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Tout est dit et l’on vient trop tard depuis un demi-siècle que les tintinologues se sont mis à scruter chaque image, chaque phylactère de l’oeuvre d’Hergé et à y trouver abondante matière à gloses et commentaires savants. L’oeuvre tintinesque est devenue une vaste tache de Rorschach sur laquelle des universitaires d’allégeances théoriques les plus diverses ont projeté une érudition, parfois allègre et facétieuse, parfois, disons, un peu fort grave et un tantinet oiseuse… — en tout cas, avec Tintin, ça marche à tous les coups. Michel David, Jean-Marie Apostolidès, Serge Tisseron et quelques autres ont par exemple étendu Tintin et ses acolytes sur le divan du psychanalyste et ont tiré des albums de troublants et noirs « secrets de famille », angoisse de castration, fantasmes pédophiliques, roman familial et gémellité[1]

Un seul exemple de haute spéculation théorique appliquée à Tintin, dû au plus subtil de nos analystes de la bande dessinée, Benoît Peeters[2]. En 1936, dans le Zeitschrift für Sozialforschung, Walter Benjamin publie une première version, en français au reste, du plus fameux de ses articles, dans lequel on a pu voir l’acte de naissance de la médiologie moderne, « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée[3] ». Or, qui ne voit aussitôt que L’oreille cassée, paru la même année, répond de très subtile façon aux savantes théories du penseur et sociologue de l’École de Francfort : le fétiche rare et unique, doté de son aura, volé au Musée d’ethnographie à la première page (1, C5) qui se reproduit de façon industrielle, oreille cassée comprise, par les soins commerciaux du frère du sculpteur Balthazar à la fin du récit (57, C12) ? C’est pour le moins une thèse et un rapprochement ingénieux, même si « Hergé n’avait bien sûr pas lu Walter Benjamin », qui « devait [à son tour] tout ignorer des Aventures de Tintin[4] ». Je contesterais cependant ce dernier propos qui n’est pas absolument certain. L’oreille cassée commence à paraître en feuilleton dans Le Petit Vingtième[5] dans le numéro du 5 décembre 1935 et ensuite hebdomadairement jusqu’à l’été 1936 — antérieurement donc à la date de parution de l’article de Walter Benjamin : la chronologie seule inviterait à ne pas exclure la possibilité que ce soit celui-ci qui s’inspira de celui-là. Je laisse aux spécialistes de l’histoire des idées le soin de pousser cette modeste conjecture…

Tout marche donc avec Hergé, et même parfois un peu trop bien. Je vais tout de même à mon tour tenter ma chance avec une analyse géopolitique de L’oreille cassée[6] et voir où celle-ci peut nous mener.

Géopolitique du récit

La bande dessinée est née bien enfantinement apolitique avec Bécassine (La semaine de Suzette, 1905-), avec les Pieds nickelés (L’Épatant, 1908-[7]), avec Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (L’Excelsior, 1925-). Dès le tout premier Tintin, « au pays des Soviets », tout au contraire, la politique mondiale de l’entre-deux-guerres, avec ses violences et ses horreurs, est plus que présente, elle est constitutive de l’intrigue et inséparable de sa portée et du rôle moral dévolu au petit reporter. La bande dessinée change d’ethos : elle est désormais conçue comme une propédeutique enfantine et adolescente à la juste interprétation de la conjoncture, celle de la petite bourgeoisie catholique réactionnaire belge — en l’espèce, sous la forme typique et exacerbée de l’antibolchevisme le plus « primaire ». Il a fallu attendre 1991 et la chute de l’URSS pour que ce premier recueil qui montre Tintin aux prises avec l’Union soviétique athée, Guépéou et Goulag compris, prudemment gardé un demi-siècle sous le boisseau, redevienne éminemment publiable — et même édifiant.

Le conflit sino-japonais, les coups d’État à répétition et les pronunciamientos sud-américains, l’austro-fascisme et le « fascisme royal » de Karol II de Roumanie, l’assassinat du chancelier Dollfuß, l’Anschluß de 1938, la Palestine et les actions terroristes de l’Irgoun contre le mandat britannique… : chacun des recueils qui ont charmé notre jeunesse est intégralement imprégné de politique mondiale, d’une géopolitique brutale et violente (effacée en partie dans les albums, il va de soi), contemporaine de la montée des périls totalitaires — … tout en étant intégralement et dûment tintinisés. Je vais dès lors travailler un peu le concept de « tintinisation » pour identifier les règles de censure, de sélection, de filtrage et de remodelage qu’Hergé fait subir à ces données pour les absorber dans le monde et l’ethos de Tintin.

Les premiers Tintin, et nommément L’oreille cassée (en feuilleton en 1936 et en volume, noir et blanc, en 1937), sont effectivement contemporains d’une suite de pronunciamientos en Argentine (la déposition par l’armée, qui installe le général Uriburu, du président Hipólito Irigoyen en 1930 est le premier coup d’une désolante série connue comme « la década infame[8] »), de la guerre du Chaco entre le Paraguay et la Bolivie, guerre régionale la plus cruelle et sanglante de cette décennie, 1932-1935, du bruit de scandale qui accompagne Sir Basil Zaharoff, ce sulfureux marchand d’armes international mort à Monaco en 1936, de la disparition dans le Mato Grosso d’un fameux explorateur anglais, Percy Fawcett en 1925 et des légendes qui couraient sur ses mystérieuses « réapparitions » dans les années 1930, etc. Tous personnages et événements abondamment traités dans leur « exotisme » supposé par la presse européenne et nommément par Le Vingtième Siècle et — ce qui semble avoir été la lecture « politique » de prédilection d’Hergé à en croire ses biographes — Le Crapouillot de Jean Galtier-Boissière, mensuel classé « anarchiste de droite », qu’on peut identifier aussi comme typique à tous égards de l’esprit « non conformiste », ni droite ni gauche, des années 1930.

Je ne m’attarderai pas à l’intrigue de L’oreille cassée. Elle emboîte plusieurs énigmes (vol du fétiche et passage en des mains successives, mort suspecte du sculpteur Balthazar, paroles du perroquet, vrai et faux fétiches et « clones », secret caché dans le ventre du fétiche, etc.) et ne tient pas tout à fait debout : je défie quiconque de reconstituer de façon certaine et cohérente la séquence des événements autour du meurtre de Balthazar. L’oreille cassée est un des rares, ou plutôt c’est le seul récit où il y a deux meurtres commis par les méchants, celui du sculpteur (complice ou non des faussaires) et celui de Rodrigo Tortilla. Plus, en prime, la mort en kamikaze maladroit du caporal Díaz, ci-devant colonel, devenu terroriste par dépit, lequel explose avec sa propre bombe.

Je commencerai avec le San Theodoros. La connaissance de l’Amérique du Sud, où Hergé jamais ne mit le pied, est passée pour moi, et pour bien d’autres enfants de jadis je suppose, par Tintin : quand j’ai débarqué pour la première fois sur le sous-continent (c’était à Barranquilla, ville à l’est de Cartagena de Indias en l’espèce), j’ai immédiatement reconnu Las Dopicos. Si vous y êtes allé, vous saurez que j’ai raison.

Il n’est pas de pays latino-américain qui soit en « San-quelque-chose ». Toutefois, la confusion est fréquente entre la República de El Salvador et sa capitale, San Salvador. (Un coup d’État y amène au pouvoir en 1931 le fascisant général Maximiliano Martínez qui se rapprochera ultérieurement de l’Allemagne nazie.) Par contre, « le San Pedro » est un pays imaginaire de la longue nouvelle de Sir Arthur Conan Doyle, « Wisteria Lodge », et les récits du romancier populaire écossais sont une des sources les plus abondamment exploitées par Hergé.

Ce qu’il importe avant tout de mettre en valeur ici, c’est le fait que L’oreille cassée s’inscrit dans une typique tradition, d’origine principalement britannique, qui forme un sous-genre remarquable de la littérature de jeunesse. Les Anglais lui ont donné un nom, ils la désignent comme la Ruritanian Romance — le modèle étant la suite de romans du jadis fort connu Anthony Hope, dont le premier est Prisoner of Zenda (1894), roman dont les adaptations au cinéma, du muet à nos jours, ne se comptent plus. Un pays imaginaire où se déroule l’essentiel de l’action est inscrit dans le monde réel et contemporain (non dans des antipodes utopiques), particulièrement dans ces régions aux frontières fluctuantes où les connaissances géographiques du public victorien étaient éminemment peu sûres, à savoir les Balkans et l’Amérique latine. Chez Anthony Hope, Rudolf Rassendyll, le héros, part de Londres, réel, pour arriver à Strelsau, capitale balkanique, traitée de manière réaliste, de la toute fictive Ruritanie. Tintin part de Bruxelles et prend le bateau au Havre, réels, lequel fait derechef relâche à Las Dopicos, capitale de la fictive république de San Theodoros[9].

En ce qui concerne le San Theodoros, Hergé y projette tous les éléments d’un vaste répertoire qu’il est loin d’inventer : les topoï de l’exotisme méprisant produits depuis le milieu du xixe siècle par les petits journaux, par la presse satirique, eux-mêmes relayés par le Journal des Voyages et l’illustré pour adolescents. Trois thèmes stéréotypés prédominent quant à l’Amérique latine et sa vie politique : armées de pronunciamientos avec changements de régime d’un jour à l’autre — plus de colonels que de caporaux —, uniformes extravagants. Je suggère que la source d’inspiration première du comique inhérent à cette région du monde tient à la représentation grotesque (le mot « raciste » est faible) de la république « nègre » d’Haïti, et ce, particulièrement depuis le règne de Faustin Ier Soulouque, empereur de 1852 à 1859. La petite presse française sous le Second Empire n’a pas arrêté de se tenir les côtes en caricaturant l’« armée d’opérette[10] », les 3487 colonels et 49 caporaux, la cour impériale, les titres de noblesse (« marquis de la Marmelade » est attesté), les uniformes bariolés, les dolmans et les plumets jusqu’à terre. (Jusqu’au milieu du siècle passé, l’uniforme chamarré et fantaisiste des portiers de boîtes de nuit et de bordels de Montmartre est désigné comme « en amiral haïtien » !)

Comparons les deux principaux pays « ruritaniens » d’Hergé et la différence d’inspiration entre eux : le San Theodoros (et le Nuevo Rico) d’une part, la Syldavie (et la Bordurie) en 1939 de l’autre. Pour les contemporains, l’allusion et référence géopolitiques du Sceptre d’Ottokar sont limpides et brûlantes (si cette antinomie m’est permise) : en 1934, les nazis autrichiens ont assassiné le chancelier Dollfuß ; en 1938, c’est le brutal chantage à son successeur, Schußnigg, puis l’Anschluß, l’annexion par le Reich. Le sceptre d’Ottokar est le récit uchronique d’une tentative d’Anschluß d’un paisible royaume des Balkans par la fasciste Bordurie voisine, tentative qui échoue — thématique combinée au rappel non moins actuel du coup d’État monarcho-autoritaire, en 1938 toujours, de Karol II de Roumanie[11] qui, aucunement démocrate, se saisit du pouvoir… pour pouvoir anéantir sensiblement plus fasciste que lui, l’infâme Corneliu Codreanu et sa « Garde de fer ».

Hergé, « léopoldiste » disait-on alors, prend très lisiblement parti dans Le sceptre d’Ottokar pour le roi Léopold III contre la triple menace contre un trône soutenu par un parlementarisme chancelant[12]. En effet, le mouvement rexiste, né catholique, anti-laïc et antisocialiste, connaît une « fascisation progressive », dans les années 1938-1939, il s’identifie désormais à un mouvement fasciste de type classique en même temps que sa presse s’abandonne à un racisme débridé. Parallèlement, du côté flamand, deux mouvements ultra-nationalistes sont en concurrence : le Vlaamsch Nationaal Verbond de Staf De Clercq, le Verbond der Dietsche Nationaal Solidaristen (Verdinaso) de Joris Van Severen se disputent le créneau ; tous « dériveront » de conserve en 1940 vers le nazisme.

La différence d’inspiration et de sens moral des deux géopolitiques fictives est éclatante. Le conflit en Syldavie est belgiquement intelligible et « sérieux » : Tintin y joue un rôle admirable et décisif en faveur du bon camp[13]. Ce qui caractérise au contraire les pronunciamientos et la guerre au San Theodoros, c’est leur sanguinaire et barbare absurdité ; la manipulation des dirigeants par le capital anglo-saxon (lequel devient opportunément judéo-américain avec L’étoile mystérieuse, 1942, Hergé ayant une désolante tendance à absorber l’air du temps, j’y reviendrai) ; l’ambition mégalomane des généraux san-théodoriens et l’instabilité politique engendrée par le caudillismo. Le conflit avec le Nuevo Rico porte en outre sur des territoires stériles et inhabités, parcourus seulement par de braves indigènes qui « n’ont rien demandé ». Près de quarante années plus tard, dans l’ultime Tintin et les Picaros, si le général Tapioca, éternel rival, est soutenu par la brejnévienne Bordurie, Alcazar, non moins corrompu, l’est par l’« International Banana Company » (c’est-à-dire, tout le monde le comprend, l’empirique et yankee United Fruit).

L’anti-américanisme complété de conspiracy theories est à coup sûr l’élément le plus constant de la « pensée » politique de Tintin-Hergé, mais justement, en longue durée et de droite à gauche, du droitier Crapouillot au gauchiste Monde diplomatique, l’anti-américanisme tient lieu de pensée critique à ceux qui pensent très court.

Guerre du Chaco et guerre du Gran Chapo

La guerre du Chaco est au coeur du récit d’Hergé. Cette guerre extrêmement meurtrière oppose de 1932 à 1935 la Bolivie et le Paraguay, qui la « gagnera », les deux pays sortant décimés (100 000 morts plus les victimes innombrables de la malaria) et ruinés[14]. Est-ce que le San Theodoros est la Bolivie ou le Paraguay ? La question n’a guère de sens puisque Las Dopicos est un port de mer et que les deux pays sont sans accès à la mer, mais il est vrai que l’accès revendiqué depuis longtemps au fleuve Paraguay et dès lors au Paraná par la Bolivie a joué un rôle dans les revendications territoriales des ultra-nationalistes de La Paz…

Hergé, fidèle lecteur du Crapouillot et admirateur naïf de sa franchouillarde et populiste anglophobie, fait de la « guerre du Gran Chapo » une guerre pour le pétrole. C’est typiquement l’explication retenue jadis par son journal préféré : la Standard Oil (É.-U.) est censée être implantée en Bolivie, la Royal Dutch (G.-B.), au Paraguay, et toutes deux auraient poussé les gouvernements à annexer le désert du Chaco censé, lui, être riche en pétrole. Le Crapouillot a tiré cette explication du livre alors fameux d’un publiciste nommé Anton Zischka, La guerre secrète pour le pétrole[15].

Le fait que l’on n’a jamais trouvé, ni avant ni plus tard, la moindre goutte de pétrole dans le Chaco boreal n’infirme pas la thèse conspiratoire qui explique vers 1930 tout le malheur du monde par Wall Street et la City, et c’est ce qui en fait justement une thèse infalsifiable : l’impérialisme anglo-saxon qui manipule les marionnettes derrière le décor mondial, vrai « maître occulte du monde », n’est pas seulement avide et sanguinaire, il ne fait pas seulement s’entr’égorger les pauvres peuples pour le seul profit de ses actionnaires, il est idiot également ! En fait, je crois que l’on peut soutenir, à la lecture de travaux récents apparemment sereins, que la question du pétrole n’a joué qu’un rôle mineur (si ce n’est dans la propagande belliciste des militaires de La Paz, qui voulaient ce conflit qui couvait depuis toujours avec leur voisin du Sud pour connaître la gloire et s’accrocher au pouvoir). Depuis 1885, les incidents et les accrochages militaires avaient en effet été fréquents dans cette vaste région peu habitée — quoiqu’en vertu de la règle uti possidetis plutôt occupée (occasionnellement et en certains points) par Asunción. J’avance ici un argument qui devrait porter à réfléchir les esprits tintinoïdes qu’on peut supposer avoir des affinités avec l’esprit philatélique : en 1932, avant le début des hostilités et de toute évocation de pétrole, le Paraguay, pour faire la nique à son irascible voisin, a sorti une série de timbres qui annexaient sur une carte tout le désert du Nord avec la mention provocatrice : El Chaco boreal ha sido, es y será del Paraguay 1,50 pesos. Certains y ont vu un casus belli[16]… Les questions d’exploitation forestière et d’orgueil national ont joué un rôle décisif dans cet affreux conflit — bien plus que le pétrole imaginaire et géologiquement improbable !

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J’en viens maintenant à Basil Bazaroff, l’éclectique et cynique marchand d’armes qui vend aux deux malheureux pays, le San Theodoros et le Nuevo Rico, tout ce qu’il leur faut pour s’entre-tuer. Ici Hergé a à peine changé le nom d’un personnage notoire et scandaleux qui venait de mourir… et qui, autant qu’on sache, n’a joué du reste aucun rôle dans les fournitures aux belligérants sud-américains[17]. Sir Basil Zaharoff, à la fois commandeur de la Légion d’honneur et officier du Most Excellent Order of the British Empire, était certes une crapule, mais, comme ses titres l’indiquent, il avait été tenu en haute estime tant par Paris que par Londres, ayant eu l’à-propos de fournir surtout des armes au bon camp pendant la Grande Guerre. Il avait aussi bénévolement contribué, au grand plaisir de Londres, à la déposition du roi Constantin, trop favorable entre 1914 et 1918 aux puissances centrales, et ce, en faveur d’Éleuthère Venizelos, ce héros patriotique dont le nom orne toutes les avenues et places de la Grèce. À sa mort (en 1936, à l’âge de 87 ans), Zaharoff représentait toujours la Vickers Armstrong (dans Tintin, la « Vicking Arms Co »), honorable société d’armement fondée en 1928, aujourd’hui absorbée par la non moins honorable British Aerospace & Marconi Electronics.

Né sous le nom de Βασιλειος Ζαχαριας[18], Zaharoff était un citoyen français, anobli en Grande-Bretagne, d’origine grecque, né sujet ottoman qui avait choisi un nom russe. C’était trop beau vraiment ! Zaharoff était bel et bien, en chair et en os, l’idéaltype de ce que les maurrassiens de l’Action française appelaient le sale « métèque[19] » ! Chez Hergé, il est à peine besoin de le rappeler, les métèques, de Rastapopoulos à Bazaroff, du docteur Müller au colonel Sponsz, abondent et ils remplissent tous les rôles de scélérats avec des faciès exécrables ; c’est donc avec le peu appétissant Basil Zaharoff que la xénophobie « bon enfant », cléricale-maurrassienne et belgocentrique, grande productrice de comique chez Hergé, se donne libre cours[20]. « Bazaroff » n’est pas seul sur ce créneau : les autres « sales métèques » du récit sont les vulgaires et criminels « rastaquouères » hispanophones, Alonso Pérez et Ramón Bada sans parler de Rodrigo Tortilla, assassin de Balthazar et premier voleur du fétiche[21].

Abordons au passage la question de l’antisémitisme d’Hergé, question posée depuis L’étoile mystérieuse (1942) où le dessinateur a eu la fâcheuse et certes répugnante idée, collaborant au Soir « volé » par l’occupant[22], de montrer sous les traits du parfait salopard qui conspire contre Tintin et l’expédition scientifique « européenne » (?) un « puissant financier de New York » nommé « Blumenstein » dont les traits accentués et le nez en forme de 6 sont dûment et crûment copiés de la caricature nazie. C’est ici, de tous les reproches qu’on peut lui faire, la donnée la plus à charge contre le dessinateur. À sa décharge, il faut noter que le rare Américain sympathique de tous les albums apparaît dans L’oreille cassée : c’est le « riche collectionneur Samuel Goldwood » qui a acheté de bonne foi le fétiche et le rend généreusement (ou rend les morceaux qui en restent) au Musée. Or bien entendu, Hergé colle encore et toujours à l’actualité : « Samuel Goldwood » est le quasi-homonyme du richissime Juif polono-américain S. Goldwyn, fondateur de la Metro-Goldwyn-Meyer. Si j’avais à défendre la mémoire d’Hergé, je le peindrais en un irresponsable medium, imprudent mais inconscient, du discours social de son temps, dépourvu de doctrine et, jusqu’à un certain point, de mauvaises intentions délibérées…

Les bons sauvages et l’homme qui a quitté la civilisation

Venons-en aux « bons sauvages » du récit, auxquels les enfants et les adolescents, pas tout à fait civilisés eux-mêmes, sont censés s’identifier sans peine. En l’espèce, ce sont les gentillets et un tant soit peu demeurés Indiens Arumbayas[23] qui, voisins des moins aimables réducteurs de têtes Bibaros, habitent « au long du Fleuve Badurayal », comme le précisait dès la première page la notice du Musée (OC, 1, B2) — car le récit d’Hergé, et ceci est subtil, est un voyage d’un énoncé à son référent tel qu’il apparaît, le fleuve amazonien, dans tout son charme mystérieux sur la couverture même de l’album.

Les Arumbayas ont une réputation de barbarie et de férocité auprès des planteurs blancs de la région. Bien entendu, Tintin rendra justice aux braves sauvages par une Umwertung der Werte (Nietzsche), une « transmutation des valeurs » civilisées au profit des gentils « primitifs » dont le moralisme édifiant et simplet, fondé sur le paradigme /Blancs des villes vs Indiens des forêts /, est au coeur de la littérature d’aventures pour adolescents depuis les temps lointains des Louis Boussenard et Paul d’Ivoi[24]. Les Arumbayas qui font si peur ne sont pas encore en contact, pour leur provisoire bonheur, avec la « civilisation ». Ils ne savent pas ce que l’avenir et Hergé leur réservent. Le 23e et dernier album, Tintin et les Picaros (1976), déconstruction désabusée des Aventures de Tintin et ultime retour au San Theodoros, tristes tropiques, montrera les effets délétères de leur accès à la modernité : déchéance et alcoolisme. Ils sont réduits à l’état de « victimes collatérales » des conflits civils san-théodoriens. Quoi qu’il en soit, les Arumbayas sont encore en 1935 de bons sauvages, alors que les Blancs san-théodoriens côtoyés par Tintin sont des militaires bellicistes et corrompus ; Tintin, ouvert et sans préjugé, sait faire la différence.

Les Bibaros réducteurs de têtes sont proches cousins des empiriques Jivaros qui habitaient le Haut-Amazone, entre Équateur et Pérou, et que la presse des années d’entre-deux-guerres découvre à ses lecteurs européens comme le summum en férocité de l’Umheimlichkeit exotique. Les Musées royaux d’Art et d’Histoire (au parc du Cinquantenaire) venaient d’acquérir, pour l’ébahissement des Bruxellois petits et grands, quelques jolis exemplaires de tsantsas, collectionnés au Pérou par le conservateur Henri Lavachery, et qu’on peut encore y admirer. La coutume jivaro des têtes réduites est celle qui a le plus marqué l’imaginaire occidental. L’explorateur Ridgewell en expose bien froidement et techniquement le principe à Tintin qui n’en mène pas large : ils vont « nous couper la tête ; puis, par un procédé très ingénieux, la réduire à la grosseur d’une pomme » (OC, 50, B3).

Qui est ce Ridgewell ? Cet explorateur britannique, qui s’obstine de façon un tantinet paternaliste à enseigner le golf aux Arumbayas, confie d’emblée à Tintin : « j’ai décidé de ne plus retourner dans le monde civilisé » (OC, 48, D3). En ce qui le concerne encore et toujours, Hergé n’invente pas, il s’inspire de données puisées à foison dans la presse du temps dans la mesure où, justement, ces données re-projettent sur un « réel » journalistique fantasmé un grand thème, parmi les plus excitants du récit d’aventures. Je m’explique. Pendant les années 1930, la presse, quand elle est à court de copie, exploite un inépuisable filon : les conjectures sur le sort de Percy Fawcett. Né en 1867 dans le Devon, cet explorateur anglais avait disparu en 1925 dans la jungle brésilienne au cours d’une expédition où il tentait de retrouver une « cité perdue » datant de l’Atlantide : autant dire que l’aventureux Britannique avait été la victime propitiatoire de ses propres fantasmes de lecteur adolescent du Lost World de Sir Arthur Conan Doyle et des fictives et excitantes aventures du fameux « Professeur Challenger » ! Fawcett est parti remonter l’Amazone dans l’espoir de retrouver quelque part dans le « réel » ses rêves d’adolescent. Il fut au reste un des premiers à décrire les non moins fameux piranhas qui manquent de dévorer Tintin (OC, 56, A3). Que lui est-il arrivé ? La prosaïque réponse est qu’il a été probablement tué au cours d’une altercation avec le chef des Kalopalos, dont les descendants (aujourd’hui dûment sédentarisés dans le Parc national de Xingu), méfiants et peu bavards, admettront plus ou moins le fait en 1945. Mais cette fin banale ne peut rien contre la légende qui se développe. Au cours des dix années suivantes, plusieurs viendront témoigner l’avoir revu vivant. Une expédition lancée sur ses traces trouvera un chef de tribu portant suspendu au cou une plaque de cuivre ayant appartenu à Fawcett, mais pas de Fawcett. Celui-ci, disent les journaux, est bien vivant, mais il serait « gone native », il serait devenu indien ; dégoûté, il aurait abandonné à jamais la civilisation !

Or cette conjecture que plusieurs esprits imaginatifs élaborent n’a de sens que parce qu’elle est le thème principal de la circulation entre réel et fiction depuis la fin du xixe siècle. Le réel : Jean Orth, archiduc de Habsbourg-Toscane (cousin de Rodolphe de Habsbourg qui se suicide à Meyerling en 1889 après avoir tué sa maîtresse mineure, Mary von Vetsera) quitte Vienne, renonce à tous ses titres et part explorer la Patagonie : ceci est un fait attesté. Il disparaît en mer en 1890 et tout indique (ceci est encore à peu près attesté) qu’il a organisé sa disparition et, ayant « trouvé la paix de l’âme », il est peut-être devenu ranchero du côté du Cerro Fitz-Roy au sud de l’Argentine. Cet épisode réel va stimuler immensément l’imagination des romanciers[25].

Ensuite, la version fictionnelle du topos de l’explorateur-qui-renonce-à-jamais-à-la-civilisation fait un nouveau retour dans le réel supposé avec les conjectures des journalistes sur le sort de Percy Fawcett, lesquelles à leur tour inspirent de nouveaux romanciers et scénaristes — et ainsi de suite indéfiniment.

L’aventure que vit Tintin forme un parcours d’un signifiant à un objet perdu : c’est la chasse au fétiche à l’oreille cassée. Le voyage dûment s’achève et le héros peut rentrer au logis, rue du Labrador comme chacun sait, lorsque le fétiche est retrouvé — fût-ce en piteux état (OC, 62, A2). C’est un paradigme narratologique typique. La grande question du roman initiatique pour la jeunesse depuis Jules Verne, lequel est pour Hergé comme pour tous les autres le modèle et le maître du genre, c’est : Qu’est-ce qui fait circuler et courir le héros ? Il suffit de se la poser à propos de tous les personnages de Jules Verne pour comprendre ce que je veux dire[26].

Pour finir mon survol des sources dans le monde empirique, et le lecteur commence à s’en douter, le fétiche arumbaya, qui est au coeur de toute l’histoire, lui non plus n’est pas une invention d’Hergé. Aucunement. Il est la copie fidèlement conforme, à l’oreille cassée près, d’une « Statuette d’homme debout, bois, 53,3 cm, civilisation chimu, côte nord du Pérou, 12e15e siècles n. e. – # AAM 5713. Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles » que tout le monde peut « découvrir » à son tour dans un coin obscur dudit musée.

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Je me bornerai pour conclure à synthétiser et creuser un peu diverses remarques esquissées plus haut. Hergé n’invente jamais ; il s’imbibe et transpose — en effaçant partiellement la violence, l’horreur, le mal historique — le discours d’actualité de son temps[27]. J’ai parlé de tintinisation et je vais chercher à en définir la logique.

Ce « discours » est filtré une première fois par la simpliste et déjà « enfantine » idéologie (le mot est sans doute un peu fort pour désigner de vagues mais ineffaçables présupposés mentalitaires qui accompagnent une vie) dans laquelle a baigné la jeunesse cléricale d’Hergé — échos assourdis et affadis des rigides doctrines maurrassiennes sur les « Quatre États confédérés, juifs, protestants, francs-maçons et métèques » qui dominaient le « Pays légal » (vs le « Pays réel »), de l’antimodernisme et de l’anti-démocratisme (la démocratie, fauteuse de dissension et de décadence) de la droite, de l’herméneutique géopolitique conspiratoire des « rideaux de fumée » cachant les intérêts des puissances occultes de ce monde, marchands de canons et trusts du pétrole, avec son avantageuse aura de fausse perspicacité, qui imprègne la presse anarchisante de droite des années 1930 du style Crapouillot —, le tout combiné au paradigme alors très porteur de la Troisième Voie entre le socialisme et le libéralisme (« Ni Bolcheviks athées et sanguinaires, ni Capitalisme exploiteur et apatride »), dont se faisait l’écho l’encyclique Divini Redemptoris (1937) de Pie XI, mais qui entraînera pour leur malheur tant de catholiques nationalistes du côté de l’« alternative » fasciste. Quant à l’anti-américanisme, une des grandes passions « ni droite ni gauche[28] » du xxe siècle, il trouve également à s’incarner ici : c’est le personnage de l’obséquieux et hypocrite R. W. Chicklet de la General American Oil (OC, 31, A1).

Au-delà ou en deçà de ces éléments doctrinaires diffus et confus, il y a tout bonnement l’eurocentrisme (le belgocentrisme si vous voulez) d’un monde dont l’absurdité et le grotesque croissent à mesure que l’on s’éloigne du centre où réside le bon sens[29]. Toutefois, j’insiste, si tant est qu’il le faille : Hergé a vécu dans sa bulle et dans ses rêves qui happent des bribes de tout ceci ; il n’avait à l’évidence aucunement l’âme militante et endoctrinatrice. Ce qui est inhérent à l’oeuvre, ce qui la hante si je puis dire, c’est une mentalité inculquée qui est de son monde, de sa classe et de son temps, qui carburait à l’« évidence », mais qui lui convenait d’autant mieux et risquait d’autant moins d’être remise en question qu’elle se marie bien, qu’elle se combine excellemment, par son simplisme même, avec les procédés et les schémas les plus excitants, les plus « porteurs » et les plus topiques du récit d’aventures pour la jeunesse qu’il pratique : imagologie xénophobe comme source élémentaire inépuisable de comique[30], manichéisme des gentils et des méchants qui portent leur scélératesse sur leur visage basané ou en tout cas « pas de chez nous », énigme et récit d’enquête et de déchiffrement, quête d’un « objet de valeur » et parcours initiatique qui aboutit à la découverte d’un Lost World en forme de paradis perdu loin de la décadente civilisation, rousseauïsme simplet et moralisateur, etc.

L’oeuvre d’Hergé, avec tout le charme qu’on lui reconnaît, résulte de la rencontre, nullement inattendue, entre la politique mondiale des années 1930 à 1970, ainsi simplement déchiffrée, et les thèmes, situations à tout faire et micro-récits qui forment le stable répertoire de cette paralittérature occidentale que John Cawelti a identifiée comme « formulaic[31] » : elle bricole inlassablement une « combinatoire » de formules éprouvées et intangibles, d’éléments à succès, inventés et exploités d’abord par les grands classiques fondateurs des genres de masse, les Eugène Sue, Alexandre Dumas, Jules Verne et al., et puis particularisés dans la littérature d’aventure et le Bildungsroman pour garçons, par les Louis Boussenard, Paul d’Ivoi, André Laurie, Louis Jacolliot et autres auteurs non moins oubliés et par les revues de géographie pittoresque et de récits d’aventure comme Le journal des voyages, Le tour du monde[32]. Le récit formulaïque est la reiterazione dello stesso, dit Gianni Celati[33], l’éternel retour du même avec le plaisir de la réitération du prévisible et de l’attendu dans la variation contrôlée.

Jean-Paul Sartre, dans Les mots[34], reconnaît avoir appris chez Louis Boussenard, pédagogue amusant de deux générations de petits Français, l’héroïsme, l’esprit chevaleresque, le panache et la crânerie en même temps que le chauvinisme et le sentiment, instillé dans tous les récits de cet auteur sans exception, de supériorité impérialiste de la race blanche face aux barbares, infantiles, cruels et grotesques peuples exotiques de toutes les couleurs. Il faut rendre à la vaste tradition de littérature de jeunesse, certes partiellement oubliée de nos jours, dont Hergé s’inspire exclusivement et à foison, le mérite quel qu’il soit de toutes ces recettes narratives bricolées et fixées par ces prédécesseurs fameux, recettes aventurières inséparables de ce que nous appelons avec le recul du temps une pédagogie « raciste » échevelée, présente à chaque page du Journal des voyages par exemple, sensationnaliste et insistante avec la bonne conscience de l’évidence.

Hergé a puisé avec bonheur, savoir-faire, subtilité et talent dans ce répertoire de schémas « classiques », élaborés et fixés depuis un demi-siècle déjà dans les genres paralittéraires (« populaires » et pour la jeunesse) et hautement légitimés par les pédagogues tant catholiques que laïcs. C’est ici un reproche que je ferais à plus d’un tintinologue pour terminer : ils prêtent à leur auteur une inspiration personnelle qu’il leur convient d’analyser (que ce soit psychanalytiquement ou politiquement, ou de toute autre façon) et une intentionnalité alors qu’Hergé est plutôt le point d’aboutissement passif de quelque chose : il a recours — et il fait bien, car tel est son mandat et son genre de talent plein de charme et de drôlerie — à un vieux répertoire anonyme d’imagologies, de stéréotypes, de recettes d’intrigue, vieux de deux générations au moins, dont il est l’héritier talentueux, habile et fidèle.