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Je me souviens encore, quelques années après le fait, de la première explication de texte poétique que j’ai entendue, en tant que professeur, à l’université. J’avais quarante ans, et je venais d’y arriver, après avoir fait de la critique littéraire dans quelques journaux. J’avais connu la petite révolution de l’Hexagone, et j’y avais même participé modestement en publiant — cela, qui est impensable aujourd’hui, se faisait assez couramment à l’époque — dans Le Devoir les premiers poèmes de plusieurs débutants. Sans oublier, bien sûr, les poètes prestigieux de la génération précédente, les Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Alain Grandbois, Rina Lasnier. La poésie, alors, était importante, c’est-à-dire qu’elle nous importait, qu’elle semblait avoir partie liée avec d’autres petites révolutions qui se préparaient, et chaque recueil ou presque était reçu avec les égards, fussent-ils un peu épineux parfois, dus à un événement littéraire. Il est vrai que le roman, assez rare, ne lui offrait pas une forte concurrence. Mais, même lorsqu’il se fera plus abondant, au cours des années 1960, la poésie traitera avec lui, pour ainsi dire, d’égale à égal, recevant de la critique une attention continue. Je parle principalement, presque uniquement, de la critique journalistique, que je pratiquais moi-même avec les moyens du bord, des moyens que je ne pourrais décrire ici avec un peu de précision tant ils étaient divers, hasardeux. Mes deux maîtres en poésie étaient le père Gagnon, professeur à l’université, et son complice de toujours, Gaston Bachelard. Ils ne pouvaient inspirer directement le critique littéraire que j’étais ; tout au plus m’avaient-ils averti qu’il y avait autre chose dans la poésie que du sens premier, du discours explicite.

Voici donc que, par un concours de circonstances qu’il ne serait pas utile de raconter ici, je me retrouve à l’université, écoutant un étudiant de première année parler d’un poème de Nelligan. Je m’étais préparé. J’avais parcouru l’ensemble de l’oeuvre de Nelligan, consulté les notes de Luc Lacoursière et traversé rapidement quelques études, peut-être même relu l’article assez long que j’avais écrit dans Le Devoir quand avait paru l’édition du Nénuphar. J’avais également barbouillé de traits nombreux, flèches, soulignés, et cetera, la copie du poème que je m’étais fabriquée, et je me disais que je pourrais survivre à l’épreuve, poser à ces étudiants de première année des questions pertinentes, voire embarrassantes comme il sied à un professeur. Dois-je ajouter que la poésie de Nelligan, à cette époque pas plus que maintenant, ne sollicitait particulièrement ma ferveur ? (Je ne le dirais pas cependant ; durant son cours, un professeur n’a pas à faire état de ses préférences ou de ses résistantes personnelles.) Mais ce que j’entendrai durant la première explication de texte me jettera dans un embarras considérable. Elle était si élégante, sensible, exacte, que je mettrai quelques secondes à trouver une de ces questions qui mettent la discussion en branle dans une salle de cours. Les étudiants qui suivirent, avec d’autres poèmes de Nelligan, me rassurèrent un peu : il y avait du travail à faire. Par les étudiants, mais aussi par moi-même, ci-devant journaliste littéraire. Je venais de faire une découverte capitale, celle de l’explication de texte — non pas forcément à la française, avec sa série d’étapes obligées, mais celle qui consiste, tout simplement, à lire un poème dans toutes ses dimensions.

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Si j’avais mis au programme, en ce début d’année, un poème de René Char ou de Rimbaud, ç’aurait été plus facile. Nous aurions buté aussitôt sur des difficultés évidentes et ainsi nous aurions été forcés de chercher, de parler, de faire appel à toutes les ressources de notre ingéniosité. Nous aurions discuté, nous aurions avancé. Je passerai tout un trimestre, quelques années plus tard, à lire avec des étudiants de première année, ligne après ligne, Une saison en enfer, et j’en tirerai une satisfaction rare : on avait le temps de lire mal, de faire des contresens et de les dissiper. Les textes les plus dangereux sont ceux qui se donnent l’air d’être en quelque sorte transparents, d’accès facile : Nelligan, ou Baudelaire, ou, pire encore, Verlaine, et même le Rimbaud des premiers vers, sur lesquels j’ai entendu il y a quelque temps des étudiants intelligents faire des contresens fabuleux, et y tenir mordicus. C’est, du moins en partie, qu’ils voulaient se reconnaître dans les vers qu’ils lisaient, quitte à en pervertir le sens pour que celui-ci corresponde à leur expérience personnelle, toute personnelle (et donc commune). Une anecdote, à ce propos. J’avais distribué au cours initial des travaux pratiques de première année un poème de Roland Giguère afin que nous fassions, les étudiants et moi, une première expérience, qui serait une entrée en matière, de lecture poétique. À la fin, après que les autres furent partis, l’un d’entre eux, environ six pieds deux, bien bâti, s’approcha de mon bureau et me dit : « Ce poème-là, c’est moi qui l’ai écrit. » J’étais un peu inquiet. À qui donc avais-je affaire, à quel étrange personnage ? J’avais beau lui montrer le nom de Roland Giguère, au bas du poème, il n’en démordait pas. Ce n’est qu’à la séance suivante que l’énigme fut résolue. Cet étudiant avait pris l’habitude, au cégep, de copier dans le même cahier les poèmes qu’il écrivait lui-même et ceux qu’on lui donnait à lire, et peu à peu la distance entre les deux genres, si l’on peut dire, s’était dissipée, il était devenu l’auteur des poèmes qu’il n’avait pas écrits, il avait projeté dans le texte de Giguère et quelques autres ses propres idées, ses propres émotions avec une telle ferveur qu’il les avait complètement assimilés à sa propre substance.

Une telle aventure aurait-elle était possible avec un texte de René Char, ou de Saint-John Perse, ou de Pierre Jean Jouve ? J’en doute fort. En lisant un poème né tout près de lui, l’étudiant québécois risque toujours de croire, d’imaginer qu’il le comprend d’instinct, en vertu de la familiarité nationale. Pour lire les autres, les lointains, il saura d’instinct qu’il faut se déplacer, travailler. On comprend ainsi ce qu’avait d’étonnant l’explication de texte du poème de Nelligan dont je parlais plus haut. L’étudiant était moins entré dans le poème, comme on dit, qu’il n’avait pris à son égard cette distance sans laquelle la lecture n’est qu’un contact plus ou moins chaleureux, épidermique. Il avait rendu le poème difficile. Il s’était interdit d’être, devant lui, un amateur de poésie — qu’il était peut-être par ailleurs — pour devenir un lecteur de poésie. Qu’est-ce qu’un amateur de poésie ? Quelqu’un qui lit beaucoup de poésie, dans tous les genres, en retrouvant dans chacun des poèmes qu’il lit la même émotion vague. On le rencontrera souvent, par exemple, dans ces événements un peu bizarres que sont les lectures publiques — ou mi-publiques — de poésie, de plus en plus répandues au Québec et ailleurs, où l’on se rend pour partager avec des auditeurs de bonne volonté une sorte de ferveur générale, attisée par quelques airs d’accordéon ou de biniou, qui n’a cure des distinctions et des niveaux[1]. Il existe assurément des amateurs de poésie respectables, et plus que respectables, passionnants à lire ou à fréquenter, qui se tiennent loin de ces joyeusetés. Ils sont à l’affût de ce qui paraît ici ou là, ils sont toujours en train de découvrir du nouveau. J’en connais trois ou quatre. Parmi eux, Jean-Pierre Issenhuth, dont les essais très libres du Petit banc de bois[2] contiennent de très efficaces leçons de lecture. Mais, au contraire de celui-là, la plupart de ceux que l’on peut appeler des amateurs de poésie s’abîment dans l’indifférencié des impressions vagues. Avez-vous lu l’ouvrage sur la poésie de l’ancien ministre des Affaires étrangères de France, Monsieur Dominique de Villepin ? Il est dangereux de trop aimer la poésie.

On ne rencontre pas beaucoup de ces amateurs de poésie à l’université, particulièrement à l’entrée. L’étudiant qui se trouve dans l’obligation de construire un discours sur un poème se voit généralement interdit, privé de langage, de parole. Il courra donc à la bibliothèque pour trouver du secours. Et il en trouvera en surabondance, soit dans la forme du commentaire, soit, s’il est un peu téméraire, dans celle de la théorie. Durant ma trentaine d’années d’enseignement universitaire, j’ai vu passer un grand nombre de théories et, peu porté moi-même sur la spéculation, j’en ai tiré la leçon qu’en effet elles passent, elles se succèdent les unes aux autres avec une impressionnante régularité. Je n’aurai pas la suffisance de les déclarer inutiles. Elles aiguisent l’esprit, elles le forcent à remettre en question les idées forcément un peu naïves qu’on traîne avec soi depuis la maternelle. Mais elles aident peu à lire. Le commentaire, plus ou moins méthodique, sera-t-il plus utile ? Là aussi, les méthodes passent : rares, semble-t-il, sont aujourd’hui les critiques qui empruntent encore les façons de faire d’un Jean-Pierre Richard, qui m’ont beaucoup servi au début de ma carrière. Quand je pense au commentaire poétique, tel qu’il m’inspire une certaine méfiance, je pense par exemple à ces quelques phrases d’un des critiques français actuels les plus répandus, Jean-Pierre Steinmetz :

Si, finalement, Jaccottet sait très bien peser (priser) la matière des mots, il a suffisamment l’usage de ceux-ci en d’autres langues pour mesurer tout leur pouvoir d’approximation et de suggestion, au point même d’estimer supérieurs bien des poètes étrangers. À la croisée du français, de l’allemand, de l’italien et de l’espagnol, il a moins retenu la valeur du signe linguistique que celle du signe qui existe en dehors de toute parole, du signal, pourrait-on dire, que profèrent parfois le monde, les êtres, l’instant. Quant à savoir ce qui se passe là ? D’autant que pour lui la poésie ne se confond pas avec une quête obstinée des signes, mais avec une capacité d’accueil […][3]

Je tenais à citer ce texte pour montrer la confusion verbale qu’entraîne souvent, trop souvent le commentaire poétique, surtout l’admiratif : le « au point même de » suggérant une relation de cause à effet qui est loin d’être évidente, la distinction vraiment peu utile ici entre signe et signal (proféré par le monde, les êtres, les instants !…), et tout cela pour aboutir dans le vide d’« une capacité d’accueil »… C’est là, pour moi, le langage approximatif, pâmé, dont précisément il faut se garder si l’on veut parler honnêtement de poésie. On notera en passant que ce genre de langage est précisément le contraire de celui que pratique Jaccottet lui-même lorsqu’il parle de la poésie des autres : mesuré, précis, modeste et ferme.

Mais alors ?…

***

Enseigner la poésie : l’expression (me) gêne — comme devrait sans doute gêner l’expression enseigner la littérature, puisque la poésie est, disait Valéry, la littérature réduite à l’essentiel de son principe actif. On peut, bien sûr, enseigner la versification ; élaborer une théorie de la fonction poétique ; faire l’histoire, formelle ou thématique, de l’activité poétique, sur une longue ou une brève période. Tout cela, particulièrement l’histoire ou le tableau d’une période, peut ou doit se faire en cours magistral, et il m’est arrivé de le pratiquer pour la poésie québécoise contemporaine, devant cinquante ou soixante étudiants. C’est un exercice utile, sans doute, peut-être même indispensable, mais qui présente l’inconvénient de passer vite sur ce qui fait la substance même du poème.

J’ai surtout parlé, jusqu’à maintenant, des travaux pratiques. L’expérience du séminaire d’études supérieures n’était guère différente, puisqu’il s’agissait toujours de s’exercer à la lecture du poème, dans un système de libre échange (dirigé, disons-le, dirigé !) entre le professeur et les étudiants. Mais ceux-ci, depuis le début de leurs études universitaires, avaient appris des choses, beaucoup de choses, et je me souviens avec gratitude d’un séminaire sur René Char où quelques étudiants venus du département de philosophie m’apprirent des choses fort intéressantes sur quelques aspects de l’oeuvre de René Char qui m’avaient jusque-là échappé. C’est peut-être l’occasion de rappeler qu’un cours où le professeur n’apprend rien est un cours raté.

C’est dire, aussi, qu’une vraie lecture ne peut faire l’économie de ce que j’appellerai, pour ne choquer personne, l’information. Rien, à mon sens, ne devrait être exclu. Biographie, histoire, sociologie, témoignages divers, tout peut servir à l’intelligence d’un poème, et je n’écarterai même pas, à l’occasion, quelques anecdotes de bas étage. On n’est jamais sûr de savoir d’où l’étincelle viendra. Le poème ne se fabrique pas — celui de Mallarmé pas plus que celui de Gaston Miron — en vase clos, sans contact avec les langages de la cité, des plus nobles aux plus humbles. Mais le poème est décantation, transformation, osons dire création — le mot m’embête un peu, puisque le poème ne part pas de rien, mais je ne sais par quel autre le remplacer. Citons, au sujet de cette décantation, T. S. Eliot citant Gottfried Benn :

Par quoi, demande Herr Benn dans cette conférence, commence l’auteur d’un poème « qui ne s’adresse à personne » ? Il y a d’abord, dit-il, un embryon inerte, ou « germe créateur » […] et, d’autre part, le langage, les ressources verbales au service du poète. Il y a quelque chose qui germe en lui, et il lui faut trouver des mots pour l’exprimer ; mais il ne sait pas de quels mots il a besoin jusqu’à ce qu’il les ait trouvés ; il ne peut pas identifier cet embryon jusqu’à ce qu’il se soit transformé en un arrangement de mots justes, placés dans l’ordre nécessaire. Lorsque vous avez trouvé les mots, la « chose » pour laquelle il fallait les trouver a disparu, et un poème l’a remplacée. Le point de départ n’a même pas la précision d’une émotion, au sens ordinaire du terme ; c’est encore moins une idée ; c’est — pour adapter deux vers de Beddoes à un sens différent — un « bodiless childfull of life in the gloom / crying with frog voice, “what shall I be ?[4] ».

Il faut bien le dire : ce n’est pas tout à fait clair. On comprend que le poème « ne s’adresse à personne », à la condition de donner au verbe le sens fort d’un discours transportant une information utile et sollicitant à tout le moins une réponse silencieuse. Mais quant au « point de départ » qui n’aurait la précision ni d’une idée ni d’une émotion, on est réduit à la pure évocation, comme le disent bien les vers de Beddoes. Si l’on se déporte du côté du lecteur, la chose devient encore beaucoup plus problématique. Peut-il, devant un texte fait de mots, consentir à ce que ces mots échappent à toute référence commune ? Que les promenades à bicyclette de Jacques Réda soient réduites à néant ? Que le « parc solitaire et glacé » de Verlaine — je m’y promène chaque hiver avec ravissement, il n’est pas très éloigné de chez moi — ne fasse allusion qu’au « germe créateur » du poème ? Que Jacques Brault ne parle pas vraiment de son frère dans la « Suite fraternelle » ? Que Yves Bonnefoy cesse de philosopher lorsqu’il écrit des poèmes, que ceux-ci ne portent aucune trace de pensée ? Le sous-titre que Robert Melançon a donné à son Paradis des apparences : « essai de poèmes réalistes[5] », dit avec force — et un rien de provocation — que pour lui la poésie ne saurait être dissociée de ce qu’on appelle le réel.

Il reste — et ce reste constitue sans doute l’essentiel — que la lecture de la poésie, surtout si elle se fait dans une salle de cours, exige une violence, celle d’une prise de distance plus ou moins radicale par rapport à ce que semble dire trop évidemment le texte poétique. L’université est un lieu de savoir, et la poésie est, dans un certain sens, arrachement au savoir. Oui, il faut parler d’une violence, différente même de celle qui est exigée du lecteur solitaire. Tout semble bon pour échapper à cette violence : l’érudition précise ou vague, peu importe, et le plus souvent peut-être, la projection de ses propres émotions ou de ses idées personnelles dans un poème qui n’en peut mais. J’ai fait de nouveau l’expérience de ce carrousel, il y a quelque temps, après avoir été absent des salles de cours pendant près de dix ans — j’y ai déjà fait allusion plus haut, mais je ne puis m’empêcher d’y revenir —, et j’en suis sorti atterré : la résistance était totale, je n’ai entendu aucun des participants, dont plusieurs étaient déjà enseignants, parler du poème qu’il avait sous les yeux. On se servait du texte comme d’un prétexte pour parler de n’importe quoi, pour l’abaisser à la banalité des conceptions sentimentales courantes. Parfois, une lueur apparaissait, la révélation de quelque étrangeté, mais elle disparaissait vite, engloutie dans la mer infinie des lieux communs, c’est-à-dire cela même que le poème a pour mission de contredire — ou de renouveler, ce qui revient au même. Le roman ne fait pas une telle violence, ou ne paraît pas la faire, à ce qui fait le continu de notre existence, nous pouvons nous laisser emporter par lui, lire Balzac comme nous lisions Jules Verne dans notre jeunesse, et ce ne serait pas tout à fait inconvenant. Le poème, lui, commence à être lu lorsqu’on se rend compte qu’il nous coupe l’herbe sous le pied, qu’il nous entraîne aussitôt dans un lieu qui n’est pas celui de notre quotidienneté, un lieu étrange où les mots sont disposés dans un ordre quasi martial ou au contraire dans un désordre savamment organisé, où les mots disent plus, sinon autre chose que ce qu’ils racontent dans le langage courant. Le roman ne courtise pas l’arbitraire (sauf peut-être chez Robbe-Grillet, mais cela n’a guère d’importance) ; la poésie, au contraire, s’y complaît, c’est dans l’arbitraire qu’elle trouve son naturel.

Voilà que je mêle mes petites idées personnelles au sujet qu’on m’avait demandé de traiter, l’enseignement de la poésie, mais comment faire autrement ? Je ne puis me départir de ce que j’ai appris durant toutes ces années, de mon propre travail et de celui des étudiants. Je pense à telle phrase de René Char qui clôt l’« Argument » de Seuls demeurent : « Déporté de l’attelage et des noces, je bats le fer des fermoirs invisibles. » Cette phrase, elle m’a été interprétée d’une certaine façon lorsque j’étais étudiant ; puis, au cours de ma carrière d’enseignant, je l’ai lue de trois ou quatre façons différentes, sans me convaincre enfin que je l’avais vraiment lue comme elle le méritait, comme elle demandait de l’être. Deux remarques, là-dessus, qui intéressent l’enseignement de la poésie tel que je l’ai pratiqué (je n’hésite pas à reconnaître qu’on a fait beaucoup mieux dans d’autres salles de cours) : 1) les mots, les mots, les mots ; 2) la conviction, plus d’une fois affermie, que je n’arriverai jamais à lire complètement le poème, qu’il m’échappera toujours par quelque côté. Je ne parlerai pas de mystère, je réserve le mot à d’autres expériences.

On ne peut s’empêcher, lorsqu’on revient ainsi sur de nombreuses années de travail, d’enseignement, de se demander à quoi rime une telle activité, ce qu’est l’enseignement de la poésie, quel en peut être le bénéfice. Je retourne à Eliot, à la façon toute britannique qu’il a de sembler réduire les questions à leur plus simple expression :

Or, dit-il, si nous nous proposons de trouver la fonction sociale essentielle de la poésie, il nous faudra d’abord nous tourner vers ses fonctions les plus évidentes, celles qu’elle doit remplir, si toutefois elle a quelque fonction à remplir. La première, je crois, dont nous puissions être sûrs, c’est que la poésie doit nous procurer du plaisir[6].

Je ne connais pas beaucoup de sociocritiques qui recevraient favorablement une telle affirmation. Je ne connais pas non plus beaucoup de professeurs qui oseraient reprendre une telle idée dans un cours sur la poésie. Il est vrai qu’Eliot, matois, ajoute : « Si vous me demandez quel genre de plaisir, je ne puis que répondre, le genre de plaisir que donne la poésie…[7] » Nous ne sommes guère plus avancés, mais imaginez une classe où l’on dissèque des poèmes sans que jamais ils ne touchent, chez le professeur et chez les étudiants, ou quelques-uns d’entre eux, une corde sensible, et vous comprendrez. Il n’est peut-être pas nécessaire de danser les poèmes, comme Bakhtine le faisait devant des groupes de travailleurs d’usine. Mais, oui, il faut que quelque chose se passe, souvent au moment où l’on s’y attend le moins, pour qu’on n’ait pas l’impression d’avoir perdu son temps. Un souvenir me revient, des temps lointains où je suivais des cours à l’Université de Montréal. On était en janvier. Le professeur parlait avec intelligence et passion d’un poète français contemporain, je ne sais plus lequel, et tout à coup, au milieu du cours, un étudiant assis au premier rang se leva, endossa tranquillement son paletot et sortit de la salle. Il avait compris, celui-là. Il était fâché, il n’était pas d’accord, mais il avait compris. Il avait compris que la poésie pouvait nous entraîner ailleurs que dans les courants habituels de la signification, et il n’aimait pas du tout ça.

Ce sentiment d’« aller ailleurs » (la formule est de Roland Giguère), de s’aventurer dans ce que Philippe Jaccottet nomme l’« indicible », ou l’« enchantement », ou « une ouverture (un rai de lumière sous la porte cloutée) », ou même l’« invisible », est-il légitime de l’appeler plaisir, est-ce cela que T. S. Eliot appelle plaisir ? Je ne puis entendre dans ce mot qu’une litote, bien qu’un poème puisse, en effet, procurer du plaisir sans autre complication. Mais, très rapidement, le poète des Four Quartets va passer du « plaisir » au « devoir » de la poésie, et nous allons trouver là ce qui justifie le plus évidemment l’enseignement de la poésie. Le « devoir direct [du poète], écrit-il, est envers sa langue, qu’il doit d’abord sauvegarder, puis enrichir et améliorer[8] ». Ne nous attardons pas aux trois verbes qui terminent cette phrase, et qui risqueraient de prêter à confusion. Mais il paraît évident que la vie de la poésie est intimement mêlée à celle de la langue, à cause même des contraintes qu’elle s’impose — la poésie la plus libre n’est-elle pas celle qui s’impose le plus de contraintes ? — et qui font scintiller comme aucun autre art littéraire le particulier d’une langue, ses mots, ses formes de liaison, ses procédés. La poésie, celle de Paul-Marie Lapointe aussi bien que celle de Saint-John Perse, pour chercher mes exemples à deux extrémités du spectre littéraire, fait attention à la langue, et elle impose à son lecteur — à son étudiant, c’est-à-dire celui qui ne se contente pas de surfer sur le texte — la même sorte d’attention. Nous ne vivons pas présentement, me semble-t-il, dans une grande époque de poésie française, au Québec, en France ou dans ce qu’on décore du nom de francophonie : raison de plus pour ne pas en abandonner l’étude, pour cultiver à son école cette sorte d’attention sans laquelle elle finira bien par mourir — et la langue avec.