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Le malheur au féminin

Le malheur dans le roman du xixe siècle prend souvent, au moins pour les héroïnes, la figure de la mauvaise rencontre, sexuelle ou amoureuse[2]. Rien d’étonnant sans doute à cela, tant le genre romanesque reste lié, au moins dans sa période moderne, à la mise en récit de trajectoires biographiques, de parcours de formation en particulier qui, pour les jeunes filles notamment, doivent se conclure en termes d’amour et de mariage, la grande « affaire » de leur vie :

Des millions de jeunes filles présomptueuses […] affrontent quotidiennement leur destinée, et, au mieux, quel genre de destinée se voient-elles offrir, que nous devions « en faire toute une histoire » ? De par sa nature même, le roman consiste à « faire toute une histoire », une histoire à propos de quelque chose […][3].

Le roman anglais, de Richardson à James, en passant par Jane Austen, George Eliot et Thomas Hardy, s’est fait une spécialité de ces « histoires » (ce que le binôme générique novel / romance a pu actualiser concrètement) mais elles sont aussi, accentuées autrement, au coeur du roman français de la même époque. Quelles seraient-elles donc ? Les rêves de rencontre amoureuse, les affres des sentiments, la peur de mettre en péril l’avenir dans une précipitation toujours suspecte (la dimension peccamineuse du désir et de l’amour en monde judéo-chrétien n’est jamais loin) et dans le risque d’une mésalliance toujours à craindre (générationnelle, géographique, sociale, économique, religieuse), etc. C’est que – l’anthropologie contemporaine en a fait l’un de ses champs de recherche majeurs – la survie d’une communauté, d’une famille ou d’un groupe social, dépend de la qualité des échanges qui la construisent, parmi lesquels la (bonne) circulation, toujours culturellement réglée, des femmes, entre filiation et alliance. Lévi-Strauss, après Mauss, y insiste :

[L]es règles de la parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques, la communication des messages.

Ces trois formes de communication sont, en même temps, des formes d’échange, entre lesquelles des relations existent manifestement (car les relations matrimoniales s’accompagnent de prestations économiques, et le langage intervient à tous les niveaux)[4].

Dans les sociétés européennes, pour ne parler que de celles qui nous occupent ici, la voie est bien étroite pour la jeune fille : dans ce chemin très contrôlé et semé d’embûches, il lui faut apprendre à se tenir, à « se garder », et trouver un mari, si possible le bon mari. Yvonne Verdier, posant un cadre anthropologique à ces parcours tels qu’elle les découvre dans les romans de Thomas Hardy, écrit : « Il faut donc choisir et bien choisir, prendre le bon, ne pas se manquer : ô la douleur, le malheur irrémédiable des mal mariés[5]. » De fait, les romans du xixe siècle sont un observatoire de choix pour entrer dans « le cauchemar de l’éducation des filles[6] » et dans l’épineuse question des stratégies amoureuses et (ou) matrimoniales. Tout l’enjeu des règles collectives, de ce que Verdier nomme la Coutume[7], est précisément de faire en sorte qu’il n’arrive pas d’histoire aux individus qui ne font pas d’histoire. Il s’agit avant tout ici de concordance : des temps et des tempos (ceux des personnes, des collectivités, des cosmologies), des désirs et des réalités, « chaque chose en son temps et à chaque temps sa chose ». Ce que le roman moderne met en scène plus précisément, c’est, à la faveur des mutations sociales, la part plus grande que l’individu compte prendre dans la construction de sa trajectoire de vie[8]. Dans ce risque pris d’émancipation, même minime, dans cette intention singulière, dans l’écart vis-à-vis de la Coutume, peut s’enclencher un destin[9], une histoire digne d’être racontée mais qui rime souvent avec malheur. En somme, comme le suggérait Henry James, une histoire qui arrive aux individus qui font des histoires. On peut penser ici au cas exemplaire d’Emma Bovary[10]. Et si la Coutume ne s’explique pas (elle se fait avant tout, à des fins de mise en ordre et de conjuration du désordre), le malheur, lui, « ne peut se passer d’explication[11] ». En tout cas, il guette les jeunes filles qui n’ont pas fait la rencontre masculine adéquate, l’ordre patriarcal ne laissant guère d’autres possibles[12]. La liste est longue des héroïnes malheureuses de la littérature française du xixe siècle, depuis celles qui n’ont pu « circuler » (les personnages de vieille fille se multiplient) à celles qui ont fait des sorties de route et se sont « dévoyées » (la fille-mère, la prostituée), en passant par celles qui ont mal évalué l’étape d’arrivée et qui vivent les vicissitudes d’un mauvais mariage (époux violent ou négligent, stérilité, descendance problématique, veuvage précoce[13]). Madame de Rênal, Eugénie Grandet, Rose Cormon, Madame Arnoux, Germinie Lacerteux, Félicité, Madame Aubain, Jeanne Le Perthuis des Vauds, etc. Et combien dans l’oeuvre de Zola !

Notre lectrice et notre lecteur peuvent être surpris du choix que nous faisons de nous arrêter sur Renée Béraud Du Châtel, épouse Saccard. La curée, second volume du cycle des Rougon-Macquart, n’est pas un roman de la jeune fille (comme La joie de vivre par exemple ou Le rêve) mais plutôt celui du « détraquement nerveux » d’une femme mariée à un spéculateur effréné et cynique, Aristide Rougon, que Zola construit en pointant avant tout d’autres dérèglements, ceux de Paris transformée par les travaux haussmanniens et ceux d’un régime détesté, le Second Empire. Si la perspective ici est plus large que la seule destinée tragique d’une femme, Zola choisit tout de même de mettre à l’origine et au croisement des fils narratifs de son récit, qui à bien des égards est un récit de fondation, un viol, celui que Renée subit à l’âge de dix-neuf ans. Et c’est à ce « malheur » spécifique, à ce type de (très) mauvaise rencontre que nous voulons, dans le cadre ethnocritique qui est le nôtre, nous intéresser maintenant.

« Ma petite, ce n’est pas ma faute s’il vous arrive des accidents[14] »

C’est encore à Sidonie Rougon, la soeur d’Aristide, que nous devons cette phrase adressée cette fois à Renée. Nous sommes à la fin du roman : les Saccard donnent un bal extravagant pour la Mi-Carême[15], dans leur hôtel particulier du parc Monceau, et l’inceste (Renée a entamé une liaison avec Maxime Saccard, son beau-fils) vient d’être découvert par Aristide. Madame Sidonie, qui a été à l’origine du « coup de baguette » (C, 334) décidant du destin de son frère (c’est elle qui est venue lui proposer de « réparer » en l’épousant, la « faute » de la riche héritière Renée Béraud Du Châtel, violée par un homme marié et restée enceinte), établit donc un lien entre le viol et l’inceste. Des « accidents » de parcours, en réalité au nombre de trois – viol, mauvais mariage, inceste – qui se solderont funestement par la prise de conscience d’une Renée hagarde (« Qui l’avait mise nue ? […] / Sa vie se déroulait devant elle. Elle assistait à son long effarement, à ce tapage de l’or et de la chair qui était monté en elle, […] et dont elle sentait maintenant le flot passer sur sa tête, en lui battant le crâne à coups pressés » ; C, 572-573) et sa mort à trente ans « d’une méningite aiguë » (C, 599).

Le malheur de Renée est très manifestement pour Zola le fruit d’une société « pourrie », livrée aux appétits d’individus sans foi ni loi et dont « la vie à outrance […] a éclairé tout le règne d’un jour suspect de mauvais lieu[16] ». Que son existence soit placée sous le signe de Sidonie est déterminant : ce personnage obscur et louche d’entremetteuse est un personnage du sort – elle arbore d’ailleurs au bal masqué donné par son frère une robe de magicienne – qui ne cesse de donner des coups de pouce au destin[17]. En particulier celui des femmes en situation délicate… La revendeuse (de dentelles, de cafetières automatiques, de pianos, etc.), spécialiste manifestement d’un ensemble de savoirs féminins (son entresol a des airs tout à la fois de maison de rendez-vous et de cabinet de sage-femme ; elle ferme les yeux des morts « en femme habituée à cette opération », C, 378), est surtout une « courtière » en mauvaises passes et une experte des mises en relation :

Il eût été difficile de dire quel profit elle tirait d’un pareil métier ; elle le faisait d’abord par un goût instinctif des affaires véreuses, un amour de la chicane ; puis elle y réalisait une foule de petits bénéfices […]. Mais le gain le plus clair était encore les confidences qu’elle recevait partout et qui la mettaient sur la piste des bons coups et des bonnes aubaines. Vivant chez les autres, dans les affaires des autres, elle était un véritable répertoire vivant d’offres et de demandes.

C, 370

La question du sort associée habituellement aux cosmologies coutumières traditionnelles, parce qu’elle relève d’une mantique, d’une forme de pensée magique (lire les signes, les comprendre pour conjurer ou provoquer le destin malheureux), est ici posée dans une version cynique et disons-le assez moderne : l’entremetteuse est une femme de son siècle, un « homme d’affaires » (C, 373), qui flaire les bonnes fortunes grâce à ses talents d’observation, d’enquête et d’écoute. C’est une herméneute de la chance, assez éloignée de ce sens, presque sacré, de la concordance des temps (biographique, social, cosmologique) dont nous parlions plus haut. Sidonie ne sacrifie qu’à son « goût de l’intrigue[18] » : elle est amorale absolument. Aucun discours de culpabilisation ne vient chez elle évaluer ce que les lois, tacites ou non, mettent du côté du délit ou de la « faute » : celle de Renée ne suscite aucun commentaire, ni d’ailleurs chez Saccard (qui ne réagira pas davantage quand il découvrira l’inceste entre sa femme et son fils). Alors qu’Angèle, la première épouse de Saccard, agonise, Sidonie vient tenter son arriviste de frère :

Elle sortait de pension, […] un homme l’a perdue, à la campagne, chez les parents d’une de ses amies. Le père vient de s’apercevoir de la faute. Il voulait la tuer. La tante, pour sauver la chère enfant, s’est faite complice, et à elles deux, elles ont conté une histoire au père, elles lui ont dit que le coupable était un honnête garçon qui ne demandait qu’à réparer son égarement d’une heure.

C, 375

Aristide accepte le marché (la narration détaille les conditions financières de la transaction) sans attendre d’être veuf… Angèle, qui a tout entendu, meurt quelques heures plus tard. Le viol de Renée arrive dans la vie de Saccard à point nommé : lui, qui bat le pavé parisien depuis deux ans, pour en « faire jaillir des millions » (C, 359), n’en peut plus d’attendre la bonne occasion, « [j]amais il n’avait ressenti des appétits aussi larges, des ardeurs aussi immédiates de jouissance » (C, 360). Ce qui est intéressant dans ce chapitre II, rétrospectif, c’est que la logique du sort concerne avant tout le personnage masculin. C’est lui qui, avec « une superstition de joueur » (C, 360), déchiffre les signes (« en lisant l’avenir dans les bureaux de l’Hôtel-de-Ville » ; C, 387) ; c’est lui qui, comme sa soeur, « écoute et observe » à l’affût des bonnes informations (relatives aux futures transformations immobilières de Paris) ; c’est lui qui est prêt à tout pour provoquer le sort[19]. Et c’est à son propos que la narration convoque nommément la notion de destin. Ainsi, alors qu’il est toujours en quête des premiers fonds à investir dans « la forge géante » (C, 373) de la spéculation, la maladie d’Angèle lui apparaît d’abord comme un obstacle de plus : « Sa vie d’intérieur, d’une régularité d’horloge, se dérangeait, ce qui l’exaspéra comme une méchanceté calculée de la destinée » (C, 374). Grâce à Sidonie, on le sait, la Fortune va changer de camp mais dans un pari assez inouï, qui consiste à briser avant l’heure « le noeud gordien » du mariage et à braver la mort et la morte[20] : « Saccard, qui avait cru à quelque résurrection diabolique, inventée par le destin pour le clouer dans la misère, se rassura en voyant que la malheureuse n’avait pas une heure à vivre. […] Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, où il lisait un si long reproche, s’appuyait aux meubles, cherchait les coins d’ombre » (C, 377).

Angèle le tient en joue, de ses yeux, jusqu’à sa fin. Cette scène – extraordinaire – occupe plus de place, on le voit, que les quelques lignes consacrées au viol de Renée : il s’agit bien ici, et c’est le projet du roman, de faire « le tableau vigoureux du déchaînement des appétits et des fortunes rapides et de surface[21] ». Mais si elle est peu détaillée, la violence subie par la jeune fille installe le paradigme de la transgression fondatrice (un mythème bien connu) : le viol de Renée entre en homologie symbolique avec le viol de la Fortune que commettent, on vient de le voir, Sidonie et Aristide[22], puis le viol de Paris (le roman ne cesse d’évoquer l’éventrement de la capitale, la percée des grands boulevards qui lui « passe[nt] sur le ventre »… ; C, 387), le tout subsumé par le viol premier, celui de la France et surtout de la République par Napoléon III (les faits – les méfaits plutôt – relatés ici sont datés des premières années du Second Empire). Ce dernier point est conforté par la place du roman dans la série – juste après La fortune des Rougon qui raconte le coup d’État et la prise de pouvoir opérée par les Rougon à Plassans – et surtout la généalogie de Renée, fille de M. Béraud Du Châtel, « dernier représentant d’une ancienne famille bourgeoise, […] un de ces républicains de Sparte, rêvant un gouvernement d’entière justice et de sage liberté. Vieilli dans la magistrature, […] il donna sa démission de président de chambre en 1851, lors du coup d’État, après avoir refusé de faire partie d’une de ces commissions mixtes qui déshonorèrent la justice française » (C, 379[23]). D’un point de vue narratif, le « malheur » de Renée semble donc bien un « accident », une sorte d’événement perturbateur (plutôt arrangeant en réalité) qui sert de déclencheur au récit de la réussite de Saccard et à la description d’une société déréglée mais qui ne suscite en soi aucun développement majeur, ni dans le dossier préparatoire ni dans le roman lui-même. Alors même que ce qui frappe à la lecture, et dès l’incipit, c’est la grande place donnée à la focalisation interne (et donc aux pensées intérieures et aux sentiments intimes du personnage) dès lors que la narration met l’accent sur Renée. Un autre exemple frappant en est la mention de sa fausse couche, à quatre mois de grossesse, « selon les prévisions de Mme Sidonie », expédiée en deux lignes alors que la jeune femme, très malade, est « obligée de garder le lit pendant quelques semaines » (C, 386). En revanche, l’effet sur Saccard est immédiatement détaillé : « Il fut ravi de l’aventure ; la fortune lui était enfin fidèle : il avait fait un marché d’or, une dot superbe, une femme belle à le faire décorer en six mois, et pas la moindre charge. On lui avait acheté deux cent mille francs son nom pour un foetus que la mère ne voulut pas même voir. Dès lors, il songea avec amour aux terrains de Charonne » (C, 386). Sans doute cet aspect des choses illustre-t-il crûment la loi anthropologique que nous signalions plus haut et qui fait entrer le corps des femmes dans le jeu social des échanges économico-symboliques. Renée circule, entre dot et dette[24] ; elle est pour son mari une valeur d’établissement et d’investissement :

Et Renée […] vit que Saccard l’avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et que Maxime s’était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche du spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son mari ; il la poussait aux toilettes d’une nuit, aux amants d’une saison ; il la tordait dans les flammes de sa forge, se servant d’elle, ainsi qu’un métal précieux, pour dorer le fer de ses mains. […]

[…] C’étaient ces gens qui l’avaient mise nue.

C, 574-575

D’autres raisons littéraires, génériques en particulier, président sans doute aussi à cette minimisation narrative du viol, comme le démontre Chantal Pierre dans un article consacré à la question du « viol naturaliste[25] ». Selon elle, parce que ce dernier est une « commune histoire » dont se repaissent les journaux, le mélodrame et le roman sentimental, le naturalisme des débuts, pour des raisons de légitimation et de sérieux, met l’accent davantage sur les déterminations qui le produisent que sur le pathétique et le scandale qu’il représente. Les viols sont nombreux dans Les Rougon-Macquart (il ne s’agit pas de se soustraire à la réalité du phénomène) mais les premiers tomes se caractérisent par l’euphémisation des désignations (« galanterie […] brutale[26] » dans L’assommoir, « violenter » ou « histoire navrante » dans La curée), par un traitement très synthétique des scènes de viol alors qu’elles deviendront à partir de La bête humaine des « scènes cardinales » (Chantal Pierre parle d’« enromancement[27] ») et développeront les effets produits sur la « victime » en termes de trauma et de malheur. Donnons ici la seconde mention du viol de Renée (la troisième et dernière sera lapidaire, nous y reviendrons). C’est le narrateur cette fois qui relate, en précisant que « Mme Sidonie, dans l’affreuse nuit de l’agonie d’Angèle, avait fidèlement conté en quelques mots le cas de la famille Béraud » (C, 379) ; il insère l’épisode, succinct, en effet, dans une séquence un peu plus longue, relative à l’enfance de la jeune femme. Renée a huit ans quand sa mère meurt en accouchant de sa soeur Christine ; les deux petites sont confiées aux bons soins de la tante Élisabeth, veuve sans enfant, qui s’installe à demeure chez les Béraud et se prend d’affection pour la plus jeune, alors que l’aînée est « oubliée en pension » (C, 380) :

Elle ne sortit du couvent qu’à dix-neuf ans, et ce fut pour aller passer une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline, qui possédaient, dans le Nivernais, une admirable propriété. Quand elle revint en octobre, la tante Élisabeth s’étonna de la trouver grave, d’une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit étouffant ses sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise de douleur folle. Dans l’abandon de son désespoir, l’enfant lui raconta une histoire navrante : un homme de quarante ans, riche, marié, et dont la femme, jeune et charmante, était là, l’avait violentée à la campagne, sans qu’elle sût ni osât se défendre. Cet aveu terrifia la tante Élisabeth.

C, 380 ; nous soulignons

Zola n’esquive pas complètement la question des affects liés à l’agression sexuelle (la force des mots « douleur », « désespoir », « terrifier » est incontestable) mais il n’y revient plus dans la suite. On note le verbe « violenter », qui peut ne pas inclure le viol dans les violences qu’il désigne, et l’absence de résistance de Renée. Chantal Pierre rappelle dans sa démonstration que Zola partage les représentations patriarcales et phallocratiques de son époque d’un corps féminin passif, à « la chair molle », qui finit par céder à la brutalité du mâle… Qui ne dit mot consent, en somme. L’écrivain écrira dans le dossier préparatoire de La débâcle qu’il « ne croi[t] pas beaucoup aux filles violentées, prises malgré elles[28] ». Dans Germinal, à propos du viol de Catherine Maheu par Chaval, alors même que la jeune fille exprime son refus, le narrateur évoque « cette soumission héréditaire, qui, dès l’enfance, culbutait en plein vent les filles de sa race[29] ». Le viol est donc une fatalité ordinaire : soumission d’un côté, violence de l’appétit sexuel de l’autre[30]. Et si le naturalisme inscrit l’ensemble dans un atavisme héréditaire (plus ou moins accentué selon les conditions de vie), l’anthropologie en rappelle les principes, modelés dans l’histoire longue de la domination masculine : « [L]e désir masculin est par nature irrépressible, […] il doit trouver des corps pour s’assouvir, et […] cela est légitime[31]. » La « faute », on le comprend, n’est pas tant celle du violeur que celle de la femme ; en tout cas, dans La curée, l’emploi du terme, dès le dossier préparatoire, est univoque : « M. Béraud […] a une fille qui a commis une faute et qu’on veut marier[32]. »

Le viol de Renée est bien un « malheur », mais dont le naturalisme zolien des débuts ne semble pas faire toute « une histoire » : sans en diminuer la portée dans la destinée tragique de la jeune femme, il le construit en « accident » de parcours qui lui sert à asseoir, en littérature, toute une série d’autres discours sur la violence naturelle, sociale, politique, économique. Pour autant, avons-nous fait le tour de la question du malheur de Renée, de son traitement textuel et de ses raisons ? Nous ne le croyons pas. Le sort de la Phèdre du Second Empire nous semble mériter un détour plus long par et dans la culture du texte, une exploration qui, nous faisant faire un pas de côté, nous interroge sur la possibilité de penser le ou les « profils » de la femme violée (la question corollaire, que nous ne traiterons pas ici, concernerait ceux des violeurs), et que le roman moderne permettrait de dessiner également, à sa manière. Et c’est bien parce que La curée n’« enromance » pas le viol, parce que Renée n’est pas une fille de la « race » (et du milieu) de celles qu’on « culbute » facilement hors mariage, qu’il nous a paru intéressant de poursuivre l’investigation. Nous étions partie de la Coutume, nous y revenons.

Un malheur n’arrive jamais seul

Les règles de vie collectives qui régissent vie et survie des groupes sociaux sont, pour une part essentielle, liées à la « communication des femmes » et, nous le disions plus haut, elles doivent guider la grande majorité d’entre elles au « meilleur » mariage possible et donc à la « meilleure » descendance possible (selon les codes en vigueur dans les communautés concernées). Dans ce cadre contraint, la « faute », à l’échelle d’une vie féminine, est en effet « terrifiante » : quel avenir pour une fille déshonorée ? La perte de la virginité et une grossesse hors mariage – et le xixe siècle européen, bourgeois et chrétien, durcit encore la donne[33] – compromettent fortement son horizon matrimonial.

La curée n’est pas en reste : plus que le désespoir des femmes, le roman met en scène la colère de M. Béraud, clairement posée en termes d’honneur bafoué (« [l]’honneur des Béraud », C, 380 ; « la honte de Renée », C, 385) : « Il v[eu]t la tuer » (C, 375), il lui a « défendu sa porte » (C, 381). L’offense faite à la fille est une offense au père, à la famille, au groupe social et l’obsession de la tante Élisabeth est bien de trouver un moyen de réparer l’écart de la jeune fille. Dans le meilleur des cas, le séducteur paie sa dette en épousant la fille séduite. Nous y insistons parce que le roman, on l’a vu, développe les conditions de la tractation financière qui remettront Renée sur le droit chemin (un contrat de mariage signé devant notaire, un mariage célébré à l’église). Le père n’accepte de revoir les coupables qu’ensuite :

[L]es deux nouveaux époux furent enfin admis en présence de M. Béraud Du Châtel. […] L’ancien magistrat baisa lentement sa fille sur le front, comme pour lui dire qu’il lui pardonnait, et se tournant vers son gendre :

— Monsieur, lui dit-il simplement, nous avons beaucoup souffert. Je compte que vous nous ferez oublier vos torts.

C, 385

La solennité de M. Béraud est à la hauteur de la gravité de la faute et la narration joue en même temps du contraste avec la scélératesse de Saccard. L’alliance est et restera une mascarade : Saccard n’est pas le séducteur et c’est lui qu’on paie pour épouser Renée[34]. La mésalliance est de plusieurs ordres. Sociale, économique, politique, on l’a vu : un parvenu bonapartiste sans le sou épouse une riche héritière républicaine. Mais l’union est aussi celle d’un provincial et d’une Parisienne, d’un vieux de quarante ans et d’une jeunesse de dix-neuf, d’un petit laid et d’une grande belle[35], d’un veuf remarié trop vite et d’une fille dévoyée… Mésalliance et mascarade : c’est un mariage charivarique qui ne peut qu’aller de travers[36]. Après la fausse couche, la stérilité de Renée est presque une condition de la fertilité économique de Saccard ; et le mariage, qui permet en théorie d’échapper à l’entre-soi – c’est, d’après l’anthropologie, l’une des raisons premières de la circulation des femmes entre les groupes et les foyers –, conduit directement à l’inceste. Et si le viol n’occasionne aucune description, ce dernier interdit, lui, dans le dossier préparatoire et dans le roman, est pensé et détaillé. C’est la dépravation ultime pour Renée et, dans la répugnance fascinée de l’auteur et du narrateur, on lit comme la pré-intuition de ce qui se joue (pour aller vite, un échange de « substances » par le biais du corps que se partagent le père et le fils) dans ce que Françoise Héritier a nommé l’inceste du « deuxième type[37] » :

Si, jusque-là, la pensée de son mari était passée parfois dans l’inceste, comme une pointe d’horreur voluptueuse, le mari, l’homme lui-même, y entra dès lors avec une brutalité qui tourna ses sensations les plus délicates en douleurs intolérables. Elle qui se plaisait aux raffinements de sa faute et qui rêvait volontiers un coin de paradis surhumain, où les dieux goûtent leurs amours en famille, elle roulait à la débauche vulgaire, au partage de deux hommes. Vainement elle tenta de jouir de l’infamie. Elle avait encore les lèvres chaudes des baisers de Saccard, lorsqu’elle les offrait aux baisers de Maxime. Ses curiosités descendirent au fond de ces voluptés maudites ; elle alla jusqu’à mêler ces deux tendresses, jusqu’à chercher le fils dans les étreintes du père. Et elle sortait plus effarée, plus meurtrie de ce voyage dans l’inconnu du mal, de ces ténèbres ardentes où elle confondait son double amant, avec des terreurs qui donnaient un râle à ses joies.

C, 507

Ici, Zola n’hésite pas à qualifier les faits, du point de vue au moins de son personnage : on est dans le sacrilège (« c’était surtout une croyance si absolue de péché monstrueux et de damnation éternelle » ; C, 508). Mais Renée est la seule à en souffrir ; la lâcheté de Maxime, le « petit crevé[38] », « l’homme-femme des sociétés pourries[39] », et l’indifférence cynique de Saccard auront raison d’elle. Rappelons que Zola mettait au coeur des dysfonctionnements de son temps « la familiarité des pères et des fils[40] », autre manière de dire que les relations d’alliance et de filiation ne maintiennent pas la « bonne » distance (la coutume rêvant son idéal social dans le ni trop proche ni le trop éloigné[41]). En tout cas, depuis le viol, le malheur de Renée, comme souvent dans l’imaginaire – causal – du malheur, est un enchaînement catastrophique, d’une mésalliance à l’autre. Mais la répétition concerne également le plan de la filiation : « Qu’est-ce qu’un destin ? C’est d’abord, comme pour la coutume, avoir un passé, mais dans l’histoire familiale et non plus marqué dans le sol, sur la terre. Le destin est de sang, il s’hérite […]. C’est, dans tous les cas qui nous occupent [les romans de Hardy], une faute vis-à-vis de l’amour qui par un enchaînement fatal revient[42]. » Après le côté Saccard, le côté Béraud donc… À y regarder de près, la logique de l’honneur que nous mettions en avant, sur le plan social tout au moins, ne masque pas l’ensemble des irrégularités d’ordre privé qui nous paraissent marquer l’éducation de la jeune Renée, une éducation qui aurait dû la mener de façon plus orthodoxe de la filiation à l’alliance. La formation d’une « femme » est constituée d’une somme de savoirs et de « façonnages » explicites (dans lesquels la mère joue souvent un rôle essentiel) et d’autres plus implicites, moins formalisés, assurés de façon plus diffuse, une « invisible initiation[43] », à condition d’entendre dans cette notion le processus de socialisation de l’individu en termes d’apprentissage des différences de sexes, d’états et de statuts.

Ici, si la description de l’enfance de Renée n’est pas bien longue (trois pages, en quelques fragments disséminés sur l’ensemble du volume), tout détail donné fait signe et programme la destinée de Renée. C’est l’objet de l’article, déjà cité, de Sophie Pelletier que de revenir, en ce sens, sur leur interprétation « culturelle » : la mort de la mère, qui n’est pas vraiment remplacée par une autre figure féminine tutélaire (la tante Élisabeth regrette de ne pas avoir joué auprès de Renée le rôle de marraine qu’elle a rempli auprès de Christine), l’absence du père, l’éducation laissée toute aux mains des religieuses (et l’on sait l’aversion qu’éprouve Zola en la matière pour les pensionnats et les couvents[44]). Sophie Pelletier ajoute à l’étude de ce cadre déjà problématique celle des quelques souvenirs d’enfance sur lesquels revient Renée dans des moments de crise, tout aussi significatifs de notre point de vue – le cadeau d’un collier et d’un bracelet en corail offerts par la tante Élisabeth ou une scène de ronde enfantine au couvent sur l’air de « Nous n’irons plus au bois » –, dont elle montre l’inversion qu’ils opèrent vis-à-vis des leçons coutumières[45]. Rien en somme ne vient véritablement « régler » le parcours de la jeune Renée, que le roman qualifie régulièrement de turbulente et de tapageuse. Peut-être, en effet, « elle serait devenue meilleure, si elle était restée à tricoter auprès de la tante Élisabeth. Et elle entendait le tic-tac régulier des aiguilles de la tante, tandis qu’elle regardait fixement dans la glace pour lire cet avenir de paix qui lui avait échappé » (C, 573)[46]. C’est toute « une vie à l’envers », celle d’une femme mal initiée, que Renée, adulte et défaite, voit littéralement se refléter dans le miroir de sa chambre.

Mais c’est sur un autre aspect que nous voudrions insister : ici encore, le malheur répète et se répète. Si « devant les énormités de sa vie, le sang de son père, ce sang bourgeois, qui la tourment[e] aux heures de crise, cri[e] en elle » (C, 574), qu’en est-il du sang de la mère sur lequel le texte de La curée reste étonnamment discret ? Mme Béraud « était morte jeune. Quelque drame secret, dont la blessure saignait toujours, dut assombrir encore la figure du magistrat » (C, 379). La phrase laisse tout de même entendre la possibilité d’une « faute » maternelle, que Zola choisira d’expliciter dans l’adaptation théâtrale qu’il fait du roman en 1880, Renée :

BÉRAUD. – Oui, j’ai eu de grands chagrins, et le jour est venu où vous devez en connaître la cause… Vous aviez huit ans, vous étiez alors en pension, lorsque, un matin, je suis allé vous dire que votre mère était morte. Eh bien ! je mentais. Votre mère s’était enfuie de cette maison avec un amant, un secrétaire à mon service, un laquais…
RENÉE, se levant frémissante. – Mon père !
BÉRAUD. – Asseyez-vous… Vous n’êtes plus une jeune fille, Renée : vous êtes une femme. Désormais, vous pouvez tout entendre… J’adorais votre mère, je l’avais prise pauvre, dans une famille de petits commerçants. Elle me devait sa fortune, je comptais sur son coeur… Plus tard, j’ai su qu’il y avait des vices dans cette famille, tout un détraquement cérébral ; et, depuis ce temps, j’ai pardonné, en comprenant que votre mère était une malade… Mais, les premiers jours, quelles crises de colère et de désespoir ! Elle emportait ma vie, elle laissait derrière elle la maison vide et souillée. Ce n’était pas la trahison seulement, c’était le scandale. Pendant trois années, j’ai pu la suivre à la trace de ses amours. Puis elle est morte, dans de telles hontes…
[…]
BÉRAUD. – Si vous n’aviez pas failli vous-même, jamais je ne vous aurais parlé de ces choses […]. Vous ressembliez à votre mère, oh ! d’une ressemblance troublante pour moi, avec ses cheveux, son regard, jusqu’à son rire. […] À mesure que vous deveniez femme, je croyais la voir renaître, dans son charme et sa folie. […] Tiens ! malheureuse, tu es du sang de ta mère !
[…]
BÉRAUD. – […], tu as recommencé la faute ancienne […][47].

Certes, Zola fait, époque oblige, de l’hérédité un nouveau fatum mais le malheur ici est bien la réduplication d’une « faute » et plus encore : la réduplication des personnes (dans la ressemblance mère / fille est sous-entendue, nous semble-t-il, la possible passion incestueuse du père pour sa fille) et des situations (Béraud épouse, comme Renée, hors de sa classe et, comme elle, une personne issue du monde des « petits commerçants »). Béraud peut affirmer que rien ne sert contre l’atavisme, en tout cas pas « des années d’éducation et de bons exemples[48] », le texte, lui, tient un autre discours : celui de la défaillance des mères, certes, mais aussi des pères. Si Béraud refuse d’écouter sa fille et donc d’entendre la spécificité de sa « faute » (un viol !), c’est qu’il est plus commode pour lui de l’inscrire dans une fatalité d’un autre ordre, celle du « détraquement » de la famille maternelle. Mais c’est la mésalliance initiale, la sienne, qui construit tout autant sa maison en « lignée à malheurs » : son manque de discernement et son absence, dans le roman comme dans la pièce, sont décisifs dans le destin tragique de Renée. D’une certaine manière, la jeune femme ne s’y trompe pas : « Sa vie se déroulait devant elle. […] Elle se rappelait bien son enfance. Lorsqu’elle était petite, elle n’avait que des curiosités. Même plus tard, après ce viol qui l’avait jetée au mal, elle ne voulait pas tant de honte » (C, 573). Cette fois (nous sommes au dénouement de La curée), le mot « viol » est dit et, avec lui, un autre sans appel, « mal ». Mais est affirmée aussi la non-fatalité de la chair, à rebours des théories naturalistes : après avoir exploré l’hypothèse qu’elle pouvait avoir une part de responsabilité (« Était-ce ce jour-là qu’elle avait commencé à se mettre nue ? » ; C, 573), Renée finit par comprendre à quel point elle a été le jouet (la « poupée ») des autres : « Qui donc l’avait mise nue ? / […]. / Elle savait maintenant. C’étaient ces gens qui l’avaient mise nue » (C, 574-575). Elle vise en premier lieu les Saccard et tous les dépravés du Second Empire mais les « conditions de production » du viol (et de l’inceste) naissent bien des dérèglements familiaux (qui sont aussi, bien entendu, des dérèglements sociaux). En littérature, comme ailleurs, les femmes violées ne sont-elles pas souvent des femmes « non protégées » ?

Traditionnellement, le fait de s’approprier le corps des femmes pour avoir des descendants se double de l’appropriation sexuelle des femmes et de leur réclusion dans la sphère domestique. Il y a deux manières d’accomplir cela. De manière policée, lorsque des filles ou des soeurs sont cédées en mariage à un autre homme […]. Les hommes s’interdisent de convoiter ces femmes-là […]. Le respect qu’on leur porte est entièrement lié au fait qu’elles sont placées sous la protection de leur père, de leurs frères, puis de leur mari. Il s’ensuit que toute femme qui n’est pas protégée peut être prise comme objet de jouissance sexuelle, sans égard pour ses propres souhaits[49].

Autrement dit, certaines jeunes filles seraient davantage « prédisposées » que d’autres à la mauvaise rencontre et si nous tenons compte de l’ensemble de notre démonstration, nous pouvons avancer qu’il s’agit de celles qui n’ont pas été suffisamment « moulées » par la Coutume, par défaut dans la filiation, par défaut dans l’éducation au devenir femme, par défaut dans la protection (masculine en particulier). Une sorte de cumul des décumuls si l’on veut, que la littérature explicite en ces termes également, nous semble-t-il. Renée, en tout cas, coche, malgré son milieu social, toutes les cases…

Et si la protection des filles passe par la présence d’un ou de plusieurs « garants », elle passe aussi par une vigilance accrue (que Françoise Héritier souligne en évoquant « leur réclusion dans la sphère domestique ») au moment des passages cruciaux de l’existence féminine – puberté, nubilité, union, enfantement. Ces passages successifs (l’enfant devient une fille, puis une jeune fille, une femme, une mère, etc.), parce qu’ils marquent des entre-deux (dans les états et les statuts), sont réputés dangereux et les temps, les lieux dans lesquels ils se déroulent, tout autant. Comment ne pas noter que Renée subit le viol à l’adolescence, qu’elle est qualifiée alors d’« enfant[50] », pendant la « vacance » de l’été (à la sortie définitive du couvent et juste avant d’entrer dans la « vraie » vie), dans une maison de campagne (dans l’en-dehors de Paris et de la maison familiale) ? L’initiation de la jeune femme s’est faite à contretemps et dans des lieux de « marge[51] » : rien ne viendra réparer ici son malheur, bien au contraire.

Le viol de Renée dans La curée n’est pas décrit véritablement, ses incidences psychologiques pas davantage. Zola le pense d’abord dans une relation de continuité avec d’autres transgressions majeures, celles de l’ordre bourgeois, républicain, urbanistique, économique. Mais il est bien formulé en « malheur », un malheur qui compromet irrémédiablement le parcours d’une jeune fille. Un malheur qui a des raisons et des effets, qui obéit à des formes d’enchaînement et de narrativité nécessaires, que les modèles culturels nous permettent d’appréhender dans ce qui peut, c’est notre hypothèse, intéresser précisément le roman moderne. Car, comme la Coutume, ce dernier « destine » et fait son miel des histoires irrégulières. Le malheur s’explique et se raconte : pour la première, à des fins d’ordre et de conjuration ; pour le second, à des fins d’explicitation et de réévaluation. En effet, même informé inévitablement par les logiques culturelles – ici celles qui président au devenir homme ou femme dans les sociétés européennes à dominante judéo-chrétienne et qui nous permettent de dresser au fond un cadre et une typologie des malheurs personnels[52] –, le roman n’est jamais dans un rapport mimétique à elles : en les pointant, en s’attardant sur leurs ratés et leurs envers, il contribue à les éclairer, voire, dans certains cas, à en montrer l’arbitraire ou l’inadaptation quand les temps changent.

Renée est une femme mal initiée, livrée à elle-même dans les passages cruciaux de son existence, non protégée par son père, sa famille et son milieu : elle est placée sous le signe d’un mauvais sort que le roman actualisera de diverses manières. Si Zola ne donne pas à son personnage féminin une pleine intelligence de ce qui lui arrive et une volonté claire d’émancipation, son usage de la focalisation interne tend à le construire tout de même en victime consciente d’avoir été abusée et qui tente d’en approcher les raisons. Dans la publicisation romanesque du privé, les lignes peuvent bouger, même timidement. Quoi qu’il en soit, le récit du / de malheur tisse et trame ici un ensemble de discours et de savoirs, positifs et coutumiers : c’est dans ce dialogisme, cette hétérophonie même, des voix et des mondes (des cosmologies) que nous lisons le « réalisme » du roman moderne, et du roman zolien en particulier.