leur richesse ou leur territoire (Picon 1983 : 260). La performance des médiateurs wayuu[28] est ainsi une construction sociale et historique, produit des situations de contacts. Dans cette construction, la perspective des droits des autochtones et du développement jouent un rôle décisif. L’intervention de l’État sous la forme de l’attribution de subventions encadre la gestion des autochtones. Le fait que les associations doivent effectuer des démarches administratives, formuler des planes de vida, négocier avec les multinationales est une façon de cadrer, voire de contrôler, l’action associative des autochtones.

Les médiateurs à la recherche de prestige

Recherchés par la société nationale, les médiateurs sont identifiés et connus comme des interlocuteurs wayuu par les institutions publiques et privées (le gouvernement, les partis politiques, les ONG, les multinationales) qui cherchent à obtenir un accès aux rancherías afin de développer des programmes et projets dans leurs intérêts. Mettre en oeuvre la médiation demande un profil déterminé que nous avons déjà évoqué mais nous pouvons le compléter et le résumer plus ou moins dans ce tableau : plusieurs vivent en général dans les villes et certains d’entre eux ne parlent pas le wayuunaiki ; d’autres sont bilingues et sont mariés avec des créoles ou des Wayuu. La plupart sont des professionnels – avocats, linguistes, techniciens, écrivains – qui ont intégré les normes de la société nationale. Presque tous ont des relations avec des fonctionnaires publics et comptent un réseau d’amis créoles. Quelques-uns occupent des postes dans le gouvernement ou dans des entreprises privées. Plusieurs adhèrent aux symboles de prestige occidentaux, comme se construire une maison particulière en ville ou faire l’achat d’une voiture. Ce sont des signes qui représentent, selon les critères de la société nationale, une amélioration de la qualité de vie. Mais le succès économique n’est pas le seul ; le prestige ou la célébrité sont également à la portée de certains médiateurs.

Le prestige des représentants associatifs à l’intérieur des communautés augmente car ils monopolisent toute l’information et peuvent accéder aux ressources économiques grâce au financement des projets par l’État. Si un groupe familial cherche un médiateur d’un autre groupe pour résoudre un problème ou bien pour obtenir quelques bénéfices, cette action est reliée au système de solidarité et de réciprocité. Ainsi, si un Wayuu médiateur a une voiture et qu’il l’offre pour mobiliser les Wayuu des rancherías voisines, cela est apprécié comme un service, un geste de solidarité, ce qui augmente le prestige des médiateurs.

Je préciserais que, de plus en plus, les médiateurs sont placés à la tête des associations des autorités traditionnelles. En effet, celles-ci se multiplient à tel point que l’on peut penser que chaque groupe familial crée une association afin d’administrer lui-même les subventions. Le seul chiffre des associations d’autorités traditionnelles à La Guajira indique l’ampleur de ce phénomène. En 2017, d’après le Ministère de l’Intérieur, sur 3594 associations en Colombie, 1933, soit 54%, se situent à La Guajira (Díaz Lemus et al. 2017 : 20). Bien que nous puissions penser que certaines de ces associations correspondent à d’autres communautés autochtones habitant à La Guajira, il est fort possible que la majorité d’entre elles soient wayuu.

Souvenons-nous que cette situation obéit au fait que, politiquement, les Wayuu ne reconnaissent pas un chef unique externe à leur groupe lignager. Or le pouvoir des médiateurs se limite à leur groupe familial ou aux groupes qui font partie de l’association.

Compétition et inégalité

Les conflits au sein des associations se sont multipliés et aggravés avec les interventions de la société nationale et l’arrivée des multinationales. Celles-ci ignorent les Wayuu qui empêchent le développement de leurs projets et s’appuient sur ceux qui souhaitent obtenir des compensations. Selon le siège de la Contraloría de la Nación à Riohacha, en 2019, il y a eu 53 nouveaux conflits entre les Wayuu. Leurs causes s’avèrent multiples mais la plupart ont pour origine des disputes au sujet de la gestion des ressources ou de l’autorisation de l’accès des multinationales au territoire wayuu.

D’autres associations gardent la coutume wayuu, comme l’indiquent les actions de Waraittaa et Wayuu Araurayu. Dans ces deux cas, les médiateurs/représentants sont subordonnés au pouvoir des alaulas et les codes de prestige des premiers ne les affaiblissent pas. Ainsi, les relations entre les médiateurs et les chefs traditionnels sont variées car elles dépendent des histoires particulières de chaque groupe lignager. Il semble qu’il n’y ait pas de règle dans ce domaine : ni compétition, ni entente systématiques.

Par ailleurs, il peut se produire des compétitions et des rapports de force entre les médiateurs. Nous avons observé par exemple qu’entre les médiateurs Léo et son cousin Carlos, parents utérins, il y avait des différences liées au prestige. Le fait que la communauté de Carlos n’ait pas intégré l’association Waraittaa a été perçu par Léo comme un geste salutaire : « c’est mieux d’être distant… c’est mieux comme ça. Ils ont aussi leur association et font les projets qu’ils veulent. Si nous sommes avec eux, peut-être ils vont nous dominer et il y aura des conflits. On peut faire des choses identiques ou meilleures ».

L’un des résultats qui se dégage de la fonction ascendante des médiateurs est l’accentuation des inégalités parmi les Wayuu, car certaines communautés n’ont pas de médiateurs préparés ou qualifiés et elles ne peuvent avoir accès aux subventions. Les groupes lignagers riches, dont certains des membres ont pu accéder aux études et établir des relations avec les métis, fortifient leur richesse et leur prestige, car ils ont les moyens d’augmenter le nombre de leurs animaux, de leurs bijoux, etc. En revanche, les groupes lignagers pauvres, qui ne connaissent pas les rouages administratifs pour accéder aux subventions, n’ont que des possibilités limitées d’amélioration économique. Selon les études des anthropologues Saler et Picon, nous pouvons constater que l’inégalité est propre à l’histoire des Wayuu. Pour Picon, le contact avec la société occidentale a permis la création de circuits d’échanges et de ressources entre les deux sociétés, comme par exemple l’échange d’animaux, de colliers, d’armes à feu (Picon 1983). Le capital symbolique[29] des alaulas de chaque groupe familial s’en est trouvé inégalement renforcé. La société wayuu continuant à reproduire une hiérarchisation sociale, la mobilisation des ressources par les médiateurs contribue à rehausser leur prestige et à renforcer la compétition entre groupes. Il semblerait que le pluralisme juridique se trouve dans une impasse pour faire face à l’inégalité croissante chez les Wayuu.

Nous pouvons penser, à partir de nos exemples, que des médiateurs pourraient désapprouver le pouvoir des alaulas ou méconnaître les palabreros en bouleversant le système traditionnel de la réparation. D’où ma question : dans l’avenir, est-il possible que le médiateur devienne l’autorité traditionnelle ? La génération des médiateurs sur laquelle j’ai enquêté a environ 50 ans en moyenne et leurs alaulas sont encore en vie. Il faudra donc attendre quelques années pour analyser cette évolution.

Enfin nous voudrions évoquer un autre élément significatif du fonctionnement des médiateurs, même si nous ne pouvons pas développer cette question ici ; il s’agit du nombre important de femmes qui remplissent ce rôle. Selon Carlos, le cousin de Léo,

Chaque fois, les femmes wayuu ont davantage le contact avec le gouvernement colombien ; elles sont partout et parlent avec les politiques ; elles travaillent aussi dans le gouvernement et on peut croire qu’elles ont du pouvoir à l’intérieur des populations wayuu. Mais c’est grâce à la nouvelle Constitution de la Colombie, qui donne une reconnaissance aux peuples comme le nôtre, qu’elles font beaucoup de choses.

Les médiateurs peuvent être choisis par le groupe familial, ou bien les individus postulent eux-mêmes à cette fonction en proposant des réalisations à venir, mais tous comptent sur le soutien de leur propre groupe familial.

Conclusion

Semblables à des passerelles entre la société indigène et la société nationale, les associations canalisent les ressources de l’État et des multinationales. Elles sont de plus en plus sollicitées dans leur rôle de médiatrices du fait de l’arrivée des multinationales et des entreprises voulant exploiter des ressources sur le territoire wayuu tout en ménageant les autochtones.

Pour les représentants de ces associations, l’enjeu prépondérant est de résoudre la contradiction entre l’accomplissement des exigences administratives de l’État et la surveillance du respect des décisions prises par les autorités traditionnelles. Lors de ces médiations, les représentants peuvent être affectés personnellement par des situations hétéroclites : être attirés par les signes de prestige de la société nationale, favoriser leur groupe lignager, entrer en compétition avec d’autres représentants, réveiller leur intérêt personnel ou accentuer des conflits internes. Mais il est possible aussi que les autorités traditionnelles réagissent à ces événements et préfèrent créer leur propre association pour accéder directement à la gestion des subventions.

Nous avons signalé que l’organisation politique propre aux Wayuu, à savoir la désignation de « chefs » pour chaque groupe lignager, ne peut pas s’articuler harmonieusement avec le pouvoir naissant des associations. Certes, les autochtones sont enclins à accepter les règles du jeu orchestrées par l’État, mais une épée de Damoclès reste suspendue au-dessus de leurs têtes : disputes entre communautés, affrontements entre représentants et alaulas, ou entre neveux et alaulas et au pire, guerres. Ceci se constate dans les exemples cités dans cet article. Les autorités traditionnelles pourraient se trouver menacées par les médiateurs qui prennent de plus en plus en main la gestion des associations. Les valeurs de respectabilité et de confiance que conféraient l’âge et l’expérience se trouvent confrontées à celles d’une jeunesse qui prône l’efficacité dans l’obtention des subventions et l’habileté à convaincre et trouver des alliés dans la société nationale, locale et internationale.

La double intrusion des multinationales et de l’État a engendré les structures associatives dont on a constaté l’ambivalence. Entre les compensations proposées et les conflits engendrés, elles cherchent leur chemin. Il est possible que des événements semblables continuent d’accélérer des changements culturels profonds chez les Wayuu : la naissance de nouvelles logiques sociales pourrait entraîner un nouveau régime politique où le pouvoir des alaulas s’effacerait au profit de celui des médiateurs.