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1. Introduction : le baroque littéraire

Depuis son passage des beaux-arts à la littérature, le baroque n’a cessé de susciter des débats quant à sa validité opératoire sur le plan littéraire. Il n’est pas question de rappeler ici ces discussions. De nombreux travaux ont prouvé la pertinence de ce concept dans le champ littéraire[2]. L’oeuvre littéraire baroque est caractérisée par un ensemble de traits que Wölfflin (1888) a repérés dans les beaux-arts du baroque historique et que les théoriciens ont transposés dans l’étude des textes littéraires[3]. Au niveau de la structure d’ensemble, elle est faiblement centrée ou même décentrée. Au lieu de suivre la progression classique, linéaire, ses différentes parties s’emboîtent les unes dans les autres. Au niveau de l’expressivité, elle est caractérisée par des figures exprimant des contrastes, des oppositions ou des ruptures. À ces traits structurels et rhétoriques correspondent des thèmes ou des motifs comme l’inconstance, le déguisement, les jeux sur l’être et le paraître, etc.

Dans l’application de l’esthétique baroque à l’oeuvre d’Émile Ollivier, nous avons retenu la métamorphose et l’ostentation, les deux traits majeurs de cette esthétique, définis par Jean Rousset dans son livre, La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon (1953). Le premier trait renvoie au change, à la labilité du monde, à son inconstance ; le deuxième serait une force compensatoire à la dérive existentielle de la métamorphose. La fonction de l’ostentation est de contrecarrer le flux du monde et de l’existence, le fluctus. Selon Claude-Gilbert Dubois, « [d]ans le baroque, c’est le goût du paraître, poussé jusqu’à l’ostentation qui compense la difficulté de saisir les essences[4] ». Plus grand est le vide de l’être, plus il faut d’artifices pour le combler : ainsi l’ostentation est-elle liée à l’excès de l’esthétique baroque, son côté spectaculaire, sa tendance à privilégier le paraître au détriment de l’être. Elle est la propension du baroque à théâtraliser toute chose. Dans Mère-Solitude d’Émile Ollivier, l’ostentation se décline sous les différentes formes du spectaculaire ; tout est théâtralisé, mis en scène : le pouvoir, l’avoir, les êtres, les choses. Dans ce roman, nous nous proposons d’analyser quelques-unes de ces mises en scène, en tenant compte des rapports étroits qui existent entre le théâtre et l’esthétique baroque.

2. Théâtre et baroque

Comme tous les théoriciens l’ont souligné, le théâtre est de tous les genres littéraires celui qui est le plus relié au baroque[5]. Les pièces à machines, la comédie-ballet et la tragicomédie, qui utilisent les effets les plus spectaculaires, sont des inventions de l’époque baroque. Qu’est-ce qui explique cette affinité entre le théâtre et l’esthétique baroque ? Pour Jean Rousset, elle se comprend par le fait que

Le baroque est en lui-même une attitude théâtrale devant la vie […]. Il a fait du monde un théâtre où chacun joue un rôle, où les masques et les visages mènent le jeu sans cesse recommencé de la simulation et de la dissimulation[6].

De son côté, Marcel Raymond parle de la volonté de l’époque baroque « de présenter et de vivre sur le mode du théâtre, un univers non porteur de sens par lui-même[7] ». Le théâtre en jouant sur la dialectique entre l’être et le paraître, entre l’intérieur et l’extérieur, la fiction et la réalité semble tout désigné pour exprimer les problématiques les plus profondes de la pensée baroque : la vie comme songe, la théâtralité du monde, le mentir vrai, lesquels, à des degrés divers, sont des manifestations de l’ostentation. Nous devons également faire remarquer que le côté spectaculaire du théâtre le rapproche de la peinture et même de l’architecture, arts dans lesquels le baroque s’est pleinement réalisé et qui ont servi de modèles dans la théorisation de l’esthétique baroque par Wölfflin[8]. C’est ce côté spectaculaire qui fait du théâtre un art de l’ostentation, qui l’apparente aux arts visuels et figuratifs. Le théâtre est fait d’abord pour être vu. Nous ne nous attarderons pas sur la fonction figurative des costumes, l’aménagement des salles, le symbolisme des masques. L’étymologie du mot spectacle lui-même nous rappelle cette folie du voir qu’incarne le théâtre. Théâtraliser les choses, c’est les rendre spectaculaires, masquer leur être pour valoriser leur paraître. De ce point de vue, le monde dans Mère-Solitude est une vaste mise en scène.

3. Quelques formes d’ostentation dans Mère-Solitude

3.1 Le pouvoir

Les allusions au théâtre, les images qui s’y rapportent sont omniprésentes dans Mère-Solitude. De plus, l’abondance du métalangage du théâtre, avec des mots comme scène, théâtre, comédie, tragédie, lesquels scandent le texte à la manière d’un leitmotiv, et la prégnance du champ lexical du regard, dans les portraits et les descriptions, portent à croire qu’il ne s’agit pas ici de hasard, mais d’une pratique consciente de la part d’un écrivain qui, à maintes reprises, a déclaré sa fascination pour le baroque[9]. On devrait également parler d’une rencontre heureuse entre une culture qui a une conscience aiguë du poids des apparences et un écrivain nourri par une esthétique qui fait de l’ostentation un élément clé de son dispositif.

L’ostentation est d’abord liée, dans Mère-Solitude, à l’exercice du pouvoir. Elle est signe de puissance, de démarcation avec l’altérité. Mais comme trompe-l’oeil, elle n’est souvent qu’apparente théâtralité : un paraître pour masquer, pour farder la vacuité de l’être. Dans Trou-Bordet[10], soumis à la répétition infinie du Même, le pouvoir change de mains non pas de stratégie. Il faut à tout prix éblouir, en mettre plein la vue. C’est ainsi que les cérémonies du sacre de Faustin Soulouque s’apparentent à une véritable mise en scène :

Le dimanche dix-huit avril mil huit cent quarante-deux, à trois heures du matin, la ville fut réveillée par les notes claires et vives de la diane. Volées de cloches, roulements de tambours, salves d’artillerie, éclats de cymbales ponctueront cette journée de grands vents au cours de laquelle on verra défiler une grasse foule de militaires et de civils, des corps constitués de l’État, des corps consulaires, des invités de marque, des carrosses de grand luxe, couronnés d’aigles et attelés de chevaux blancs. Or, rubis, saphirs, diamants irradièrent les fêtes du couronnement. Ce fut le règne du persan, du velours, du cramoisi, du rouge grenat rehaussant l’éclat des pages vêtus en abeilles dorées, des parures de chevaliers, de barons, de comtes, ducs et duchesses, tandis que le ciel caraïbéen était constellé de feux d’artifice, de pluie d’étoiles et de ballons incandescents[11].

L’accumulation des notations visuelles, le champ lexical des couleurs vives qui décrivent les vêtements des invités font de cet extrait une mise en scène des fastes et des pompes de l’empire. On se donne en spectacle à la fois à soi-même et aux autres.

Un siècle plus tard dans Trou–Bordet, le pouvoir est toujours obsédé par sa propre mise en scène. Avec un tout petit changement : il vit sa théâtralité sous le mode de la procuration.

La visite du Roi des Rois rappela ces grands jours fastes de l’empire. Le siècle avait changé et comme il est devenu ridicule, démodé, archaïque de se faire couronner soi-même, on emprunte des rois, des princes et des reines. On les reçoit, avec splendeur dans l’espoir que cette théâtralité, cet apparat frapperont l’imagination populaire et contribueront à asseoir davantage son pouvoir[12].

La théâtralité et son corollaire, l’ostentation, sont donc des tactiques de l’art de gouverner. En étalant ses fastes, le pouvoir fait, comme le paon, parade de ses atours pour convaincre le peuple de sa toute-puissance. À cet effet, Claude-Gilbert Dubois a rappelé l’alliance du spectaculaire et du politique dans le monde baroque : « La théâtralisation est une technique d’action psychologique, […] elle est un moyen d’agir sur les consciences par le moteur de l’admiration ou de la terreur[13]. »

L’ostentation du pouvoir est également illustrée par les tenues que portent les militaires et autres dignitaires du régime, comme signes de leur prestige et de leur rang. Pour l’accueil du Roi des Rois, « [l]es officiels revêtus de leur habit de gala, les hauts gradés chamarrés de décorations occupèrent les places d’honneur de la tribune du Champ-de-Mars[14] ». On comprend bien que cette parade, cette civilité de surface s’accompagne de petits sacrifices. Il faut donner le change au descendant du roi Salomon, lui montrer que le peuple de Trou-Bordet est civilisé. Voilà pourquoi la radio et la télévision incitèrent « le peuple à faire montre de dignité, de prestige et de propreté[15] ». On devrait alors parler d’un spectacle dans le spectacle puisqu’il « se mit en grands frais, sur son trente-six[16] ». Alors les mauvais acteurs ou les mauvais spectateurs qui pourront gâcher le spectacle, empêcher l’accomplissement total de l’illusion : « les mendiants et les estropiés sont refoulés à l’extérieur des portails de la ville[17]. »

Mais le pouvoir met également en scène sa puissance destructrice, pour l’exemple, dirait-on. De temps à autre, il offre le spectacle funèbre des exécutions capitales. La mort devient aussi spectacle : « Je me souviens du spectacle […]. Un mulâtre et un Noir, rescapés de l’invasion, devaient être fusillés […]. La ville entière fut convoquée[18] », pour jouir de ce qu’on pourrait appeler ici le baroque funèbre. La mise à mort la plus spectaculaire est, sans doute, la pendaison publique de Noémie qui a assassiné Tony Brizo, un des sbires du régime : « L’exécution attira un nombre impressionnant de personnes. Dix mille s’étaient entassées place Héros-de-l’Indépendance […]. Il y avait un gibet à contempler[19]. » Après l’exécution de la sentence, le narrateur parle de « l’extraordinaire moment de curiosité [qui] avait eu lieu[20] ».

Si le pouvoir se met collectivement en scène, ses représentants le font aussi de manière individuelle. Ainsi, Tony Brizo, commandant de la sinistre prison Fort-Touron, représente la théâtralité du militaire frisant le ridicule. Il n’est pas nécessaire de rappeler la fonction psychologique des défilés, des parades et des manifestations de masse dans les régimes fascistes. Il s’agit toujours pour le pouvoir d’asseoir sa domination sur les foules en frappant l’imagination. C’est une entreprise de séduction et de terreur. Cette volonté secrète de séduire, on la sent dans l’uniforme que porte le commandant à l’occasion de la veillée funèbre de Sylvain Morelli qui s’est suicidé par le feu. C’est un uniforme baroque où dominent le paraître, le tape-à-l’oeil, dans sa boursouflure et son excès décoratif :

Dans la gloire de son pantalon de coutil bleu rayé de blanc, sabre au côté, chevalière et bracelet d’or discrets, chemise de soie ornée de ses initiales, épaulettes et médailles, moustache à la Hitler, deux rides aristocratiques, shako bleu marine à passepoil doré, la cinquantaine alerte, Tony Brizo cumulait un haut grade dans la nouvelle armée et la confiance absolue de la Maison présidentielle[21].

En dépit de la discrétion de la chevalière et du bracelet, la tenue du commandant, par la domination des nuances dorées, est faite pour attirer le regard : elle a une fonction démarcative. Comme Tony Brizo est le seul à être habillé de la sorte au cours de cette veillée funèbre, « sa présence se mue en représentation[22] ». Du coup, il affirme sa puissance par rapport au reste de l’assistance.

Sur le plan stylistique, la phrase longue et complexe, dans laquelle le sujet est rejeté presque à la fin est elle-même baroque par sa surcharge. Mais la théâtralité de l’apparence est aussi une manière pour le commandant de séduire l’une des filles des Morelli. Ainsi, aux yeux du narrateur, avec ses cheveux calamistrés, gominés, « Tony Brizo évoquait indéniablement les séducteurs hollywoodiens d’avant-guerre[23] ». On veut paraître pour se faire aimer. D’ailleurs, la suite du roman le prouve. Le dessein inavoué du commandant est d’attirer l’attention de Noémie Morelli. Le portrait-énigme purement physique, commençant par l’habillement, met l’accent sur le paraître comme si l’être était sans importance.

3.2 La séduction amoureuse et l’ostentation

La théâtralité et l’ostentation sont aussi employées comme des moyens de séduction amoureuse. Dans ce cas, les actions des personnages sont à double entente. Elles fonctionnent comme des figures de rhétorique, polysémiques par définition, et dont le vrai sens est très éloigné du sens littéral. La séduction amoureuse en jouant sur la théâtralité et l’ostentation crée un monde d’illusions, tout en perspectives et en trompe-l’oeil, qui amalgament le vrai et le faux. La théâtralité au service de l’amour fonctionne un peu comme la danse nuptiale de certaines espèces. Ces remarques sont illustrées dans la rencontre amoureuse entre Hortense Morelli et Théodonio Dos Santos, un comédien de passage à Trou-Bordet « au temps de l’exposition universelle organisée pour célébrer les fêtes du bicentenaire[24] ».

Hortense semble avoir fait les premiers pas dans la séduction amoureuse. En effet, elle s’habilla de façon à attirer l’attention de « celui qu’on disait beau comme Apollon » :

Elle mit ses bas noirs et ses escarpins vernis. Elle enfila sa robe de mousseline jaune opaline garnie de broderies indiennes, importée de Colombie, qu’elle n’avait pas ressortie depuis que le temps menaçait d’estomper ses rêves bleus. Elle s’était ornée de boucles d’oreille d’opale, de bracelets scintillants… Le matin même, elle était allée se faire coiffer. Un beau chignon mettait en évidence ses grands yeux qu’une couche de bleu cendré cernait discrètement. Vénus allait contempler Apollon de passage dans sa ville. Elle paya fort cher, ce soir-là, une place à la première ; pas un geste, pas une mimique ne lui avait échappé[25].

Comme on peut le remarquer, Hortense s’est parée dans l’unique intention de charmer le comédien et danseur de corde. Le spectacle donné par Théodonio Dos Santos est lui-même baroque, ostentatoire par son esthétique de l’hétérogène et par la volonté des acteurs d’éblouir les spectateurs :

Vinrent d’abord les danseurs aux gestes démesurés qui, sur une musique trépidante, produisirent une chorégraphie tenant à la fois de la cavalcade et de la procession, mêlant l’esthétique pure des lignes et des couleurs aux attitudes équivoques et tape-à-l’oeil. Ce fut une ronde effrénée de costumes multicolores qui tantôt disparaissait, dissipée en fumée, pour revenir plus vive, tourbillon déchaîné, véritable invasion de papillons aux ailes coruscantes. En tous sens, les danseurs éclataient, virevoltaient, repoussaient les limites de l’espace, les obstacles du temps sur lesquels ils se brisaient, s’évanouissaient[26].

On peut donc parler de la conscience baroque qui anime ce spectacle aux frontières de la démesure et se demander si cette mise en scène baroque n’est pas spécialement adressée à Hortense. Dans son ensemble, le spectacle fonctionne comme un appareil de séduction efficace, une sorte de métonymie du comédien, son costume fantasmatique. L’hétérogénéité baroque est illustrée par l’impureté générique du spectacle, rappel du change et de l’inconstance qui travaillent la conscience baroque. En effet, la chorégraphie tient à la fois de la cavalcade (champ lexical de l’animalité) et de la procession (champ lexical du religieux) ; de plus, les notations visuelles sont renforcées par des notations auditives. La remarque du narrateur : « sur la scène, aucune place vide » fait référence à la prolifération du baroque, sa propension à remplir tous les vides. Le thème de l’illusion est illustré dans les numéros exécutés par le danseur de corde, lequel évoque le cirque, lieu par excellence des tours de prestidigitation.

Dans cette rencontre amoureuse, on doit parler d’une double séduction liée au paraître. Séduire est d’une certaine manière être séduit dans la logique de l’inversion baroque. De ce point de vue, il n’y a presque pas de différence entre la toilette d’Hortense et le spectacle donné par la troupe de Théodonio Dos Santos, au nom d’ailleurs assez évocateur : Los retablos de las maravillas (en français : Les tréteaux des merveilles). Or, qui dit merveilles dit étonnement, séduction, illusion, tape-à-l’oeil. (L’étymologie nous permet de confirmer la présence de ces thèmes : merveilles vient du latin mirabilia, ce qui est digne d’être vu). Il faut aussi rappeler que les baroques italiens ont fait de la Meraviglia, la surprise, la dominante principale de leur esthétique.

Théodonio Dos Santos n’a donc pas besoin de porter un habit de lumière pour éblouir Hortense : son spectacle a suffi. Il parachève son oeuvre en parlant longuement des pays qu’il a visités. Le narrateur rapporte l’effet immédiat de ce récit sur Hortense : elle « en était émerveillée[27] ».

L’entreprise de séduction de Bernissart à l’endroit de Noémie est d’une théâtralité plus discrète, plus subtile, mais elle n’échappe pas à la sagacité de Rebecca, la mère de Noémie qui sait découvrir le visage sous le masque. Après avoir trouvé un iguanodon dans son arrière-cour, Astrel Morelli invite à souper chez lui un jeune professeur de sciences naturelles, Edmond Bernissart, qui veut profiter de cette occasion tant rêvée pour séduire Noémie : « Bernissart, ce soir-là, parlait avec fougue, non point tellement pour satisfaire la curiosité d’Astrel Morelli, mais pour attirer l’attention des filles, particulièrement celle de Noémie[28]. » Le petit manège de Bernissart n’échappe point à l’oeil vigilant de Rébecca qui, exaspérée, finit par déclarer sur un ton très sentencieux : « Quand tes épis mûrissent au soleil, il faut surveiller la ronde des rats[29]. » Cette phrase qui est la traduction littérale d’un proverbe créole rappelle la remarque de Graciàn, (1657), théoricien du baroque espagnol : « La lutte est la vie de l’homme contre la malignité de l’homme(Oraculo manual y arte de prudencìa). »

3.3 La demeure des Morelli

On peut se donner en spectacle directement ou le faire à travers ce que l’on possède. La chose possédée devient alors un substitut de son propriétaire, comme l’uniforme du commandant Tony Brizo. Le cas le plus évident de cette substitution métonymique dans Mère-Solitude est la demeure des Morelli, décrite comme un décor de théâtre avec ses surcharges ornementales et qui, effectivement, fonctionne comme une salle de théâtre dont les acteurs et spectateurs sont les habitants et leurs invités. C’est une demeure baroque par son histoire, sa monumentalité et sa richesse décorative. On comprend que tout, dans la description de cette demeure, concourt à donner une impression de vertige, de puissance, avec des mises en abyme, des itérations propres à l’esthétique baroque. La longueur de cette description qui l’apparente à un morceau de bravoure nous empêchant de la citer in extenso, nous proposons l’extrait suivant qui décrit l’intérieur de la maison :

L’enfilade du salon et de la galerie offre aux regards une profusion de tableaux à double encadrement en bois sculpté, de miroirs vénitiens en verre polychrome. Au centre de la pièce, cinq sièges, des fauteuils en chêne massif à haut dossier, garnis de cuir repoussé, sont assemblés autour d’une table basse à piètement de bois doré supportant un plateau de porphyre poli. L’ébéniste semble s’être complu à souligner la structure de son meuble. Ah ! Quel meuble paradoxal en vérité, à l’utilité bien problématique puisque sa principale raison d’être semble résider dans le côté décoratif de son support ! Quelle débauche de courbes, d’entrelacs […][30].

La description se poursuit avec la plupart des éléments qui caractérisent l’hétérogénéité baroque, en particulier l’hybridité et le mélange des formes. Ce sont des formes ostentatoires en elles-mêmes : elles attirent l’attention parce qu’elles sortent de l’ordinaire, tel ce vase décoré d’êtres grotesques, mi-humains, mi-animaux… Il est aussi question de « corps de mammifères marins coiffés de têtes d’oiseaux […] de femmes-paons faisant la roue […] de têtes humaines coupées et serties dans la mâchoire d’une chauve-souris géante, de nymphes borgnes…[31] ». En fait, ce sont tous les éléments de décoration qui ont un côté baroque : le ciel du lit est porté par douze colonnes torsadées ; la table de nuit est en palissandre et marquetée sur toutes ses faces et repose sur quatre bustes de femmes.

L’ordre de cette description va de l’extérieur vers l’intérieur et chaque étape est relayée par un « voir » plus ou moins explicite. Au début de la description, l’exubérance décorative de la demeure des Morelli « s’observe ». La forme réfléchie du verbe montre que la demeure s’impose au regard. Elle est remarquable. La barrière une fois franchie, « Vous voilà dans la cour ». Au milieu de la description, le narrateur note : « l’observateur perplexe ne manquera pas de se demander […] le plafond doit être remarqué. » Les mots en italique, qui appartiennent au champ lexical du regard, posent la demeure comme un objet devant être vu. Le lecteur est comme pris à témoin dans le dévoilement des différentes parties de la maison.

Objet baroque par excellence, cette résidence rappelle l’architecture baroque avec ses habiles trompe-l’oeil, son escalier monumental, l’enfilade du salon. D’où la fonction symbolique de cette demeure, signe distinctif des Morelli. Comme le note le narrateur, « cette extravagance [affiche], à n’en point douter, une volonté plus ou moins affirmée d’éblouir, une recherche de l’effet spectaculaire[32] ». La demeure des Morelli est comme une synecdoque de cette famille ; elle en est une partie. Mais elle est aussi une métaphore des Morelli qui ont vécu en vase clos, refusant de prendre contact de manière directe avec les autochtones de Trou-Bordet, en dépit des nombreux métissages qui ont jalonné leur histoire. En un mot, cette demeure, dans son opulence, est comme le paraître de cette famille qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le trompe-l’oeil, les enfilades, le tape-à-l’oeil : toute cette ostentation a pour fonction de faire oublier l’histoire tragique de cette famille de métèques dont la plupart des membres sont des gens de peu de scrupules. Comme le note Claude-Gilbert Dubois : « L’exhibition du luxe couvre souvent [une] absence de pouvoir réel : ce faire-voir, beaucoup plus que signe d’être, est le camouflage d’une absence d’être[33]. »

Même la cave que le narrateur homodiégétique Narcès décrit presque à la fin du roman, avec sa loggia, sa mezzanine, est présentée comme une scène secrète où s’est jouée une partie de la tragédie de la famille des Morelli. Elle aussi est un lieu symbolique dans le roman mais à un autre niveau, un peu comme ce qui passe derrière les rideaux, ce qui est dissimulé aux spectateurs : elle fait référence aux fouilles d’Astrel qui pensait trouver un trésor enfoui dans le sous-sol de son arrière-cour, elle évoque les prétentions paléontologistes de Bernissant, les pratiques ésotériques des Morelli, leur passion des « sciences de la nuit et du jour[34] ». Enfin, le rapprochement avec le théâtre est souligné dans le texte par la notation suivante :

Au centre de la pièce, un majestueux baldaquin de couleur rouge bourgogne, figure un trône, un sanctuaire ou un décor de théâtre dont la scène se déroulerait dans le temps les plus reculés. Sous le baldaquin est placé, selon la position de l’observateur, un meuble qui peut être pris pour un autel ou un lit[35].

L’ostentation est donc présente là où on l’attend le moins. Même dans ses parties les moins exposées au regard, la maison des Morelli reste une scène de théâtre.

3.4 La théâtralité et l’ostentation généralisées

Dans Mère-Solitude, la ville de Trou-Bordet dans son ensemble se présente comme une immense scène qui happe le regard, l’envoûte. Tout se présente sous forme de spectacle, tout est prétexte à spectacle. Ceux qui défilent devant le cercueil de Sylvain reproduisent à une échelle réduite la théâtralité de la ville. C’est une occasion pour eux de se faire voir, de s’exhiber. Ici, on retrouve l’un des topoi les plus fréquents dans le baroque : le monde est un théâtre.

Ce groupe ici rassemblé est un microcosme de la ville : les pompes de l’or, violet et du grenat, les chromes de l’argent, des tissus et des vivres, les simulacres des cravates, des écailles et du cuivre. Trou-Bordet tout entier est représenté, sublimé, fantasmé dans l’odeur et la fumée de l’encens et des cierges allumés[36].

On voit bien ici que c’est un monde qui est plutôt préoccupé de son paraître, qui fait la roue comme le paon, emblème de l’ostentation baroque. Comme nous l’avons montré plus haut, même la mort peut être théâtralisée. Les funérailles paraissent comme une mise en scène du funèbre et sont une occasion de plus pour se donner en spectacle : « Je revois le catafalque recouvert de son drap noir de franges dorées. Il était dressé entre six cierges chaussés de chandeliers géants en or massif. Des gerbes de fleurs rouges : condoléances éplorées, regrets éternels[37]. » La vie quotidienne des Morelli, on s’en doute, n’échappe pas à cette théâtralisation. Ainsi, la scène où Hortense est blottie dans les bras d’Absalon, le domestique des Morelli, est vue comme une pièce de théâtre. Ainsi quand Noémie voit sa soeur, le buste blotti dans l’ovale formé par les jambes d’Absalon accroupi à la Turque, elle ne peut s’empêcher de s’exclamer : « Belle merveille ! Cette maison est un véritable théâtre des merveilles ! » Une fois de plus, nous sommes dans la thématique du voir.

Les moindres gestes de la vie quotidienne sont comme des scènes d’un grand spectacle que des acteurs jouent, le plus souvent, de manière inconsciente. Tout ce qui est répété mécaniquement perd son essence, sa raison d’être profonde et devient ainsi pur spectacle, comme des gestes exécutés par un automate. Nous touchons ici au côté négatif du baroque avec les connotations péjoratives de la théâtralité, vue comme métaphore d’un monde sans âme et inauthentique, qui se complaît dans les mirages du paraître. Mais à côté des comédiens qui tiennent à leur insu un rôle sur la scène du monde, il y a des personnages lucides qui ont réussi à échapper aux pièges de l’illusion et qui arrivent à la conclusion que la vie est unsonge[38]. Ainsi, Gabriel Morelli croit que nous sommes probablement rêvés par un dormeur qui n’était pas près de se réveiller. Cette déclaration illustre la conception baroque de la vie comme quelque chose qui nous dépasse et sur lequel nous n’avons aucune prise. Nous serions tout simplement des comédiens malgré nous, des marionnettes dont les ficelles sont tirées par des mains inconnues. Nous jouons des rôles que nous n’avons pas appris[39]. Les frontières entre l’être et le paraître, le rêve et la réalité s’estompent et cette perte des repères fait vaciller les certitudes. Si nous sommes rêvés par un dormeur, tout ce que nous voyons fait partie de ce rêve, il n’est qu’illusion et nous-mêmes, nous sommes également un rêve, une illusion[40]. Aussi le vrai et le faux ont-ils le même statut ontologique. Claude-Gilbert Dubois fait remarquer que dans le monde baroque :

Le songe et le réel, le masque et le visage, l’homme et son double, la vérité et le mensonge s’avancent […] non en couples contrastés, mais en couples et fraternels ; on ne sait qui est l’un et qui est l’autre[41].

Comment ne pas y voir le miroitement, la labilité : autant de thèmes et de motifs chers au baroque. En théâtralisant toutes les choses, le baroque les arrache à leur socle, à leurs fondements pour les ébranler et les jeter ainsi dans les mouvances du paraître. Par une sorte d’effet de boucle, l’ostentation renvoie donc à la métamorphose.

Sur la scène du théâtre du monde, le spectacle est souvent une tragédie qui se joue depuis l’éternité. Il s’inscrit alors dans une certaine fatalité qui, paradoxalement, le rend banal. C’est le cas de maints épisodes de l’histoire tragique de Trou-Bordet, où le temps semble relever d’un temps cyclique et linéaire, comme celui de l’éternel retour. Des touristes, en partance pour leurs pays respectifs, agitent des mouchoirs pendant qu’ils sont sur le pont du transatlantique. Aussitôt le narrateur voit dans cet acte la répétition d’un événement historique antérieur. Il fait un saut dans le passé et remonte jusqu’au mois de juillet mil huit cent quatre-vingt-six, année de la chute du président Salomon. L’épouse du président en s’embarquant alors pour l’exil avait agité un mouchoir à l’adresse de la foule qui l’insultait : ce qu’un chroniqueur français avait interprété comme un geste de pitié à l’égard du peuple, sacrifié sur l’autel des guerres civiles, des exactions, de la misère et de l’ignorance. Gabriel proteste contre cette condescendance[42]. Pour lui, « il y a d’autres horizons que celui de la dépossession des choses du monde[43] ». Mais le narrateur tempère cet optimisme. Le spectacle de la désolation à Trou-Bordet est perpétuel : « Mais à Trou-Bordet il n’ y a pas de surprise, on sait comment tout cela se poursuivra, on connaît la marche des événements. Depuis la colonie, rien n’a changé[44]. »

Ce monde soumis aux jeux de l’être et du paraître, aux masques et aux déguisements de toutes sortes, trouve son expression favorite dans le carnaval, fête théâtrale suprême, la fête baroque par excellence[45]. Les masques du carnaval relèvent du paradoxe propre au baroque. Ils masquent et démasquent ; les déguisements ont aussi cette double fonction[46]. Le porteur du masque ou du déguisement est masqué ou travesti, mais son masque ou son travestissement renvoient le plus souvent à des figures historiques, donc au réel. Le visage subsiste sous la caricature. Le carnaval participe ainsi de l’inversion baroque des choses. « Le peuple dépouillé de ses vêtements d’esclave, devenu libre, a emprunté pour la circonstance le costume de ses maîtres[47]. » Cette théâtralité explique pourquoi le carnaval attire tant de touristes : c’est une fête du voir. Comme la demeure baroque des Morelli, le carnaval est le lieu de l’hétérogène, de l’hybridité, de la doublure : l’humain côtoie l’animal, l’animé l’inanimé dans une ronde vertigineuse. « Les chauves-souris ont visages de créatures humaines. Sont-ce des chauves-souris ou des loups-garous[48] ? » Le carnaval est dans le roman non seulement thématisé mais aussi théorisé. Le narrateur y voit « une grande métaphore », « le lieu de l’hyperbole », « le lieu de la transgression et de l’obscène ». Le carnaval n’est plus alors ce qu’il paraît : il est une figure qui doit être interprétée pour être comprise, un masque qui donne à voir autre chose que ce qu’il montre, qui, paradoxalement, cache la vérité pour mieux la montrer.

Le carnaval s’apparente donc au théâtre non seulement par les accessoires qu’il utilise massivement : costumes, masques, déguisements, mais aussi parce que, à un niveau plus profond, il est mise en scène de la vérité. Comme le rappelle Jean Rousset citant Graciàn : « On ne saurait bien voir les choses du monde qu’en les regardant au rebours[49]. » Le carnaval devient ainsi un miroir qui permet de voir le monde à l’endroit. Paradoxalement, l’inversion de l’ordre des choses que le carnaval opère aide à prendre conscience du caractère peu naturel d’un tel ordre.

4. Faire tomber les masques

Le monde étant une vaste scène, on a tendance à considérer tout comme feinte, comme théâtre. Il n’est pas de désir qui ne soit suspect, il n’est pas d’attitude qui ne soit considérée comme cachant une ruse, une stratégie dans le but de tromper autrui aux yeux de celui qui a perdu ses illusions dans cet univers tragique, qui peut deviner le visage sous le masque. C’est ce qu’on peut appeler la mentalité obsidionale du baroque. L’homme est en état de siège permanent, il vit dans une perpétuelle loi martiale : sa vie est milice contre la malice de ses semblables. Ainsi, Hortense ne croit guère aux soupirs, plaintes et complaintes de son père Astrel après la mort de Rébecca.

Comme le note le narrateur,  Astrel Morelli désira mourir lui aussi, mais ses plaintes ne trouvèrent aucun écho auprès d’Hortense qui le soupçonnait de jouer, une fois de plus, une quelconque comédie. L’expression une fois de plus dit implicitement qu’Astrel a l’habitude de jouer la comédie et c’est peut être ce qui rend Hortense assez lucide pour ne pas se laisser prendre à ce jeu. De ce fait, Hortense est un des rares personnages de Mère-Solitude qui tente de faire tomber les masques. C’est ce qui fait qu’elle soit parvenue à la fin du roman à une sorte d’illumination intérieure, de paix et de sérénité, après son voyage initiatique au-delà du fluctus, du chaos du monde. Comme sa mère Rébecca, Hortense sait découvrir le visage sous le masque.

L’ostentation baroque a pour origine la conviction que le monde est, comme l’a fait remarquer Montaigne, « une branloire pérenne ». Tout est en constante métamorphose, toute stabilité n’est qu’illusion. Sa fonction consisterait à gonfler artificiellement la surface de l’être, son paraître, afin de créer un sentiment de sécurité et de puissance. Ainsi, dans l’univers de Mère-Solitude où « tout se dirige infailliblement vers la désintégration », l’ostentation et la théâtralisation des êtres et des choses sont une façon de compenser la vacuité de l’être, de contrecarrer la dérive infinie de la métamorphose. La demeure des Morelli a beau être grandiose, elle finit par devenir une maison vide. Tony Brizo arrive à conquérir le coeur de Noémie, mais celle-ci l’assassine pendant leurs ébats amoureux, faisant ainsi du lit un tombeau. On a beau maquiller la veillée mortuaire de Sylvain Morelli en fête, cela ne fait pas oublier le cadavre, promis à la décomposition. Le triomphe de l’ostentation et de la théâtralité est donc éphémère, illusoire comme la vie. C’est pourquoi ces éléments nous révèlent un monde tragique, soumis à l’éphémère et au fluctus.