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Les anniversaires offrent d’utiles temps d’arrêt pour se situer par rapport au passé et s’interroger sur ce que pourrait être le futur. La parution du cinquantième volume d’une revue universitaire, phénomène encore assez rare dans l’histoire de l’édition savante au Québec[1], a semblé un heureux prétexte pour consacrer la totalité de ce volume au rôle que la revue Études françaises a joué dans la vie littéraire québécoise et pour envisager l’avenir en insistant sur la place de notre revue dans la Cité au moment où des changements importants s’opèrent dans les modes de diffusion de la connaissance.

Le numéro double, qui ouvre ce volume jubilaire, est ainsi entièrement consacré au prix de la revue Études françaises et à ses lauréats qui ont répondu de manière assez exceptionnelle à la mission que se donnait explicitement la revue d’être « un lieu où la littérature se fait » :

Une revue littéraire n’est pas d’abord un objet appartenant à la classe des livres et imprimés. C’est plutôt — comme le furent en leur temps le marché ou la place publique, la cour princière, le salon, le café, le cabaret — un lieu où la littérature se fait[2].

À l’heure où les débats sur le libre accès animent le monde de l’édition savante et touchent au premier chef les revues de recherche universitaires, cette prise de position de Georges-André Vachon, qui ouvrait le numéro paru en février 1970, illustre de manière parfaitement actuelle la question du lien entre les modes de diffusion et le rôle d’une revue littéraire. Mieux encore, elle souligne le refus d’une séparation artificielle entre recherche et création.

Le même Georges-André Vachon, qui a dirigé cette revue pendant douze ans (de 1966 à 1978), écrivait d’ailleurs dès 1968 que « l’étude critique peut avoir la cohésion, l’originalité de l’oeuvre littéraire, et [qu’]elle peut avoir la même audace », de même que « la valeur d’un poème, d’un récit, d’un dialogue, se mesure à la volonté de recherche dont il témoigne : exploration méthodique par le recours à toutes les ressources expressives du langage, d’une réalité à découvrir[3] ». La revendication du lien intime entre recherche et création, particulièrement vital pour les études littéraires, est alors une position originale, trente ans avant que les organismes subventionnaires ne mettent en place des programmes d’appui à la recherche-création.

Le prix de la revue Études françaises est l’incarnation de cette double dimension, critique et créative. La qualité de ses lauréats, depuis les tout premiers, Ahmadou Kourouma et Gaston Miron, jusqu’aux plus récents, Hélène Dorion, Normand Chaurette et Louis Hamelin, en passant par Édouard Glissant et Assia Djebar, constitue la meilleure preuve que la revue remplit parfaitement le rôle que lui fixait son fondateur, René de Chantal (directeur du premier volume paru en 1965) d’être « au centre de gravité[4] » de toutes les cultures d’expression française.

À travers l’histoire de ce prix, s’esquisse ainsi un premier mouvement de l’histoire de la revue (sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir en ouverture du dernier numéro de ce volume 50). On y retrouve la question, essentielle vue du Québec, de la relation complexe avec la France et avec la langue française, comme des liens avec les autres communautés qui partagent cette langue. Le titre même de la revue qui, au dire de son premier directeur, avait fait l’objet de débats passionnés au sein de son premier comité de rédaction (composé de Bernard Beugnot, Nicole Deschamps, Albert Le Grand et Michel Mansuy), devait refléter le fait que « la langue française […] semblait le dénominateur commun entre la littérature française et la littérature canadienne-française[5] ». L’histoire du prix, parallèle à celle de la revue, est aussi celle du rapport du Québec à la francophonie. Les documents, les articles et les textes inédits que nous publions dans ce numéro double en sont le reflet.

Un premier élément qui mérite d’être noté est que le prix n’est pas né à l’initiative des universitaires qui ont présidé aux destinées de la revue dans la deuxième moitié des années 1960, mais qu’un imprimeur, Joseph-Alexandre Thérien, est l’instigateur. Cet homme d’affaires alors prospère avait commencé sa carrière comme typographe pour Henri Bourassa au moment de la fondation du journal Le Devoir. Avec son frère Ernest, ils achètent les ateliers de l’imprimerie « Le Commerce » en mai 1927 qui deviendra au cours de l’été « Thérien et frères ». Spécialisée d’abord dans l’impression de travaux commerciaux, l’imprimerie des frères Thérien connaît un succès rapide.

S’ils effectuent des travaux d’impression littéraire dès 1927, notamment pour la Bibliothèque de l’Action française (avec Aux feux de la rampe de Marie-Claire Daveluy) ou pour le compte des éditions du Mercure de Louis Carrier (notamment en publiant en 1928 les Brièvetés d’Olivier Maurault, futur recteur de l’Université de Montréal), c’est essentiellement pendant la Deuxième Guerre mondiale que l’imprimeur Thérien se distingue, en travaillant étroitement avec les éditions de l’Arbre (publiant presque les trois quarts des livres de cette maison, notamment Au pied de la pente douce de Roger Lemelin en 1944) et avec la Société des éditions Pascal (achevant entre autres l’impression des deux volumes de l’édition originale de Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, respectivement le 4 et le 12 juin 1945).

L’imprimeur Thérien se distingue aussi très tôt par ses liens avec l’Université de Montréal (il imprime notamment la refonte du règlement en 1930) qui le conduisent à jouer un rôle de précurseur dans l’édition savante canadienne-française. En fondant les éditions Lumen, J.-Alexandre Thérien publie dans la collection « Humanitas » des travaux liés à la Faculté des lettres, notamment une anthologie des Chansons de geste par le doyen Sideleau, un recueil de Poésie latine réuni par le grand philologue Alfred Ernoult ou, plus étonnant, Hygie contre Vénus : guerre à la Syphilis par le Dr Adrien Plouffe, tous trois en 1945.

Avec les éditions Chantecler, qui prennent le relais de Lumen en 1948, Thérien continue de publier des ouvrages d’érudition et d’entretenir des liens avec des professeurs de l’Université, le chanoine Sideleau, doyen de la Faculté des lettres de 1944 à 1961, mais aussi Édouard Montpetit, fondateur de la Faculté des sciences sociales, dont il publie trois volumes de Souvenirs entre 1944 et 1955, ou encore le mycologue René Pomerleau, professeur à l’Université Laval et au Jardin botanique de Montréal. Avec la fondation des Presses de l’Université de Montréal, en décembre 1962, Thérien s’impose d’emblée comme l’imprimeur principal de cette institution.

À la même époque, le recteur, Mgr Iréné Lussier, et le directeur du Bureau des relations extérieures, Me André Bachand, participent, sous l’impulsion du journaliste du Devoir Jean-Marc Léger, à la création de l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF), devenue depuis l’Agence universitaire de la Francophonie et dont le siège se trouve toujours à l’Université de Montréal. Le 14 février 1966, Thérien écrit à André Bachand pour le féliciter de cette initiative, se disant « convaincu que notre Université doit être un phare de culture française en Amérique ». Le rôle de philanthrope joué par J.-Alexandre Thérien auprès de l’Université de Montréal dès les années 1960, qu’on pourrait rapprocher des initiatives d’un autre donateur, J.-Alexandre DeSève, propriétaire du théâtre Saint-Denis, distributeur de films et fondateur de Télé-Métropole (aujourd’hui TVA), qui a notamment permis la tenue et la publication de conférences sur la culture et la littérature canadiennes-françaises[6], devrait contribuer à mettre à mal le lieu commun qui veut que les Québécois francophones soient longtemps restés étrangers à toute tradition philanthropique. En fait, dès la fin des années 1950, on voit apparaître des initiatives de quelques hommes d’affaires canadiens-français qui ont clairement pour but de permettre le développement et l’affirmation culturelle et scientifique des francophones du Canada.

C’est ainsi avec la volonté affichée de favoriser le rayonnement de la culture française en Amérique que J.-Alexandre Thérien propose au Directeur des relations extérieures de l’Université de créer un prix qui « cadre bien […] avec la dimension internationale de l’UdeM et du rôle qu’elle joue et peut jouer dans le monde francophone[7] ». Le mécène introduit cependant une restriction importante et la formulation qu’il retient dans sa lettre révèle, par sa maladresse, la relation problématique à la langue française et à ses variétés alors nouvellement reconnues :

J’ajoute cependant une stipulation particulière : cette oeuvre devrait être écrite en langue française mais par un auteur qui n’est pas un français d’Europe. Je pense par exemple aux auteurs originaires du Canada, de Belgique, de Suisse, du Liban, d’Afrique, de Madagascar, d’Haïti, de la Martinique, de l’Extrême-Orient, etc., et même de Pologne. Ce serait donner un « tour original » à ce prix et reconnaître que la culture française appartient à des millions d’individus qui habitent hors de France[8].

L’équation établie entre « Français d’Europe » et « Français de France » révèle ce qu’elle a de problématique dès que l’énumération engage la Belgique et la Suisse aux côtés du Canada pour entamer la liste de ces autres héritiers de la culture française, eux-mêmes à l’origine d’une autre culture.

L’importance accordée à la dimension extra-française de ce prix trouve un écho concret dans les modalités que détermine le directeur de la revue, Georges-André Vachon, conformément à l’entente conclue en mai 1966 avec J.-Alexandre Thérien. Quand Le Devoir en fait la publicité, le 28 janvier 1967, le règlement précise que, « condition très importante, l’auteur doit avoir vécu au moins la moitié de sa vie hors de France ».

L’ambivalence du rapport à la France, entre proximité recherchée et écart revendiqué, se redit encore dans le discours prononcé par le même Georges-André Vachon lors de la remise du prix aux Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma[9] qui se fait non pas à Montréal, mais… à Paris[10] ! Il n’y évoque d’ailleurs que ce seul élément du règlement (« les candidats doivent avoir passé au moins la moitié de leur vie hors de France ») en insistant par la suite sur le signe des temps que représente ce « premier prix international décerné par un jury canadien-français », témoignage de la « société différenciée » que forme le Québec, façonnée « par des usages sociaux et linguistiques originaux[11] ». Surtout, il y développe le concept de « francité » en le fondant sur la notion d’écart avec la norme culturelle représentée par Paris. Pour lui, les écrivains de langue française qui écrivent hors de France sont confrontés à « un problème de culture », problème qu’il pense en relation au « conflit de deux cultures », mais dont il souligne aussi le potentiel créateur.

Georges-André Vachon consacre une notice de deux pages à « La “Francité” » dans le numéro 2 du volume 4 d’Études françaises paru le 30 avril 1968. Il y reprend de larges extraits du discours prononcé à Paris en février et y définit la notion par une formule qui exprime clairement la relation en termes de soustraction à la métropole culturelle : « “francité”, au sens où nous l’employons, désigne la francophonie moins la France[12] ». On le voit : malgré la volonté du fondateur de la revue, Montréal et le prix de la revue Études françaises ne sont pas le « centre de gravité » de toutes les cultures d’expression française ; la France reste centrale et la « francité » définit ce que Vachon appelle en conclusion « les régions périphériques du domaine français[13] ».

Or cette place en marge du centre français ne s’exprime pas alors essentiellement en termes positifs (de vigueur, d’originalité, de liberté). Dans l’appel à candidatures pour la deuxième édition du prix, qui devait être remis à l’automne 1968, le texte insiste plutôt sur l’écart, l’étrangeté et l’isolement culturel qui viennent avec cette différence :

Au point de départ de la vocation d’écrivain, il y a toujours la certitude d’appartenir à une minorité d’un seul et l’isolement culturel peut agir à la manière d’un ferment créateur, s’il met la conscience en face de sa solitude essentielle[14].

Le sentiment de la différence n’est pas positif en soi : il le devient par la force de la création.

Si le prix n’est pas remis cette année-là, faute de manuscrits jugés dignes de le recevoir, l’attribution du prix à Gaston Miron en 1970 fait date[15]. Le jury, composé du directeur de la revue, de la directrice des Presses de l’Université de Montréal de l’époque, Danielle Ros, de Jacques Brault, de Paul-Marie Lapointe et de Naïm Kattan, choisit de ne pas se limiter aux manuscrits reçus et de demander plutôt à un poète qu’ils connaissent et qu’ils estiment déjà, mais dont l’oeuvre a été publiée de manière éparse, de réunir ses textes pour en faire un livre. Afin de donner une certaine ampleur (d’abord quantitative) au volume, la directrice des Presses et le directeur de la revue proposent d’ajouter les textes en prose six semaines seulement avant la publication de l’ouvrage[16]. Dans un entretien inédit que nous publions dans ce volume, Jacques Brault revient sur les circonstances qui ont entouré la publication de L’homme rapaillé, de la conférence qu’il donnait dès 1966, « Miron le magnifique », qui a contribué à faire connaître le poète, à la Crise d’octobre qui touche très directement Miron quelques mois à peine après l’attribution du prix.

Dans cet entretien, Jacques Brault évoque aussi la figure de Juan Garcia, troisième lauréat du prix[17], émigré à Montréal en 1957 après la révolution marocaine, et celle de Michel Beaulieu[18], autre poète important qui a aussi joué un rôle éditorial de premier plan, notamment à travers les éditions de l’Estérel, cofondées avec Gaston Miron en 1965, où, après avoir publié, notamment, Juan Garcia, seront publiés aussi bien Nicole Brossard que Victor-Lévy Beaulieu. Grâce à l’intervention de Frédéric Rondeau et de Paul Bélanger, et avec l’aimable autorisation de Daniel Beaulieu, nous publions dans ce numéro des poèmes inédits ou, peut-être plus justement, des « poèmes en réserve », dans l’esprit de Kaléidoscope[19] et de Trivialités[20], que Michel Beaulieu aurait peut-être conservés en vue de les travailler ultérieurement. Avec Fernand Ouellette, le prix de la revue Études françaises vient couronner un autre poète de L’Hexagone, mais cette fois pour une forme nouvelle, proche du récit autobiographique. Avec Journal dénoué[21], le prix reconnaît une oeuvre qui, selon l’annonce qu’en fait la revue à la fin de son volume 10 en 1974, est « peut-être le premier ouvrage où est dite l’évolution affective, intellectuelle et spirituelle d’un écrivain du Québec[22] ».

Le prix connaît une nouvelle interruption en 1975 avant d’être attribué pour la première (et l’unique) fois en 1976 à un roman, le premier publié d’un jeune travailleur social de 31 ans, Jean-Yves Soucy. Un dieu chasseur est en réalité son quatrième roman (les trois premiers sont restés inédits) et revendique clairement une certaine américanité ainsi qu’un rapport au territoire qui passe, notamment, par une interrogation des relations avec « l’Indien[23] ». En cette année, qui voit l’élection du premier gouvernement du Parti québécois, la marginalité ne se pense plus seulement en relation avec la France, mais de plus en plus nettement dans le rapport que ceux qui se disent désormais « québécois » (et non plus canadiens-français) entretiennent avec leur Amérique.

À cette époque, la revue vient d’abandonner (précisément depuis le volume 10 paru en 1974) son sous-titre de « Revue des lettres françaises et canadiennes-françaises », dans un numéro d’ailleurs opportunément consacré à la relation entre langue parlée et langue écrite, s’attachant pour une large part à la question de la langue du Québec et, notamment, à l’usage politique du joual[24]. Avec ce sixième lauréat, le prix a dépassé la durée de l’offre initiale faite par J.-Alexandre Thérien qui valait « pour une période suffisamment longue pour que le prix soit attribué au moins cinq fois ». L’attribution du prix entre alors dans une éclipse de près de quinze ans (notamment pour des raisons d’argent) avec un seul lauréat pour toute la période : l’écrivain centrafricain Makombo Bamboté pour le recueil Nouvelles de Bangui[25].

On le voit, la question du rapport à la francité et à la francophonie marque toute l’histoire du prix de la revue. Sa renaissance en 1995, sous l’impulsion de Lise Gauvin, se fera d’ailleurs explicitement dans cette perspective. La nouvelle directrice de la revue, qui succède alors à Ginette Michaud, relance le prix sous le nom de « prix de la revue Études françaises et de la francophonie » grâce à la contribution cette fois non pas d’un mécène montréalais, mais plutôt de l’Agence de coopération culturelle et technique devenue depuis l’Organisation internationale de la Francophonie. Il s’agira désormais de couronner « un essai inédit d’environ cent cinquante pages écrit par un auteur francophone[26] ». Insensiblement, sans plus d’explication, la francité a été abandonnée pour embrasser la notion de francophonie. L’exclusion de la France devient implicite, mais l’attribution du prix continue à la répercuter. Parallèlement, dans cette nouvelle mouture du prix, le Québec se trouve en quelque sorte non pas en marge, mais à côté de la francophonie.

Le prix doit en effet être offert en alternance à un écrivain de langue française hors Québec — et, ce qui reste alors sous-entendu, hors de France — et à un écrivain québécois. L’essai retenu du premier lauréat, Introduction à une poétique du divers d’Édouard Glissant, aborde d’ailleurs explicitement la dynamique complexe qui s’engage entre altérité et identité pour les écrivains de langue française qui écrivent hors de France. La question de la langue continue de se poser, mais dans une remise en cause des notions de centre et de périphérie. À la différence du discours qui prévalait au moment où Georges-André Vachon présentait le premier lauréat, il n’est plus question du « problème de culture » que les écrivains francophones doivent surmonter pour faire leur oeuvre, mais plutôt de la valeur ajoutée d’une créolisation dont l’appréciation est renversée pour devenir une force de création plutôt qu’un facteur d’abâtardissement, voire de disparition[27].

La dimension francophone du prix est toujours à l’avant-plan quand Assia Djebar le reçoit pour Ces voix qui m’assiègent, justement sous-titré en marge de ma francophonie[28]. À travers des formes diverses (poésie, récit, analyse), l’auteure d’origine algérienne interroge le « tangage des langages », pris entre la langue archaïque, « lybique », la langue du Prophète et celle des anciens maîtres. Pour un auteur hors Québec, la question de la marge et du centre continue de se poser. Elle se pose d’ailleurs toujours par rapport à Paris, mais aussi par rapport à ce Québec qui a affirmé un autre rapport à la langue française, forcément distinct du reste de la francophonie, puisqu’il pense tout autrement le problème de la colonisation linguistique, voire de la diglossie.

De manière significative, l’interrogation sur la langue française est beaucoup moins centrale dans les deux ouvrages québécois primés en alternance avec Édouard Glissant et Assia Djebar. Suzanne Jacob, avec La bulle d’encre, et André Major, avec Le sourire d’Anton ou l’adieu au roman, s’engagent dans une forme encore assez rare dans la littérature québécoise, celle d’un art du roman esquissé par un romancier. En fait, plus que des essais sur l’art du roman, il s’agit dans l’un et l’autre cas d’interroger le lien entre la fiction et la vie. Si, pour la première, « être est une activité de fiction[29] », pour le second, « notre seul métier, notre devoir même, est d’abord de vivre[30] ». Avec ces ouvrages, la question de la « francité » et même celle de la francophonie ne se donnent plus comme critère essentiel pour apprécier l’oeuvre retenue. La question de l’écriture se pense en lien avec le monde, avec une ontologie qui ne se structure plus en termes de marginalité linguistique ou culturelle.

Le jury renoncera d’ailleurs en 2003 à la règle de l’alternance entre écrivain francophone et écrivain québécois. Depuis lors, seuls des Québécois ont reçu le prix (Pierre Vadeboncoeur en 2003, Laurent Mailhot en 2005, Georges Leroux en 2007, Hélène Dorion en 2009, Normand Chaurette en 2011, et, en cette année de célébrations, Louis Hamelin pour un essai dont la parution a été coordonnée avec la sortie de ce volume jubilaire)[31]. Pour avoir eu l’honneur de présider le jury qui a accordé les trois derniers prix, je peux témoigner (sans pour autant trahir le secret des délibérations) que la question de l’origine des candidats ne se pose qu’incidemment. Des noms d’auteurs « francophones » ont été envisagés et même des noms d’auteurs français « de France », ce qui traduit à mes yeux une transformation importante dans notre rapport à la langue et à la culture françaises. Cinquante ans plus tard, le prix de la revue Études françaises n’est plus un moyen d’affirmer « une société différenciée » en marge et à l’écart « du peuple de France », il est désormais une reconnaissance par des lecteurs « qui n’ont pas besoin de parler français mais qui ont besoin du français pour parler », pour reprendre la formule d’André Belleau[32], de la contribution d’un auteur à la réflexion sur la littérature et sur l’écriture de langue française. La langue n’est plus « un problème » pensé à l’aune d’une « norme culturelle », mais bien une matière sur laquelle des praticiens sont invités à se pencher, dans un processus qui se trouve à mi-chemin entre recherche et création.

Ce lien intime entre réflexion érudite et création littéraire est sans doute ce qui s’est le mieux maintenu dans l’histoire du prix et qui est directement lié à la mission originale de la revue d’être un lieu où la littérature se fait. L’originalité du prix de la revue Études françaises vient de ce qu’il permet à des oeuvres d’advenir. Comme en son temps la revue a permis à L’homme rapaillé de se constituer, les prix les plus récents ont donné à lire des auteurs dans des zones qu’ils n’auraient peut-être pas explorées sans la « commande » que leur a passée le jury. L’essayiste Pierre Vadeboncoeur, connu d’abord pour ses ouvrages à caractère social et politique, se révèle un fin lecteur de Rimbaud[33], alors même que Laurent Mailhot, reconnu, lui, comme historien de la littérature, se dévoile un essayiste sensible aux rythmes de la langue et aux formes de la prose[34]. De même, le philosophe Georges Leroux a délaissé Plotin et les néoplatoniciens pour une étude qui, à travers la figure de Glenn Gould, pose la question du regard émerveillé que l’artiste peut porter sur la vie[35]. Le prix de la revue a invité Hélène Dorion à explorer autrement ce qu’elle avait travaillé en poésie ; il a ainsi pu donner naissance non seulement à une oeuvre importante, méditation sur la rupture et la perte[36], mais à un deuxième livre qui en est en quelque sorte le prolongement et dont nous publions ici quelques extraits[37]. De même, l’homme de théâtre Normand Chaurette est revenu, à la suggestion du jury, sur un quart de siècle de cohabitation avec et contre Shakespeare[38]. Cet ouvrage polymorphe, où l’essai, le récit et le témoignage s’entremêlaient, a d’ailleurs valu à son auteur, après sa parution grâce au prix de la revue Études françaises, le prix Spirale-Eva Le Grand et le prix du Gouverneur général du Canada.

Cette année, le jury a souhaité lire ce que le romancier Louis Hamelin, auteur entre autres d’un important roman autour de la Crise d’octobre[39], avait à dire sur les rapports entre histoire et fiction. Avec son essai Fabrications[40], il a comblé les attentes du jury en offrant une réflexion riche et variée sur la valeur heuristique du roman face à l’histoire, abordant aussi bien la Crise d’octobre que l’histoire des Brigades rouges ou l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, avec une profondeur de champ qui le met en dialogue tant avec Tolstoï qu’avec Norman Mailer. Avec ce dix-septième prix de la revue Études françaises, l’histoire et la littérature du Québec pensent leur spécificité non pas en périphérie de la littérature française, mais en lien direct avec la littérature et l’histoire universelles.

En proposant un entretien inédit avec Jacques Brault, une analyse de Florence Davaille sur la genèse des Soleils des indépendances, des poèmes de Michel Beaulieu et de Fernand Ouellette, un retour sur l’oeuvre ou le sujet qui leur avait valu le prix pour Suzanne Jacob, Georges Leroux et, indirectement, Pierre Vadeboncoeur (à travers la correspondance publiée ici avec l’autorisation de Marie Vadeboncoeur et la collaboration de Jonathan Livernois), ou dans la continuité du texte couronné pour André Major et Hélène Dorion, ce numéro double offre un témoignage éloquent de ce qui a pu naître grâce au prix de la revue Études françaises et qui continue de résonner aujourd’hui, au moment où paraît son cinquantième volume. Quant au texte de Louis Hamelin, dernier lauréat en date, il pose un regard amusé et inquiet sur les liens entre technologie numérique et commerce. La fin de son texte, qui reprend les paroles d’une vieille chanson française où il est question d’amour et de souvenir, offre ainsi le point d’orgue idéal pour ce numéro qui, à sa façon, pose aussi quelques pierres pour la mémoire et contre l’oubli.

Lancement de la revue Études françaises. René de Chantal, directeur du Département d’études françaises (à gauche), et Lucien Piché, vice-recteur et directeur des PUM (à droite). Montréal, 26 janvier 1965.

Division de la gestion de documents et des archives, Université de Montréal. Fonds Bureau de l’information (d37). d00371fp03435

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Prix de la revue Études françaises. Georges-André Vachon et Ahmadou Kourouma. Actualités Mondial Photo, Paris, 22 février 1968.

Division de la gestion de documents et des archives, Université de Montréal. Fonds Bureau de l’information (d37). d00371fp04697

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Prix de la revue Études françaises. De gauche à droite : le délégué général adjoint de la maison du Québec à Paris, Georges-André Vachon et Ahmadou Kourouma. Actualités Mondial Photo, Paris, 22 février 1968.

Division de la gestion de documents et des archives, Université de Montréal. Fonds Bureau de l’information (d37). d00371fp04691

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Dépliant pour le prix de la revue Études françaises.

Division de la gestion de documents et des archives, Université de Montréal. Fonds Bureau de l’information (d37). d5,6

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Livres rares et collections spécialisées, Bibliothèque de l’Université McGill

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Bibliothèque des livres rares et collections spéciales, Université de Montréal

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