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La modernisation de la France après la Seconde Guerre mondiale entraîne un mouvement de dissolution, réel ou souhaité, des classes populaires traditionnelles dans la nouvelle classe moyenne[1]. Ce glissement vers le centre cause une recomposition de l’imaginaire social. D’une part, si la classe ouvrière et le peuple, confondus dans un même ensemble, avaient occupé entre les deux guerres la place du sujet de l’histoire par excellence, cette place est désormais vacante et susceptible d’être investie par de nouveaux symboles. D’autre part, en même temps qu’il perd ce statut, ce « peuple ouvrier », s’il est permis de l’appeler ainsi, tend à coïncider dans l’imaginaire avec le « Français moyen », fiction statistique qui permet d’identifier à la fois le destinataire des politiques de l’État-providence et le consommateur des produits en série fabriqués par la nouvelle économie de marché[2].

La fin du mythe du « peuple ouvrier »

Bien que la culture ouvrière demeure vivante dans les discours de la gauche marxiste et révolutionnaire, la notion et le mot même de peuple sont en déshérence. De façon concomitante, la littérature des années 1960, sous la pression du nouveau roman, abandonne peu à peu l’intrigue sociale et, a fortiori, tout intérêt pour la représentation des classes populaires. Sur l’échelle des valeurs littéraires, la légitimité symbolique s’accroît en proportion inverse de celle de la présence de la fable démocratique. Christiane Rochefort, Claire Etcherelli, qui persévèrent dans l’esthétique démocratique, ne sont pas reconnues par les avant-gardes. Non seulement la thématisation de la vie populaire et les intrigues qu’elle suppose se perpétuent à l’écart des circuits de forte légitimation symbolique, ne trouvant bientôt refuge que dans la sphère dominée du champ culturel (cinéma populaire, bande dessinée, chanson, puis, à partir des années 1970, néo-polar), mais elles contribuent à enterrer le mythe ouvrier. Le paysan nouvelle manière représenté sur les écrans par Bourvil et l’ouvrier dont la vie s’améliore par le salaire et par le soutien de l’État (sécurité sociale, retraites, allocations familiales) constituent de nouveaux types qui incarnent une confusion du peuple et du « Français moyen » à laquelle une nouvelle expression donnera bientôt un nom : « les gens ».

D’une classe, l’autre

Les trois premiers romans d’Annie Ernaux reviennent de façon remarquable sur cette double fin corrélée du peuple et du mythe ouvrier, et son remplacement par d’autres modèles. Les armoires vides[3] (1974) et La femme gelée[4] (1981) ont pour sujet l’un et l’autre une sortie de classe, une mue sociale entre la fin des années 1950 et la fin des années 1960. Dans ces deux récits, la narratrice, fille d’épiciers, évoque son passage d’un milieu populaire à la classe moyenne grâce à sa réussite scolaire. Cette mutation conduit dans les deux cas à une expérimentation de la condition féminine : le récit récapitulatif des Armoires vides a pour cadre énonciatif un avortement clandestin ; l’accès à la classe moyenne s’accompagne dans La femme gelée d’une rencontre avec la condition réelle du « deuxième sexe ». Ce qu’ils disent ou rien[5] est un peu différent. S’il est écrit comme les deux autres et comme tous les textes d’Annie Ernaux à la première personne, il se situe à la fin des années 1970 et ne comporte pas de récit rétrospectif. C’est l’histoire d’une jeune fille qui, pendant un été, navigue entre la réussite au Bepc [Brevet d’études du premier cycle du second degré] et l’entrée en seconde. Cependant, les principaux ingrédients des autres romans sont réemployés, particulièrement la confrontation de la culture familiale et de la culture légitime, ainsi que la découverte de la sexualité et, avec elle, celle des enjeux sociaux liés à la différence sexuelle. Ces trois romans ont également en commun de produire un exercice oralisé de la langue littéraire. Quoique publiés entre 1974 et 1981, ils portent sur la société d’après-guerre et ses transformations en sorte que l’époque gaullienne y est comme prise en ciseaux, comme si la fin des Trente glorieuses se penchait sur ses commencements. Cette caractéristique explique qu’ils sont classés à part du reste de l’oeuvre, rangement qui n’est pas étranger à l’histoire qui s’y règle et, se réglant, s’achève. Après La femme gelée, Ernaux inaugurera son cycle de récits sociologisants pour lesquels elle adopte une écriture qualifiée de « plate[6] ». Au sociologue Smaïn Laacher elle confiera sa conviction que, à partir de là, « seule une écriture de constat, non affective, pouvait rendre la réalité du monde dominé[7] ».

Notre hypothèse principale est que, sous l’influence des lectures de Pierre Bourdieu et de Simone de Beauvoir, dans les trois premiers romans ernaliens les modèles hérités de la valorisation de la vie populaire et ouvrière sont invalidés, tandis qu’ils évoquent un nouveau sujet de l’histoire potentiel et décrivent de nouvelles formes d’insertion, le premier lié à la condition féminine, les secondes à la réussite scolaire.

Par le style et la thématique, le premier roman d’Ernaux, Les armoires vides, s’apparente à L’Hôtel du Nord et au Voyage au bout de la nuit, qui sont précisément deux oeuvres où s’est nouée, avant guerre, la crise du héros populaire. À quarante ans de distance, c’est la même vision du peuple qui déchoit et qui déçoit, avec sa soûlographie, sa sexualité triste, ses microbes, son rabâchage idéologique. L’écart de la vie populaire par rapport aux normes pratique, esthétique, hygiénique et linguistique de la vie bourgeoise, n’est plus susceptible de quelque sublimation éthique ou politique que ce soit ; la misère n’est plus transfigurable en destin, elle a perdu sa vertu eschatologique. Si la vie du peuple a sa spécificité, elle n’a rien de remarquable ou de supérieur. On se souvient que chez Eugène Dabit, les conversations de comptoir mélangent rituellement l’alcool et le syndicalisme : « Toujours les mêmes discussions, les uns qui en tiennent pour “l’amer”, les autres pour “l’anis”, celui-ci qui est “unitaire”, celui-là qui est “cégétiste”, et tout ça vociféré comme si le sort du monde devait en dépendre[8]. » Cette dissolution de la conscience de classe dans l’apéritif resurgit presque mot pour mot dans un monologue rapporté des Armoires vides : « Y a pas à tortiller, nous, les ouvriers, toujours baisés. La mobilisation et le bataclan, tu vas voir, tu vas voir. Sers-nous la rincette ; le père Lesur, quelquefois que ce soit la dernière » (AV, 150)[9]. L’intertexte célinien est lui aussi omniprésent. Les petits vieux vicieux, le tubard Forchy, la « longue maladie », la « cirrhose » et le père Bouhours qui « reluquent » la petite Denise à travers la porte ouverte du café-épicerie (AV, 93) évoquent aussi bien les patients tuberculeux du dispensaire de la Garenne-Rancy, « tout rétrécis dans leur sale projet de retraite, par le crachat sanglant et positif[10] », que les habitants de l’immeuble où habite Bardamu.

Le point de vue du transfuge

En s’inscrivant dans la continuité des romanciers de la médiocrité ouvrière, Annie Ernaux affiche qu’elle renonce d’emblée au mythe ouvrier et à la vision enchanteresse de la vie populaire. Il existe pourtant une différence essentielle entre son oeuvre et celle de ses devanciers. C’est que, jusqu’à La femme gelée, le récit est à l’actif d’une narratrice qui adopte le point de vue d’un transfuge de classe. Ce dispositif narratif et ce personnage littéraire, quoique repérables également dans la littérature de la Troisième République, participent à la dégradation du légendaire prolétarien. Car chez Ernaux, la narratrice allégorise non seulement une rupture, mais aussi une dissidence. La mise en place du narrateur/transfuge va dès lors entraîner plusieurs conséquences fécondes dans l’espace de la fiction. Premièrement, en passant du milieu populaire où elle est née au milieu bourgeois où la conduit sa réussite scolaire, l’héroïne découvre un regard qui met la vie ouvrière à distance et, en même temps, perd la culture identitaire qui permettait à cette vie d’hier d’avoir du sens et de se convertir en destin de classe. On se souvient que, dans Antoine Bloyé, la trahison de classe consolidait le mythe ouvrier. Chez Nizan en effet, les vraies valeurs étaient celles que le héros quittait, et il les découvrait en les abandonnant. Dans le récit ernalien, la conversion à la norme bourgeoise dévoile le statut dérogatoire, anormal, de la vie populaire tout en invalidant la prétention du prolétariat à jouer un rôle politique ou à poser un horizon éthique exceptionnel : « Bon Dieu, à quel moment, quel jour la peinture des murs est-elle devenue moche, le pot de chambre s’est mis à puer, les bonshommes sont-ils devenus de vieux soûlographes, des débris… » (AV, 50).

Deuxièmement, cet écart à la norme n’est plus abstrait ou implicite, comme il l’était chez Céline ou Dabit, dont les voix narratives ne sont pas dominées par la problématique de l’évasion sociale. Appartenant aux deux mondes à la fois, le transfuge connaît l’habitus de l’autre, l’autre habitus. Il expérimente en permanence l’interchangeabilité des valeurs incarnées à tour de rôle par le bourgeois et par le populaire. Dans les années 1960, la mobilité sociale conduit à déplacer sans cesse la frontière entre la norme et ce qui s’offre à elle comme une norme alternative, la catégorie du « Français moyen » servant à désigner cette zone imprécise où la particularité ouvrière s’abolit dans ce qui constituait auparavant la norme petite-bourgeoise. Ainsi, au début des Trente Glorieuses, la possession d’une automobile fait partie des critères distinguant la classe ouvrière traditionnelle de la « nouvelle France » adoptant un mode de vie américanisé. La narratrice des Armoires vides le signale in fine lorsqu’elle compare sa famille à l’idéal familial inculqué par les magazines et le Salon de l’automobile : « Un père et une mère souriants, polis. Elle ferait des gâteaux pour quatre heures, il rentrerait le soir de son travail. La famille Duraton. On partirait en pique-nique le dimanche, avec une Dauphine » (AV, 113). La Dauphine, voiture de la marque Renault commercialisée en 1956, symbolise le cadre français moderne. Vingt ans plus tard, tous les ouvriers sont équipés d’une voiture, et la narratrice d’un autre roman, Ce qu’ils disent ou rien, situé en 1976, constate que le peuple s’est fondu dans le stéréotype du Français moyen : « Tous ces gens au supermarché, en bagnole, qui ne savaient pas que leur vie était loupée[11]. » On a déjà vu combien le kit conceptuel de l’analyse marxiste (révolution prolétarienne, aliénation, etc.) était devenu opaque pour la jeune héroïne, pourtant issue d’une famille ouvrière[12]. La valorisation du modèle ouvrier/populaire subit avec le temps une triple disqualification, éthique et politique d’abord, sociale ensuite.

En troisième lieu, la mise en place de la narratrice/transfuge sert à révéler la souffrance et la violence symboliques qui accompagnent la dévalorisation de la culture populaire[13]. Or, notre lecture mène à observer que la blessure identitaire infligée par l’acculturation pousse la narratrice à explorer de nouvelles avenues socioculturelles puis à investir des figures d’exception à la fois en dehors du monde ouvrier et en dehors du monde bourgeois.

Le parcours scolaire et l’ascenseur social

La première de ces avenues, proposant un modèle de remplacement, est celle de la trajectoire scolaire. Des Armoires vides à La femme gelée, la narratrice accomplit un parcours scolaire exemplaire qui la mène à l’université. L’accès aux études supérieures des enfants des classes défavorisées constitue un phénomène encore rare qui acquiert en 1965 une existence sociologique avec Les héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Ce livre, que l’écrivaine a lu et médité, constitue un intertexte probable (masqué) de ses premiers romans. La trajectoire qui s’y décrit non seulement renvoie à une réalité statistique (1,9 % d’enfants d’ouvriers s’inscrivent à l’université), mais profile aussi un type biographique susceptible de nourrir une biographie fictive. Autrement dit, la romancière trouve dans Les héritiers des instruments d’analyse qui lui permettent de doter ses personnages d’un récit de vie fictif crédible, tandis que, en retour, les sociologues rencontrent dans ses romans un catalogue de situations capable d’alimenter leurs analyses.

Bourdieu et Passeron établissent que l’enfant des classes populaires ne parvient à l’université qu’au bout d’une course d’obstacles. D’une part, ils dressent la liste des dispositions héritées qui lui font défaut ou constituent un handicap dans le cursus scolaire. Ils citent entre autres l’absence de patrimoine, les « inégalités de l’information sur les études et leurs débouchés[14] », les habitus culturels qui autorisent ou non certains choix scolaires (le latin, par exemple) ou encore « l’aptitude (réelle ou apparente) à manier la langue d’idées propre à l’enseignement[15] ». Passant à l’examen des possibles sociologiques, ils tentent d’expliquer à quelles conditions ladite course peut être menée jusqu’à son terme. Les rescapés de la sélection doivent « à une plus grande adaptabilité ou un milieu familial plus favorable d’échapper à l’élimination[16] ». Ce faisant, ils ouvrent la voie à une définition double et presque contradictoire de la réussite scolaire chez les enfants socioculturellement « défavorisés[17] » : la réussite « malgré », c’est-à-dire malgré des conditions défavorables, et la réussite « parce que », c’est-à-dire à cause de conditions favorables. Denise Lesur, des Armoires vides, de même que la « femme gelée », occupent exactement cet espace du possible délimité par les sociologues. Elles cumulent les traits qui à la fois les assignent à leur milieu et les en détachent. Elles appartiennent à la fraction la plus favorisée des classes défavorisées, puisque les parents sont d’anciens ouvriers qui ont quitté l’usine pour devenir propriétaires d’un café-épicerie. Leur fille est inscrite dans une école privée catholique. Ils l’encouragent dans ses études. Elle apprend le latin. Elle est accompagnée dans ses lectures par une mère déjà lectrice : « Je lui prête ma Bibliothèque verte, Jane Eyre et Le Petit Chose, elle me file La veillée des chaumières et je lui vole dans l’armoire ceux qu’elle m’interdit, Une vie ou Les dieux ont soif » (FG, 25). Aussi la fable du parcours de la combattante scolaire apparaît-elle sous un jour ambivalent. D’un côté, elle est portée par un héroïsme de la volonté et un désir de revanche sociale qui s’exprime dans un passage comme celui-là : « C’est comme ça que j’ai commencé à vouloir réussir, contre les filles, toutes les autres filles, les crâneuses, les chochotes, les gnangnans… Ma revanche, elle était là, dans les exercices de grammaire, de vocabulaire » (AV, 70-71). De tels passages font assez clairement écho à l’« énergie sorélienne » et à l’« ambition rastignacienne » que décèlent Bourdieu et Passeron chez les « sujets des classes défavorisées […] qui peuvent aussi, par exception, trouver dans l’excès de leur désavantage la provocation à le surmonter[18] ». Mais Annie Ernaux traite avec ironie ce matériau emprunté au légendaire scolaire de la Troisième République. Car le récit d’élection (l’épopée du boursier méritant) se heurte à un récit de déréliction. D’un autre côté, en effet, la performance scolaire s’accompagne d’une expérience de la honte sociale, de la solitude et de l’inadéquation aux normes esthétiques du groupe d’arrivée : « Je me sentais lourde, poisseuse, face à leur aisance, à leur facilité, les filles de l’école libre » (AV, 61). Si cette dichotomie de la lourdeur et de la facilité reformule au féminin l’opposition entre « l’homme cultivé et bien né qui sait sans avoir peiné pour acquérir son savoir » et « l’autre [qui] ne peut acquérir que laborieusement ce qui est donné au fils de la classe cultivée, le style, le goût, l’esprit[19] », la prose narrative ernalienne joue d’équivocité, usant d’une ironie désabusée pour mettre en évidence la continuité du mal-être de la narratrice, du début à la fin de sa trajectoire sociale.

Ainsi, entre les textes de la romancière et le travail des sociologues se tisse, mais de façon problématique quand il passe à la littérature, un nouveau récit de l’ascension sociale basée sur la scolarité performante. Son personnage type a pris ses distances avec l’ancien lycéen méritant et s’incarne désormais dans l’étudiant boursier. Mais ce dernier est d’emblée menacé par le stéréotype et l’effet de groupe produit par la statistique sociologique ainsi que le remarque la narratrice de La femme gelée : « En octobre, Hilda s’inscrit à la fac de lettres. Moi aussi. Statistiquement, un vrai choix de fille et le bouquet, de petite-bourgeoise » (FG, 107). S’inscrire en lettres, quand on est une fille, c’est s’inscrire dans la moyenne statistique et dans la classe moyenne. Le parcours scolaire exemplaire est donc rattrapé, lui aussi, par le stéréotype du « Français moyen » et par le conformisme du partage des rôles sociaux selon les sexes qui va avec lui. Ce débouché en impasse était inscrit dès le départ dans le dialogue instauré avec la sociologie : l’approche sociologique ne pose les cas d’espèce que pour les détruire en les rationalisant. La marge retourne toujours à la moyenne et on retrouve toujours sous elle la règle. Il faudrait ajouter que ce retour à la norme de l’étudiant prodige masque, dans les deux cas, une réalité bien plus massive. Les années 1950 et 1960 sont celles de l’allongement de la scolarité obligatoire et de l’accroissement global de la scolarisation. La réforme Berthoin crée en 1959 des collèges d’enseignement généraux, et, en 1963, la réforme Fouchet crée des collèges d’enseignement secondaire. Instruments ambigus de sélection et de promotion, CEG et CES fournissent aux enfants des classes populaires un accès à l’enseignement secondaire court et leur ouvre la possibilité d’occuper des emplois non ouvriers dans les secteurs de l’industrie et des services. Le creuset de la France moyenne se trouve aussi là, dans une scolarité ordinaire toujours déjà prête à limiter les possibilités.

Le deuxième sexe

Pour dépasser la fragilité du modèle scolaire, une autre avenue est expérimentée, celle de la revendication féminine. Il suffit de mettre en rapport le début et la fin du Deuxième sexe pour comprendre comment, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la femme est appelée, au côté du Noir et du colonisé, à concurrencer le prolétariat opprimé dans la symbolique des classes appelées à connaître un destin historique. La femme, explique Simone de Beauvoir, comme le Noir, les ouvriers ou les colonisés, n’a pas accès à la centralité essentielle occupée par l’homme blanc[20]. Elle est soumise à un régime ou une loi d’oppression. À partir de là, Beauvoir s’exerce à une typologie de la condition féminine. Elle inventorie des catégories de femmes et de situations où s’illustre la contingence de la destinée féminine : la femme mariée, la mère, la narcissiste, les tâches ménagères, le viol, l’avortement. De cet ensemble se dissocient des comportements dérogatoires qui désignent des femmes capables de rompre avec les modèles établis : « la lesbienne[21] », « la femme indépendante[22] », la jeune fille « élevée en garçon[23] ». Mais ce décrochage en rupture implique souvent une nouvelle spécification : elle n’induit pas l’égalité des sexes, même si elle la préfigure. Ces analyses appellent deux remarques. D’une part, la femme n’entre aucunement, au début des trente glorieuses, dans la catégorie du « Français moyen ». Celle-ci se fabrique exclusivement au masculin : la Française moyenne n’existe pas, sinon comme part féminine d’un couple de « Français moyens ». D’autre part, le livre de Simone de Beauvoir fait voler en éclats le mythe hexagonal selon lequel les femmes françaises, sans revendication féministe organisée et malgré les retards de la législation, auraient obtenu un pouvoir, des privilèges et une reconnaissance enviable et vivraient en bonne entente avec les hommes dans une société convertie de longue date aux usages de la mixité[24].

Publié en 1981, La femme gelée d’Annie Ernaux hérite à la fois du chantier ouvert par Le deuxième sexe et du bilan mitigé du féminisme en France. Deux passages du roman sont à cet égard révélateurs. Le premier est situé pendant les années de lycée et évoque la lecture de Beauvoir : « Le deuxième sexe m’a fichu un coup. Aussitôt les résolutions, pas de mariage mais pas non plus d’amour avec quelqu’un qui vous prend comme objet » (FG, 103). Dans le second, la narratrice attend son deuxième enfant : « Toute mon histoire de femme est celle d’un escalier qu’on descend en renâclant » (FG, 178). Les résolutions programmatiques des « années lycée » et le bilan conclusif des « années maternité » délimitent un espace entre la promesse et la réalité. C’est dans cet espace que les romans d’Ernaux, mettant à leur main les travaux de Beauvoir, vont explorer des figures de l’exception féminine.

Quatre figures d’exception

Indexées sur le paradigme conjoncturel de l’exceptionnalité, quatre figures ernaliennes correspondent grosso modo à des catégories beauvoiriennes, dont elles relativisent et critiquent la positivité. La première est celle du garçon manqué, de « la jeune fille élevée en garçon », qui ignore la différence sexuelle. Elle est liée à l’enfance :

Ni virilité, ni féminité, j’en connaîtrai les mots plus tard, que les mots, je ne sais pas encore bien ce qu’ils représentent, même si on m’a persuadée, en avoir dans la culotte ou pas, grosse nuance, je ris, mais non, sérieux, j’en ai bavé d’avoir été élevée d’une façon tellement anormale, sans respect des différences.

FG, 32

La deuxième est celle de la femme libre qui vit en amitié avec l’homme. Elle coïncide avec les années d’études et la première liaison amoureuse[25]. La narratrice vit à Paris, son ami à Bordeaux. Ils se retrouvent dans des gares, des hôtels, ou dans la chambre du garçon, à Bordeaux. La distance géographique favorise et métaphorise l’équilibre des rôles, l’absence de rapport de domination, chacun faisant chemin vers l’autre. Le mot « liberté » revient souvent. C’est la « seule règle morale » (FG, 120).

Le statut dérogatoire de ces deux premières figures est souligné par les commentaires de la narratrice (« j’en ai bavé d’avoir été élevée d’une façon tellement anormale »). Plus tard, il est mis en lumière par son entourage. Les parents de la fille s’attristent de ce concubinage sans mariage, tandis que les parents du garçon s’inquiètent du mariage qui pourrait résulter du concubinage. Le couple peut être assimilé à ces « inventeurs de style de vie » dont parle Henri Mendras[26]. Ils testent en précurseurs le concubinage prémarital dont l’usage se répandra dans la société après Mai 68.

À la femme libre succède justement, et paradoxalement, la femme mariée. La narratrice expérimente le destin féminin comme exception négative. Victime de l’oppression masculine, elle est rejetée dans la marginalité d’une existence secondaire et dans la contingence des tâches domestiques. Les formules s’accumulent pour dire l’inégalité des conditions.

Elle avait démarré, la différence. Par la dînette.

FG, 130

Évident aussi que ma place était auprès de mon enfant et la sienne au cinéma, non l’inverse. Il y est allé. Après il ira au tennis l’été, l’hiver au ski.

FG, 168

Je ne suis pas prof, je ne serai jamais prof, mais une femme-prof, nuance.

FG, 171

Les scènes de domination se succèdent elles aussi. Le jeune mari se montre réticent à laisser sa femme conduire la voiture. Il révise son droit constitutionnel pendant qu’elle fait la vaisselle. Il se met en colère quand, un jour, rentrant déjeuner, il ne trouve pas le repas prêt et bébé dormant dans son berceau. Ce tableau rapproche les femmes des minorités opprimées, vouées elles aussi au service d’un maître mâle et blanc. C’est là que se jouent l’effacement et le remplacement des modèles hérités du peuple ouvrier.

Enfin reste la dernière figure d’exception. Après la naissance de son premier enfant, la narratrice reprend ses études et réussit le concours du CAPES (Certificat d’aptitude au professsorat de l’enseignement du second degré). Nommée professeur dans un collège, elle concilie travail domestique et emploi salarié. Elle prépare les repas et corrige les copies. Elle devient la femme totale :

Moi, même plus, le coup de la femme totale, je suis tombée dedans, fière à la fin, de tout concilier, tenir à bout de bras la subsistance, un enfant et trois classes de français, gardienne du foyer et dispensatrice de savoir, supernana, pas qu’intellectuelle, bref harmonieuse.

FG, 173

Une nouvelle légende sociale s’ébauche, traitée avec le même ton d’ironie sarcastique que la fable du boursier héroïque. Car la femme totale, qui est devenue une figure prescriptive des années 1970, n’est qu’un stéréotype diffusé par la culture des magazines typique des Trente glorieuses : « Organiser, le beau verbe à l’usage des femmes, tous les magazines regorgent de conseils, gagnez du temps » (FG, 155). À ce titre, la femme organisée, héroïne cumulative des années gaulliennes, ne se distingue pas de la femme au foyer. L’une et l’autre, telles qu’elles apparaissent dans le roman, sont des constructions imaginaires résultant du croisement de la statistique, des manuels scolaires et de la presse féminine, et chacune pourrait dire « je suis entrée dans l’image et j’en crève » (FG, 61). La femme gelée se termine d’ailleurs sur une scène de bonheur familial où la narratrice abandonne son exceptionnalité pour réintégrer sa place, celle de l’élément féminin d’un couple de Français moyens programmé par et pour la société de consommation :

La machine à laver ruminait sa cargaison de linge sale, le living fleurait bon l’O’Cédar consciencieusement passé. L’appartement prenait le soir des teintes douces, je bâtissais des maisons en Légo avec le Bicou et je disais, vite, on va donner son biberon au petit frère, papa rentre bientôt. Il embrassait les enfants, chatouillait le Pilou pour le faire rire, lisait Le Monde. Après la vaisselle, je le rejoignais devant le poste de télé. L’harmonie familiale.

FG, 180

Mais, en définitive, ces quatre exceptions féminines n’offrent à la narrative ernalienne qu’une altérité dont l’efficace est temporaire et elles vont à l’échec elles aussi. Comme le parcours scolaire idéal du défavorisé par son origine sociale, la légende de la femme totale est menacée par le stéréotype et, finalement, ne parvient pas à se différencier absolument du « Français moyen ». Après 1981, Annie Ernaux s’éloignera de ces paradigmes de l’exception pour adopter ceux de l’ordinaire ou de l’expérience moyenne : la langue plate plutôt que la langue oralisée, le concept de dominé plutôt que celui de l’exploité, le récit plutôt que le roman. Une époque est révolue.