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La poésie de Saint-Amant repose sur un paradoxe embarrassant pour le critique. Sous les coups du comique et des différentes formes qu’il adopte, la représentation du réel ou de l’univers fictionnel y est l’objet d’une forte dévaluation qui en affecte profondément la crédibilité ; la variété à l’oeuvre dans chacun de ses poèmes déroute le lecteur et semble altérer la représentation à un degré tel que, en dernier ressort, on ne reconnaît plus rien. Or, les discours critiques qui ont été tenus au sujet de cette poésie ont nié, dès l’origine, l’existence de ce paradoxe ; depuis Faret, qui disait dans la préface des Oeuvres de 1629 que

ceste ardeur d’esprit, & ceste impetuosité de genie qui surprennent nos entendemens, & qui entrainent tout le monde apres elles, ne sont jamais si desreiglées qu’il n’en soit tousjours le maistre. Son Jugement & son Imagination font un si juste temperament & sont d’une si parfaite intelligence, que l’un n’entreprend rien sans le secours de l’autre[1].

De sorte que, conformément à l’idée selon laquelle la poésie est une peinture parlante :

[…] lors qu’il descrit, poursuit Faret, il imprime dans l’ame des images plus parfaittes que ne font les objects mesmes : il fait tousjours remarquer quelque nouveauté dans les choses qu’on a veuës mille fois[2].

Comment expliquer que l’abolition d’une représentation du réel par une poétique des disparates n’empêche pas à la lecture un sentiment de surgissement du réel chez un lecteur aussi averti que Nicolas Faret ? L’espace poétique, dont l’exposition et l’élaboration sont nécessaires à l’expression d’une diégèse au moins vraisemblable, et plutôt suggestive et évidente, se trouve ainsi au centre de notre réflexion. Comment un espace fragmenté, toujours saisi dans une perspective burlesque, parodique ou fantastique, peut-il malgré tout créer un sentiment d’évidence chez le lecteur ? Il semble que la démarche capricieuse, qui anime l’ensemble des textes de Saint-Amant, de « La solitude » aux derniers vers, est à l’origine de ce problème. En effet, elle justifie les écarts et les éclats auxquels se prête le poète.

Nombreux sont les risques encourus par une représentation réaliste lorsque le caprice et l’imaginaire qu’il véhicule sont supposés régir l’écriture : les différents facteurs de l’illusion réaliste sont tour à tour mis en question. Les sautes d’humeur à l’origine de mélanges de tonalités inattendus risquent d’empêcher le mouvement d’adhésion du lecteur en constituant l’espace de la fiction, référentiel ou inventé, à partir de composants contradictoires ; les fantaisies du poète-narrateur, tantôt impliqué dans la diégèse, tantôt divulguant les ficelles de la fiction, semblent anéantir le pacte de lecture en détruisant, plaisamment, les frontières entre fiction et sphère d’énonciation (narrateur / narrataire) ; plus encore, le style burlesque et par instant carnavalesque de Saint-Amant concourt parfois à l’abolition même de l’espace poétique.

Nous aborderons successivement le mélange des tonalités, l’énonciation et le statut de la fiction, selon un découpage artificiel donc, mais nécessaire à la clarté de l’exposé[3]. Il s’agira de comprendre comment fonctionnent ces différents constituants de la poésie de Saint-Amant, de saisir les actes de lectures qu’elle appelle, afin de résoudre le paradoxe d’une poésie de l’absolue étrangeté et en même temps de l’évidence, en montrant en particulier comment cette poésie impose à son lecteur un détour, une prise de distance dont le seul mouvement a en fait pour fonction de lui dessiller les yeux.

1. L’entrelacs des tonalités ou l’effet-kaléidoscope

Bien sûr, cette poésie est pétrie de sources anciennes[4] et le plus souvent modernes[5], tandis que l’oralité qui semble s’en dégager n’est qu’un effet d’écriture, une représentation de la parole du poète. Il n’est donc pas question pour nous d’accréditer la démarche capricieuse autrement que comme la désignation d’un mode d’écriture feignant l’inspiration et la liberté. C’est précisément en vertu du caprice, inspiration devenue forme, que Saint-Amant explique, pour en cacher la nature, le mélange détonnant et incongru de sources et de modèles littéraires divers. Tout se passe comme si, selon lui, tout lui venait ex capriccio.

La rencontre inattendue de modèles génétiques tenus pour inconciliables est pourtant au coeur de sa poétique, ce qui a bien sûr pour effet de déjouer les codes et par là les attentes du public, celui-ci voyant s’effriter sa capacité à donner du crédit à l’univers de la fiction. L’apparition discrète ou massive de sources ou de modèles contradictoires dans un même contexte, moins capricieuse qu’il n’y paraît et que ne le dit Saint-Amant, bouleverse la poétique des genres et les lecteurs qui y sont accoutumés.

L’espace rural du « Soleil levant[6] » est d’abord celui des bergers et de leurs animaux, celui du soleil qui éclaire le monde et celui de la faune sauvage qui s’éveille. Rien là que de très attendu. Pourtant, une adresse faite par le poète-narrateur à l’Aurore — « Laisse ronfler ton vieux Mary[7] » — transforme l’univers bucolique en une sorte de tableau mythologique où s’animent les dieux, sur le mode du burlesque tempéré. On pourrait se dire que les dieux antiques appartiennent pleinement à la fiction au XVIIe siècle et qu’il ne s’agit là que d’une simple incartade plaisante, mais la fin du poème est plus surprenante encore : l’espace s’anime, un papillon devient messager, tandis qu’une rose pleure un amour impossible et déplore de voir ses honneurs s’effeuiller.

De plus, dans les deux grands poèmes du début de son oeuvre, « La solitude[8] » et « Le contemplateur[9] », Saint-Amant mêle joyeusement des topiques contradictoires. C’est ainsi que dans le premier de ces textes, le locus amoenus jouxte un château hanté[10], et que, dans le second, un squelette pendu à un arbre jouxte la description méditative de l’océan et une description de l’Apocalypse, alors que le poète s’apprête à s’extasier devant le spectacle offert par des vers luisants[11]. Les échelles, les plans et les distances semblent mis entre parenthèses au bénéfice de visions successives, sans que le souci de la cohérence ou du vraisemblable guide le poète.

De même, le cycle des sonnets des saisons dépeint et célèbre les miracles et les beautés de la nature. Dans chaque poème, Saint-Amant esquisse un espace naturel ou cultivé qui s’anime ou revêt soudain un aspect merveilleux sous les yeux du lecteur. « L’herbe sousrit à l’Air d’un air voluptueux » dans « Le printemps des environs de Paris[12] » : une touche de fantastique semble s’immiscer dans une brève relation de promenade ; la canne à sucre se met à produire de l’or qui s’élève vers le ciel des Canaries[13] ; le merveilleux s’insère dans une description réaliste. Dans « L’esté de Rome », le Tibre asséché est réduit à n’être plus qu’une urne où seront placées ses cendres : le burlesque railleur prend le pas sur la déploration face à un trop rude climat. Ces textes, parmi d’autres, témoignent d’une composition capricieuse de l’espace où Saint-Amant, sous l’effet de la rencontre inattendue de certaines tonalités, investit un espace vraisemblable ou référentiel d’une imagerie dont l’effet est assurément davantage déconcertant que réaliste.

Ces décalages génétiques, cet entrelacs d’inspirations diverses constituent-ils pour autant un réel obstacle à une représentation mentale de la diégèse pour les lecteurs de Saint-Amant ? Nous ne saurions répondre qu’avec circonspection. En effet, on peut raisonnablement imaginer que la diversité des sources et modèles réunis est aussi une manière de renouveler et de multiplier les approches d’un même objet. Sans doute la multiplication des modèles convoqués est-elle aussi celle d’une somme d’expériences littéraires que le poète met au service de son expression. Il y a fort à parier que face à la diversité des tonalités qu’il rencontre, le lecteur est en premier lieu privé de l’unité tonale qui favorise habituellement son adhésion ; mais si son expérience de lecteur est polyvalente, ce qui est probable, il est très vraisemblable qu’elle se met au service de la production d’une représentation dont le moteur ne réside pas dans le respect d’un code, mais dans le recours à des codes différents et complémentaires. Loin de faire obstacle à la représentation, le détour par des codes différents la faciliterait[14] : à la manière d’un kaléidoscope qui fragmente et diversifie les perceptions d’un objet regardé, le mélange des tonalités dans les poèmes de Saint-Amant offre simultanément des aspects multiples d’un même espace, ce qui a d’abord pour effet de le faire paraître invraisemblable, mais qui multiplie en fait les points de vue sur l’objet en question. Enrichi des modèles qui l’innervent, l’espace de la diégèse est ainsi d’autant plus aisément représentable pour le public qu’il est abordé de manières différentes. L’éblouissement de l’étonnement, en somme[15].

2. Les stratégies du conteur

On pourrait logiquement penser que cet éblouissement et l’effet d’évidence par reconnaissance qu’il induit sont contrariés par l’omniprésence facétieuse du poète-narrateur dans les récits de Saint-Amant. Le lecteur qui parcourt son oeuvre est inévitablement frappé par les décrochages énonciatifs effectués par ce poète-narrateur qui, d’une part, revendique son omnipotence sur la narration et le récit, brouillant ainsi les frontières entre la sphère de l’énonciation et celle de la diégèse ; ou qui, d’autre part, « défigure » l’espace dans une énonciation satirique.

La diégèse en question

L’espace de certaines fictions, comme le Moyse sauvé, ou de récits de caractère historique, comme « La genereuse », est envahi, le plus souvent sur un mode plaisant, par le narrateur, celui-ci opérant comme s’il était un témoin au coeur de la scène, phénomène que Gérard Genette a nommé métalepse[16] : Saint-Amant emploie d’innombrables déictiques — ici, là, ce, cette — qui laissent entendre que lui et nous, sommes en présence de l’objet évoqué. En outre, il multiplie les occurrences de verbes de sensations qui attestent aussi qu’il est véritablement présent à la scène qu’il évoque ; plus encore, tel un spectateur modèle au coeur de l’action, il fait part à son lecteur des émotions qui l’animent, soit en tant que poète sous l’emprise de son caprice, soit en tant que témoin appartenant à la diégèse, mais ne prenant pas part à l’action[17].

Voici deux passages du Moyse sauvé qui illustrent ces différents procédés : après que le poète a rendu hommage à son dédicataire, les premiers vers de l’épopée dénombrent les persécutions dont le peuple juif a été l’objet à travers l’histoire :

Las ! [poursuit-il] ô quelle pitié ! déjà je m’imagine
Que je voy ce beau sang, si noble d’origine,
Ce sang fidelle et cher, d’Abraham descendu,
Par une vile main sur la bouë espandu.
Déjà, dans la frayeur du coup qui nous menace,
Je croirois voir la fin de l’Isacide Race,
N’estoit-ce qu’autrefois nos illustres Ayeux
Contracterent pour elle avec le Roy des Cieux[18].

Tout contribue d’abord à mettre de l’avant la nature imaginaire de l’évocation. Le narrateur exhibe l’artifice auquel il recourt en disant qu’il « imagine » voir et en utilisant le conditionnel — « je croirois ». La répétition du verbe « voir » fait de Saint-Amant /narrateur une sorte de « voyant » qui tente d’inspirer à son public ses propres émotions. Comme emporté par son imagination, le poète / narrateur s’adresse directement à Jocabel, la mère de Moïse :

Cependant la Raison, l’Amour, et la Nature,
Demandent sagement, en cette conjoncture,
Que sans trahir ma Foy, je songe à preserver
L’Enfant qu’à tant d’honneurs Dieu promet d’eslever.
Voyons donc, chere Femme [Jocabel, mère de Moïse], en quel secret Azile,
En quel lieu proche et seur, hors de ce Domicile,
Soit dans le sein d’un Antre, ou d’un Boccage vert,
Nous le pourrons cacher, et le mettre à couvert :
Jettons les yeux par-tout, et consulte toy-mesme
Si pour le garantir de ce peril extreme,
Tu sçais quelque moyen, ou quelque invention,
Et me dis là-dessus ta resolution[19].

Il est frappant que dialogue feint, déictiques et implication affective simulée confondent l’espace de la narration et l’espace du récit : car à mesure que le poète donne naissance à son dispositif d’auto-inscription dans la diégèse du Moyse sauvé, à sa posture de témoin visuel et compromis physiquement, tel un témoin privilégié, son lecteur est comme saisi, lui aussi, par les procédures d’implication que contient cette inscription. Tout se passe comme si, au moins en termes de visées, Saint-Amant mettait sous nos yeux ses inventions capricieuses.

D’autre part, on est frappé par la tonalité enjouée de ce faux dialogue instauré avec la « chere Femme » : dans la tradition romanesque, et se jouant des conventions épiques, le narrateur exhibe astucieusement son omnipotence tout en feignant de laisser le personnage de Jocabel libre de choisir l’endroit où cacher son enfant ; enfin, il entremêle de manière inextricable la fonction du narrateur avec le récit lui-même. En effet, nous sommes sous un régime de la participation, où fiction et réel se fusionnent l’un en l’autre et sont supposés se confondre, comme au cours d’un songe. L’espace diégétique est ainsi, au moins dans l’idéal, comme assimilé à l’espace de la lecture. On pourrait même faire l’hypothèse qu’ils se confondent.

C’est sans doute pour cela que Saint-Amant s’autorise à opérer des changements de lieux aussi brusques qu’inattendus au sein de sa fiction. À la manière de L’Arioste ou du narrateur du Roman comique[20], le narrateur du Moyse sauvé ou de « La genereuse[21] », par exemple, engage parfois son lecteur à le suivre en un autre lieu de la diégèse :

Mais laissons pour un temps, sur la Plaine fleurie,
Le sage et grand Pécheur, Elisaph et Marie,
Prendre tous trois en paix le Repas matinal,
Proche du cher Berceau posé sur le Canal
Laissons-les en ce Lieu montrer leur bienveillance,
Leur soin, leur fermeté, leur amour, leur vaillance,
Et voyons Jocabel, qui sous le Chaume coi
Semble me rappeler, et se plaindre de moi[22].

On ne peut que sourire de cette plainte qu’émettrait Jocabel, tout en constatant que Saint-Amant désagrège ostensiblement le pacte de lecture et fait de l’espace de la fiction un espace improbable où le narrateur peut se trouver et se déplacer sans égard pour la vraisemblance la plus élémentaire ! Sur le mode plaisant, le poète exhibe son omnipotence à l’égard du récit et tend à souligner les limites de sa connivence avec le lecteur, en déroutant ce dernier par la mise au jour de l’arbitraire de la fiction et la fragilité du vraisemblable. L’espace poétique ainsi construit devient un espace manifestement artificiel que l’ardeur capricieuse du poète a créé au détriment d’une représentation sérieuse et vraisemblable : la matière biblique devient matière à surprises et merveilles dénuées de valeur religieuse[23].

L’espace satirique

Dans un registre différent, les pièces satiriques de Saint-Amant contribuent aussi à métamorphoser les lieux pris en charge dans le poème, à les configurer de manière inédite et par là invraisemblable. L’espace satirique, à la fois bouffon et corrosif, se rencontre notamment dans la « Rome ridicule[24] », dans « L’Albion[25] » et dans « Le barberot[26] ». Ces trois textes s’appuient sur ce qu’on pourrait appeler des effets de « zoom » particulièrement subjectifs qui ont pour effet de déstructurer l’espace.

Saisie dans des dizains tantôt liés, tantôt simplement juxtaposés, Rome est ainsi parcourue sur un mode tout à fait capricieux où l’errance imaginaire du poète prend le pas sur une véritable errance dans la ville, ce qui lui permet de multiplier les pointes et les effets satiriques. Fuyant la description exhaustive et la tradition humaniste des descriptions de Rome[27], Saint-Amant se contente de croquer tel ou tel détail désastreux pour la cité papale, navigant entre des lieux vils et ceux qui les hantent. Il est notable que les changements de lieu s’y disent d’ailleurs souvent en termes de langage et non pas en termes de trajets dans l’espace. Voici ce qu’il déclare aux courtisanes, après leur avoir consacré trois strophes :

Changeons de note et de langage,
C’est être sur vous trop long temps ;
L’heure veut qu’au havre où je tens,
J’aille finir mon navigage […][28].

Plus que la syllepse qui porte sur le verbe « être sur », c’est le premier vers de cet extrait qui nous intéresse : passer d’un objet à l’autre dans cette visite satirique, c’est surtout glisser d’une tonalité à l’autre sans motif autre que celui du bon plaisir du poète ; l’exploration spatiale se soumet à une exploration stylistique. Il est en outre frappant que Saint-Amant emploie le terme archaïque de « navigage » qui introduit l’idée d’un déplacement sur un espace infini ou même d’un déplacement sans limite, rappelant bien davantage les combinaisons de l’imagination qu’une quelconque déambulation romaine. Il n’est donc pas tant question d’un espace cohérent que d’un espace imaginé, reconstruit pour la satire.

L’espace, en théorie élaboré en fonction de topoï qui permettent au lecteur de s’y retrouver, est remis en cause, démantelé et recomposé par le mode d’énonciation adopté, que ce soit sur un registre satirique ou simplement facétieux dans les grands récits d’apparence sérieuse. Il semblerait que, particulièrement moderne, Saint-Amant apparût privilégier les questions d’écriture au détriment de l’expression de l’espace diégétique, qui joue pourtant un rôle décisif dans l’adhésion du lecteur. Il faut sans doute plutôt considérer que les détours de l’inédit — une Rome ridiculement vulgaire et la fusion à certains égards farcesque de l’espace biblique avec l’espace de la lecture, par le truchement d’une énonciation en quête de complicités avec le lecteur —, jouent du décalage entre ce qui se présente à ce dernier et ses propres usages de lecture, au point de les convoquer incidemment. L’oeuvre de Saint-Amant témoigne d’une représentation du monde qui se distingue par son imperméabilité à l’univocité et sa disponibilité aux disparates du réel. On peut donc sans doute, outre l’expérimentation poétique, interpréter les effets du caprice comme une aspiration et une invitation à redécouvrir le monde sous un jour nouveau qui offre au regard ses nuances et ses contrastes. Sous l’enjouement du caprice s’éveille en fait une conscience moderne qui prend en compte la diversité parfois contradictoire du réel[29]. C’est sans doute par une remise en question globale de l’espace en tant qu’élaboration littéraire conventionnelle que la poésie de Saint-Amant accomplit son geste de renouvellement du regard posé sur le monde.

3. Les visions et le monde à l’envers

Or, dans certains poèmes comme « La chambre du desbauché[30] », « Le mauvais logement. Caprice[31] » ou « Les visions[32] » en particulier, fantaisie imaginative et fantaisie maladive — mélancolique — investissent la fiction au point d’en faire, semble-t-il, une pure fiction qui ne cherche nullement le crédit du lecteur : le cadre spatial lui-même est comme le réceptacle de toutes les inventions du poète où se mêlent des veines d’inspiration différentes et, surtout, du vraisemblable et de l’insolite le moins vraisemblable. En effet, Saint-Amant introduit massivement dans ces textes, à l’origine référentiels ou d’inspiration réaliste, des éléments proprement fantastiques qui rendent caduque la représentation de l’espace en question. Les représentations spatiales qu’il nous propose, inscrites dans la tradition du monde à l’envers, et qui s’échelonnent de la farce ambiguë jusqu’aux visions effroyables du mélancolique en proie à une crise violente, offrent au lecteur une vision — non pas une vue — du monde dont les excès permettent peut-être de retrouver le réel.

« La chambre du desbauché », cette pièce obscure dans laquelle on pénètre par une porte minuscule qui contraint celui qui désire y rentrer à se mettre à genoux[33], n’est pas seulement sale : tout n’y est que désordre, laideur, misère, tourment et déplaisir. C’est en somme un monde à l’envers dont la perception par le poète semble à la fois amusée et révulsée. Des crachats sur les murs lui inspirent des visions inattendues dans lesquelles apparaissent des personnages de Don Quichotte dans des aventures elles aussi empruntées au roman ! Ces aventures trouvent dans l’espace de la pièce un pendant tout aussi singulier : un flacon y sert de chandelier ; un pot de chambre, de tasse ; une arête de sole fritte y sert de peigne ; une botte, d’urinoir ; la table, de lit, etc. En somme, tout ce qui meuble et caractérise l’espace d’une chambre fait l’objet d’un renversement burlesque. Loin de laisser entendre qu’il s’agit d’une description réaliste, le poète a d’ailleurs annoncé qu’il traçait « avec du charbon /Ceste Ode habillée en Epître[34] » et qu’il tâcherait de faire rire son destinataire au prix de quelques inventions capricieuses.

On retrouve le même type d’entremêlement de visions burlesques et révulsées dans « Le mauvais logement. Caprice ». Saint-Amant y recourt à deux veines distinctes : l’une présente, entre autres, le poète dans des draps sales et des couvertures qui glissent au fond d’un pot de chambre, l’autre introduit des farfadets grimaçants « fabriqueurs d’impostures » et des chimères. Peu à peu le comique se grippe et grince de l’invasion de ces monstres fantasmatiques.

Le poème des « Visions », enfin, offre le spectacle d’une nuit de terreurs vécue par un dormeur qui souffre de mélancolie, de son versant sombre, et dont les cheveux se dressent sur le crâne, comme pour rappeler l’étymologie alternative à celle de capra, caporiccio, les cheveux dressés sur la tête par effroi, et alors même que la lune « resplendissoit » : « De frayeur mon bonnet sur mes cheveux se dresse[35] ». Tout n’est plus que « Sorciers », que « Sabaths » et que « Furies[36] » ; le narrateur s’effraie de fantômes, de « feux volans », de « spectre d’ossemens » et de corbeaux qui nagent dans du sang. L’étendue qui s’offre alors à ses yeux relève d’une imagination sous l’emprise de la lune, d’une « pure frenesie », d’un cerveau frappé par un « excez de vapeurs[37] ». Saint-Amant adhère pleinement alors à l’imaginaire des songes et visions mélancoliques, tel qu’il se déploie dans ce premier XVIIe siècle, et tel qu’on le décrit couramment dans les traités contemporains sur la mélancolie et ses effets. Une sorte d’écran fantastique et effrayant se place entre l’énonciateur et le réel, substituant à l’espace diégétique un espace peuplé d’êtres chimériques et soumis aux déformations d’une imagination troublée.

Dans les trois textes qui viennent d’être évoqués, l’espace diégétique est investi par des éléments fantastiques qui semblent invalider immédiatement pour le lecteur la possibilité de les accréditer. Est-ce à dire que dans ces poèmes, Saint-Amant rompt avec son écriture du réel, couramment médiatisée par des détours inattendus ? N’oublions pas que l’« Hymne des Daimons » de Ronsard, par exemple, témoigne d’une réelle croyance aux Démons et que l’on portait dans certains milieux cultivés un vif intérêt pour les maladies de l’âme et tout spécialement pour le tempérament mélancolique, tempérament des hommes de génie, dont les poètes. De sorte que ces échappées mélancoliques n’étaient pas forcément impénétrables pour un lecteur du temps de Saint-Amant. Elles dévoilaient au contraire une face occulte du réel en même temps qu’elles servaient de témoignage du génie poétique de Saint-Amant puisqu’il se présentait parfois en proie à une frénésie par laquelle le monde se transformait en spectacle effroyable. Il existe donc au moins deux raisons pour lesquelles les visions d’espaces mélancoliques ne sont pas des exceptions dans l’oeuvre de notre poète. Ces visions appartiennent de plain-pied à l’univers culturel d’un public averti, lecteur de poésie, et le détour qu’elles constituent renforce en fait la tension du poète vers la description du réel.

Une esthétique de l’anamorphose

Tout se passe comme si la poésie de Saint-Amant reposait sur une esthétique de l’anamorphose. En effet, elle se propose de dessiller les yeux du lecteur en lui proposant un regard nouveau sur le monde, sous un angle inédit, par le biais de décrochages énonciatifs, de mélanges inattendus de tonalités et de modèles génériques, ou bien du filtre de la vision mélancolique. Autrement dit, en déroutant le lecteur, en le contraignant à appréhender de manière oblique la poésie et l’espace qu’elle élabore, elle le conduit à renouveler son regard ; c’est précisément par ce détour de l’inédit et de l’inattendu que l’espace se révèle et que le grain du monde nous apparaît. Enfin, l’impulsion capricieuse qui préside à l’écriture de notre poète nous rappelle que toute écriture de l’évidence ou enargeia procède d’une artificialité qu’elle exhibe plus qu’elle la cache. S’extrayant des lieux communs, poétiques et topographiques, afin de mieux saisir et de mieux dire la diversité du réel, Saint-Amant tend à unifier sentiments d’évidence absolue et étrangeté. Telle est sans doute l’efficacité de ce « juste tempérament » évoqué par Faret.