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Portées comme les diaristes à de cycliques retours sur elles-mêmes, mais en vertu d’une autre scansion temporelle, celle de leur périodicité lente, décalée de l’actualité fabriquée par les autres médias, les revues se penchent régulièrement sur leur passé. Des plus révolutionnaires aux plus académiques, le battement des années et des numéros les conduit à interroger du même souffle l’histoire récente, contemporaine, celle de la discipline, du champ de pratiques, de la sphère culturelle, voire du monde tout court, et leurs propres projets et réalisations. Ainsi Liberté, plus fervente que d’autres, a-t-elle célébré par des articles, numéros ou anthologie ses cinquième, dixième, quinzième, vingtième, quarantième et cinquantième anniversaires, sans négliger pour autant ses 100e, 150e et 200e numéros. Plus réservée, à cet égard, peut-être parce que la liaison entre l’histoire interne d’une revue universitaire et les autres temporalités se laisse plus difficilement saisir, Études françaises poursuit néanmoins avec le présent numéro, une courte série d’autocommentaires, après ceux des quinzième et trentième anniversaires[1].

L’ampleur du corpus est désormais vertigineuse : 144 livraisons, rassemblant plus de 780 collaborateurs différents et plus de 1 400 articles. Pour éclairer cette masse textuelle, l’approche la plus sensible, la plus rassurante, est sans doute celle adoptée dans les auto-analyses précédentes, consistant à distinguer les principales « phases » de la revue, en esquissant en surplus quelques indications sur les orientations majeures. Toutefois, recommencer cette opération serait quelque peu redondant, étant donné que les principaux changements dans la structure des numéros comme dans le type de textes publiés ont eu lieu dans les premières années ; depuis le dernier bilan, en 1994, dans le cadre du numéro d’hommages à Georges-André Vachon, la revue s’est révélée d’une très grande stabilité sur le plan éditorial. Je résumerai donc ces principales étapes, pour mieux analyser par la suite le projet fondateur, l’idée même d’une revue littéraire savante, liée comme on le verra à une refondation « disciplinaire » de l’université, et me pencher dans un troisième temps sur les caractéristiques principales de la revue, par rapport aux autres revues d’études littéraires publiées au Québec, de plus en plus nombreuses au fil des ans.

Laurent Mailhot et Bernard Beugnot s’entendent, dans leurs articles sur les premières années de la revue, pour reconduire et peaufiner le discours de la revue sur elle-même, et distinguent ainsi, à la suite des remarques de Georges-André Vachon[2], trois principales phases : la première, couvrant les cinq premiers volumes (1965-1969), serait celle des études libres et des comptes rendus, suivie d’un « aménagement en 1970 : on ajoute un texte de création et on remplace les comptes rendus par des chroniques de la production québécoise[3] », puis, en 1974, survient un « changement plus radical » : « la revue [est] dorénavant thématique[4] ». Il n’y aurait plus, dès lors, qu’une légère modification, en 1981, quand la revue revient à sa périodicité trimestrielle, en s’ouvrant, parfois, à des études libres ou chroniques qui ne cadrent pas avec les thèmes des numéros.

En fait, les douze premières années correspondent à une recherche continuelle de la formule éditoriale idéale ; alors même que l’équipe de direction connaît peu de mouvement[5], la structure des numéros et le type de textes publiés connaissent des variations fréquentes d’un volume à l’autre. Les deux premiers numéros, en 1965, rassemblent des études sur des sujets divers, en première partie, puis une section de chroniques, respectivement consacrées aux publications littéraires françaises et canadiennes-françaises, suivies par une « Bibliographie des lettres canadiennes-françaises », établie par Réginald Hamel. Puis, dès le troisième numéro, une nouvelle rubrique fait son apparition, celle des « Notes de lecture », consacrée à des comptes rendus d’ouvrages savants[6]. Cette formule quadripartite (Études, Chroniques, Notes de lecture, Bibliographie) ne dure que deux numéros, les chroniques disparaissant après le numéro d’hiver 1966 (vol. 2, no 1). L’intérêt de la revue pour les instruments de travail, concrétisé par la publication des bibliographies de Hamel, suscite alors le tout premier numéro thématique, entièrement bibliographique[7]. Nouveaux changements au numéro suivant, avec l’apparition de la rubrique « Notes et documents[8] », insérée entre les études et les comptes rendus, dont ils ne se distinguent guère dans cette première livraison[9]. Les « Notes et documents », dans leur diversité même, furent cependant le principal lieu d’expérimentation dans la période allant de 1966 à 1973[10].

Passant à quatre livraisons par année, en 1967, la revue consacrera ses numéros d’été à des numéros thématiques portant sur la littérature québécoise, numéros ayant eux-mêmes des formules variées, combinant dans des proportions diverses des republications anthologiques, des documents d’archives, des études savantes et même des textes de création contemporains[11]. La section des comptes rendus, qui s’était exclusivement concentrée sur les ouvrages savants, revient à la préoccupation pour les parutions récentes (mais seulement en littérature québécoise) dès 1967 (vol. 3, no 4), puis fait primer cet intérêt, en revenant à compter de 1970 à la formule des chroniques, divisées selon de larges distinctions génériques (poésie, roman, essai, critique et cinéma). Il n’y aura plus, dès lors, de comptes rendus des publications universitaires dans la revue. On ne trouvera plus du tout de comptes rendus, en fait, après 1975, quand l’idée des numéros couvrant « l’année littéraire québécoise », par le rassemblement des chroniques, fut abandonnée après deux essais. C’est alors, et alors seulement, qu’Études françaises trouve sa formule, celle de numéros thématiques rassemblant exclusivement des études savantes[12]. Elle sera quelque peu assouplie, lors de la direction de Robert Melançon, qui propose « une nouvelle politique d’ouverture[13] » avec des numéros et des sections d’études libres[14], mais, comme l’indique Melançon lui-même, ce changement n’est pas conçu comme une rupture, bien plutôt comme un renouvellement, dans la « fidélité d’Études française à sa vocation initiale[15] ». Il importait de détailler cette lente mise au point de cette formule, dans les premières années, pour annoncer l’examen qui suit. Études françaises devait en quelque sorte inventer, en la faisant, ce que pouvait être une revue québécoise d’études littéraires, puis la réinventer, au fur et à mesure que des revues concurrentes proposaient d’autres discours, d’autres pratiques.

Les études littéraires : discipline, discours, structure

Ceci nous ramène d’ailleurs aux observations initiales sur l’étude des revues, et l’autocommentaire généré par les revues elles-mêmes. Outre qu’ils prêchent le plus souvent pour leur propre paroisse, ces portraits ont aussi le défaut de s’en tenir à des considérations de structure « interne », demeurant ainsi tout à la fois à distance des textes, de leurs formes d’écriture, des discours qu’ils reconduisent ou retravaillent, des « politiques de la littérature[16] » qu’ils explosent et recomposent, et incurieux des dynamiques et structures extérieures à la revue. À cet égard, les travaux de Nicole Fortin, Frances Fortier et Robert Dion[17] s’avèrent particulièrement judicieux, car ils portent attention aux procédés énonciatifs des textes aussi bien qu’aux bifurcations majeures dans les discours littéraires et savants. Ils ne se concentrent guère, cependant, sur les traits spécifiques de telle ou telle revue, privilégiant des examens transversaux ou alors, comme c’est le cas pour Andrée et Nicole Fortin, ils se concentrent sur les notes éditoriales présentant les numéros[18].

L’examen opéré par ces travaux sur la critique et les revues universitaires, saisies comme éléments de formations discursives subsumant les singularités des auteurs et des revues, soulève une question cruciale : ces présumées singularités comptent-elles vraiment, dans le cas des articles « savants » ? Qui parle, dans des énoncés tels que « S’il est en notre temps un poète aimé des dieux, c’est bien Saint-John Perse », « si jamais une analyse, du fantastique par exemple, devient possible, c’est que l’on aura su l’effectuer à l’intérieur du triangle isocèle que constitue le conte écrit, soit dans la relation NARRATEUR-histoire-LECTEUR », ou encore, « le rôle du professeur de littérature moderne, ou du moderne professeur de littérature, est toujours un peu de corrompre la jeunesse ? », et enfin, « la plurivocité des figures paradigmatiques trouve dans La Cousine Bette une illustration frappante[19] » ? N’y entend-on pas d’autres voix que celle du signataire, d’autres tons que celui d’Études françaises, voix de la critique humaniste traditionnelle, de la critique fondée sur la théorie ou du maître méphistophélique, qu’on entend dans d’autres textes, d’autres revues ? Par-delà ces exemples, révélateurs de tendances critiques distinctes, un lecteur sautant de ces revues aux mémoires et thèses, voire aux plans de cours et annuaires, y verrait sans doute dominer la voix de l’université, bien plus que les torsions ou tours d’écriture portant une signature. Coincée entre le respect des codes et l’invention critique, l’écriture d’articles destinés à des revues savantes, fussent-elles littéraires, penche sans doute plus souvent vers la reproduction. Et pourtant, quiconque a parcouru un peu régulièrement, même négligemment, d’anciens numéros d’Études françaises, d’Études littéraires et de Voix et images, ou encore ceux de Poétique, de La Revue des sciences humaines ou de La Revue d’histoire littéraire de la France, aura pu être sensible à des modulations distinctes du discours universitaire sur la littérature.

Plus encore que le livre, qui en est pourtant l’objet fétiche, la revue a été le vecteur par excellence dans l’invention des discours critiques sur la littérature et, plus largement, dans la constitution de savoir-faire disciplinaires. Les études réunies dans la section « Du côté des sciences » du collectif La Belle Époque des revues[20] en ont fait la démonstration pour les « sciences pures », l’économie, le droit, l’urbanisme et les sciences humaines, détaillant grâce à de nombreux exemples comment « dans ce long processus d’organisation des disciplines scientifiques […] les revues prendront une part centrale[21] ». Dans le cas du Québec, le décollage de l’édition savante, signe d’un « relatif […] recentrement du milieu universitaire sur lui-même[22] », correspondrait plutôt à l’époque de l’après-guerre, époque où « les revues universitaires prolifèrent[23] ». Apparaissent alors Laval théologique et philosophique (1945), Les Archives du folklore (1946), Relations industrielles (1950), Service social (1951), les Cahiers de géographie du Québec (1956) et Recherches sociographiques (1960) à l’Université Laval, pendant qu’à l’Université de Montréal sont fondés la Revue d’histoire de l’Amérique française (1947), les Cahiers de l’équipe de recherches sociales (1949), les Contributions à l’étude des sciences de l’homme (1952), Dialogues (1962), revue du département de philosophie (codirigée par l’Université d’Ottawa) et la Revue de géographie de Montréal (1964).

Les professeurs de littérature n’investissent cette scène qu’à compter de 1965, avec Études françaises, bientôt rejointe par les revues concurrentes de l’Université Laval, Études littéraires, en 1968, et de l’UQÀM, Voix et images, qui connut plusieurs naissances successives[24]. Les littéraires étaient-ils plus attachés que leurs collègues d’autres disciplines aux revues universitaires généralistes, plus portés vers des revues « culturelles » ou « littéraires », sans lien consubstantiel avec l’université, voire avec d’autres modes du discours savant ou intellectuel comme la conférence ? Le décalage chronologique entre un premier mouvement, caractérisant les sciences humaines et sociales, et un second, touchant les études littéraires, signale à nouveau que la construction des études littéraires comme forme spécifique de savoir et comme discours sur la nature distincte de ce savoir, a une autre historicité, met en cause d’autres éléments que pour l’histoire, la géographie et les sciences sociales, que ces dernières soient considérées individuellement ou en bloc. Nonobstant ces différences, le mouvement de prolifération de revues disciplinaires est transdisciplinaire et participe d’une série de transformations majeures du monde universitaire québécois, transformations qui ne peuvent être simplement associées, par anticipation ou causalité, aux changements culturels et politiques commodément rassemblés sous l’étiquette de « Révolution tranquille ».

Laissant de côté les interactions complexes entre l’université, les structures socio-politiques et le discours social, aussi bien que celles entre les études littéraires et la sphère littéraire contemporaine, fort importantes dans l’émergence d’une critique savante sur la littérature québécoise[25], qui demanderaient des études spécifiques, je me concentrerai sur les processus entraînant des changements transdisciplinaires, changements à la fois discursifs et structurels. Ceux propres aux discours manifestent en premier lieu, par la multiplication des revues savantes et leur progressive spécification disciplinaire, une coupure de plus en plus grande entre le discours savant et les autres sphères discursives, coupure à l’oeuvre dans les processus d’édition et de diffusion, comme dans les conceptions du travail intellectuel. Alors que Le Canada français (1918-1946), revue de l’Université Laval[26], cherchait à conserver un caractère généraliste, plus proche de la Revue des Deux mondes que de la Revue d’histoire littéraire de la France, désormais, les revues universitaires sont écrites par des « spécialistes », appuyées sur un savoir spécifique, un langage ésotérique (au sens large d’inaccessible aux non-initiés), et adressées à d’autres spécialistes. Ces revues transforment aussi la conception du professeur d’université et associent, dans leurs titres ou dans leurs textes, les notions de recherche, de méthode, de science.

Ces transformations conceptuelles et discursives contraignent les littéraires à se confronter à l’idée de recherche, à repenser leurs pratiques et conceptions à sa lumière, comme le fait Georges-André Vachon à plus d’une reprise. Il le fait d’abord, à titre de directeur d’Études françaises, dans une note éditoriale courte mais hautement révélatrice, où il avance que textes de création et études critiques partagent une même nature, une même « volonté de recherche » par « l’exploration méthodique [des] ressources expressives du langage[27] ». Par cette brillante reformulation, Vachon esquisse d’un même souffle un ton et un programme qui seront ceux d’Études françaises bien au-delà de son mandat. En justifiant ainsi la publication de poèmes et de récits dans une revue savante, il confère à la littérature un esprit critique légitimant sa présence au sein de l’université (alors que les cours de création et, a fortiori, des postes de professeurs-écrivains étaient inimaginables dans l’université française à cette époque). Cette même année, 1968, qui correspond pour Dion et Fortin à la « date charnière », à « l’année repère » marquant l’émergence de la « “nouvelle critique” québécoise[28] », Vachon participe avec 39 collègues de plus de 19 universités à un colloque sur les études littéraires et la recherche, organisé par la première structure littéraire « canadienne-française » ouvertement consacrée à la recherche, le Centre de recherches en littérature canadienne-française d’Ottawa[29]. L’examen des discours tenus par les participants permettrait de départager les reprises ou réaménagements de l’humanisme traditionnel, des préoccupations militantes, « engagées », comme des positions technicistes ou scientistes[30]. Toutefois, le signe capital me paraît celui de la collective légitimation de l’idée de recherche par les principaux professeurs de littérature québécoise[31] et de la possibilité de transformer la littérature québécoise en objet de savoir (alors même que les écrivains les plus étudiés sont, pour la plupart, des contemporains). On peut souligner, de même, l’effet cumulé de la création de revues savantes sur les études littéraires : désormais, un professeur ne sera plus un « enseignant » ayant parfois l’honneur d’être publié (quel que soit le lieu de publication), mais un chercheur publiant régulièrement des articles dans des revues « sérieuses ». Études françaises, tendue entre son caractère universitaire et une conception fédérant création et critique, érudition et inventivité, spécialisation et humanisme, joue un rôle distinct, dans cet univers, comme je le montrerai plus bas.

Ces métamorphoses dans les langages déployés par l’université, leur dire aussi bien que leur dit, sont insérées dans un complexe écheveau d’interactions avec les transformations plus proprement institutionnelles, affectant le statut des universités, leurs structures, leurs programmes et pratiques d’enseignement, de recherche et de publication, le nombre et le type d’étudiants, etc., la dialectique entre celles-ci et celles-là menant à une refondation de l’université québécoise. Sans chercher à reconstituer dans tous ses détails l’évolution des études littéraires à l’Université de Montréal, un aperçu de quelques-unes des mutations majeures opérées entre 1930 et 1970, dans la pré-histoire d’Études françaises, permettra d’insérer la création de cette dernière dans un processus global et de mieux comprendre pourquoi elle n’eut jamais la ferveur moderniste puis postmoderniste des autres revues d’études littéraires, souscrivant plutôt à la ré-invention de traditions, pour reprendre l’expression de Georges-André Vachon, en la déplaçant légèrement.

Commençons ce survol avec un premier « autoportrait », celui de l’Annuaire de la Faculté des lettres de 1938-1939, 19e année d’existence de ladite faculté[32]. Sous l’autorité du chanoine Émile Chartier, la Faculté des lettres regroupe essentiellement des ecclésiastiques, chacun d’eux ayant la responsabilité presque exclusive d’enseigner une matière (la division des tâches signale en effet qu’il s’agit de matières plus que de disciplines). Pas de programmes, pas de départements : des cours d’histoire (de l’Acadie, de l’art et du Canada), des cours de langues modernes et de pédagogie, des cours de littérature, enfin : littérature anglaise (William Henry Atherton), canadienne et grecque (toutes deux par Émile Chartier), française (Arthur Sideleau) et latine (Oscar Maurice). La très faible spécialisation est perceptible dans la double structure combinant conférences publiques (ouvertes à tous) et cours dits « fermés », réservés aux étudiants dûment inscrits, désireux d’obtenir une licence. Le cours de littérature anglaise, par ailleurs, est subdivisé de manière nettement plus précise que ceux de littératures française ou canadienne. Le contenu de ces derniers cours étant le même, en 1938-1939 qu’en 1921-1922, on devine que l’enseignement vise à transmettre un certain « canon », conforme aux principes de l’Église catholique, plutôt que de dresser un état présent des connaissances ou de se familiariser avec des méthodes critiques.

Dix ans plus tard, l’annuaire de 1947-1948[33] porte les traces des réformes du chanoine Sideleau, lequel a remplacé Chartier au décanat de la Faculté des lettres en 1942 : les domaines littéraires sont désormais couverts par plusieurs professeurs ; la matière est répartie dans plusieurs cours (17 en tout, pour les « langue et littérature françaises », au lieu des deux cours de 1938-1939). Un premier saut a alors été effectué, accompagné d’une première forme de divisions disciplinaires, qui ne touche pour l’instant que l’histoire et la géographie, toutes deux pourvues d’instituts spécifiques (ainsi que d’une revue savante dans le cas de l’histoire).

C’est une tout autre Faculté des lettres, une tout autre université en fait, qui se donne à voir dans la version 1964-1965 de son annuaire[34]. La « départementalisation des disciplines[35] » accomplie sous la houlette de Pierre Dagenais, premier doyen laïc de la faculté, a donné naissance en 1962 au Département d’études françaises, aux côtés de ceux consacrés aux études anglaises, aux études classiques et aux études slaves, selon un modèle nord-américain, centré sur les « systèmes culturels » (comprenant langue, culture et littérature), plutôt que sur les seuls corpus littéraires. Cette division du travail engendrée par les structures universitaires a eu d’importantes conséquences pour l’orientation d’Études françaises ; en laissant de côté les spécialistes des littératures d’autres langues, cela a certes créé un regroupement (et donc une confrontation latente) des corpus français et québécois, mais a probablement infléchi le rapport aux développements ultérieurs de la recherche. Sans verser dans l’histoire contrefactuelle, on peut imaginer qu’une revue intégrant fortement des anglicistes et des comparatistes n’aurait sans doute pas eu la même trajectoire, dans les années 1980 et 1990, entre autres pour ce qui est de l’accueil réservé au postmodernisme, au postcolonialisme et aux théories queer.

Il y a cependant eu bien d’autres changements, entre 1947 et 1964 ; après avoir eu pour objet unique « l’enseignement de la littérature » de 1919 à 1962[36], la Faculté des lettres se donnait désormais « pour but de favoriser, par l’enseignement et la recherche, le développement des disciplines savantes[37] ». Enseignement et recherche : la redéfinition de l’université par le biais de cette double fonction touche, comme on l’a vu plus haut, les professeurs de littérature, qui seront dès lors tenus d’effectuer des recherches et de publier les résultats de ces recherches, de là, entre autres, la fondation des revues savantes[38]. Une telle transformation ne va bien sûr pas de soi, et ne peut être présentée comme un cadre normatif universel. Il y eut donc, tout à la fois, dissémination, appropriation et résistances, sources de multiples pratiques et prises de position. Cela transparaît dans les discours mais aussi dans la refonte générale des programmes, des grades et des cours. L’université adopte d’abord, pour quelque temps, un système mixte, licences-diplôme d’études supérieures-doctorat, avant de passer définitivement à celui qui s’est généralisé depuis, baccalauréat et maîtrise remplaçant licences et DES. Les certificats de littérature française, de littérature canadienne-française et d’esthétique littéraire se fondirent alors dans le baccalauréat d’études françaises, mais les cours restèrent les mêmes et les collaborateurs de la revue continuèrent de passer allègrement de la littérature française à la littérature québécoise[39], et d’examiner toutes deux en fonction d’un regard esthétique, préoccupé par les questions de jugement, de valeur, de beauté, de sensibilité, plus que par celles venues d’autres horizons (linguistique, psychanalyse ou sociologie, par exemple[40]). Dès 1964-1965, ces cours étaient beaucoup plus nombreux qu’en 1947-1948 (50, en tout, là où il n’y en avait que 13). Ceci permet évidemment une diversité bien supérieure, orientée dans les premiers temps dans le sens d’études monographiques, d’examens ciblés de corpus restreints. Études françaises recueille régulièrement les fruits de ces cours (et vice versa). Il y a en effet des liens étroits entre le cours d’André Brochu sur Angéline de Montbrun en 1964-1965 et son article du premier numéro de la revue, entre le cours d’Albert Le Grand sur La montagne secrète en 1964-1965 et son article sur Gabrielle Roy[41], comme entre son cours sur Les chambres de bois en 1965-1966 et son article sur Anne Hébert[42], et de même pour René de Chantal, qui donne un séminaire sur Proust en 1964-1965, publie un article sur Proust dans la revue[43], puis son livre sur la critique littéraire de Proust en 1967, ou pour Nicole Deschamps qui donne un cours sur « le roman [canadien] des débuts à 1939 » en 1964-1965 puis consacre un article aux Anciens Canadiens[44], comme elle peut aborder le bestiaire dans un cours en 1970 avant d’en faire le thème d’un numéro complet (« Le bestiaire perdu », vol. 10, no 3, 1974)[45].

Pour donner tous ces cours, l’université dut embaucher plusieurs nouveaux professeurs ; sur ce plan plus que sur tout autre, la lecture des annuaires est révélatrice d’une mutation complète et durable. Aux titulaires des années 1947-1948 et 1952-1953, sans oeuvre critique significative, ces Arthur Sideleau, Jean Houpert, Marie-Gustave Maheu, Pierre Angers et autres abbés oubliés[46], vont succéder des professeurs qui se feront un nom, et le feront entre autres grâce à Études françaises (contribuant ainsi à faire la renommée de la revue) : Bernard Beugnot, Monique Bosco, André Brochu, Jeanne Demers, Nicole Deschamps, Bernard Dupriez, Jeanne Goldin, Réginald Hamel, Albert Le Grand, Laurent Mailhot, ils sont tous là, déjà, en 1964, rejoints l’année suivante par Jacques Brault et Georges-André Vachon, puis par Lise Gauvin, Jean-Cléo Godin et Gilles Marcotte. Le département et la revue, indissociablement, ce seront eux, et ce, pour plus de trente ans[47]. D’autres collaborateurs, parfois cruciaux, se joindront à eux (Martine Léonard, Robert Melançon, Ginette Michaud et Pierre Nepveu, notamment), parfois venus d’autres départements (Pierre Gravel et Wladimir Krysinski), voire d’autres universités (Marc Angenot, André Belleau et Jean-Marcel Paquette étant parmi les premiers). Mais là où ces dernières implications furent habituellement limitées dans le temps, celle du noyau professoral initial du tout nouveau Département d’études françaises fut de longue haleine, ce qui explique partiellement la forte cohérence de la revue, par-delà les modifications dans l’équipe de direction, la force de l’« esprit » Études françaises.

La refondation du début des années 1960, qui restructure les disciplines et les programmes d’études, recompose le corps professoral et impose l’idée de recherche avec l’obligation de la publication, a ainsi des répercussions majeures sur la fondation, les objectifs, le personnel de la revue. Eut-elle été fondée quelques années plus tôt, avec des professeurs hostiles à la « nouvelle critique », ou quelques années plus tard, avec des acteurs cherchant à transformer la conjonction entre refondation universitaire et « nouvelle critique » en rupture radicale, à la lumière des impulsions avant-gardistes des revues littéraires et théoriciennes de la fin des années 1960, il n’y aurait pas eu, à Études françaises, ce filon d’humanisme moderniste ou de modernisme humaniste qui l’a caractérisée et l’a rendue plus favorable à l’herméneutique de la confiance, de la restauration du sens, qu’à celle du soupçon, pour reprendre l’opposition de Ricoeur[48].

Le professeur-écrivain et la « nouvelle critique »

Pour voir comment se manifeste à l’écrit cette herméneutique, comment elle informe la critique déployée dans les pages de la revue, et montrer le rôle spécifique joué par cette dernière dans le choeur de voix instituant peu à peu, au sein des discours sur la littérature, un espace distinct, fondé sur le « savoir[49] », bien que traversé de conflits, il me faut passer du « portrait d’Études françaises à sa naissance », portrait conjoint de la revue et du département du même nom, à l’examen des textes. Pour ce faire, je me concentrerai essentiellement sur les deux premières décennies d’Études françaises, et comparerai ce corpus avec celui d’Études littéraires. La décision de retenir cette dernière plutôt que Voix et images, Présence francophone ou Protée en guise de corpus comparatif est issue de recherches préliminaires, lesquelles m’ont conduit à conclure que ces deux revues ont régulièrement, pour ne pas dire systématiquement, opté pour des solutions opposées, parfois même polarisées, dans la sélection des objets d’étude, le rapport à la théorie et la construction d’un ethos collectif.

Cet examen me conduira à revenir aux lectures de Dion et Fortin, puis de Dion et Fortier, sur les grandes étapes du discours critique. L’émergence d’une « façon dite “scientifique” de faire la critique », à partir de 1968, s’imposant avec l’arrivée d’une nouvelle génération de critiques, est marquée, selon Dion et Fortin, par « un phénomène de désénonciation ou de délocution », effaçant les marques les plus visibles du sujet, afin de mieux fonder l’objectivité, la « scientificité » du discours : « [l]a science est au prix du sacrifice du sujet de connaissance[50] ». À cette montée en force d’une critique manifestant une « adhésion assez large aux méthodes d’analyse issues de la linguistique structurale », à la fin des années 1960 et dans les années 1970, répondrait, dans les années 1980 et 1990, une « remise en question de l’objectivité en critique littéraire et dans les sciences humaines[51] », que Dion et Fortier ont examinée en détail dans leurs articles du numéro d’Études littéraires sur la critique littéraire, où ils soulignent le retour plus fréquent à des « subjectivèmes », l’importance de formes hybrides, de la fragmentation du sujet et de la narrativité[52]. Ces études s’appuient, comme je l’ai indiqué en début d’article, sur un corpus transversal, de façon à saisir les changements historiques dans les traits dominants du discours critique. Changer d’optique, pour examiner plutôt les clivages entre Études françaises et Études littéraires, amène à voir que l’évolution de la première correspond moins nettement que celle de la seconde aux principales phases de l’histoire de la critique mises en évidence par Dion, Fortin, Fortier et al. Alors qu’Études littéraires et Protée, ainsi que, dans une certaine mesure, Voix et images, servent de catalyseurs au basculement vers des protocoles de lecture à visée scientifique, et qu’elles sont appuyées dans ce combat par des revues littéraires comme La Barre du jour[53] et Stratégie ; alors que, à l’autre bout du spectre, Liberté résiste avec une vigueur de plus en plus grande à ce changement discursif[54], Études françaises, pour sa part, refuse en quelque sorte de choisir son camp, comme on va le voir.

Un des textes les plus significatifs, à cet égard, est sans doute « Critique, création, recherche[55] », qui présente en cinq courts paragraphes la politique de la revue. Après une description succincte et neutre d’Études françaises — « [e]lle publie des études critiques, des notes de lecture et des textes de création[56] » —, qui rompt tout de même avec la description habituelle des revues savantes par l’intégration des textes de création, Vachon opère dans les paragraphes suivants une reformulation des termes placés en tête de sa note éditoriale. Il attribue en premier lieu à la création littéraire une valeur mesurée par « la volonté de recherche[57] ». Cette récupération doucement moderniste (car appuyée implicitement sur l’expérimentation, le renouvellement des formes) de la poésie ou du roman par la critique universitaire passe par une définition de la recherche comme « exploration méthodique, par le recours à toutes les ressources expressives du langage[58] ». Création et critique partagent ainsi, pour Vachon, une même nature, un même engagement, un même public[59]. Toutes deux plongent dans le langage, en tentant de concilier risque et cohésion, originalité et méthode ; toutes deux sont subjectives. Quand, comme l’écrivain sartrien, le critique assume pleinement la « liberté du lecteur », il se fait à son tour, à sa manière, écrivain : « il passe tout entier dans ce qu’il écrit. Son texte est habité par la présence d’un auteur, comme le poème ou le roman[60] ». Dans sa concision même, la décision d’opter pour des retournements rapides, basés sur des rapprochements, des glissements de sens, plutôt que de se lancer dans des explications détaillées des termes hautement polysémiques qu’il emploie, Vachon marque sa préférence, et celle de sa revue, pour la fusion de l’expression et de l’exploration, du style et de l’analyse. Il circonscrit ainsi, mais à partir d’un lieu d’abord universitaire, plutôt que littéraire, un espace faisant allègrement fi des frontières imperméables entre création et critique, littérature et discours sur la littérature.

Laurent Mailhot, dans sa première note éditoriale, insista sur cette volonté de faire d’Études françaises un « lieu où la littérature se fait[61] ». Cette revue, signale-t-il, sera certes « théorique », mais « dans et par la pratique », et surtout, elle sera « faite par des spécialistes passionnés, des professeurs écrivains[62] ». L’articulation nécessaire entre la réflexion abstraite et la pratique de la lecture, la transformation du substantif « écrivains » en qualificatif accolé aux professeurs, tout en donnant à la théorie comme aux professeurs la première place, leur confère immédiatement une coloration spécifique. « Nous ne voulons pas seulement les résultats d’une recherche, mais son expérience, son écriture. Nous voulons vivre (une partie de) cette recherche avec l’auteur[63]. » Se campant lui-même dans le rôle d’un éditeur-lecteur, qui accueille avec une exigence forte les textes destinés à la revue, Mailhot donne à la relation propre à la lecture une dimension large, irréductible aux seuls aspects cognitifs, intellectuels. Lire, écrire, c’est vivre avec. La littérature, dans sa création comme dans sa lecture, doit être une « expérience ». L’oeuvre, dans cette optique, ne saurait se réduire à un ensemble de signes dont les interrelations, les virtualités appelleraient des analyses fondées en théorie, balisées par une problématique et une méthode, sa lecture ne saurait être qu’explication, mais doit au contraire être portée, déportée, par une implication subjective du lecteur, sinon l’attente d’une « transformation radicale, touchant l’essence même de l’être[64] », comme l’écrit Ginette Michaud, dans le commentaire des vers de Paul-Marie Lapointe placés en exergue de sa contribution au numéro « Georges-André Vachon ». Les toutes premières lignes publiées dans la revue par ce dernier exigeaient déjà du critique qu’il ne soit pas que savant et qu’il le manifeste dans son écriture. Rendant compte de la thèse de Réjean Robidoux sur le rapport de Roger Martin du Gard à la religion, il formule d’entrée de jeu le compliment suivant : « Analytique et minutieuse, comme doit l’être une contribution savante, cette thèse conserve jusqu’à la dernière page l’allure toujours libre d’un exposé synthétique englobant la totalité de l’existence[65]. » On trouve dès cette première contribution des formules de conciliation (entre l’analyse et la synthèse, la rigueur et la liberté, dans ce cas) qui cherchent à maintenir l’exigence conjointe du rattachement au discours du savoir et du non-enfermement dans la seule logique de ce discours.

Études françaises aspire ainsi à faire cohabiter, dans ses pages, les figures du chercheur et de l’écrivain, voire à faire fusionner celles-ci (et celle du lecteur, principal personnage de la scénographie de la revue) dans celle du critique. Cela se concrétise, comme on a pu l’entrevoir, par la décision de publier des textes de création, de plain-pied avec les études (et non pas rangés dans la catégorie des « documents » ou des « inédits »). Cette pratique, poursuivie pendant sept ans (de 1967 à 1973) et appuyée par la création du prix de la revue Études françaises, prix de la « francité[66] », permit à la revue de publier 19 contributions de 17 écrivains différents et aux Presses de l’Université de Montréal de se transformer, subrepticement, en éditeur littéraire, par la publication des lauréats du prix[67]. Le passage aux numéros thématiques, en 1974, interrompit cette double entreprise ; les textes de création ne furent plus publiés après cette date qu’aléatoirement, le plus souvent sous la forme d’inédits dans les numéros consacrés aux auteurs. Bien que limitée dans le temps et désormais fort ancienne, une telle entreprise distingue avec force Études françaises des revues d’études littéraires publiées au Québec comme en France, à la même époque, et manifeste une proximité entre la revue et le milieu littéraire francophone[68], une volonté nette de faire de cette revue universitaire un instrument de promotion et de diffusion de la littérature contemporaine (en particulier, notons-le, de la poésie). L’aspect le plus important, cependant, réside dans le rapport à la critique, à la lecture, et à l’écriture de cette lecture, qui rend une telle proximité possible, mène à une identité partielle de la création et de la critique dans le discours de la revue.

Le « professeur écrivain » constituant le sujet critique idéal d’Études françaises[69] élabore de ce fait un discours sur la critique, la théorie, les études littéraires, mais aussi et surtout des manières de convoquer (ou non) la théorie, des manières d’écrire la critique. En fait, on pourrait même avancer que la figure du « professeur écrivain » découle d’une réflexion collective sur les métamorphoses de la critique littéraire dans les années 1950 et 1960, celles de la critique française, surtout, mais pas exclusivement. André Brochu, dans le premier numéro de la revue, place son analyse de Laure Conan sous le patronage de Georges Poulet et souligne que « la critique littéraire depuis Bachelard, Blanchot, Poulet, Rousset, Richard, Barthes et quelques autres, se veut elle aussi une recherche des dimensions profondes des oeuvres[70] », puis, dans son compte rendu de l’ouvrage de Georges-André Vachon, associe fortement ce dernier à la « nouvelle critique », Poulet et Richard en particulier, tout en le dissociant des reproches adressés à ce courant : « On fait volontiers à la nouvelle critique le reproche d’être brillante plutôt que rigoureuse et de méconnaître les méthodes éprouvées de l’histoire littéraire […]. Ces reproches, on ne pourra les adresser à M. G.-André Vachon[71]. » Dans ce même numéro, d’ailleurs, Bernard Beugnot consacre une notule à La Critique de Roger Fayolle, présenté comme « contemporain des tentatives originales de la “nouvelle critique”[72] », alors que Michel Mansuy analyse avec attention le troisième volume des Études sur le temps humain de Poulet[73].

En offrant un renversement de la primauté de l’histoire et des approches présentées comme « externes » par Wellek et Warren, et en posant l’oeuvre et son interprétation comme l’alpha et l’oméga de la critique[74], les essais de Bachelard, Barthes, Poulet, Richard et autres « nouveaux critiques » conduisent Laurent Mailhot, par exemple, à manifester son exigence à l’endroit des recherches contemporaines sur la littérature québécoise. Ainsi, tout en louangeant « l’excellente tradition[75] » des Archives des lettres canadiennes (qui n’en étaient pourtant qu’à leur troisième publication), en particulier en ce qui a trait à la documentation et à la « méthode historique rigoureuse[76] » de Wyczynski, il juge, à propos du chapitre sur Laure Conan, que « pour porter ses fruits, cette thèse historique doit être complétée par une critique thématique et structurale[77] » et estime « timide » l’« avancée du côté de la “nouvelle critique[78]” ».

Vachon et Mailhot commettent dans les numéros suivants deux textes majeurs sur la critique annonçant la perspective empruntée par Études françaises dans les années qui vont suivre. Texte mouvant, sous ses distinguos et propositions à première vue catégoriques, « Le conflit des méthodes » de Vachon[79] examine tout à la fois l’écart séparant les études littéraires « hexagonales » de celles des pays de la « francité » (moins soumises, selon lui, à l’orthodoxie de l’histoire littéraire mais happées, pour plusieurs, par la « réflexion sur l’identité nationale[80] »), la polémique opposant « nouvelle critique » et l’école lansonienne, puis les rapports entre subjectivité, création et critique[81]. Se posant en arbitre du « conflit des méthodes », Vachon écarte les accusations jugées excessives de Barthes comme de Picard, au sujet de leur adversaire respectif ; il soutient ainsi, d’une part, que les études historiques ne sont pas vouées à la seule explication, mais peuvent au contraire servir la lecture de l’oeuvre, et d’autre part que les diverses avenues nouvelles explorées par la critique ne sont pas toutes « réductrices et explicatives[82] ». Avec Poulet, Richard et Starobinski, l’interprétation transforme la lecture en « aventure de deux consciences inextricablement liées l’une à l’autre », sans que ces consciences soient restreintes à « l’ordre de la connaissance[83] ». Laissant alors de côté les débats théoriques, Vachon invite les critiques à prendre le parti des « créateurs », à devenir de vrais lecteurs, c’est-à-dire des « donneurs de sens[84] ». Alors seulement la « lecture peut aboutir à un discours sur l’oeuvre qui devient une véritable création[85] ». Tout en soulignant l’intérêt de la « littérature à propos de la littérature » que cette activité critique produit, Vachon la distingue de celle des écrivains au sens fort du terme, qui atteignent « peut-être la forme la plus aiguë de la critique[86] », et l’estime « sans risque », par rapport à la recherche historique qui, bien qu’elle procède d’une forme de « liberté », donc de création, est « essentiellement ouverte à la contestation[87] ». Enfin, Vachon s’interroge, dans ses ultimes remarques : cette critique créatrice « ne risque-t-elle pas de s’interposer entre le lecteur et l’oeuvre[88] ? » Pas de combat, de position tranchée, dans ce texte, mais une relance constante de la réflexion, et, malgré tout, une ferme volonté de se situer dans ce lieu où « les études littéraires modernes » se confrontent tout à la fois à la science et à la création, pour faire de la méthode l’aiguillon d’une liberté interprétative.

Vachon et Marcotte rejoignent Brault et Doubrovsky comme principales sources de la réflexion sur la critique placée en introduction et en conclusion du long compte rendu de Laurent Mailhot sur cinq contributions à l’étude de la littérature québécoise. « Des conférences, des articles plus substantiels ou plus généraux, deux numéros spéciaux de revue et quelques études récentes dont nous rendrons compte, montrent qu’il existe au Canada français UNE CRITIQUE QUI SE FAIT en même temps que notre littérature[89] », affirme Mailhot, en reprenant en capitales le titre de son article. Tout en prétendant ne pas chercher à se lancer dans le débat, relancé, sur la valeur de la littérature québécoise, il y affirme successivement que cette critique « est elle-même, de plus en plus, littérature[90] », et que l’appréciation des critiques implique une appréciation tout aussi positive des oeuvres elles-mêmes. Dès lors, « si les critiques existent, les oeuvres existent, et toujours davantage. Il n’y a pas de CRITIQUE QUI SE FAIT sans littérature[91] » (et vice versa, peut-on comprendre).

Pour ce faire, il s’appuie, en exergue et dans son texte, sur une formule de Brault censée s’accorder parfaitement avec l’ouvrage que Doubrovsky venait de consacrer à la nouvelle critique (Pourquoi la nouvelle critique, 1966) : « parler, écrire, pour le critique, c’est conversion à l’autre, à l’oeuvre », écrivait Brault[92]. Malgré leurs défauts, qu’il ne se fait pas faute de souligner, la multiplication d’études solides marque pour Mailhot une intensification de la critique sans égale depuis l’époque de Dantin : « cette fameuse “tradition de lecture”, tradition de subjectivité, mais finalement “seul critère objectif de la valeur littéraire[93]”, nous la continuons, nous l’intensifions, en certains cas nous l’inaugurons[94] ». Mailhot est plus réservé que Vachon à l’endroit des démarches visant à concilier histoire littéraire et nouvelle critique[95], cependant on constate aisément la proximité de vues, la conception partagée d’une forme de critique imprégnée d’humanisme en même temps que réflexive, interrogeant ses propres méthodes, son histoire, ceci dans une relation forte mais sans inféodation à la « nouvelle critique ». Cette mouvance de la critique littéraire française (bien plus qu’école) a ainsi imprégné fortement le regard sur la littérature et le rapport à l’écriture de l’équipe fondatrice d’Études françaises et, plus largement, du Département d’études françaises[96]. Or, comme on l’a vu, cette équipe demeure en place très longtemps, et son propre esprit informe à son tour les successeurs des Vachon, Mailhot, Beugnot et Deschamps à la barre et au comité de rédaction de la revue.

Ambition et modestie, théorie et critique : clivages entre Études françaises et Études littéraires, circa 1975

De la critique, fût-elle nouvelle, à la théorie, et plus encore à la théorie littéraire conçue comme combat[97], passage qui marque en quelque sorte le saut des années 1950 aux années 1970, la transition ne va pas de soi, comme l’illustrera l’opposition nette entre Études françaises et Études littéraires. Il n’y a pas eu, à Études françaises, d’attachement marqué pour une école théorique spécifique, rien qui puisse se comparer à l’attachement de Protée mais aussi d’Études littéraires pour la sémiotique (prédilection pluraliste, dominante plutôt que spécialisation, dans le second cas). Mailhot indiquait, dans « Quinze ans après », « nous ne fermons la porte à personne, ni à aucune tendance, aucune méthode[98] », Melançon le redisait, une dizaine d’années plus tard, « Études françaises […] doit continuer à s’ouvrir sans exclusive à toutes les recherches de qualité[99] », tous deux rejoignant ainsi les remarques de Vachon, qui soulignait les défauts d’une domination sans partage d’une orthodoxie universitaire (celle de l’histoire littéraire lansonienne, dans son exemple[100]).

Bernard Beugnot a poussé plus loin encore, dans son « analyse spectrale », la valorisation de cet éclectisme (ou scepticisme) théorique : « à la différence de Littérature, organe d’expression de l’Université de Paris-Vincennes, cette attache [institutionnelle] n’implique pas de choix critique ou théorique puisque le département comme groupe ne s’est jamais affilié ou simplement identifié à une école, encore moins inféodé à une chapelle[101] ». Beugnot reprenait ainsi le leitmotiv traversant l’ensemble des revues littéraires québécoises, tout au long du xxe siècle : « nous ne sommes pas une chapelle ». Il ne s’agit pas pour autant de faire de la revue un carrefour de conflits théoriques, équivalent universitaire des revues littéraires éclectiques, « recueils, qui se contentent de recevoir la copie, comme une citerne reçoit la pluie[102] » : même dans les (rares) articles ou (encore plus rares) numéros défendant une approche théorique spécifique[103], il n’y a pas d’exclusivisme, pas d’adhésion à un « tonus » révolutionnaire accompagnant l’écriture théorique.

Il n’y a pas pour autant hostilité principielle envers les entreprises théoriques. Les exemples de numéros consacrés à la théorie l’indiquent, et dès le début, on retrouve des articles présentant des perspectives spécifiques ou visant à les exemplifier[104]. Un examen comparé des références aux courants et théoriciens dominants des dernières décennies ne dévoile par ailleurs aucune allergie à la théorie, à Études françaises : là où la psychanalyse, la sociologie de la littérature ou le structuralisme comptent respectivement 126, 93 et 59 mentions, à Études françaises, elles en ont 143, 101 et 58 à Études littéraires ; là où Barthes, Blanchot, Foucault, Freud et Marx atteignent 162, 84, 72, 120 et 69 nominations, à Études françaises, ils s’inscrivent 184, 72, 68, 130 et 77 fois dans les pages d’Études littéraires. Ces données confirment au surplus la pluralité théorique de ces revues : aucune tendance ne prédomine outrageusement[105]. Une analyse plus fine de ces statistiques marque une nette envolée des préoccupations théoriques, à Études françaises, dans les années 1980 ; non seulement se met-on à se référer beaucoup plus fréquemment aux théoriciens mentionnés ci-dessus, on le fait systématiquement plus souvent, et dans une proportion semblable. Barthes passe de 25 à 47 mentions de 1970-1979 à 1980-1989, Blanchot de 6 à 20, Derrida de 9 à 30, Foucault de 7 à 25, Freud de 14 à 46 et Marx de 7 à 29[106].

C’est là, pourrait-on dire, le tournant théorique d’Études françaises, signe d’un tournant plus large, qui marque les études littéraires québécoises de façon transversale. Cette irruption des références théoriques dans la revue tient sans doute à Krysinski et Belleau, qui entrent respectivement au comité de rédaction en 1979 et 1980, et dirigent les numéros les plus abondamment farcis de références théoriques de la décennie 1980 : ceux consacrés aux sociologies de la littérature et à Bakhtine, pour Belleau (vol. 19, no 3, 1983 et vol. 20, no 1, 1984), et celui consacré aux « modes intellectuelles parisiennes[107] », pour Krysinski (vol. 20, no 2, 1984). En raffinant encore l’analyse, on découvrirait cependant que ce tournant correspond à un « examen » des approches théoriques, exploratoire et critique à la fois. La conjonction des numéros sur les sociologies de la littérature (le pluriel est significatif), Bakhtine et les effets de mode théoriques, publiés coup sur coup, manifeste avec force le tiraillement entre intérêt et réserve. On ne trouve rien de comparable, à cet égard, dans les pages d’Études littéraires, où la théorie, y compris l’écriture spécifiquement théorique, découplée d’analyses de textes, a une faveur beaucoup plus grande.

Ce rapport collectif à la théorie, conjugué à la recherche d’un lieu où critique et création se rencontreraient sans heurts, a de profondes implications quant à l’écriture savante de la lecture déployée dans Études françaises. On voit ainsi les articles et numéros de la revue convoquer la théorie et s’en défaire du même souffle, pour mieux montrer que leur visée n’est pas essentiellement conceptuelle ou méthodologique, mais herméneutique, ceci dans un geste combinant modestie théorique et ambition critique. Des extraits d’introductions des numéros des années 1978-1980 d’Études françaises permettront d’en donner des exemples probants. Dans l’article de tête du numéro thématique « Le fil du récit », qu’elle dirigeait avec Jeanne Goldin et Martine Léonard, Jeanne Demers tente de renverser la question des « frontières du récit » examinée par Genette afin de se demander si le « Récit » peut se délester entièrement de l’histoire et basculer ainsi hors du narratif : « Quelles sont ces frontières au-delà desquelles le récit, comme entité “texte”, ne peut plus prétendre à l’existence et jusqu’où les repousse-t-il sans se nier[108] ? » Cette problématique essentiellement théorique, appuyée sur des références à un article et une monographie de Claude Brémond, à S/Z de Barthes et bien sûr à « Frontières du récit » de Genette, ne mène cependant pas à un développement théorique ou méthodologique (examen de définitions, typologie, analyse des structures ou des enchaînements narratifs, réflexions sur les délimitations des corpus). Après la séparation visuelle et cognitive de trois astérisques, Demers amorce une lecture d’un récit-sornette, un conte de Réal Benoît en l’occurrence, suivie quelques pages plus loin par celle du texte de Marguerite Duras annoncé dans le titre de l’article[109]. La transition entre l’introduction à ambition théorique et le corps de l’article, plus interprétatif, combine l’ambition et la modestie signalées plus haut : « L’approche proposée ici est plus globale, plus immédiatement typologique que celle de Genette. Plus naïve aussi sans doute ! » ; « Cette question aux multiples facettes, si nous la posions — de façon un peu simpliste je le crains, étant donné le cadre réduit de cette étude — à deux productions littéraires particulièrement significatives[110] ». Pierre Gravel, de son côté, écrit dans la présentation du numéro d’octobre 1979 :

Tragique et tragédie dans la tradition occidentale. Un titre, un programme, un pléonasme. Titre et programme d’une recherche : celle qui a réuni un groupe de chercheurs, appuyé par le ministère de l’Éducation. Titre et programme d’un pléonasme : il n’y eut de tragique et de tragédie, d’expérience et d’oeuvre tragique que pour la tradition occidentale ! Cette étrangeté […] est celle-là même qui nous a réunis[111].

Il précise aussitôt : « la difficulté fut […] considérable ». Gravel refuse de façon délibérée toute clarification théorique définitive ou a priori : « [a]yant refusé de nous soumettre d’emblée à la rigidité d’un concept unitaire, ou à la facilité d’un “fil conducteur”, nous n’avons pas voulu entrer dans le Labyrinthe guidés par la seule idée préalable d’en sortir par le chemin le plus sûr. Au contraire et peut-être naïvement, mais il est de ces naïvetés qu’il faut éprouver, nous avons tenté de nous rencontrer autour d’une question[112] » […]. Se confronter à des corpus, aux questions qu’ils font surgir, comme on entre volontairement dans un labyrinthe, sans chercher à trouver une réponse claire, encore moins définitive, comme une expérience de dessaisissement débouchant éventuellement sur un savoir, ambigu, peut-être, mais profondément « éprouvé » ; se heurter à la naïveté, oser la naïveté, pour mieux faire apprécier toute la force, la profondeur d’une question, d’un texte : Demers et Gravel, dans la présentation de leurs numéros, me paraissent exprimer un trait caractéristique de l’ethos critique d’Études françaises, ethos qui informe tout particulièrement les textes de Deschamps, Marcotte et Vachon, pour ne nommer qu’eux.

Ceci contraste fortement avec les numéros publiés, à la même époque, par Études littéraires, lesquels se donnent d’emblée un objectif théorique, comme c’est le cas des numéros sur la sémiotique du discours et sur le pamphlet[113], tentent de développer une perspective théorique précise (la psychanalyse, les études féministes et la sémiotique, en l’occurrence[114]) ou de la confronter à des corpus spécifiques[115]. On ne trouve pas, dans ceux-ci, de modulations du rapport à la théorie, à la construction/définition de l’objet, semblables à celui exposé par Demers et Gravel, qui court dans les pages d’Études françaises. Pour les directeurs et collaborateurs de ces numéros, l’intérêt d’une approche théorique va en quelque sorte de soi et n’a pas à être démontré (cette justification se rapportant plutôt à la pertinence du choix de l’orientation théorique, de l’objet étudié ou du couplage des deux éléments). Plus encore : le découpage effectué par la revue elle-même, dans la composition de ses numéros, met la théorie au premier plan, l’affiche dans les titres de numéros. À Études françaises, au contraire, la théorie n’organise pas le champ du savoir, du discours : de 1974 à 1999, on ne trouve guère que quatre numéros d’orientation ouvertement théorique : « Sociologies de la littérature » (vol. 19, no 3, 1983), « Bakhtine, mode d’emploi » (vol. 20, no 1, 1984), « Sociocritique de la poésie » (vol. 27, no 1, 1991) et « Les leçons du manuscrit : question de génétique textuelle » (vol. 28, no 1, 1992), alors qu’on en dénombre aisément une quinzaine à Études littéraires.

Le rapprochement de numéros de ces revues s’attaquant à des thèmes semblables est à cet égard révélateur, ainsi pour les dossiers respectivement consacrés au « manifeste poétique/politique[116] » et au « pamphlet[117] ». Dans le volumineux dossier d’Études françaises, qui rassemble pas moins de dix études, on trouve bien des tentatives visant à définir l’objet central du numéro[118], toutefois les articles se présentent plutôt comme des relectures, des explorations d’un corpus ayant marqué l’histoire littéraire et politique. Aussi trouve-t-on (entre autres) un survol de l’évolution lexicographique du terme de « manifeste » du xvie au xixe siècle[119] ; une analyse des « séquences et grappes métaphoriques » du Manifeste du Parti communiste, lu « comme un texte littéraire », en mettant l’accent sur l’intertexte[120], suivie d’une remise en question des fondements socio-sexués du genre[121]. Dans l’article de tête, signé par une des directrices du numéro, on glisse ainsi de la place du manifeste dans la typologie des genres au statut hors-système du manifeste, puis à une reformulation du noyau sémantique « manifestaire[122] », passant de la sorte de considérations théoriques à une démarche herméneutique. L’interprétation des manifestes comme textes prime ainsi sur la description du manifeste comme genre.

La perspective est tout autre dans le numéro d’Études littéraires consacré au pamphlet : le premier article cherche à « tracer un cadre général dans lequel une typologie du pamphlet moderne pourrait s’inscrire » et propose pour ce faire une série de distinctions entre le discours narratif et les différentes variantes de discours enthymématique[123], suit un article intitulé « Le pamphlet : essai de définition et analyse de quelques-uns de ses procédés » par Yves Avril (p. 283-297), puis une analyse visant à distinguer les connecteurs et types d’opération discursive essentiels à l’argumentation pamphlétaire, laquelle s’appuie entre autres sur une schématisation des procédés[124]. Trois des articles suivants affichent de même dès leur titre leur orientation théorique : ceux de Joseph Bonenfant, « La force illocutionnaire dans la situation du discours pamphlétaire » (p. 299-312), de Bernard Andrès, « Pour une grammaire de l’énonciation pamphlétaire » (p. 351-372) et de Jean Fisette, « Le statut de l’énonciation dans le discours pamphlétaire : le cas Gauvreau » (p. 373-390).

D’autres comparaisons, dossier par dossier, voire article par article, permettraient d’étoffer cette démonstration, en convoquant par exemple les numéros « Littérature québécoise et américanité » d’Études littéraires[125] et « L’Amérique de la littérature québécoise » d’Études françaises (vol. 26, no 2, 1990[126]). L’examen du sort spécifique réservé aux médias, à la littérature populaire ou aux travaux des groupes de recherche serait tout aussi révélateur[127]. Toutefois, je me contenterai d’un dernier élément, hautement significatif des différences dans le rapport à la théorie et aux textes, à savoir le recours aux schématisations visuelles[128]. Outre l’aussi célèbre que délaissé carré sémiotique, dont on ne retrouve aucune représentation dans les pages d’Études françaises, contre un minimum de sept pour sa rivale[129], un examen minutieux des pages de chacune des revues fait voir un fossé profond entre l’appétence respective des revues pour le rôle des formalisations visuelles dans le discours savant sur la littérature : dans la période 1974-1980, on n’en trouve guère, à Études françaises, que dans la contribution de Jean-Marcel Paquette au numéro sur Ferron[130], alors qu’à Études littéraires, elles abondent à la même période[131]. Il y eut certes un effet de mode, dans cette prédilection d’Études littéraires pour ces formalisations, d’ailleurs brocardé par Walter Moser dans le numéro d’Études françaises consacré aux « modes intellectuelles parisiennes » : « Vous souvient-il des temps récents quand on lardait les textes de formules mathématiques pour faire sérieux, quand tout langage formalisé ajoutait une plus-value scientifique aux textes, ne fût-ce que par connotation[132] ? » Cependant, dans l’effet de mode lui-même, il y avait une volonté d’opérer sur les textes une montée en généralisation, vers des structures ou des enchaînements d’un autre ordre, décrits de manière synthétique grâce aux schématisations, volonté fondée sur une perspective théorique plutôt que critique ou herméneutique. C’est pourquoi le recours aux schémas a perduré, bien qu’avec une moins grande fréquence, au-delà du passage à la critique postmoderne signalé par Fortier et Dion[133].

L’essai comme pente et tentation

Ce clivage dans le rapport à la théorie et aux schématisations entre les deux revues tient, en partie, aux disciplines et perspectives privilégiées chez l’une et chez l’autre[134], et manifeste le penchant d’Études françaises pour la compréhension plutôt que l’explication, « le » texte plus que « les » textes, la mise en valeur (et le pari pour) la singularité en lieu et place d’une recherche de lois, catégories et procédés généraux. Le discours du savoir, à Études françaises, ne se présente pas, dans cette optique, comme un discours résolument distinct du discours littéraire, discours devant s’exprimer dans un langage nouveau, mais vise au contraire à s’approcher au plus près du littéraire.

Cette écoute, cette proximité, se manifeste souvent dans le tricotage serré des extraits et du commentaire, qui rend visible le grain du texte commenté, le plaisir de la lecture, et du même souffle l’habileté, la virtuosité du tressage des voix, propre au critique. Sa réalisation la plus forte, malgré une fréquence moins élevée, est cependant le recours à un mode de composition tendant vers l’essai, où le critique opte pour une prise en charge subjective de sa lecture et une inventivité formelle signalant que le discours ne prétend pas à une quelconque « objectivité » scientifique[135], ne vise pas tant à s’inscrire dans une « problématique » qu’à mettre en jeu la rencontre entre deux écritures, la recherche d’une confrontation juste entre la critique et la création.

Les contributions de Georges-André Vachon, entre toutes, font de la revue la scène d’une lecture oeuvrant à se faire écriture, écriture publique[136], écriture transformant l’oeuvre commentée en « bien public », écriture aspirant à fonder une communauté (nationale et transnationale à la fois) par l’élaboration collective d’une tradition de lecture. Ses premières contributions à la revue, alors qu’il en est déjà directeur, ne s’aventurent guère dans cette direction, ou du moins ne l’approchent qu’en tant que thème intégré à la réflexion sur la critique littéraire et la revue savante. Cependant, au début des années 1970, l’écriture elle-même, dans sa forme, participe à cette réflexion et amorce un virage vers l’essai. Ce n’est plus le professeur, le directeur de revue, alors, qui écrit, mais l’homme, dans toute sa subjectivité :

Que sait-on si l’on respire ? dans la vie quotidienne s’entend. // Enfant, j’étais persuadé que les choses existaient, le temps qu’elles passaient sous mon regard. […] Chaque matin, cela recommençait : l’odeur des poules égorgées avait beau me poursuivre, l’étalage du marchand de volailles retournait dans le néant, dès que je l’avais dépassé. […] [L]’opinion n’existait pas encore pour moi. J’étais philosophe. Je ne me confiais qu’en moi-même[137].

Ainsi commence sa chronique sur les romans publiés « ces douze derniers mois », entamant de la sorte par un micro-récit d’enfance l’entrée en scène d’un « je » autobiographique. Suit une autre scène, celle du lecteur cette fois, qui, subitement, après avoir lu une vingtaine de romans et de recueils de nouvelles, s’arrête sur le mot « tendresse » dans Le coeur de la baleine bleue de Jacques Poulin : « je me suis surpris à respirer. Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs[138] ? » Vachon commente alors avec enthousiasme le récit de Poulin, qu’il oppose ensuite aux « ouvrages scolastiques » de Nicole Brossard et Jean-Marie Poupart, et glisse ainsi des remarques sur la production romanesque contemporaine à des questions plus larges, où se brouille la distinction entre les voix, entre les questions attribuées à tel ou tel roman et celles que Vachon prend implicitement à son compte. Celle-ci, par exemple : « Créer, c’est prendre le parti de mourir, les armes à la main. //Mais pourquoi écrit-on ? Et pour qui ?/Question préalable : on, qui est-ce ?[139] » Ce brusque élargissement, « on, qui est-ce ? », qui fait passer en une phrase d’une interrogation sartrienne aux enjeux soulevés par Barthes, fait apparaître avec force la griffe de l’auteur. Autre méthode, dans « Des mots se suivent… », publié dans les « Notes et documents », en ce sens que l’ouverture rapide du champ s’effectue à la fin du texte, où Vachon insère un de ses propres récits de rêve, reproduit en italique, avant de clore son article sur la formule classique des nouvelles : « Puis, je m’éveille[140]. »

Loin de suivre le tournant d’une partie de la critique contemporaine vers un rapport distancié à la littérature, une maîtrise « scientifique » des corpus, Vachon adoptait résolument une démarche inverse, laquelle trouvera sans doute sa plus éclatante réalisation dans (osons le mot) un des plus remarquables essais littéraires québécois, « Le colonisé parle » (vol. 10, no 1, 1974), texte publié, faut-il le souligner, dans le premier numéro adoptant « la » formule définitive des dossiers thématiques et abordant un des thèmes cruciaux d’Études françaises, celui des rapports entre la littérature et la parole. Pour lui rendre pleinement justice, il faudrait déployer une étude minutieuse de ce texte, mais ayant déjà largement dépassé les contraintes quasi universelles de l’article savant, je me contenterais de souligner le jeu qui emporte « idées et événements […] dans une espèce de mouvement », transforme ce texte en « réelle dramatisation du monde culturel », et campe Vachon en « artiste de la narrativité des idées », pour reprendre les termes de Belleau[141]. L’incipit affirme, de manière « apparemment » évidente : « Quand je parle, ce n’est pas un autre, c’est bien moi qui parle […], et je parle, j’écris comme je marche ; je lis de même, du moins j’essaie, tant que le texte s’y prête[142] », tout en intégrant, sans les confondre, la parole, l’écriture et la lecture. Un extrait de Victor-Lévy Beaulieu rompt l’unité de la langue et sépare l’homme de la rue et le héros illettré, chacun occupant heureusement des places bien nettes : « [l]e lecteur voit, clair comme une chose, ce que c’est que d’être francophone au milieu de l’Amérique britannique du Nord […]. Il peut dormir, lire tranquille : le colonisé ce n’est pas lui. Sauvés, hors texte, l’auteur, et le lecteur[143] ! » Nouvel extrait, de Céline cette fois, qui brouille plus nettement encore l’unité et l’évidence : « [l]e texte met en fuite le naturel, me divise d’avec moi-même. Quand je m’entends dire : mais nous voilà en pleine fiction ! qui parle ? et qui, l’instant d’après déclare que ce navire, ces hommes de peine sont plus réels qu’aucune chose visible ? » (p. 63). Avec Ducharme, un saut de plus (ou une chute ?) est accompli dans la déliaison des rapports fixes, des essences : « Le sous-homme, aliéné, colonisé, si ce n’est pas moi, qui écris et quand j’écris, moi lecteur quand je lis, ce n’est personne[144]. » Ce premier mouvement du texte (quinze autres pages suivent) se termine alors sur la formule « Le naturel de la parole parlée, n’est peut-être pas si naturel[145]… »

Vachon est sans doute celui qui a commis le plus grand nombre de textes s’apparentant aussi nettement à l’essai, dans Études françaises, celui qui a, par cette abondance et sa position de directeur, contribué plus que d’autres à donner à la revue ce ton, l’orientant ainsi dans une tout autre direction que celle prise, au même moment, par Études littéraires. Cependant, il ne fut pas le seul, à Études françaises, à donner une coloration essayistique à la critique et à l’écriture savante. On la retrouve, sous une forme discrète, sans narrativité ni sujet autobiographique, mais avec humour, dans les chroniques de poésie de Gilles Marcotte, publiées de 1970 à 1974, de même que dans ses notes et réflexions publiées dans les « Exercices de lecture » au début des années 1990[146]. Cette rubrique s’ouvre d’ailleurs explicitement, à cette époque, à des textes marqués par la subjectivité, l’ironie, voire l’agréable mauvaise foi. On y retrouve Georges-André Vachon[147], aux côtés de Robert Melançon[148], Jean-Marie Klinkenberg[149], François Ricard[150], etc. On en voyait des éléments, déjà, mais sans véritable confrontation au discours savant, aux réflexions sur la critique et la théorie, ni confrontation aux recherches antérieures, dans les chroniques de Jean Éthier-Blais sur la « littérature canadienne-française » publiées dans les premiers numéros[151]. Diverses autres contributions pourraient être signalées, celle de Pierre Nepveu, par exemple, dont la première collaboration, significativement, relève ouvertement de la création[152], celle de Dominique Noguez, un temps professeur à l’Université de Montréal et chroniqueur éphémère de cinéma à la revue[153], celles de Jeanne Demers, Nicole Deschamps ou Monique Bosco, entr’aperçues dans les pages précédentes[154], et bien d’autres encore, mais je me contenterai d’un dernier nom, celui de Ginette Michaud, qui fut secrétaire de rédaction (1985-1988) puis directrice (1991-1994), car il me permettra de soutenir que ses articles, s’ils peuvent correspondre à certaines des caractéristiques de la critique postmoderne, telle que cernée par Dion et Fortin[155], s’inscrivent sans heurts dans cette filiation essayistique poursuivie, à Études françaises, depuis les années 1960.

Dans « Récits postmodernes[156] ? », dont l’interrogation est symptomatique, rejoignant la prédilection de Vachon pour le questionnement plutôt que l’affirmation[157], l’énonciation a d’emblée recours à un « je » autoréflexif (et non autobiographique), lequel « accommode » son propos et son rapport à la théorie, comme on le fait de la vision : « Devant un tel titre, j’entends déjà flotter par-dessus mon épaule un double soupir. Un soupir de soulagement d’abord, de la part de quelques lecteurs qui se disent : “Enfin, on va peut-être savoir un peu mieux ce qu’est le postmodernisme[158]”. » Ceux-ci seront déçus, annonce-t-on, car « ils ne trouveront pas […] une discussion serrée, et encore moins une définition synthétique[159] ». Pas de théorie appliquée à l’oeuvre, mais amorce d’une meilleure compréhension de la théorie grâce à l’oeuvre, à son interprétation. On retrouve ici le primat, l’absolu du texte, devant les ressources de la pensée abstraite, conceptuelle ou « scientifique », qui caractérise la revue, subjectivement affirmé, avec des marques répétées de la « modeste ambition » dont j’ai parlé plus tôt : « je l’ai appris à maintes reprises à mes dépens », « je me contenterai de citer, pêle-mêle (à la manière de la critique postmoderne !) », « Plutôt que de tenter une définition générale du postmodernisme […], je préfère, plus modestement, m’abîmer dans quelques détails qui m’ont toujours fait l’effet d’énigmes[160] ». La théorie est pourtant là, explicite ou sous-jacente, convoquant un intertexte large, mais contenue dans un rôle ancillaire, qui laisse toute la place à l’aventure de la lecture : « Comment, par exemple, savoir d’où vient le plaisir que j’éprouve à chaque relecture d’une phrase, d’emblée aussi insignifiante que celle-ci : “L’homme n’avait vraiment pas l’air désolé. Et même il commençait à se sentir en assez bonne forme[161]. […]”. //J’aime cette phrase parce qu’elle est, pour moi, caractéristique de la manière de Poulin […][162]. » Est-ce un effet de mes propres lectures, marquées par la découverte des textes de Vachon, de ses phrases parfois déconcertantes, mais je ne peux m’empêcher de trouver ici l’écho d’« Une littérature qui se louisianise ? » où, comme on s’en souviendra, c’était aussi une phrase de Poulin qui transformait la lecture en interrogation et l’analyse en essai.

Il m’a semblé indispensable de donner à voir l’importance du filon essayistique d’Études françaises, pour compléter en quelque sorte le triple horizon ouvert par Vachon dans « Critique, création, recherche », quitte à confondre un peu ce dernier terme avec la théorie, dans les pages précédentes. C’est en effet par la conjugaison de ces éléments, leur hybridité parfois (comme c’est le cas pour la critique et la création avec l’essai), que la revue se caractérise, ou du moins s’est longtemps caractérisée, au sein des revues d’études littéraires, comme dans la sphère plus large des revues québécoises. Les textes plus nettement essayistiques, bien que distincts de l’orientation plus théorique, plus « objective » d’Études littéraires, ne furent pas dominants, quantitativement. On trouve nombre de textes essentiellement théoriques, à Études françaises, de tout aussi nombreux articles d’histoire littéraire, basés sur une forte érudition[163], et un très grand nombre d’analyses d’oeuvres tendant à la neutralité. Néanmoins, la conjonction des récurrentes inflexions essayistiques, d’une herméneutique de la compréhension, du « souci de l’objet[164] », d’une (relative) modestie théorique (maîtrise sans inféodation), confère à la revue une couleur spécifique. Ou du moins conférait, car avec la progressive transformation des « Exercices de lecture » en section d’études libres, la baisse d’intensité théorique d’Études littéraires, l’augmentation des recherches interuniversitaires, la disparition du caractère foncièrement « départemental » des revues d’études littéraires[165], et maints autres facteurs, on peut se demander si cette « couleur » s’est maintenue. Je suis porté à en douter.