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Dans Alto solo (1991), Antoine Volodine présente un monde imaginaire, délabré et étrange, dans lequel les personnages sont confus et contaminés par les situations absurdes auxquelles ils sont confrontés. C’est un monde post-exotique, c’est-à-dire un monde irréel « où l’extérieur [a] cessé d’exister, où tout mouvement [se fait] dans “un dedans” problématique[1] ». C’est un monde où le « moi » est enfermé dans un lieu habité — un espace du dehors — ainsi que psychologique, un espace intérieur « qui n’a nul rapport avec “l’intériorité”, mais bien plutôt avec l’emprisonnement ou l’internement[2] ». Alto solo oppose donc le lieu extérieur au lieu intérieur et élabore ainsi le concept de l’identité. Mais qu’entend-on exactement par le mot « identité » ?

D’après Paul Ricoeur, l’identité personnelle est à la fois un concept numérique et qualitatif qui signifie l’unicité, mais aussi « la ressemblance extrême[3] » entre des individus d’une société. L’idée de l’unicité et celle de la ressemblance que Ricoeur appelle mêmeté aboutissent au concept du caractère qui est « l’ensemble des marques distinctives qui permettent [d’identifier ou] de réidentifier un individu humain comme étant le même[4] », indépendamment de la distance dans le temps.

Par contre, la mêmeté ne fait référence qu’à ce par « quoi » on distingue ou reconnaît une personne. Si nous utilisons le pronom interrogatif « qui », nous divergeons de « l’identité comme mêmeté[5] » (l’identité-idem) et nous nous orientons vers « l’identité comme l’ipséité[6] » (l’identité-ipse), une forme d’identité qui essaie de répondre à la question « Qui suis-je ? » au lieu de « Quoi suis-je ? »

La mêmeté — assurant « à la fois l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement[7] » — ainsi que l’ipséité — une composante de l’identité qui s’éloigne du « quoi », mais qui rejoint le soi et « s’approche de la question du "qui" de l’homme[8] » jusqu’au point où les deux formes d’identité se chevauchent — cumulent dans le caractère d’une personne. Selon Ricoeur, le caractère est donc « le “quoi” du “qui”[9] », une entité personnelle qui se révolte ou se défend contre l’autre, mais qui en même temps se développe par l’interaction avec celui-ci.

Qu’il s’agisse de l’autre de l’intérieur (l’identité refoulée) ou de l’extérieur (l’identité socioculturelle), la confrontation avec l’autre provoque les questions « Qui suis-je ? » et « Qui es-tu ? », ainsi que la réalisation que nous sommes tous des étrangers par rapport à nous-mêmes ou parmi nos semblables. À cause de cette reconnaissance d’altérité (consciente ou inconsciente), Jean-Michel Maulpoix, dans son hommage à Paul Ricoeur, a pu déclarer que le développement de l’identité « passe par la relation à autrui[10] », parce que c’est seulement à travers « la reconnaissance d’autrui[11] » que nous sommes capables de solliciter le moi et l’autre, d’estimer le soi comme un autre et de reconnaître l’ipséité et l’altérité comme éléments du soi. Dans ce sens, Ricoeur nous fait penser à la notion du soi de Charles Taylor, qui comprend aussi, comme l’écrit Paul Lauritzen, « our modern notion of the self [as] partly constituted by this inner/outer dichotomy and the partitioning of the world that comes with it[12] ». Ainsi, nous pouvons dire que c’est seulement grâce à notre engagement avec et notre compréhension de l’autre que nous trouvons une réponse à la question « Qui suis-je ? » ; une réponse qui reflète « ces identifications-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros, dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent[13] » ; une réponse dans laquelle « le se reconnaître-dans contribue au se reconnaître-à[14]… ».

I. Antoine Volodine et la question de l’identité

Quelle que soit la raison, dans Alto solo la plupart des personnages volodiniens se sentent mutuellement inclus à et exclus de leur environnement que nous pouvons décrire comme un univers disparu, un « univers de ruines[15] ». Leur situation est instable parce qu’ils se sentent aliénés du groupe social qui dans le passé leur était familier, mais qui au présent s’est transformé en un environnement étrange, mystérieux et inquiétant. Ils souffrent d’un isolement socioculturel qui établit leur statut de marginaux — un exil post-exotique que Charif Majdalani a bien défini comme « an intra-novelistic “outside”[16] » : les personnages de Volodine font face à leur extériorité interne dans la société fictive, bien qu’ils en fassent partie.

Cette aliénation sociale est renforcée par une aliénation de leur identité personnelle qui, dans la plupart des cas, n’est qu’une identité changeante ou même collective. Avec le choix des noms de ses personnages — des noms distincts et difficiles à prononcer comme Kirghyl Karakassian, Balynt Zagoebel, Matko Amirbekian ou Will MacGrodno —, Volodine indique que ce ne sont pas des Français, mais tous des étrangers. L’auteur ne donne pas de détails sur la signification culturelle associée aux noms, et ne leur donne pas non plus de « signes significatifs[17] » qui désignent le concept de personnage et « à quoi on reconnaît une personne[18] ». Ces noms étranges ont deux fonctions : premièrement, ils suggèrent une spécificité sur le plan de leur personnalité, même s’il s’agit de personnages abstraits, interchangeables et presque vides. Deuxièmement, ces noms étranges nous rappellent « que l’auteur se définit comme le “porte-parole” de ses personnages, qui à leur tour sont porte-parole d’un univers différent du nôtre — différent dans l’espace, dans le temps, mais qui nous parle fortement d’une histoire qui nous concerne[19] », l’histoire de notre propre identité dans le monde actuel.

II.1 L’identité narrative dans Alto solo

Dans Alto solo, Volodine évoque le problème de l’identité d’une manière personnelle, psychologique et narrative, et il nous montre que ces trois aspects s’intègrent respectivement. Le récit se compose de trois grands chapitres qui, bien qu’ils soient liés par l’action, se distinguent par la voix narrative : la voix omnisciente du premier et du troisième chapitre alterne avec celle de la première personne dans le deuxième chapitre. Bien que le narrateur omniscient ne soit pas remarquable au début de la narration et semble être porteur d’une voix collective, non précisée, dépendante et interchangeable avec celle de tous les personnages du roman[20], l’identité du narrateur qui parle à la première personne est concrète et bien définie : c’est celle de l’écrivain Iakoub Khadjbakiro. Par conséquent, le lecteur est confronté à plusieurs identités narratives : une identité collective, anonyme, transférable et non identifiable, et une identité concrète et identifiable. Comme le porte-parole Iakoub Khadjbakiro se cache derrière les autres personnages, Volodine n’a révélé qu’en avril 2008 qu’il avait des hétéronymes. Les noms comme « Manuela Draeger », « Elli Kronauer » ou même « Lutz Bassmann » sont des voix multiples et imaginaires de Volodine, ce sont des voix qu’il avait déjà définies dans son oeuvre Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1998) comme « notre porte-parole […] de tous et de tout[21] ». C’est ainsi que Volodine enrichit le texte d’une incertitude intellectuelle qui provoque l’énonciation indirecte de l’autre, de « celui qui n’“en est” pas[22] ». Cette énonciation de l’autre est une manifestation linguistique de tout ce qui est étrange, inconnu ou mystérieux. Le mot « autre » fait référence à une distinction cognitive qui est évoquée par une notion d’étrangeté psychologique et qui cause non seulement l’incertitude intellectuelle, mais provoque surtout la réitération des deux questions « Qui suis-je ? » et « Qui es-tu ? »

Bien que le lecteur d’Alto solo ait d’abord l’impression que l’étrangeté psychologique ne se manifeste pas dans le texte aussi fortement que l’étrangeté socioculturelle, il doit se rendre compte que cette étrangeté psychologique est à l’origine de et s’exprime dans la difficulté « de vivre comme autre avec les autres[23] », l’aspect central du roman. Par conséquent, cette analyse d’Alto solo focalise sur une lecture psychologique de l’autre, de cet être différent qui nous habite, qui nous donne « l’autonomie humaine[24] », mais qui, en même temps, nous rend étranges à nous-mêmes ainsi qu’aux autres.

La structure du texte, son langage symbolique et allégorique, ainsi que la description souvent superficielle et incohérente des personnages fortifient la notion de l’étrangeté et de l’incertitude. Parmi les trois chapitres d’Alto solo, le premier se compose des narrations instantanées romanesques qui montrent déjà des caractéristiques de ce que Volodine a défini postérieurement comme « narrats » dans son oeuvre Desanges mineurs (1999). Ce sont des narrations qui décrivent « une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir[25] ». Dans cette première partie, le narrateur nous présente tout ce dont il se souvient : il y expose les personnages et la situation sociale de Chamrouche, une petite ville non localisée qui est terrorisée par le frondiste Balynt Zagoebel et ses adeptes.

Au début de la lecture, Alto solo apparaît comme « l’histoire d’un homme. De deux hommes. En fait, ils sont trois. Aram, Matko et Will MacGrodno[26] ». Cette introduction donne au lecteur l’impression que les trois ex-prisonniers Aram, Matko et Will sont les personnages principaux et qu’Alto solo est leur histoire. Cependant, un peu plus loin, le lecteur est forcé de corriger cette impression. Il doit se rendre compte que ce roman ressemble plutôt à une scène théâtrale avec un groupe d’acteurs qui font tous plus ou moins partie des événements et de l’intrigue. Il doit découvrir qu’Alto solo n’offre pas de personnages principaux, mais plutôt une agglomération de figures qui souvent appartiennent aux mêmes classes sociales, souffrent des mêmes problèmes, ont les mêmes angoisses et par conséquent vivent une vie médiocre qui ne reflète pas un destin individuel mais plutôt collectif. Étant donné que tous les personnages d’Alto solo cherchent leur propre identité, soit en participant au régime de Balynt Zagoebel et de ses hommes en imperméables, soit en s’opposant à ce régime, on peut dire qu’il y a seulement un personnage collectif, et non des personnages singuliers.

La structure répétitive du roman montre aussi qu’Alto solo n’est pas l’histoire d’un seul personnage, mais « également l’histoire » (AS, 18) du clown Baxir Kodek « qui travaille au cirque Vanzetti » (AS, 15), de l’altiste Tchaki Estherkan qui a un talent musical supérieur, du violoncelliste Dimirtchi Makionian qui va perdre « deux doigts de la main droite » (AS, 121), de Bieno Amirbekian, « un des meilleurs voleurs de chevaux » (AS, 23), de l’écrivain Iakoub Khadjbakiro qui élabore dans ses romans « [ses] propres hallucinations partiales, inquiétantes et inquiètes » (AS31), d’un homme qui s’appelle Ragojine, mais que les autres appellent « oiseau » parce qu’il voulait s’envoler « vers le sud » (AS, 11) après « une bagarre avec les frondistes » (AS, 11), et du frondiste Balynt Zagoebel, un « homme de l’ombre » (AS, 38). Alto solo est l’histoire de tous ces personnages dont le narrateur ne présente au lecteur qu’un instantané de leur vie socioculturelle, individuelle et psychologique.

En choisissant des instantanés romanesques et post-exotiques comme structure principale de cette première partie du roman, Volodine consolide l’idée de l’isolement de l’homme et de son exil au sein de la société humaine, parce que le destin de chaque homme est présenté sans aucun ordre et de façon indépendante. Par exemple, Ragojine souffre de l’isolement et de l’aliénation de la société de Chamrouche, ce qui se manifeste dans son surnom « oiseau », dans son choix d’une vie extrêmement retirée « dans une mansarde, au faîte d’une maison promise à la démolition » (AS, 12), dans sa tentative de ne jamais laisser croiser ses regards avec ceux des autres habitants de la ville. Néanmoins, la souffrance qui en résulte n’est pas exemplaire, mais surtout représentative pour beaucoup d’autres personnes de cette communauté, par exemple le clown Baxir Kodek, l’altiste Tchaki Estherkhan ou le combattant du frondisme Kirghyl Karakassian. Ils sont tous, plus ou moins, des étrangers ou, comme Volodine les désigne, des « nègues » (AS, 48) et des « oiseaux » (AS, 14) qui semblent constituer la communauté de Chamrouche, mais qui ne s’aident pas et ne s’engagent pas l’un pour l’autre.

Cela conduit à la conclusion que Volodine souligne son leitmotiv de l’exil humain et de la recherche individuelle de l’identité dans un lieu habité et psychologique en ayant recours à la présentation indépendante des histoires/narrats, ainsi qu’au changement et à l’incohérence du style narratif. Par exemple, dans un café-restaurant, Aram Bouderbichvili s’exprime avec des phrases longues et courtes, complètes et incomplètes, des exclamations et beaucoup de questions quand il veut commander « trois pains au jambon et une carafe d’eau » (AS, 43). Ici Aram, Matko et Will doivent réaliser que « la maison [ne] sert pas les nègues » (AS, 42), un groupe d’étrangers socioculturels, dont ils font apparemment partie. L’incohérence structurale et stylistique souligne la voix abstraite de la solitude et de l’isolement non seulement de ces trois hommes, mais de tous les personnages de Chamrouche qui sont tous des étrangers l’un par rapport à l’autre ainsi qu’à eux-mêmes. Comme ils sont tous des « oiseaux » (AS, 14) ou des « nègues » (AS, 48) ou même des hommes de l’ombre (AS, 38), ils ne respectent pas les règles des autres, mais pourtant, ils désirent être acceptés pour rester fidèles à eux-mêmes, pour garder ce « maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire[27] » ou détruire. Par conséquent, il est justifié de dire que le roman Alto solo est l’énonciation allégorique de l’étranger et des deux questions « Qui suis-je ? » et « Qui es-tu ? »

II.1.1 Alto solo – la voix représentative de la mémoire et du rêve

Dans les narrats, Volodine emmène le lecteur dans les « actes de conscience ou [dans les] événements cognitifs [du narrateur], auxquels on accède non par des actions, qui relèveraient d’une logique narrative de type causal, mais par des situations et des émotions[28] » et aussi par le souvenir. Les narrats sont seulement de petits fragments de mémoire qui lient le souvenir avec la réalité et l’imaginaire avec le réel, et dans lesquels les personnages expriment leurs désirs, leurs incertitudes, leurs espoirs et leurs peurs. Dans ce sens, les narrats sont en même temps une expression du passé, du présent et de l’avenir. Ainsi, on peut constater que les narrats reflètent la voix étrange de l’autre intériorisé, refoulé et oublié depuis longtemps, mais qui réapparaît de temps en temps dans ce « monde inconnu et imaginaire[29] » et qui se montre d’abord dans la structure incohérente et dans le langage — souvent symbolique et abstrait — du texte.

Cette structure fragmentaire et répétitive des narrats évoque celle des rêves. De la même façon que Sigmund Freud, dans son oeuvre majeure L’interprétation des rêves (1900)[30], a divisé les rêves en contenu manifeste et latent, le narrateur de ce roman nous confronte avec des narrations déformées, partielles, imagées et redites, qui reflètent le passé et ré-imaginent le présent ou même l’avenir. Le narrateur utilise des représentations incomplètes et allégoriques de cet espace du dedans où les domaines du réel et de l’imaginaire coexistent. Il nous confronte avec des images qui appartiennent à « une littérature étrangère écrite en français[31] » ; une littérature « dont l’origine n’est pas un pays, mais une fiction[32] » et qui respecte « le principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux[33] ».

Pour saisir le contenu d’un rêve ou d’un texte volodinien, le lecteur est donc forcé d’analyser le langage du désir qui s’exprime par des mots symboliques et abstraits. Dans Alto solo, le langage figuratif se manifeste dans la transformation allégorique des noms ordinaires, comme l’illustre l’utilisation des mots « nègues » et « oiseau ». Tandis que le mot « nègue » est un néologisme volodinien et fait référence au statut marginal des personnages comme Matko Amirbekian ou Will MacGrodno, le mot « oiseau » existe dans la langue française. Cependant, le mot n’est pas utilisé dans son sens concret mais symbolique. Volodine ne parle pas d’animaux, mais il s’appuie sur leur capacité de voler où ils veulent et, ainsi, suggère le concept de la liberté et de l’indépendance.

Le narrateur d’Alto solo parle de deux hommes qu’il compare à des oiseaux : Ragojine et Will MacGrodno (AS, 12-14). Ces deux hommes ne se conforment pas aux contraintes sociales — ils sont libres et indépendants. Malheureusement, « l’absolu de cette liberté s’appelle pourtant solitude[34] ». Par conséquent, cette vie d’oiseau contient aussi l’aspect de l’isolement et de l’aliénation. Ragojine, par exemple « ne connaît personne de sûr, aucun oiseau » (AS, 12) à Chamrouche et ainsi essaie, comme Will MacGrodno, « de rejoindre son groupe par le chemin des rêves » (AS, 13) et de se rendre à « une colonie d’oiseaux » (AS, 14) dans ce pays imaginaire qui n’existe que dans un monde post-exotique. Leur « liberté » les aliène de leur société, les transforme en étrangers et ainsi crée leur solitude extrême qui les rend souvent dépressifs. Par conséquent, « l’oiseau » représente la liberté, l’indépendance, en même temps qu’il symbolise l’isolement, la solitude et l’étrangeté. Ici, le signe linguistique n’est qu’un symbole du symptôme de l’autre. Ainsi, les narrats, comme des pensées exprimées dans un rêve, ne sont que des représentations symboliques ou des porteurs de signifiés déplacés et condensés correspondant au contenu d’un rêve. Ce sont « des montages complexes et subtils de la narration[35] ».

Du coup, toute la narration contient un haut degré d’ambiguïté intellectuelle qui exige du lecteur qu’il découvre le contenu du texte renfermé dans les mots. En lisant le roman et en transformant son sens manifeste en sens latent, le lecteur se trouve en interaction avec le texte et ainsi produit un nouveau texte. Il donne au texte ce que Wolfgang Iser définit comme la valeur esthétique ou la dimension virtuelle qui se compose du texte, des réflexions et de l’imagination du lecteur et qui transforme « the text into an experience for the reader[36] ». Cette expérience est un processus créatif qui lui donne l’impression de faire partie des événements du texte et par lequel il devient une partie intégrée du monde littéraire ; un processus qui, selon Paul Ricoeur, marque « l’ouverture du texte sur son “dehors”, sur son “autre” », dans la mesure où le monde du texte constitue par rapport à la structure “interne” du texte une visée intentionnelle absolument originale[37] ». C’est alors « à travers le procès individuel de lecture[38] » que le lecteur entre dans le monde et le discours post-exotique lui-même et devient un autre Iakoub Khadjbakiro, un autre personnage-narrateur du roman « à voix multiple[39] ».

Bien que la lecture et la compréhension du texte soient le résultat d’un processus bien familier habituellement, le texte volodinien confie au lecteur une tâche presque impossible à résoudre, car il prend la forme d’un labyrinthe impénétrable qui provoque un sentiment d’altérité par rapport au sens contextuel et au sens habituel des mots. Il est difficile pour le lecteur de s’imaginer la situation à Chamrouche et de comprendre les problèmes sociaux, émotionnels et psychologiques des habitants de la ville sans des descriptions détaillées. En outre, l’auteur complique la narration en utilisant un langage symbolique et figuratif qui donne à la composition littéraire une inscription double, c’est-à-dire un sens manifeste et latent. À cause de cette inscription double du texte, le processus de la lecture « and the experience of foreigness go hand-in-hand[40] ». Comme la lecture devient un projet inconnu où le lecteur est forcé de dévoiler le contenu du signe manifeste linguistique, tout se transforme en une expérience étrange dans le texte. Cette étrangeté force le lecteur à déchiffrer les signes familiers pour s’approprier « the world of the text […] that means understanding oneself “in front of” the text, in the world it proposes[41] ».

Par exemple, dans Alto solo, cette étrangeté s’exprime dans le retour d’Aram, de Matko et de Will à Chamrouche. Avant leur emprisonnement, les trois hommes faisaient partie de la communauté, mais maintenant ils sont exclus et isolés de celle-ci. Ils ne sont plus des héros, mais plutôt des « oiseaux » (AS, 14) et des « nègues » (AS, 48) — des étrangers que l’on refuse de servir dans les restaurants.

La découverte du nouveau monde d’Iakoub Khadjbakiro et de Dimirtchi Makionian à la fin du roman est un autre exemple du phénomène de l’étrangeté. Après l’attentat des frondistes au théâtre, l’écrivain Iakoub a perdu la vue et le violoniste Dimirtchi a perdu une main. Comme ils ne peuvent plus exercer leur profession, ils souffrent de la perte de leur identité, parce que les deux hommes sont confrontés à un nouveau monde inconnu dans lequel ils ne peuvent plus agir ou s’engager comme avant. Eux aussi, ils deviennent des étrangers par rapport à eux-mêmes.

II.2 Changement de l’identité narrative

Dans le deuxième chapitre, le lecteur échange l’expérience du passé, de la mémoire et du souvenir contre celle du domaine du réel et du présent qui est commandé par la peur, la terreur et par l’incertitude. Il est plongé dans un présent qui se définit par l’étrangeté de l’extérieur (la menace des frondistes) et de l’intérieur (la menace psychologique qui résulte ou prend la forme symptomatique de l’angoisse intériorisée et individuelle). De nouveau il est mis en présence de l’autre.

Le changement de l’atmosphère du roman est visible surtout dans la variation de la structure de cette deuxième partie qui ne se présente plus sous la forme des narrats, mais sous la forme d’une narration causale des incidents et d’une description précise de la situation et des personnages par une voix à la première personne. Maintenant c’est la voix d’Iakoub Khadjbakiro qui révèle des événements qui lui sont arrivés à une soirée au théâtre à Chamrouche.

Le lecteur se trouve au milieu du théâtre volodinien, au milieu d’une scène absurde où s’affrontent deux groupes d’habitants de Chamrouche : des rebelles politiques violents (frondistes) et des citoyens pacifiques de la ville. En compagnie de son amie Dojna Magidjamalian, Iakoub constate une « métamorphose de l’espace » (AS, 73) théâtral aussitôt que les frondistes arrivent en nombre dominant.

Iakoub, Dojna et la plupart des autres visiteurs du théâtre constatent la présence de l’autre incarné par la personne de Balynt Zagoebel et de ses adeptes — ses hommes en imperméables. Volodine souligne cette notion de l’étrangeté textuelle par une irrégularité linguistique. Il introduit l’anglais dans la phrase française et parle d’un « meeting-spectacle » (AS, 74) des frondistes. Volodine montre le sentiment d’étrangeté et d’isolement de l’homme parmi ses semblables dans l’anonymat de la société, un phénomène que le narrateur exprime dans ses propres mots : « J’en étais un des fragments anonymes » (AS, 70). Le sens latent de cette phrase — c’est-à-dire l’énonciation indirecte de sa notion de l’exclusion et de l’anonymat social — est évident tout au long de la deuxième partie du roman. Le personnage d’Iakoub explique que « [nous] n’avions pas beaucoup de renseignements sur le monde marginal des forains […], mais nous avions plutôt tendance à imaginer là un univers libre, libertaire, laborieux et fraternel, où les adeptes de Balynt Zagoebel devaient être rares » (AS, 81). Ce commentaire montre que les hommes à Chamrouche sont soit ignorants des forces étranges, soit résolus à renier et à réprimer l’existence de l’inconnu et de l’autre. Balynt Zagoebel est la personnification même de ces phénomènes. Le personnage d’Iakoub en vient à comprendre que sa singularité et l’ostracisme dont il se sent la victime sont surtout les résultats de l’ignorance ou d’un refoulement conscient. Néanmoins, il reste incapable de répondre aux deux questions « Qui es-tu ? » et « Que veux-tu ? » Ces deux questions ne provoquent pas seulement l’incertitude parmi les visiteurs du concert —Iakoub inclus — quant à ce qui va arriver, mais produisent une atmosphère de peur ou plutôt de terreur. Soudain la nervosité et la peur règnent dans le théâtre et Iakoub essaie de s’abstraire et de s’imaginer ailleurs « inhalant un air moins vicié que celui de Chamrouche » (AS, 74).

Ainsi, la peur et la terreur dominent le réel et l’imaginaire, le monde physique et psychologique. Les visiteurs du théâtre n’applaudissent même pas « pour saluer [la] transitoire apparition » (AS, 91) des musiciens. L’incertitude ou l’incompréhension de l’intention de « l’homme de l’ombre » (AS, 38) et de son groupe d’imperméables intensifie la notion de la peur réelle et névrotique.

Pour les visiteurs du théâtre, la présence de Balynt Zagoebel et de ses adeptes est un danger extérieur auquel ils ne peuvent pas échapper. Il est certain que ce groupe a l’intention de perturber le concert et de « rendre la soirée affreuse, angoissée et angoissante » (AS, 83). Leur présence ne provoque pas seulement une peur réelle, basée sur le danger extérieur, mais aussi une peur dérivée d’une névrose, signe d’une angoisse intériorisée, le danger psychologique dont tous les habitants de Chamrouche qui n’appartiennent pas au régime Zagoebel souffrent constamment. Ils craignent ce que Sigmund Freud a défini comme « attente anxieuse » et ils imaginent « the most frightful of all possibilities, interpret every chance even as a premonition of evil and exploit every uncertainty in a bad sense[42] », parce qu’ils redoutent l’inconnu qu’ils ne peuvent ni définir ni éliminer, mais qui est en train de les subjuguer et de les détruire. L’existence de la peur réelle et névrotique transforme la salle de théâtre en un asile d’aliénés où tous les malades souffrent de la même maladie qu’on appelle l’anxiété névrosée.

Leur ignorance de l’intrus obscur se montre aussi dans la définition imprécise de l’autre. Ils parlent de Balynt Zagoebel et de ses complices sans donner de descriptions précises de leurs traits de caractère ni de leurs intentions envers la ville en général et en particulier lors de cette soirée au théâtre. Au lieu d’une réponse juste à la question « Qui es-tu ? » ou d’une caractérisation exacte de Balynt Zagoebel ou d’un membre de son régime, Iakoub, par exemple, ne nous donne qu’une description symbolique de ce groupe et de leur chef. Il parle des « imperméables » (AS, 85) aussi bien que d’une araignée qui étouffe ses victimes sous « une toile collante et lourde » (voir AS, 88).

L’interaction entre la menace extérieure vécue (la peur réelle) et la menace psychologique imaginée (l’anxiété intériorisée) ne s’exprime donc pas seulement d’une façon contextuelle, mais aussi d’une façon linguistique. Ici, le narrateur crée le sentiment de la terreur par l’évocation de l’étrangeté de la situation en général et par la brutalité de l’asphyxie en particulier. Cette anxiété psychologique du narrateur qui est représentative de l’angoisse intériorisée de l’homme se manifeste aussi dans l’utilisation fréquente des points d’exclamation et des phrases courtes qui peuvent être vus comme des indices de son état d’agitation physique.

II.3 Le retour à la sphère de l’imaginaire

Après la description détaillée des événements dans la salle de théâtre au deuxième chapitre, le narrateur d’Alto solo abandonne le présent et le monde réel pour retourner à l’univers imaginaire dans le troisième chapitre. Il reprend la forme collective et non identifiable du narrateur du premier chapitre. Cependant, au contraire de celui-ci, maintenant le narrateur ne se plonge plus dans des souvenirs et des réminiscences du passé, mais substitue au présent, à la vie concrète, des réflexions sur l’avenir qui seront déterminées par les actions du passé vécu, « un attentat frondiste » (AS, 121). Le narrateur retourne ici à une présentation éloignée ou même anonyme des personnages dont il fait partie lui-même. Il reprend son style monotone de la première partie du roman et continue son histoire par la structure répétitive : « C’est l’histoire d’un écrivain et d’un violoncelliste » (AS, 121).

Sans exprimer aucune émotion, le narrateur donne des renseignements sur la constitution physique et psychologique de deux survivants de l’attentat frondiste, l’écrivain Iakoub Khadjbakiro et le violoncelliste Dimirtchi Makionian, qui souffrent d’un isolement et d’une étrangeté extrêmes à cause de leur handicap physique. Ils sont condamnés à un exil post-exotique qui ne sépare pas seulement les personnages, mais aussi le lecteur d’Alto solo, du monde extérieur en les emmenant dans le monde volodinien qui se tourne complètement vers l’intérieur des choses et se positionne automatiquement à l’écart de l’environnement réel qui l’entoure. Dans le cas d’Alto solo, le post-exotisme se manifeste surtout dans l’élaboration du psychisme de l’homme et de son être intérieur qui, à cause de son refoulement, est devenu un être étrange et inconnu, et qui provoque facilement l’énonciation de la question « Qui suis-je ? » Ainsi, le post-exotisme de Volodine se définit comme « le lieu énonciatif de notre propre “étrangeté” aux formes de domination qui se sont universellement répandues et qui ont été individuellement absorbées ou intériorisées[43] », créant un espace d’isolement et de solitude ultime.

En ayant perdu « deux doigts de la main droite » (AS, 121), le violoncelliste, comme l’écrivain dont la « vision décline » (AS, 121), est forcé d’envisager de vivre un avenir en dehors d’une identité professionnelle, définie au passé. Comme ils sont maintenant incapables de poursuivre leur profession et leur vocation musicale ou littéraire, ils s’éloignent inconsciemment de leur personnalité de musicien et d’écrivain. D’abord, ils entrent dans « un autre univers que celui des salles de soins, des salles de pansements, des salles d’anesthésie » (AS, 122). Puis ils découvrent un espace d’exil dans lequel ils doivent se préparer « à leur solitude future » (AS, 122), une solitude qui est provoquée par leur handicap physique et qui devient une des émotions dominantes de leur nouvelle vie. Finalement, ils se trouvent dans l’espace de l’autre, une étendue inconnue, mystérieuse et terrifiante qui leur montre une exclusion totale de leur ancienne personnalité. Leur isolement et leur solitude les placeront en dehors de leur identité musicale et littéraire et, ainsi, réitèrent la question essentielle « Qui suis-je ? ».

À cet égard, la perte de la vue en combinaison avec le masquage de la réalité d’Iakoub Khadjbakiro, le narrateur du roman, se reflètent tout au long du roman d’Altosolo. De la même façon que le devenir aveugle d’ Iakoub s’inscrit comme une « masse imposante et nébuleuse » (AS, 122), le texte Alto solo entoure ses lecteurs en voilant son contenu et la compréhension de celui-ci. Iakoub, les autres personnages du roman et même le lecteur sont tous forcés de découvrir et d’apprendre « un autre univers » (AS, 122), l’univers post-exotique qui est localisé à l’intérieur et entre les sphères de la réalité et de l’imagination. C’est un univers fantastique qui est dominé par l’étrangeté, alors qu’il appelle à « une intégration du lecteur au monde des personnages[44] » et provoque une atmosphère d’ambiguïté intellectuelle. C’est un espace d’exclusion totale, un environnement qui, en même temps, est le centre de la production (la production imaginative : la ville de Chamrouche existe grâce à l’imagination de ses habitants) et le refuge des personnes isolées et solitaires qui se cherchent.

En conclusion, on peut dire qu’à la fin du roman les personnages fictifs et les lecteurs retournent au conscient et aux événements cognitifs, à l’essentiel du monde de Chamrouche et d’Alto solo, qui se manifestent dans l’énonciation de l’autre — la voix de tous les « oiseaux » (AS, 14) et « nègues » (AS, 48) du texte —, la voix de tous les étrangers. Ainsi, Alto solo est l’expression allégorique de la solitude et de l’isolement des hommes à la recherche de leur identité. Le troisième chapitre fonctionne donc comme miroir stylistique, narratif, structurel, et mental du premier chapitre. Il est le théâtre de l’énonciation des phénomènes d’anonymat, d’exil de l’un par rapport à l’autre et d’étrangeté.