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In Memoriam Philippe Jacquin (1942-2002)[1]

Cette note de recherche propose quelques réflexions[2] relatives aux pratiques de redistribution qui ont cours au Nunavik par l’usage de congélateurs municipaux et du programme d’aide aux chasseurs (Hunters Support Program). Il s’agit moins ici de s’intéresser au principe de redistribution en lui-même et aux débats qu’il suscite, mais plutôt de s’attacher à décrire des pratiques qui répondent à l’acception commune de ce terme. Nous allons notamment tenter de cerner certains aspects du problème posé à l’analyse par l’achat du gibier par la mairie. Achat au cours duquel intervient une transaction monétaire tout à fait particulière, qui ne relève pas de la logique marchande.

Le programme d’aide aux chasseurs

Le programme d’aide aux chasseurs du Nunavik fut mis en place en décembre 1982. À cette époque, le projet de garantir un revenu minimum aux chasseurs et de pourvoir aux besoins alimentaires des plus démunis était compris comme relevant tout aussi bien de la volonté de protection d’un mode de vie. À l’origine, il devait être semblable au programme de garantie du revenu des chasseurs chez les Cris (Simard 1996: 142-155) qui se rapproche un tant soit peu du salariat. Toutefois, les Inuit amendèrent à leur convenance les accords de la Convention de la Baie James et du Nord Québécois (Duhaime 1990: 48) et le programme du Nunavik diffère donc de celui en vigueur plus au sud. Les sommes totales investies dans le programme d’aide aux chasseurs sont l’objet d’une négociation annuelle avec le gouvernement du Québec sur la base des estimations des besoins des communautés et des coûts de la vie (Duhaime 1990: 48). Le montant de la dotation annuelle (4 546 064 $ CAN en 2001) est versé à l’Administration Régionale Kativik qui prélève 15% pour ses frais propres (études, frais de gestion, etc.) et qui reverse le solde aux mairies au prorata de leurs populations. Malgré sa totale dépendance fiscale vis-à-vis du gouvernement du Québec, le programme d’aide aux chasseurs procède d’une redistribution de proximité au moyen de l’implication des mairies, nouvelles institutions locales, mais aussi à l’échelle régionale (Kativik), nouvelle elle aussi (Rousseau 2001: 266-267).

Les chasseurs qui le désirent peuvent amener le produit de leur chasse à l’employé de la mairie en charge. Celui-ci proposera une contrepartie monétaire fixée en fonction du poids et / ou de l’espèce. Notons que le prix, fixé à l’avance par l’acheteur, ne couvre pas même l’amortissement des coûts engendrés par la chasse (à peine 20% selon Chabot [2001: 203]), mais qu’il est toutefois plus intéressant que celui proposé par les coopératives ou «Les Aliments de l’Arctique Inc.» quand ils existaient (ibid.: 202). Il est également possible de vendre, dans le cadre du programme, divers artefacts artisanaux (e.g., mitaines) qui seront revendus par la mairie (ibid.: 111). Cependant ce poste de dépense paraît marginal. Généralement le gibier est entreposé au congélateur[3] dont l’accès est généralisé à tous pour peu que l’on appartienne à la communauté villageoise, et ce même si initialement était prévu un accès prioritaire aux veuves, malades et défavorisés. Parfois, un employé municipal est chargé de la redistribution comme à Akulivik (Kishigami 2000) où sont effectivement prioritaires les personnes démunies et les salariés à temps plein, le maire du village estimant que ceux-ci contribuent pécuniairement aux activités de chasse (ibid.: 182). Mais de fait, le plus souvent, aucun contrôle n’est assuré sur l’appropriation du gibier congelé, ni même sur la production (tant au niveau local que régional ou national), sauf par la mairie en cas d’engagements à honoraires. En effet, la mairie affrète parfois une expédition dans le but de ramener un type bien précis de gibier (e.g., du morse pour un banquet donné en l’honneur des aînés). L’arrivée du gibier est annoncée par radio ou par ouï-dire. Kishigami (2000: 181) note une variation saisonnière dans l’usage du programme, celui-ci étant moins actif de mai à août (en 1997), c’est-à-dire au moment le plus propice pour la chasse. Enfin, le programme étant administré par les mairies, il s’applique dans le détail selon leur bon vouloir. On peut néanmoins faire l’hypothèse que le modèle décrit plus haut correspond au fonctionnement général du programme, en se gardant de certifier qu’il correspond aux faits dans chacun des quatorze villages du Nunavik.

Le programme fournit donc de l’argent, du gibier, des équipements (bateaux, congélateurs, etc.), du carburant; certaines mairies interviennent aussi sur le prix du kérosène, vendent des produits nécessaires aux activités cynégétiques (Chabot 2001: 111-121). Mais seulement 13% du gibier en circulation est redistribué par le programme, alors que 85% transite par les réseaux dits réciprocitaires[4] et 2% seulement est vendu (ibid.: 210). Autrement dit, au Nunavik, le gibier n’a pas le statut de marchandise et il n’est donc que très rarement l’objet d’un échange de ce type (ibid.: 202)[5]. Toujours selon les données de Marcelle Chabot, qui reposent sur l’enquête de Santé Québec de 1995, la consommation de gibier ne représente plus que 15% de la masse de nourriture ingérée. Certes, si l’on ne s’en tient qu’aux solides, cette proportion est bien plus élevée (33% dont 10% de bannique [Chabot 2001: 408]) et au global l’apport nutritionnel de la nourriture locale n’est pas négligeable (entre 39 et 65% de l’apport en protéine [Dewailly 2000: 5]; 70% de la viande consommée selon Duhaime et al. [2002]). Toutefois la plus grande partie de la diète des Inuit du Nunavik est composée de denrées importées.

Un problème d’analyse: un achat / vente sans profit

De façon tout à fait évidente, bien qu’il soit recommandé de se méfier des évidences, le programme procède de deux mouvements: concentration en un lieu, et aussi une autorité, d’un certain nombre de biens — ici alimentaires — et une redistribution à partir de ce lieu. Ce type de mouvement, dit redistributif, peut être de plusieurs ordres. Par exemple, on le retrouve dans la levée d’impôts, dans le potlatch ou autres systèmes de type «big men.» Il peut donc revêtir une grande variabilité de forme mais dépend toujours de l’institution d’un pouvoir ou au moins d’une autorité formelle et bien établie, relevant d’un statut particulier. Soit une forme institutionnelle particulière que Karl Polanyi désigne comme un principe de centralité, la dynamique de cette forme de circulation dépendant alors de cette centralité[6].

Le programme d’aide aux chasseurs n’est certes pas la seule forme connue de redistribution depuis la sédentarisation. Les gouvernements fédéral puis provincial opèrent en effet, depuis les années 1950, un tel mouvement de redistribution, mais d’un centre en quelque sorte excentré, lointain, qui agit par concentration et — ironie géographique — du sud, initialement en dehors de la volonté politique propre des populations inuit (si ce n’est l’engagement par consentement tacite)[7].

Mais ce qui a attiré notre attention sur le congélateur municipal, c’est qu’il pose moins de problèmes à l’analyse dans son mouvement de redistribution que dans celui, concomitant, de concentration. Cette difficulté, que nous avons rencontrée notamment dans l’étude de Martin (2000), ne tient qu’à une raison: dans le processus de concentration intervient une médiatisation monétaire très particulière.

De façon assez semblable, a priori, les approches de Kishigami (2000) et Martin (2000) ont recours respectivement aux notions d’entraide et de solidarité. L’analyse de Kishigami exclut en conséquence l’ensemble des échanges marchands en ce qu’ils ne peuvent êtres considérés, à raison, comme des formes d’entraide, et ne se préoccupe vraiment que du mouvement de redistribution. Martin, lui, soulève la difficulté du mouvement de concentration, c’est-à-dire l’achat du gibier par la municipalité. Mais ledit mouvement échappe de fait au concept de solidarité tel que conçu dans sa thèse. Martin (2000: 183-194) distingue en effet une forme associative et une forme réciprocitaire. Mais cette dichotomie classique ne peut appréhender cet aspect du fonctionnement institutionnel du congélateur municipal qu’est la transaction monétaire. L’explication de Martin bute donc en toute logique sur le moment de la concentration du gibier. Pour retrouver de la solidarité associative là où il veut en voir, il lui faut assimiler la concentration du gibier au congélateur à un abandon (ibid.: 196-198, 274, 297), semblable en cela — puisque relevant aussi selon lui de cette forme de solidarité — à l’abandon d’enfant ou au don d’organes après décès en nos sociétés occidentales (ibid.: 195-199). Néanmoins, quand de façon simultanée un bien ou un service est échangé entre deux personnes physiques ou morales, pourquoi parler d’abandon, a fortiori si l’échange est monétarisé? En soit, il s’agit bien d’un achat / vente, mais ce qui perturbe le commentateur c’est que le prix, fixé à l’avance par l’acheteur en fonction des fonds négociés avec Québec, ne couvre pas ne serait-ce que l’amortissement des coûts engendrés par la chasse. Pour Martin (2000: 197; 268), ces faits contredisent l’idée que cette transaction relèverait de l’échange marchand. Ce en quoi nous lui donnons raison. En effet, un prix fixe ne peut relever de la logique du marché, et ce d’autant plus lorsque le volume d’achat dépend de fonds négociés annuellement. De ce constat, Martin tire la nécessité de sa théorie de l’abandon, forme de solidarité associative dans une forme alimentaire inuit. Peut-être, mais reste irrésolue la question de la transaction monétaire qui, elle, ne rentre pas dans ce cadre, car un abandon d’enfant ou un don d’organe, quand il y a contrepartie monétaire, n’a plus de don ou d’abandon que le nom et pose le problème moral dans nos sociétés de la vente d’enfants et d’organes. Et, conséquemment, on ne peut faire de ce «doux euphémisme» un concept sociologique.

Il faut noter également que depuis l’écroulement définitif de l’économie de trappe en 1983[8], non seulement les activités cynégétiques sont peu susceptibles de permettre un revenu monétaire quelconque (outre la participation au programme depuis 1982), mais cela signifie que le système de formation des prix selon les règles du modèle du marché autorégulateur ne s’applique plus au gibier que de façon tout à fait marginale, voire nulle. De nos jours, les possibilités de vendre le produit de la chasse sont en effet très limitées. Rappelons que le gibier ne semble pas avoir jamais été constitué en marchandise dans la circulation interne aux sociétés inuit, mais uniquement dans des relations commerciales avec des étrangers. En fait, au Nunavik en tout cas, il semble douteux que l’on puisse conférer au gibier un statut de marchandise à part entière. Pourtant le gibier est acheté à prix fixe par la municipalité et vendu par le chasseur, qui d’ailleurs donne et partage le plus souvent tout ou partie de ses prises. D’autre part, quand bien même le chasseur participerait au programme parce que la redistribution par le congélateur lui paraîtrait un principe correspondant à l’idéologie inuit basée sur le partage (Kishigami 2000: 187; Martin 2000: 280), il n’en reste pas moins que les faits rapportés par Martin (2000: 268) montrent que les chasseurs participent aussi, car la rétribution monétaire les aide à subvenir (si peu) aux coûts monétaires importants de la chasse (Chabot 2001: 203). Il s’agit donc bien d’une vente, mais la question de la formation du prix pose problème et interdit, de même que le statut du gibier, de qualifier cette transaction de marchande.

L’échange entre commerce, marché et monnaie

Pour résoudre ce problème descriptif, on peut ici faire appel à une distinction — malheureusement souvent ignorée — entre commerce (trade), marché (market) et monnaie, que l’on doit à Karl Polanyi (1977: 77-78, 81-96). Notons immédiatement que nous userons de cette distinction à notre convenance sans aucune ambition d’exégèse[9].

Commençons par distinguer marché et monnaie. Il peut être fait un inventaire des fonctions de la monnaie: instrument de décompte (unité de compte), d’échange (équivalent général), et de réserve de valeur (possibilité d’achat) selon la définition de Jevons. À celles-ci, catalectique et non exhaustive, on peut rajouter cette distinction élémentaire mais fondamentale entre instrument de paiement et instrument d’achat: payer n’est pas acheter. Ainsi paye-t-on des impôts, on ne les achète point. Cette distinction conceptuelle élémentaire rappelée notamment par Rospabé (1995: 41), et qui n’épuise pas elle non plus l’ensemble des faits monétaires, s’inscrit dans le coeur même de nos sociétés où il est pourtant apparemment difficile de rendre compte d’usage monétaire non-marchand (il n’en est rien pourtant, cf. Zelizer 1994). On pourrait donc penser que la transaction monétaire inscrite dans le mouvement de concentration du gibier serait un paiement et non un achat.

Mais cette transaction monétaire pourrait être aussi définie comme un échange commercial (et non un échange marchand[10]) et ce, pour trois raisons: le système de formation des prix fortement déterminé par une analyse des besoins et des coûts déterminant le budget annuel du programme; le statut du gibier non-conçu comme marchandise; et peut-être la raison et les représentations qui structurent cette forme de circulation.

Nous considérons donc ici que l’échange, forme d’intégration très répandue[11], peut s’articuler à deux institutions proches mais différentes, entre autres de par leurs systèmes de formation des prix. Il s’agit du commerce, connu depuis très longtemps et qui a pu se développer en dehors de tout contexte monétaire (comme c’est le cas en partie de l’économie de traite des Inuit du début du XXe siècle) et du marché, système prédominant aujourd’hui, qui fonctionne selon le modèle (idéal) du marché autorégulateur et dont on ne connaît pas de forme non monétaire. Dans la forme commerciale de circulation des biens, les prix sont dits fixes, c’est-à-dire établis en dehors du principe de l’offre et de la demande, et leurs fluctuations éventuelles dépendent donc d’autres facteurs. Bien que la forme monétaire du commerce tende à le faire confondre avec le marché, il faut considérer, pour bien établir la différence, que le marché autorégulateur n’admet en théorie aucune limite ou intervention, et ce non pas tant sur le plan de la formation des prix que, nous semble-t-il, sur celui de l’extension de son domaine de compétence, c’est-à-dire du nombre d’éléments et d’activités qui tombent sous sa législation. Ainsi Polanyi (1983 [1944]: 106-111) décrit un mouvement de marchandisation croissante des activités humaines dont on ne peut que constater la continuité, l’institutionnalisation et l’extension progressive de nos jours. C’est, selon nous, principalement dans ce mouvement qu’il faut comprendre la différence entre le vieux commerce et l’omniprésent marché d’aujourd’hui.

On ne peut donc pas assimiler la vente du gibier à un échange marchand puisque le gibier ne semble pas avoir le statut de marchandise[12], et que le système de formation des prix est fortement déterminé par une négociation reposant sur une analyse des besoins et des coûts. Toutefois, on peut toujours décrire le procédé de concentration comme une vente, une pratique d’échange de nature commerciale mais non-marchande. Pratique qui reste à explorer du point de vue des raisons qui y président et pour l’étude desquelles il faudrait s’attarder sur le jeu des représentations, identitaires et culturelles[13], et le glissement possible dans le registre des raisons du statut du bon chasseur à celui de bon Inuk.

Commerce et pratiques monétaires spécifiques: les raisons de l’échange

Il semble évident que la participation des chasseurs au programme ne relève en aucun cas du mobile du gain, le prix d’achat ne recouvrant pas les coûts de l’activité cynégétique[14]. Qui plus est, on sait par Chabot (2001: 350-359) que seul l’emploi régulier et à plein temps d’un membre de la famille permet au chasseur d’exercer pleinement la chasse en disposant de suffisamment de temps et d’argent. En outre, toujours selon Chabot (ibid.: 201), si le programme représente 87,3% des revenus monétaires tirés de la vente de la production vivrière en 1995, époque où «Les Aliments de l’Arctique Inc.» existaient encore, ce chiffre est à reporter à la faible importance des revenus du programme dans le revenu global des ménages, soit 2% (Chabot 2003: 7). Chabot (2003) démontre que seules quelques familles tirent un revenu important du programme (45 808 $ CAN en 1995), mais que ce dernier reste de toutes façons marginal dans leurs budgets (5%) en comparaison des salaires (59%) et transferts (36%).

Quel est alors le mobile de l’action? On peut inférer que la finalité plus ou moins officielle du programme étant tout à la fois d’assurer la persistance du mode de vie inuit «traditionnel» et une certaine sécurité alimentaire[15] — et l’on aperçoit dans la thèse de Chabot (2001) les limites de cette ambition — les chasseurs pourraient voir là l’occasion de remplir une obligation statutaire qui ne serait plus celle du bon chasseur devant s’assurer la proximité du gibier mais celle du bon Inuk qui assume une obligation de solidarité. Cette modalité reçoit d’ailleurs différentes appréciations dans la communauté: elle paraît réprouvée ou acceptée selon le principe qu’elle correspond ou non, dans la perception des Inuit, à ce qu’il est convenable de faire[16].

En tout état de cause, ce mobile, s’il peut être identifié, ce qui reste à prouver[17], pose la question de l’usage de la monnaie. En effet, comme cela a été déjà souligné auparavant, même dans un contexte contemporain, la question de la monnaie ne peut se restreindre à la seule conception classique d’instrument d’échange absolument neutre. Et ce, plus encore dans le contexte inuit à propos duquel il pourrait être intéressant d’analyser l’usage d’une monnaie exogène, introduite surtout à partir des années 1950, et dont les ressources contemporaines sont des emplois (65,9%) le plus souvent tertiaires et des transferts de paiement (31,9%[18]). Dans le contexte décrit ici, il est possible que la monnaie soit aussi utilisée dans la transaction commerciale entre chasseur et mairie pour régler une obligation statutaire. Il y aurait en quelque sorte homologie de position entre le chasseur inuit participant au programme d’aide aux chasseurs et, par exemple, le factor du commerce du royaume d’Hammourabi (Babylone antique) qui recevait du roi la charge de commercer (Polanyi 1968a [1963], 1971a [1957]: 12-26). La différence notable tiendrait à la valeur de la rémunération monétaire, mais le mobile, lié au prestige, serait homologue. Il s’agirait donc d’une forme de commerce assurée par la mairie pour des raisons identitaires et statutaires, voire de sécurité alimentaire. L’institutionnalisation de ces échanges, en un lieu et en un état tel qu’ils répondent à des critères politiques et sociaux tout à fait différents de ceux du marché intégrateur comme on le connaît aujourd’hui, semble tout à fait similaire[19]. Dans les deux cas, en effet, la sécurité alimentaire et les obligations statutaires sont parties du fondement de l’institution, pas la maximisation de gains pour elle-même, encore moins l’intérêt individuel même s’il est certain que celui-ci comme celle-là peuvent êtres rencontrés. Cette homologie impliquerait que la monnaie servirait plus à régler une obligation statutaire qu’à payer l’effort de chasse ou acheter le gibier[20] et que le congélateur fonctionnerait alors aussi comme un système d’allocation de ressource monétaire assez peu performant, encore que la disponibilité de celle-ci puisse expliquer son intérêt. Toutefois, la monnaie aurait peut-être un usage spécifique, la source de l’argent pouvant déterminer son usage, ce qui serait tout à fait probable car cela est caractéristique de la socialisation de l’objet monnaie (Zelizer 1994: 209), ce qui resterait à étudier pour le cas qui nous occupe ici.

À cet égard, il faut rappeler que Polanyi, suivant en cela les données de l’ethnologie et de l’histoire, a défait l’idée que la monnaie ne soit que d’un usage marchand. Zelizer (1994), dans des études sur des pratiques monétaires en contextes contemporains et marchands, a quant à elle montré que la monnaie peut intégrer la logique sociale des rapports sociaux qui la mettent en jeu[21]. Cette approche permet de rendre compte à la fois des usages monétaires complexes et non-univoques dans nos sociétés marchandes, mais aussi des usages tout aussi complexes des sociétés non-marchandes en repérant les facteurs sociaux, culturels et politiques qui règlent l’usage de l’argent, la détention de celui-ci, son système d’allocation, le contrôle de sa diffusion et de sa production, de même que les ressources disponibles en la matière. Ainsi il est possible d’envisager que des rapports sociaux comme la réciprocité et la redistribution «colorent» en quelque sorte l’usage (et la notion même) de la monnaie de leurs logiques sociales propres[22]. Cette perspective pourrait rendre compte tout à la fois du paiement du gibier dans le cadre de l’institution du congélateur mais aussi de certaines transactions monétaires entre individus et familles qui dans un premier temps pourraient sembler relever de la logique marchande: «investissement» dans l’équipement d’autrui, prêt et emprunt, «dédommagements» rapportés par des observations récentes[23].

Pour approfondir ces analyses, il faudrait peut-être avoir recours à l’histoire de cette institution afin d’expliciter les conditions culturelles et sociologiques entourant son apparition[24]. Il faudrait alors remonter au temps de la sédentarisation des populations inuit et de l’apparition des premiers congélateurs pour mettre ainsi à jour l’importance de ces deux facteurs dans l’émergence d’une institution qui, dans d’autres analyses, pourrait apparaître comme relevant du simple jeu de l’offre et de la demande ou de l’économie des coûts de transaction face à de nouvelles contraintes bien réelles: la «prolétarisation» et la remise en cause des solidarités familiales et communautaires.