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Despite Au Nunavik, l’épanouissement de la jeunesse fait l’objet d’actions mises en oeuvre dès la période de la jeune enfance. Le service de garde à l’enfance de l’Administration régionale Kativik (ARK) a pour mission de fournir « un milieu chaleureux, sain, stimulant et surtout sécuritaire aux enfants âgés de trois mois jusqu’à l’entrée à l’école maternelle. » (Services de Garde à l’enfance du Nunavik 2022). Ce service a pour objectif d’offrir aux jeunes enfants un programme de qualité en accord avec la culture et la langue inuit. Plusieurs actions sont mises en oeuvre afin d’atteindre ce but. Le 9 mars 2020, la seconde édition du programme de formation communautaire relatif à la gestion des CPE a débuté. Durant un an, les participants ont notamment eu la possibilité de développer les compétences nécessaires à l’expression de la culture inuit dans ce type de structure d’accueil des jeunes enfants (Services de Garde à l’enfance du Nunavik 2022).

Le premier CPE fut créé en 1981. À présent, chacun des 14 villages du Nunavik est doté d’un à deux CPE en fonction de sa démographie. Les CPE suivent le programme du Ministère de la famille du Québec qui est adapté à la culture inuit par l’ARK (Services de Garde à l’enfance du Nunavik 2022 ; Ministère de la Famille 2022).

Les établissements sont ouverts du lundi au vendredi de 8h30 à 17h30. Plusieurs temps ponctuent la journée des enfants : l’accueil des parents, la collation du matin, le déjeuner, le goûter, le rangement des salles, l’habillage, le temps de repos, les pratiques d’hygiène, comme le lavage des mains et des dents, et les activités récréatives formelles et informelles.

Cette étude s’appuie sur des observations et des entrevues réalisées dans les CPE de Kuujjuaraapik et de Kuujjuaq. Ces deux villages ont pour particularité d’être plurilingues et pluriculturels. Ils se distinguent néanmoins sur le plan démographique puisque le village de Kuujjuaq est près de 4 fois plus peuplé que celui de Kuujjuaraapik. Capitale administrative de la région, il accueille de nombreux employés non-originaires du Nunavik. Une population crie, dont le nombre d’habitants est à peu près équivalent à celui de la population inuit, vit à Kuujjuaraapik, nommé Whapmagoostui dans leur langue.

Parmi les 2535 habitants peuplant le village de Kuujjuaq, 260 enfants sont âgés de 0 à 4 ans (Institut de la Statistique du Québec 2014). Les CPE Iqitauvik, « le lieu où l’on cajole », et Tumiapiit, « petites traces de pas », ont une capacité d’accueil combinée de 160 enfants. De fait, la part des jeunes enfants qui fréquentent ou ont fréquenté ces CPE de manière régulière ou occasionnelle est majeure. Le village de Kuujjuaraapik compte 665 habitants dont 75 enfants âgés de 0 à 4 ans (Ibid.). Le CPE Saqliavik, « le lieu où l’on porte sur les genoux », dispose d’une capacité d’accueil de 40 enfants.

Dans ces CPE, les éducatrices et les enfants s’expriment en inuttitut, en anglais, et plus rarement en cri ou en français. L’alternance codique et le langage enfantin sont deux autres formes langagières en pratique. L’alternance codique correspond à l’emploi de deux langues au cours d’un même énoncé. Le langage enfantin, piaraujausiit, s’entend dans les salles des enfants âgés de quelques mois à trois ans. Dans un premier temps, le cadre théorique et la méthode ethnographique de cette étude sont indiqués. Dans un second temps, quelques repères relatifs aux caractéristiques sociales du silence, à la responsabilisation et à l’éducation de l’enfant inuit en CPE sont partagés afin de favoriser une lecture optimale des situations d’observation analysées.

Cadre théorique et ethnographie

L’orientation théorique de cette étude s’est développée à partir des travaux fondateurs de Jean Briggs et de Martha Crago Borgmann. Plusieurs interactions entre les enfants et les adultes sont décrites par Martha Crago Borgmann (1988, 254 ; 1990) et ses collègues (Crago Borgmann et Eriks-Brophy, 1993a ; 1993b ; 1993c ; Crago Borgmann et al. 1993b ; 1997). Les spécificités culturelles y sont soulignées, ainsi que les possibles incompréhensions dues au contexte pluriculturel et plurilingue de la région en termes d’usage des canaux de communication verbale et non verbale et de leur interprétation. Mais, ils exposent également un ensemble de préceptes éducatifs liés aux valeurs sociales et aux principes de vie inuit, tels que le partage, l’entraide, l’autonomie, le respect des personnes et de l’environnement. Ceux-ci ont été étudiés une vingtaine d’années auparavant par Jean L. Briggs dans la région actuelle du Nunavut. Les valeurs et les émotions en jeu dans la socialisation de l’enfant ont été finement renseignées dans plusieurs de ses travaux (Briggs 1970 ; 1983 ; 1998 ; 2000 ; 2001).

Les travaux de Briggs sont remarquables pour leur précision, leur finesse et leurs ressources multiples qui sont encore valorisées dans les recherches relatives à l’éducation inuit. Dans la partie introductive de son ouvrage Inuit Morality Play : The Emotional Education of a Three-year-old (Briggs 1998), elle souligne l’importance de regarder en profondeur un seul petit événement de la vie d’un jeune enfant afin de comprendre la manière dont il procède pour créer et donner du sens à ses expériences. Elle observe attentivement des scènes de vie de Chubby Mata, âgée de trois ans, et la manière dont elle exprime ses émotions en prêtant attention aux paroles, aux tons de voix, à la gestuelle, aux postures et aux silences. Elle s’appuie également sur des théories psychanalytiques, l’analyse personnelle et l’introspection pour comprendre la façon dont les émotions de cette enfant informent sur les personnes et leur société (Ibid., 2-20).

Dans son article relatif aux aptitudes et aux valeurs nécessaires pour devenir mature et sage, Betsy Annahatak (2014), spécialiste en éducation originaire du Nunavik, présente un ensemble de principes et de valeurs inuit. Leur étude a permis de comparer les modalités d’usage des canaux de communication et les préceptes éducatifs inuit en contexte plurilingue. Elle a conduit à l’élaboration d’une réflexion analytique relative à l’expression et à l’acquisition des valeurs inuit en situation éducative qui sert de soubassement à cette étude (Benoit 2017).

Dans le but de bénéficier d’une compréhension plus large du phénomène observé, des données relevant de la psychologie et de l’analyse des conversations sont mentionnées à l’étude de la notion de responsabilisation (Duclos et Duclos 2005) et des pratiques interactionnelles (Austin 1970; Searle 1972 ; 1982). La psychologie du développement et la psychologie humaniste ont particulièrement été regardées. Selon la première discipline mentionnée, une personne se développe tout au long de sa vie durant laquelle elle traverse différentes étapes de la naissance à la mort (Laval 2015, 9). La psychologie humaniste fonde sa pratique sur les aspects « positifs » de la personne et de l’existence. Elle place la réalisation de soi comme concept central de sa pratique (Lecomte 2013, 16-20).

Les trois situations proposées sont tirées d’un travail ethnographique effectué au cours de quatre séjours réalisés entre les années 2012 et 2015. Sept semaines d’observation participante ont permis de contribuer aux activités journalières des jeunes enfants et des éducatrices. Plus de 30 entretiens semi-dirigés ont été menés en inuttitut, en anglais et en français avec des mères et des éducatrices travaillant dans le domaine de l’éducation et de la santé. Pour des raisons éthiques, le nom des enfants et des éducatrices des situations présentées sont fictifs et l’identité des éducatrices des entrevues individuelles n’est pas mentionnée. Les trois exemples suivront un schéma similaire qui décrira d’abord la situation, puis les modalités d’usage des canaux de communication et enfin, leur portée éducative. À terme, les ressources éducatives du silence en faveur de la responsabilisation des jeunes enfants seront exposées.

Caractéristiques conversationnelles et sociales du silence

Selon l’anthropologue Jean L. Briggs (1998, 15), les processus mentaux et émotionnels s’expriment majoritairement à travers les messages non verbaux. Ils agissent sur l’interaction à travers le canal verbal, mais également à travers le canal non verbal. Il fait référence à l’expression vocale, à la mimogestualité, à la posture et au silence. Contrairement aux autres canaux de communication, le silence est une composante interactionnelle imperceptible. La voix et la parole s’entendent. Les gestes, les mimiques, les postures et les déplacements dans l’espace se voient. Le silence ne requiert l’activité d’aucune de nos capacités sensorielles.

Il se distingue par sa durée (Laroche-Bouvy 1984, 27). Inférieur à deux secondes, il sert à réguler la conversation et à reprendre son souffle. Supérieur à deux secondes, il « accompagne la recherche d’expression, d’arguments, de raisonnements », indique l’anthropologue David Le Breton (1997, 27). Il ajoute que les silences « détachent les mots ou les phrases, installent pour l’autre les conditions de la meilleure compréhension. Ils établissent la pesée des termes les plus appropriés à transmettre une idée et les aménagements liés aux tours de parole. » De même, « les brefs silences qui émaillent la discussion permettent un instant de réflexion avant la poursuite d’un raisonnement, vérifient l’accord de l’autre sur un propos susceptible de provoquer une divergence d’opinion ou ménagent un instant de rêverie » (Ibid., 26-29).

Il facilite l’expression de messages transmis verbalement qui peuvent être analysés à partir de la théorie des actes de langage selon laquelle l’énoncé se distingue par ses valeurs locutoires, illocutoire et perlocutoire. Ces trois termes renvoient respectivement à la structure syntaxique, la valeur sémantique et aux effets de l’énoncé sur l’échange (Austin 1970 ; Searle 1972 ; 1982). D’après Véronique Traverso, directrice de recherche au CNRS (Centre national de recherche scientifique de France), « les énoncés adressés par un locuteur à un interlocuteur réalisent avant tout des actes. Ils agissent sur lui et modifient plus ou moins ouvertement la situation » (Traverso 2011, 13). L’analyse des conversations souligne le caractère dynamique de l’interaction en précisant que « le locuteur change en échangeant » (Ibid., 5).

Si le langage est soumis à l’analyse, que suggérer de celle du silence ? D’un point de vue structurel, le facteur temporel autorise la distinction entre le silence court et le silence long. Court, il tend à fluidifier la conversation, tandis que long, il favorise la réflexion, la sélection des termes appropriés et l’observation. D’un point de vue interactionnel, il peut, par exemple, exprimer une présence amicale ou un signe de timidité. Selon Betsy Annahatak (2014), la capacité à faire preuve de retenue afin d’éviter d’adresser des paroles blessantes aux autres est une aptitude propre au système de valeurs inuit qui s’exprime par le terme uqajautiqattailiniq.

La retenue verbale suppose de veiller à ne pas détenir le monopole de la conversation en présence des aînés et de ne pas parler de manière inconvenante (Therrien 2008, 254-55). Dans les CPE, le silence souligne ces nuances ou en révèle d’autres qui sont à mettre en relation avec la conception inuit de l’éducation et des relations interpersonnelles.

L’analyse des formes d’expression de la culture inuit en CPE incite également à s’intéresser aux modalités d’usage des canaux de communication parce qu’ils sont les vecteurs d’informations multiples et sont à la base de l’interaction interpersonnelle.

L’étude des interactions entre les jeunes enfants et les éducatrices des CPE a montré que sans s’opposer à la parole, le silence détient une place privilégiée. Si la communication suppose une alternance entre les instants de parole et de silence, ce dernier dispose de fonctions conversationnelles déterminées.

Dans ses travaux relatifs à l’acquisition du langage chez l’enfant, la professeur Martha Crago Borgmann identifie plusieurs catégories de silence. Dès les années 1980, elle mène des recherches relatives aux interactions dans les familles et dans les établissements éducatifs et médicaux du Nunavik. D’après ses recherches, le silence peut traduire une désapprobation, une marque de respect ou encore un choix de tenir compagnie (Crago Borgmann 1988, 90, 223, 226). Le silence évoquerait également la timidité, comme l’indique une éducatrice originaire de Kuujjuaq (entretien Kuujjuaq, avril 2015).

Par ailleurs, si le canal verbal joue un rôle majeur dans la communication interpersonnelle, le silence détient aussi une place de choix dans le système relationnel inuit (Crago 1988 ; Therrien 2008 ; Maire 2015). Les pratiques éducatives inuit peuvent se lire à travers l’usage du silence qui constitue un mode de communication signifiant et qui traduit une aptitude à être responsable.

Être reponsable

À l’étude du système de valeurs inuit et de son expression en milieu éducatif, il est apparu que le développement de la capacité à prendre soin de soi et des autres est essentiel. Être capable de faire face aux circonstances bonnes ou mauvaises de l’existence dans son contexte géographique et temporel propre est une des finalités de l’éducation, selon un groupe de travail sur l’éducation au Nunavik (Grey et al. 1992). L’autonomie est une aptitude appréciée dans le système relationnel inuit. Qanuqtuurunnaniq rend compte d’une personne capable de prendre ses décisions et de se débrouiller seule (Laugrand et Oosten 2009, 125). Ce terme évoque la capacité à improviser avec ce qui est sous la main, à trouver des solutions et à faire preuve d’inventivité (Benoit 2017 : 399). D’après Michèle Therrien, anthropologue et linguiste, qanuqtuu- implique de savoir identifier le comportement approprié à telle ou telle situation (communication personnelle 2016). Le programme éducatif des CPE du Nunavik mentionne « la résolution de conflit et la débrouillardise » dans la liste des valeurs et attitudes en accord avec la culture inuit (Services de garde à l’enfance du Nunavik 2022).

Les termes inuguiniq et inunnguiniq font référence à l’idée de devenir une personne indépendante (Pernet 2014), un adulte autonome (Ibid. 2012, 127). L’infixe -guq- signifie « grandir, gagner en maturité », tandis que -nnguq- évoque la notion de devenir ce que l’on n’était pas auparavant (Schneider 1997, 43). Inuuqatigiitsiarniq évoque le respect et le soin apporté aux autres et aux relations interpersonnelles (Laugrand et Oosten 2009, 125). Isumataq désigne « une personne avisée », tandis que silatujuq ajoute à ce qualificatif les attributs d’une personne mature, raisonnable et sage (Schneider 1985, 355 ; Annahatak 2014).

D’après le Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques (CNRTL), une personne responsable a le devoir de « rendre compte de ses actes et de ceux des personnes dont elle a la charge ». Cette définition fait référence à quelqu’un de « réfléchi, sérieux, qui sait peser le pour et le contre ». La responsabilité suppose de savoir faire preuve de discernement. Dans Le grand dictionnaire de la petite enfance, Pierre-Brice Lebrun (2018, 420), spécialiste en droit dans le secteur médico-social, précise que « la responsabilité impose à chacun, dès sa naissance, d’assumer ses actes et leurs conséquences ».

Devenir adulte suggère une capacité à développer une relation équilibrée entre le rapport à soi et à l’autre. La notion de responsabilisation, plus que celle de l’autonomie, englobe cette dynamique entre soi et l’autre, valorisée dans le système relationnel inuit.

Il s’agit donc de souligner les procédés interactionnels en faveur de la responsabilisation de l’enfant en CPE et d’identifier les pratiques éducatives qui les servent. Puis, trois interactions entre des enfants et des éducatrices sont présentées. Le point suivant offre quelques repères relatifs à l’enfance en CPE. Ni exhaustifs ni normatifs, ils fournissent néanmoins des données élémentaires à l’étude des situations interactionnelles décrites ci-après. Décrites dans un ordre successif, elles forment néanmoins un ensemble dont le déroulé autorise une analyse progressive du rapport entre les pratiques interactionnelles et les pratiques éducatives d’une part, et entre la responsabilisation de l’enfant et le silence, d’autre part.

Quelques repères relatifs au monde de l’enfance dans les CPE au Nunavik

La conception de la personne et de l’éducation diffère d’une aire culturelle à une autre. Poursuivant un développement physiologique similaire, les jeunes enfants sont toutefois élevés selon un rapport au monde et à la personne façonnée par leur environnement géographique et culturel (Lallemand 2000).

Au cours de leur développement, angilivallianiq, littéralement « le fait de progressivement grandir », les jeunes enfants accroissent leurs aptitudes physiques et mentales. Ils bénéficient d’un apprentissage effectué par l’observation, l’imitation et l’expérimentation (Larose et al. 1996, 251 ; 255-56 ; Petit 2003, 208-11) qui suggère un accompagnement indirect. Cette forme d’apprentissage s’appliquerait autant aux enfants qu’aux adultes. Prenant en exemple le silence de dessinateurs originaires du Nunavut observant une une étape du travail de gravure. Aurélie Maire (2014, 158), anthropologue, indique que « l’observation silencieuse fonde l’apprentissage traditionnel des Inuit, aux côtés de l’expérimentation ».

Au printemps 2014, un jeune garçon âgé de 18 mois tombe au sol. Miaji, âgée de 8 ans, s’apprête à l’aider à se relever. Cette enfant est venue rendre visite à sa mère qui travaille au CPE Tumiapiit. Le regard de la mère en direction de sa fille suffit à la dissuader de venir en aide au jeune garçon qui se relève seul l’instant d’après. Au Nunavut, les aînées Naqi Ekho et Uqsuralik Ottokie (Briggs 2000, 66, 109) précisent qu’il n’est pas utile d’aider un enfant à marcher ou à parler, car ses aptitudes se développent de façon naturelle.

Plusieurs travaux au sujet de l’éducation en milieu inuit ont montré que jusqu’aux trois premières années, l’enfant dispose d’une grande liberté d’action (Honigmann et Honigmann 1954, 43 ; Therrien 1987, 55 ; Sprott-Winkler 2002, 2). Les jeunes enfants parlent librement. En grandissant, ils apprennent à faire preuve de retenue (Briggs 1970, 112 ; Freeman 1978, 21). Vers l’âge de 5 ans, la discipline et la réprimande commencent à s’intégrer au processus éducatif (Honigmann et Honigmann 1954). En se référant aux travaux de Jean L. Briggs (1983, 13-25), Michèle Therrien (1987, 155) indique que « malgré certains aspects ludiques, l’apprentissage représente une dure épreuve ». Un groupe d’aînés du Nunavik chargé de donner un enseignement au sujet des valeurs inuit recommande aux parents et aux professionnels de l’éducation de donner des directives de plus en plus complexes aux enfants (Annahatak et al. 1993, 216).

Du jeune enfant qu’il était, piaraq, littéralement « petite chose », l’enfant se rend utile, d’où l’usage du terme surusiq, littéralement « qui se rend utile ». Ce terme est associé aux enfants âgés de 5 ans et plus (Therrien 1987, 156).

Dans les trois CPE, l’analyse des pratiques interactionnelles a montré que peu de directives sont adressées aux enfants, excepté lorsqu’il s’agit d’accomplir une tâche collective liée à l’alimentation ou à l’hygiène, par exemple. Dans ce cas, elles sont adressées au groupe plutôt qu’à une personne en particulier. Cette pratique a préalablement été remarquée par Martha Crago Borgmann et Alice Eriks-Brophy (1993) dans les années 1980-1990 au sein des établissements éducatifs du Nunavik. Une fois répétée plusieurs fois, l’effet de l’observation et de l’imitation favoriserait l’accomplissement de la tâche par le plus grand nombre.

De façon générale, il a été observé que les jeunes enfants interagissent entre eux. Peu de conversation sont initiées avec les adultes. Outre les directives liées aux tâches collectives, les éducatrices interviennent plus directement lorsqu’elles demandent de dire « pardon », de partager un jouet, de descendre de la table. Lorsqu’elles pratiquent des activités avec les enfants, les énoncés verbaux sont minimes en comparaison avec l’usage de la communication non verbale. L’enfant peut également être sanctionné par une mise à l’écart du groupe dans une autre salle ou dans le bureau de la directrice. Cette option est choisie en dernier recours. Appliquée, elle concerne les enfants les plus âgés. La nécessité d’un changement lié à l’inconvenance d’un comportement est de préférence signifiée par une alternance dans l’usage des canaux de communication, tel que nous le montre la description de cette première situation dont le protagoniste principal est Piita, âgé de 18 mois.

« Il finira par se calmer »

Description

Au mois de mai 2014, une dizaine d’enfants et trois éducatrices se trouvent dans la cour extérieure du CPE Iqitauvik. Piita est assis au fond de la cour. Tout près de lui, de longues barres métalliques sont empilées. Sa mère l’appelle par son nom à plusieurs reprises d’une voix dont l’intonation monte peu à peu. Miaji est âgée d’une vingtaine d’années. Elle est éducatrice dans une autre salle que celle de son fils. Il s’agit de son premier enfant.

Pour des raisons de sécurité, les enfants ne sont pas autorisés à jouer à cet endroit de la cour. Piita y reste malgré les appels de sa mère. Au bout de quelques minutes, elle marche jusqu’à lui et le prend dans ses bras. Puis, elle rejoint les deux éducatrices inuit et les enfants qui se trouvent non loin de l’entrée de la cour. Les enfants jouent et ne prêtent guère attention à la scène.

Piita pleure. Sa mère tente de le consoler, mais elle ne parvient pas à apaiser son chagrin. Au bout d’un certain temps, elle le place à côté d’elle. Face à la persistance de ses pleurs, l’éducatrice Rita le prend dans ses bras. Puis, elle finit par le déposer tandis qu’il continue de pleurer. Sa mère le reprend dans ses bras ; elle le positionne près d’elle. Rhoda prend le relais et le place sur ses genoux en lui murmurant des sons ou bien des mots à l’oreille. Ces mouvements s’alternent avec des périodes neutres de la part des éducatrices qui demeurent silencieuses jusque dans leur posture et leur regard non dirigés vers l’enfant. Rhoda finit par poser Piita près d’elle.

À ce moment, Lise, éducatrice francophone, entre dans la cour[1]. D’un air étonné et perplexe, elle regarde l’enfant, puis la mère, avant de prononcer : « Piita ! ». Sa mère répond « he’s gonna cool off » (« il va se calmer »). Elle fait signe à son fils de s’approcher d’elle. Il pleure. Elle le prend dans ses bras, l’embrasse et lui dit : « taima, taima, taima » (« c’est fini, c’est fini, c’est fini »). Après quelques secondes, Piita cesse de pleurer.

Communication multicanale

Au cours de cette interaction, qui dure plus de dix minutes, plusieurs canaux de communication sont mobilisés. « He’s gonna cool off » (« il va se calmer »), « Piita ! », et les quelques murmures prononcés par Rhoda sont les seules productions verbales. Le ton exclamatif de Lise, la voix montante de Miaji et les pleurs apportent un sens additionnel à l’échange en fournissant des précisions sur l’état émotionnel des locuteurs.

Les déplacements dans l’espace des éducatrices sont également significatifs. Piita est d’abord éloigné du groupe, puis le rejoint. Il se met à pleurer lorsqu’il parcourt la distance entre les barres métalliques et le reste du groupe. Les mouvements des éducatrices et, de fait, de Piita qui se trouve dans leurs bras, modifient son espace interactionnel. Il passe d’une personne à une autre ou il est assis seul. Les gestes des éducatrices sont neutres ou affectueux. Piita effectue peu de mouvements. Il demeure à l’endroit où il est placé.

Les pleurs cessent lorsqu’un changement soudain est provoqué par l’arrivée de Lise. Quand elle énonce le prénom de l’enfant d’un air interrogateur, elle se trouve en position surélevée par rapport aux autres personnes présentes dans la cour. Pour entrer dans la cour, il faut d’abord descendre quelques marches. En haut de celles-ci, Lise bénéficie d’un plan large de la scène. Son arrivée incite la mère à se rapprocher de Piita alors que l’instant précédent, elle s’en était distancée. Ce changement a tout l’air d’avoir joué dans le dénouement de la situation.

Les paroles, les pleurs, les gestes, les mimiques et les déplacements ont influé sur le déroulement de l’interaction, de même que le silence. Il est tout ce qui se joue en l’absence de paroles. À l’intérieur de cet espace silencieux, les canaux de communications non verbaux transmettent des informations.

Prédominance du silence

Les comportements interactionnels des trois éducatrices montrent qu’elles souhaitent garantir la sécurité de l’enfant en l’éloignant des barres métalliques. Elles cherchent également à apaiser ses émotions inconfortables en tentant de le consoler. Il faut remarquer que pour atteindre ces deux objectifs, « taima » et « Piita » sont les seules paroles prononcées.

Quel sens accorder à ce choix interactionnel ? Le premier élément utile à la compréhension de cette faible production verbale est de mesurer la valeur du silence à l’aune de sa relation avec les autres canaux de communication et plus particulièrement avec le canal verbal. Le contraste interpelle.

Il interpelle parce que dans le même cas de figure, les éducatrices d’autres régions apporteraient des réponses distinctes. Lori-Ann Paige, responsable de la formation des éducatrices inuit du Nunavik, indique que, de façon générale, les éducatrices du sud du Québec ont tendance à parler davantage aux enfants que les éducatrices inuit du Nunavik (entretien téléphonique, Montréal, octobre 2012).

Il aurait été possible de préciser verbalement à Piita le motif de son éloignement et de lui faire prendre conscience du danger. Dans le but de responsabiliser les enfants, les psychoéducateurs Germain Duclos et Martin Duclos (2005, 34) soulignent l’importance d’expliquer aux enfants la nature et les conséquences de leurs actes, notamment à l’âge de 3-4 ans. Cette pratique permettrait de freiner leur impulsivité et de diminuer la frustration de ne pouvoir exaucer un souhait dans l’immédiat. Une éducatrice du CPE Tumiapiit non originaire du Nunavik, fait remarquer que les éducatrices inuit fournissent peu d’explications aux jeunes enfants (entretien Kuujjuaq, mars 2015). Néanmoins, il convient de préciser que la retenue verbale des éducatrices s’expliquerait aussi par l’âge de l’enfant. Au cours des premières années, isuma, conscience, raison, affect, est encore peu développé (Briggs 1970, 109-12 ; Crago Borgmann 1988, 172). Leur intégration des normes sociales est encore à ses prémices ce qui expliquerait la patience dont font preuve les adultes à l’égard des enfants.

De quelle manière répondent-ils à la retenue verbale des adultes ? Regardons de plus près la situation de Piita. Les éducatrices tentent de le consoler en s’approchant de lui, en lui murmurant des mots ou des vocalisations à l’oreille. Elles le prennent dans leurs bras. Elles se sentent concernées par son état émotionnel. Toutefois, elles ne lui expliquent pas pourquoi il importe qu’il rejoigne le groupe. Plus tard, sa mère lui indique que c’est terminé. Qu’est-ce qui est terminé ? L’incident ? Le chagrin ?

L’enfant finit par se calmer. Quels éléments ont joué en faveur de cet apaisement ? Il ne s’agit ici ni d’une explication raisonnée, ni de paroles affectueuses. Selon Lori-Ann Paige, les éducatrices inuit communiquent davantage avec les enfants à travers la gestuelle et le toucher que les éducatrices du sud du Québec (entretien téléphonique, Montréal, octobre 2012). Les adultes inuit montreraient plus qu’ils ne verbalisent l’action suggérée (Crago et Eriks-Brophy 1993a, 46).

Éviter la surprotection

Au cours de cette interaction, Piita doit lui-même identifier les ressources lui permettant de trouver une issue à cette situation inconfortable. Les éducatrices n’interviennent pas directement dans son processus de décision, mais s’efforcent de l’accompagner vers un changement qui s’opèrera autant que possible de façon autonome et à son rythme. La non-intervention, étroitement liée au silence, amènerait l’enfant à se fier à ses propres ressources.

Originaire de Kuujjuaq, une mère de cinq enfants raconte un souvenir de son enfance. Elle rentre chez elle en pleurs. Suivant le principe d’adoption à l’oeuvre au Nunavik[2], elle a été élevée par sa mère adoptive qui est, d’un point de vue biologique, sa grand-mère maternelle. Sa mère lui indique qu’elle entrera une fois calmée. Avec amusement, elle précise qu’il n’était pas rare qu’elle s’endorme dans le porche. Plus tard dans la conversation, elle ajoute qu’elle jouissait d’une relation mère-fille fondée sur une confiance réciproque (entretien Kuujjuaq, avril 2015).

Naqi Ekho (Briggs 2000, 77), une aînée inuit du Nunavut, conseille d’étendre les mains et de proposer à l’enfant d’y déposer sa peine au lieu de lui demander ce qui ne va pas, ou quelle personne est en cause dans ce chagrin. Même si les mères défendent intérieurement leurs enfants, elles se taisent et contiennent leurs émotions afin de ne pas les inciter à rapporter excessivement les agissements des autres, à devenir plaintifs, voire agressifs et colériques (Ibid. 2000, 15-16). Ce précepte éducatif évite la tendance à la surprotection, sirnaatailiniq, littéralement « le fait de ne surtout pas surprotéger ». Une mère inuit travaillant au CPE Iqitauvik perçoit un changement dans l’application de cette méthode éducative. Elle raconte avoir été éduquée à travers un apprentissage autonome par essai-erreur. Dorénavant, elle constate que les parents demandent explicitement aux enfants d’accomplir des tâches et qu’ils sont plus protecteurs (entretien Kuujjuaq, avril 2015).

Si Piita a été consolé à plusieurs reprises, il est aussi laissé seul jusqu’à ce que l’arrivée de l’éducatrice francophone ne pousse sa mère à intervenir. Et pourtant, il finit par se calmer. Quant à Susie, elle finit par s’endormir et rentrer à l’intérieur de sa maison. Le chagrin passe, la douleur s’estompe. D’autres émotions prennent place à l’occasion de nouvelles interactions. Toutefois, de quelle manière ces échanges économes en paroles influent sur la responsabilisation l’enfant ?

Parmi les multiples lectures possibles, nous pouvons suggérer que le peu d’éléments explicites fournis par les adultes permet à l’enfant de bénéficier d’un large espace d’expression de ses émotions. De plus, il est amené à réfléchir par lui-même aux enjeux de l’interaction, aux attitudes des adultes et à son propre comportement. Si peu de choses sont exprimées verbalement en vue d’apporter un changement à l’interaction, que nous dit le silence, parfois associé au vide (Le Breton 1997, 12-13) ? La situation suivante apporte des éléments de réponse additionnels.

« Va laver tes mains » ou la pratique de la diversion

Description

Au mois de décembre 2013, Kiistina, âgée de 2 ans, se rend au CPE Saqliavik de Kuujjuaraapik accompagnée de son père. Dès 8h30, le centre ouvre ses portes afin d’accueillir les premiers enfants. Peu nombreux, ils sont réunis dans une pièce commune avant de regagner leur salle respective après le temps d’accueil qui se termine à 9 heures.

Kiistina et son père se trouvent devant la salle d’accueil. Elle pleure et refuse d’y entrer. Le père l’incite à le faire mais elle reste au sol sans bouger. Après quelques instants, la petite fille s’adosse à la porte d’entrée que le père finit par refermer. Par ce mouvement, sa fille est poussée à l’intérieur de la salle. Il accomplit cette action en silence d’un geste tranquille mais décidé, puis il s’en va. Elle pleure tout en se laissant entraîner par ce geste.

Kiistina demeure assise au sol. Dans un premier temps, les deux éducatrices ne réagissent pas. Après quelques minutes, Minnie, une éducatrice située à quelques mètres de la jeune enfant, dit : « Kiistina ! ». Elle l’interpelle à plusieurs reprises en alternant cette énonciation par des silences d’une durée au départ comprise entre une à deux minutes. L’intervalle entre le silence et la parole se réduit peu à peu, tandis que le ton de voix de l’éducatrice augmente avec une accentuation au niveau de la dernière syllabe. Kiistina continue de pleurer. Minnie finit par dire : « Go wash your hands », (« va laver tes mains »). Elle se lève, cesse de pleurer tout en se dirigeant vers le lavabo.

Le silence donne de la valeur à la parole

Cette interaction dure environ dix minutes. Si la place du silence est prédominante, le choix des mots est également d’intérêt. En vue d’inciter Kiistina à modifier son comportement, Minnie diversifie l’usage des canaux de communication dont l’ordre d’apparition semble conférer une fonction essentielle à la communication non verbale. Cet exemple met en évidence l’attitude de retenue adoptée par les adultes face aux situations inconfortables des enfants. Toutefois, une réponse immédiate est apportée en cas de tension liée à une blessure physique, par exemple.

Le silence et la distance interpersonnelle entre Minnie et Kiistina marquent la retenue observée. Puis, la nécessité d’un changement est indiquée lorsqu’elle prononce son prénom en alternance avec des instants de silence. En dernier recours, elle formule une phrase au mode impératif à valeur implicite analysée à travers la notion d’acte de langage indirect.

Le lavage des mains ne correspond pas aux tâches accomplies à cette heure de la journée. Il a habituellement lieu un peu plus tard, à l’occasion de la collation du matin, du déjeuner ou du goûter, et lorsque les enfants ont regagné leur salle respective. Pourquoi demander à Kiistina d’accomplir une tâche qui n’est pas nécessaire ? En termes interactionnels, cette directive relèverait d’un acte de langage indirect.

L’acte de langage indirect renvoie à tout ce qui signifierait autre chose que ce que le locuteur dit au sens littéral. John Searle (1982), philosophe du langage, donne en exemple l’interrogation suivante, « Peux-tu attraper le sel ? », qui n’est pas uniquement une question relative à la capacité d’attraper le sel, mais aussi une demande. Selon lui, « dans les actes de langage indirects, le locuteur communique à l’auditeur davantage qu’il ne dit effectivement en prenant appui sur l’information d’arrière-plan, à la fois linguistique et non linguistique, qu’ils ont en commun, ainsi que sur les capacités générales de rationalité et d’inférence de l’auditeur. » (Ibid., 73).

Il ajoute que leur sens indirect n’est pas toujours si aisément identifiable, notamment lorsqu’il relève de situations interactionnelles au cours desquelles « les allusions, les insinuations, l’ironie et la métaphore sont en jeu. » (Ibid., 71) En lui demandant d’aller laver ses mains, Minnie formule aussi la demande implicite de cesser de pleurer. Ce choix interactionnel est à mettre en relation avec une méthode éducative qui consiste à pratiquer la diversion afin d’aider l’enfant à se départir d’une situation inconfortable ou de le dissuader de se comporter de manière inappropriée (Honigmann et Honigmann 1954, 35 ; 37-38 ; Éducatrice du CPE Tumiapiit, entretien Kuujjuaq, avril 2015).

La non-interférence

Le faible débit de parole de l’éducatrice témoigne de tout ce qui est resté confiné dans le silence. L’attitude de retenue s’explique par une valeur sociale visant à modérer les échanges afin d’interférer un minimum dans les desseins de l’interlocuteur. Dans un article au sujet de l’autonomie en milieu inuit, Jean L. Briggs (2001, 81) indique que « les gens ne doivent pas interférer avec les actions d’une autre personne, ou s’ingérer dans leur vie privée puisque c’est impoli et même dangereux. ». Martha Crago Borgmann (1988, 90, 223) montre que le silence permet de signaler ou de corriger un comportement inapproprié. Sous cet angle, le silence influence le comportement de l’enfant qui est amené à observer attentivement la situation afin de saisir ses enjeux.

Dans un article consacré au langage enfantin, Olga Solomon (2012, 128-129), chercheure en anthropologie médicale, indique que la notion d’opacité de l’esprit prévaut en interaction dans de nombreuses sociétés non-occidentales. Le locuteur ne cherche pas à expliciter ses propos, de même qu’il n’attend pas de son interlocuteur cette démarche.

Ces formes d’échange oeuvrent à la prise de conscience progressive du rapport à soi, à l’autre et à l’environnement. En ce sens, elle participe au processus de responsabilisation de l’enfant. Elles peuvent se distinguer d’autres pratiques pour lesquelles il est au contraire conseillé d’expliquer aux enfants les conséquences de leurs actes afin de les responsabiliser, tel que l’indiquent Germain Duclos et Martin Duclos (2005, 35-40), psychoéducateurs québécois. L’intégration des normes sociales s’opère ici à partir d’un accompagnement verbal des adultes. Ce précepte fait sens, cependant sa cohérence éducative ne suffit pas à en faire une méthode exclusive.

Si la parole oriente, la retenir dans certaines situations octroie un espace à l’expression de la personnalité de l’enfant. Il n’est pas uniquement guidé par les paroles de l’adulte. La place accordée à l’exploration libre augmente, de même que la possibilité d’effectuer un travail personnel de prise de conscience des conventions sociales en vigueur.

Après cette directive, Kiistina cesse de pleurer. Les instants de silence témoignent du temps dont elle a disposé pour analyser la situation et choisir une réponse adaptée. Sous cet angle, le silence n’est pas vide de sens. Il peut se lire à partir de ce qu’il ne dit pas. Sa portée significative augmente lorsqu’il s’entend comme un canal de communication singulier. Au cours des instants de silence, Kiistina a eu la possibilité de faire librement l’expérience de ses émotions.

Émotion et responsabilité, sur le chemin de la maturité

La réaction de Piita et de Kiistina traduit un savoir émotionnel se trouvant encore à ses débuts. Rappelons qu’à leur âge isuma est encore peu développé. Pour le cas de Kiistina, il est possible de se référer au terme ungat- qui traduit l’amour immature caractérisé par le manque et la tristesse. Lucien Schneider mentionne le cas d’un enfant en pleurs en raison de l’absence d’un de ses parents pour illustrer le sens de ce terme (1985, 450). Ungat- se différencie du terme nalligusuk- qui fait référence à l’attachement et à la compassion pour les démunis, informe Jean L. Briggs (2000, 160). Nalligusuk- serait, en outre, le propre d’un amour mature, à distinguer de l’amour immature d’un bébé pour sa mère, évoqué par le radical ungat- qui est d’ailleurs tout à fait ordinaire chez le bébé. Il évoque le besoin, l’attachement et la dépendance. Cependant, il est attendu qu’en grandissant, l’enfant parvienne à faire évoluer ce sentiment afin d’éprouver par la suite nalligusuk- (Ibid.).

Or, si le très jeune enfant est l’objet de nombreuses attentions, Kiistina n’est pas consolée suite à son chagrin. Le silence des adultes n’encourage pas la dépendance. En ce qui concerne la situation de Piita, l’usage du silence n’accorde pas de place à l’objectivation des pleurs, de l’absence ou du refus. Il est libre de continuer de pleurer ou non. En ce sens, le silence servirait un objectif majeur, à savoir rendre l’enfant responsable de ses émotions, de ses actions et de leurs conséquences.

L’enfant est progressivement guidé vers nalligusuk-, cet amour mature, dont nous parle Jean L. Briggs (2000), fondamentale au développement d’autres aptitudes liées à l’épanouissement. L’autonomie concerne étroitement le bien-être des autres auprès de qui la personne, jeune ou adulte, ne dépose pas à outrance ses éventuels débordements émotionnels au risque de perturber l’harmonie du groupe. Elle est notamment garantie par les personnes cultivant inuuqatigiitsiarniq, traduisant le respect de l’autre et des relations interpersonnelles (Annahatak 2014).

L’attention silencieuse

Description

La situation précédente a souligné les vertus éducatives du silence, tout en montrant que la parole circonspecte participe de la responsabilisation du jeune enfant. Cette troisième situation, dépourvue de paroles, approfondie l’analyse des vertus du silence.

Elle concerne Siqua, éducatrice inuit, et Myna, jeune enfant âgée de deux ans. Le 6 juin 2014, elles se trouvent dans la cour extérieure du CPE Tumiapiit. La fin de l’année approchant, ce CPE organise un ramassage des déchets suivi d’un barbecue auquel les parents, les enfants et le personnel de l’établissement sont conviés. Le buffet est installé et les mets sont couverts sous film plastique en attendant l’achèvement du labeur. Elle s’approche lentement du buffet. Siqua se trouve à quelques mètres et observe la progression de ses mouvements. Myna soulève le film plastique, prend une mini-carotte (baby-carrot) et la porte à sa bouche. Puis, elle s’en va sans se savoir observée. Debout, l’éducatrice continue de la regarder une dizaine de secondes avant de retourner à ses occupations.

Faire preuve de patience

Le silence et la distance interpersonnelle caractérisent cette interaction d’une durée de quelques minutes. L’éducatrice observe attentivement Myna qui n’est pas supposée consommer les mets du buffet sans le reste du groupe affairé à ramasser les déchets. Et pourtant, elle ne fait l’objet d’aucune tentative de dissuasion.

Dans la continuité des éléments jusque-là exposés, le comportement de Siqua semble émaner d’une conception de l’éducation axée sur l’autonomie et la spontanéité, plus que sur la production et le contrôle. S’il s’agit d’un acte anodin, manger une mini-carotte au moment souhaité, il n’en est pas moins révélateur d’un rapport à l’enfant axé sur la retenue et la patience.

Plus haut, nous avons fait mention du caractère impoli, voire dangereux de l’interférence dans la pensée d’autrui. Jean L. Briggs (2001, 81) évoque également la liberté individuelle qui suppose d’agir comme désiré sans tenir compte des dictats imposés par les autres. Pour illustrer son propos, elle cite le témoignage d’une adolescente se rendant à l’école résidentielle d’Inuvik en 1968 : « Les Qallunaat[3] marchent au pas en suivant la voie tracée. Les Inuit font ce qu’ils veulent faire. ». Dans ce contexte, les activités sont régies en fonction d’un calendrier spécifique qui n’accorde pas à l’autonomie individuelle une valeur positive car enfreindre les lois et la réglementation apparaît irresponsable, enfantin et indiscipliné (Ibid.). Nuancer ce propos, comme l’auteur le fait par la suite, suppose de garder à l’esprit que les Inuit, aujourd’hui comme par le passé, sont aussi soumis aux exigences sociales garantissant l’harmonie du groupe (Ibid., 79-80).

La non-interférence évite les écueils dus aux choix d’imposer ou d’interdire qui peuvent constituer une entrave à l’exploration et à la découverte. Le souci de ne pas entrer en opposition avec l’enfant se caractérise par les efforts entrepris dans le but de faire diversion, de signifier une injonction ou un refus par des mots brefs et le ton de la voix plutôt que par des paroles. Le silence, qui peut servir à exprimer le mécontentement, contribue aussi à entretenir des relations interpersonnelles harmonieuses. En choisissant de modérer leurs interventions, les éducatrices suggèrent implicitement que l’enfant est capable de réfléchir par lui-même et de prendre des décisions appropriées à l’enjeu de la situation.

Discussion

L’étude des interactions entre les jeunes enfants et les éducatrices renseignent sur les normes relationnelles à l’oeuvre en milieux inuit. Loin de prétendre à la généralisation, l’analyse des pratiques interactionnelles suggère la convenance ou l’inconvenance de certains comportements et, par là même, l’attitude à adopter afin de se rapprocher du sens des termes isumataq, « une personne avisée » ; ou silatujuq, « une personne raisonnable, mature, sage ».

Un silence, un déplacement dans l’espace, un geste, un regard, une vocalisation aux tonalités particulières, ou un simple mot énoncé suffisent, dans bien des circonstances, à guider les jeunes enfants et à contribuer à leur bien-être. L’adulte fait usage de procédés multiples afin de transmettre aux enfants les aptitudes sociales attendues. Le recours à la parole n’est pas à proscrire puisqu’il permet notamment d’orchestrer les moments de vie collective, de valoriser un comportement ou d’en souligner l’inconvenance.

Les trois situations présentées ont par ailleurs mis en relief un autre aspect essentiel de l’éducation en milieux inuit. Il s’agit du mode de considération du comportement inconvenant. Il n’est ni souligné, ni désapprouvé verbalement, ni assigné à un jugement. Cet accueil neutre favoriserait la capacité chez les enfants à accepter l’inconvenance et à en être responsable. La flexibilité et la tolérance des adultes se communiquent aux enfants qui bénéficient de ce traitement réfléchi. Cette disposition d’esprit semble propice à la maturation.

Le silence représente l’expression d’un possible, d’une situation vouée à être transformée. À l’intérieur du silence existe un nombre incalculable de possibilités d’être. À travers ces possibilités, commandées par les capacités réflexives des jeunes enfants, le processus de responsabilisation s’opère. Plus encore, ils disposent d’un large espace d’expression de leur personnalité.

Investir le silence revient à donner la possibilité aux jeunes enfants de se responsabiliser à leur rythme. En choisissant de ne rien dire ou peu, ils sont incités à agir en fonction de leurs capacités d’observation, de réflexion, d’écoute et d’imitation. Le silence évite l’interférence abusive, la disharmonie relationnelle, ou encore, l’imposition excessive de manières d’être et de faire. Il favorise la liberté d’expression et de découverte de leur corps, de leurs émotions, de leur personne et de leur rapport à l’autre et au monde. Il cultive la confiance en soi nécessaire à la prise de décision autonome. Ce genre de silence contribue à construire une personnalité propre et à développer le caractère unique de l’enfant.

Conclusion

Les CPE offrent un espace favorable au développement des enfants. Au cours des interactions quotidiennes, l’expression de la culture inuit est rendue possible à travers un usage spécifique de la parole et du silence. Les choix communicationnels des éducatrices valorisent les échanges entre pairs et l’alternance mesurée des canaux de communication. En s’adressant aux enfants, elles privilégient les interactions non verbales. La parole demeure parcimonieuse tandis que le silence est largement exploité. Cependant, le silence long semble augmenter la valeur de la parole dont le caractère économe ne saurait nous méprendre sur son pouvoir d’action.

L’expression de la culture inuit est également rendue possible lorsque les éducatrices interagissent de façon à octroyer de l’espace à l’expression des valeurs inuit à cultiver chez les jeunes enfants. Les trois interactions présentées ont plus particulièrement illustré l’importance de savoir se débrouiller seul et prendre ses propres décisions à travers un travail réflexif, tel qu’évoqué par le terme qanuqtuurunnaniq. Elles ont également montré la nécessité de savoir faire face aux différentes circonstances de l’existence, tel que le précise un groupe de travail sur l’éducation au Nunavik (Grey et al. 1992).

Cette configuration interactionnelle propice à l’expression des valeurs inuit s’observe malgré le contexte plurilingue qui caractérise les villages de Kuujjuaraapik et de Kuujjuaq. Avec l’inuttitut, l’anglais et l’alternance codique sont quotidiennement employés. Dans ces établissements préscolaires, cette spécificité langagière ne semble pas être un obstacle majeur à l’expression des valeurs inuit. La majorité des éducatrices et des jeunes enfants des CPE comprennent ou parlent l’inuttitut et l’anglais. Puis, les formes d’interactions prédominantes, surtout avec les enfants de moins de 3 ans, s’appuient sur les canaux de communication non verbaux ou sur l’emploi de phrases brèves.

Ces formes d’interaction traduisent une conception de l’éducation qui perdure dans le temps. Le souci de ne pas surprotéger l’enfant, de faire diversion pour éviter certaines tensions, ou plus fondamentalement, la valeur accordée à l’apprentissage par essai-erreur reposant sur l’observation, l’imitation et l’expérimentation font partie du savoir inuit à l’oeuvre depuis des générations. Les témoignages d’aînées (Briggs 2000) et de jeunes mères (Entretiens Kuujjuaq 2015) l’illustrent. Ce constat invite à partager la perspective de l’anthropologue Marie Mauzé (1997) au sujet du terme « tradition » qui peut s’employer pour qualifier certains aspects de l’éducation inuit présentés. Selon Marie Mauzé, la « tradition » ne renvoie pas uniquement à des coutumes révolues mais elle s’inscrit activement dans le présent (Ibid., 6).

Le savoir inuit en éducation s’observe à partir de l’usage de procédés interactionnels favorisant la responsabilisation des jeunes enfants. La parole circonspecte et le silence incitent l’enfant à prendre conscience de ses émotions et à développer ses capacités de réflexions et d’analyse. Le silence suggère l’idée d’éviter de reprendre, d’interdire, d’imposer, mais plutôt d’amener à s’interroger et à comprendre afin de s’approcher de la notion silatujuq, personne mature, raisonnable et sage (Annahatak 2014). Les ressources du silence sont non quantifiables, mais elles sont à l’oeuvre dans les CPE et découlent d’un système de valeurs dont la pertinence s’évalue à l’aune de sa pérennité. Selon cette étude, elles peuvent contribuer aux divers travaux de recherche sur le thème de la responsabilisation de l’enfant, de même qu’elles peuvent ouvrir d’autres perspectives éducatives aux parents du Canada et d’ailleurs.