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Hors des planches, point de salut ! » (CA, 116[1]) s’exclame le cher Antoine, exprimant sans aucun doute l’une des certitudes de son créateur. Comme son alter ego fictif, Anouilh ne cache pas son goût du jeu théâtral, son plaisir à côtoyer la scène et les acteurs, à modeler à pleines mains la pâte scénique. De fait, l’ancien secrétaire de Jouvet est de la baraque : il est un homme de coulisses avant même d’être dramaturge et, à partir des années 1950, il est également metteur en scène. Dans ces conditions, et sans vouloir jouer sur les mots, on s’attend à ce que ses didascalies soient avant tout des indications scéniques. La pression des planches n’étouffe pas cependant les autres potentialités du texte de régie[2] : à côté d’indications aisément transcodables, on relève des didascalies atypiques dont les contours littéraires défient la représentation et qui montrent que l’homme de scène est aussi un homme de mots, soit, en somme, un dramaturge complet. Mais de quel homme de scène s’agit-il ? quels langages scéniques sont privilégiés et comment sont-ils utilisés ? quel portrait-robot de metteur en scène fait apparaître la pratique didascalique d’Anouilh ? Mais ce dit ne se sépara pas d’un dire. Nous nous pencherons donc sur la poétique didascalique et notamment sur quelques idiosyncrasies anouilhiennes qui débordent l’aspect fonctionnel du texte de régie en le lestant d’un surplus original mais emblématique du pire et du meilleur de sa dramaturgie : d’un côté une tendance boulevardière à l’explicitation lourde, de l’autre le voeu d’un théâtre idéal, pour l’esprit, un théâtre qui soit aussi à lire.

Conceptions scéniques et pratique didascalique

Il convient d’opérer d’emblée un distinguo : les didascalies — a fortiori celles d’un dramaturge si proche du monde des coulisses et si impliqué dans la réalisation de ses pièces — ne fournissent qu’un aperçu déformé et non une vision nette et complète de l’expérience et des conceptions scéniques d’un auteur. Autrement dit, à travers le texte de régie, nous ne pouvons étudier la pratique scéniqueréelle d’un dramaturge mais seulement sa pratique didascalique, c’est-à-dire ce qu’il souhaite de la scène avant la lutte avec la matière. En somme, il y a la vision du spectacle et il y a sa fabrication : comme son nom l’indique, la fabrication s’opère sur le plateau, au moment des répétitions, avec l’ensemble des participants à l’entreprise théâtrale. Coincée dans les pages de la brochure et limitée en volume, la didascalie ne peut projeter la fabrication que par bribes et se contente le plus souvent de la vision. Tout le paradoxe du texte didascalique est là : il est le lieu de l’idéal (le rendu scénique tel qu’on le rêve) et, en même temps, il est déjà la portion la plus concrète du texte de théâtre puisqu’il est le lieu d’inscription privilégié des langages scéniques non verbaux. Conséquemment, on ne parlera pas de la pratique scénique réelle d’Anouilh ; nous ne pouvons que déduire de ses didascalies l’image qu’il entend donner de lui-même en tant que praticien, image où s’entremêlent principes dramaturgiques et stratégie de représentation de soi[3]. Insistons sur ce point : si l’on repère évidemment des desiderata scéniques au sein des didascalies, il faut aussi faire la part de ce qui est « la montre » ; les didascalies dessinent moins un portrait de metteur en scène qu’une persona de didascale. C’est particulièrement clair chez l’auteur d’Antigone.

Il apparaît d’emblée qu’Anouilh n’est pas avare d’indications scéniques sans être autrement dispendieux. Ses didascalies sont nombreuses mais non écrasantes : Anouilh n’est ni Montherlant ou Giraudoux ni Ionesco ou Vauthier. Le volume du texte de régie prouve que, dès le moment de l’écriture, la mise en scène est une préoccupation majeure. De fait, tous les langages scéniques sont évoqués, à un moment ou à un autre. Mais, au vu du texte de régie, celui qu’Anouilh a le plus à coeur de décrire, c’est le jeu des acteurs. Cela n’est guère surprenant dans la mesure où sa dramaturgie ne se fonde ni sur l’espace, ni sur l’image mais sur le personnage et sa parole[4]. Tous les autres langages scéniques sont destinés à mettre le texte et les acteurs en avant, comme l’emblématise cet extrait de La grotte : « Et dorénavant, attendez mon signal pour faire des effets de lumière. Qu’est-ce que c’est que cette façon de jouer avec les éclairages ? Les acteurs, c’est fait pour être vus. La pénombre cela ne fait plaisir qu’au metteur en scène » (GR, 259). Anouilh réduit le rôle de la lumière[5] — mais c’est également vrai des décors, objets, sons... — et laisse entendre que la direction d’acteurs tient le premier rang dans la mise en scène. De fait, la plus grande part des didascalies indique les déplacements, les gestes mais plus encore les intonations[6]. Anouilh déploie dans ce domaine une grande variété d’expressions, jusqu’à aller chercher des mots ou formules peu courants — littéraires ou populaires : « vipérin », « madré », « chattemite », « paterne », « languide », « confite », « voix hommasse », « fayot », « défrisé », etc. — ainsi que des indications souvent très imagées et parfois difficiles à interpréter : « Heureux comme un bon gros chien » (OR, 355), « un sourire très Régence et très noble en même temps » (CO, 161), « avec un air soudain de femme qui en achève une autre » (TU, 29), « Tarde clignote[7] et devient soudain tout gris » (SA, 133). Afin de définir le jeu avec acuité, Anouilh parcourt toute la gamme lexicale. Cependant, à côté de cette variété d’expression, il use intensivement d’un code psycho-émotionnel qui se rode au fil des pièces et s’appuie sur des formules récurrentes. En effet, les personnages d’Anouilh « glapissent[8] » plus que de raison ; ils sont « lumineux », « transparents » ou « tout clairs[9] » ; ils parlent plus souvent qu’à leur tour « d’une voix sourde ou sourdement[10] ». De manière plus personnelle, sans doute, bon nombre d’entre eux réagissent « comme une bête traquée[11] ». Ces formules et quelques autres que le dramaturge reprend de pièce en pièce forment au final des personnages types pris dans des situations types. Le « soupir comique[12] » est une de ces indications spécifiquement anouilhiennes. L’alliance du rire et de l’émotion constitue en effet la rhétorique profonde de son théâtre, depuis les premières pièces roses. Malgré des métamorphoses dans l’expression, il s’agit toujours d’une distorsion émission / réception qui s’exprime au moyen de didascalies oxymoriques, du type « comique et désespéré », « sérieux et cocasse », « avec un excès passionné, touchante au bord du comique », « avec un grand cri de désespoir comique », « avec une cocasserie désemparée », « ridicule elle aussi, mais obscurément touchante[13] ». Dans le même ordre d’idées, beaucoup de personnages d’Anouilh arborent « un petit sourire triste » ou « un pauvre sourire[14] » : ces rictus renvoient tous à une forme de désespoir en sourdine. On reconnaît là la vision douce-amère qu’Anouilh a de l’existence, selon laquelle « l’homme est un animal inconsolable et gai » (HU, 207).

Quoi qu’il en soit, la didascalie anouilhienne se remarque par cette constance dans le code de jeu, fondé sur autant d’obsessions lexicales. Tout se passe comme si toute la vérité d’un personnage ou d’une situation pouvait être résumée par quelques mots, investis d’une valeur symbolique qui dépasse largement leur acception usuelle. La formule « l’un en face de l’autre[15] », par exemple, loin d’être une simple indication proxémique, se charge d’une signification — la cassure du couple, l’écart infranchissable entre deux êtres[16] — ou d’une violence d’autant plus dramatique qu’elle est contenue : elle rend compte d’un moment de fixité et de tension entre deux personnages devenus comme des ennemis. Un autre exemple est constitué par les adjectifs « aigre », « amer », « hargneux », « haineux », « hostile », « dur », « fermé », « froid ». Ce sont bien sûr des adjectifs courants que l’on rencontre chez d’autres dramaturges mais Anouilh les emploie ad nauseam, notamment en fin de carrière. On a même le sentiment qu’il augmente artificiellement la violence du texte grâce à des didascalies indiquant une force ou une densité qui, nonobstant, s’échappe. Dans La sauvage, Antigone ou même Le voyageur sans bagage, la férocité est évidente, en dépit du faible nombre d’occurrences de l’adjectif « dur[17] ». La violence obvie qui sourd du dialogue de ces pièces noires rend superflu le recours à ce type de support didascalique. En revanche, dans Le directeur de l’Opéra — pièce en demi-teinte, comme Anouilh les affectionne, mais réplique affadie et bavarde de Cher Antoine et des Poissons rouges — la pointe est émoussée, d’où la récurrence des didascalies « sombre », « dur / durci » et « fermé[18] » pour compenser ou masquer cette perte d’énergie. Le ton a tourné à l’aigre et la force s’est changée en hargne. Le scénario fonctionne d’une manière similaire. Les adjectifs « dur / durci », « fermé » et « sombre » y sont assez bien représentés[19] ainsi que plusieurs indications chargées de donner une apparence de profondeur à des répliques fort plates ou transparentes : « étrange » (ou « étrangement »), « mystérieux » (ou « mystérieusement »), « insolite », « bizarre », « ambigu » et « drôlement[20] ». Si l’on en croit ce que dit Antoine de Saint-Flour aux comédiens qui ont tendance à surjouer, « une fois sur deux le texte suffit » (CA, 121). Le comédien Cravatar demande sournoisement à un Antoine impassible : « Et l’autre fois ? » L’autre fois, il faut se résoudre à se reposer sur l’interprétation du comédien pour pallier les faiblesses du texte[21]. Sans aller jusqu’à dire qu’on peut mesurer la qualité dramatique à la plus ou moins grande concentration en indications, les abondantes didascalies des dernières oeuvres cherchent à leur restituer un peu de cette énergie qui leur fait de plus en plus défaut. Les didascalies constituent donc un symptôme dramaturgique autant qu’un outil : le soin de définir le jeu se combine à une vision quasi obsessionnelle — qui, à la longue, se transforme en procédé — des rapports humains et des caractères[22].

Toujours touchant à la sphère de l’acteur, on relève quelques remarques — mais finalement assez peu — sur l’aspect physique et notamment les costumes des personnages. Le code vestimentaire[23] est le plus souvent symbolique : les vêtements noirs ou sombres des rigoristes[24], le col en celluloïd de la ganache paternelle ou le « col défait » de Lucien (RJ, 201 et 88), etc. Plus fréquemment encore, les indications de costume visent à créer le pittoresque voire le comique :

Puis entrent le comte, la comtesse et Villardieu en costumes d’automobilistes. Voiles verts, lunettes noires, peaux de bique. Rien ne doit permettre de distinguer le comte de Villardieu. Mêmes moustaches, même col trop haut, même monocle, même cul de singe derrière la tête, même distinction et sans doute même club. Peut-être, seule, la couleur de leurs pieds-de-poule diffère-t-elle ; mais c’est une nuance (AM, 17).

Les personnages typés — généraux et aristocrates faisandés de la Belle Époque, curés ou monstres sacrés, etc. — qu’affectionne Anouilh appellent des costumes conventionnels qu’il n’est guère besoin de décrire ainsi que des attributs attendus tels, entre tous, les cigares. Anouilh confie qu’ils sont les « éléments de base de toutes [ses] mises en scène depuis Le bal des voleurs[25] » : ils symbolisent tour à tour l’opulence financière ou la laide pauvreté, selon qu’ils valent trois sous comme ceux du père d’Orphée (EU, 17) ou neuf francs cinquante comme ceux de Florent (SA, 70).

Néanmoins, Anouilh sait évoquer et décrire quand l’occasion se présente ou quand le besoin se fait sentir : « Julien [...] habillé en militaire, capote bleu marine aux coins retroussés, pantalon garance, képi à pompon, baïonnette » (CO, 107). Le portrait est court mais assez complet, ce qui, sans être rare, n’est pas l’habitude. Le plus souvent, Anouilh ne mentionne quasiment rien ou, dans le meilleur des cas, se contente d’évoquer rapidement le vêtement par un ou deux détails : « Entrent Estelle et Sidonie, grandes bringues de près de vingt ans, restées enfants : anglaises, macarons, robes de fillettes ridicules » (VT, 95). Régulièrement, la description s’effiloche en évocation où le mot « vague » dit assez à quel point l’esprit prime sur la lettre :

Plus loin […] un personnage qu’on ne reconnaît pas, vêtu d’un vague battle-dress, tape à la machine. Le bossu et cet homme ont de vagues brassards tricolores (PR, 132).

Les costumes sont vaguement médiévaux, mais aucune recherche de forme ou de couleur (AL, 11).

Au final, les indications de costume passent souvent à la trappe : si Ornifle porte « une très belle robe de chambre » (OR, 215), rien n’est dit des costumes de Supo, Nénette, la comtesse, Machetu, Dubaton, Marguerite, etc. Ce qui sous-tend les indications concernant l’aspect physique, et cela vaut aussi pour les décors, c’est un royal Malclès y pourvoira[26]. Dans un article rendant hommage à ce décorateur-metteur en scène, Anouilh le décrit comme un homme capable d’exprimer ce qui reste rentré chez l’auteur en termes de décors et costumes :

Vous donnez une pièce à lire à Malclès et vous savez bien, depuis toujours, que ce lieu où vous n’avez été qu’une nuit, en cachette, est indescriptible : ce n’est pas parce que vous direz qu’il y avait une porte à gauche et sans doute un escalier au fond ; même si vous ajoutez qu’il vous semblait bien que les tentures étaient rouges, que cela rendra les choses plus nettes… Malclès lit la pièce et il faut croire qu’il avait fait le voyage la même nuit à votre insu, il revient avec un dessin de dernier des Beaux-Arts qui est la reproduction scrupuleusement exacte de ce lieu où vous n’êtes allé qu’une fois et où vous ne sauriez plus conduire personne. […] Mais Malclès a une autre vertu, la plus grande des vrais décorateurs de théâtre. Il convoque un jour quelques machinistes moustachus [...] il s’enferme avec eux, on entend beaucoup de coups de marteau ; et la terrasse d’Elseneur, la salle basse où Lady Macbeth a vu la tache sanglante sur sa main, la promenade aux arbres bien sages où Arnolphe apprend que le petit chat est mort et que le ruban est donné, sont soudain là, aussi gentils que sur le dessin, mais bien solides, avec toutes les portes à l’endroit qu’il faut et les escaliers praticables[27].

Malclès est donc un passeur : il comprend à demi-mot les rêves du poète dramatique et se charge de leur inscription dans la matière et le réel. Il « rend les rêves solides. C’est un extraordinaire talent, bien rassurant pour les poètes[28] ». Dans ces conditions, l’importance de l’indication scénique semble largement revue à la baisse. Il faut en réalité faire la part de l’hommage : Anouilh embellit quelque peu l’intervention quasi magique de Malclès et sa propre infirmité à décrire lieux et costumes. On sait à quel point il s’intéresse aux décors de ses pièces : il en fait des croquis au brouillon, il place les accès et repère la scène[29], il dessine certains éléments de mobilier, etc. De ce travail, pourtant, rien ou presque ne se retrouve dans la brochure : la didascalie reste le plus souvent succincte et Anouilh en dit volontairement beaucoup moins que nécessaire, moins que ce qu’il visualise. Paradoxalement, c’est en cela qu’il se montre homme de scène : à quoi bon spécifier, charger la didascalie de détails puisque, de toute façon, le théâtre est destiné à être représenté, à passer par les mains d’un artisan-artiste de théâtre dont le rôle est précisément de matérialiser cette vision intime ? Anouilh voit ses personnages au même titre qu’il voit ses décors mais il trouve superflu d’en rendre un compte exact au sein de la didascalie, celle-ci ne pouvant matériellement pas rivaliser avec le spectacle réel. Le but de la brochure n’est pas d’empiéter sur la scène[30] ; son rôle n’est que de permettre au lecteur de se représenter un minimum l’espace et les personnages. En outre, un tel allègement des indications sied parfaitement à un auteur qui cherche à toute force à passer pour un homme de peu d’efforts. Rien de pire, pour Anouilh, que de puer l’effort, d’où sa pose aristocratique de légèreté, de facilité, de don, où la littérature est ravalée au rang de divertissement solipsiste[31].

Tout ne se réduit pas à une stratégie d’auto représentation ; de profondes convictions esthétiques influent sur le choix d’Anouilh de limiter la précision de ses didascalies. Ainsi l’admiration qu’Anouilh voue à Pitoëff repose-t-elle essentiellement sur son style épuré, son « don de la pauvreté — cet incomparable cadeau des fées[32] ». Anouilh revient souvent sur cette caractéristique des mises en scène de Pitoëff[33] qui est à la source de sa propre recherche de l’épure scénographique, repérable d’un bout à l’autre de sa carrière :

Pièce circulaire, peu meublée. Trois portes semblables (HE, 102).

La pièce est entièrement vide. Une amorce d’escalier dans le mur au fond. Un canapé renversé par terre (RJ, 248).

Un décor neutre, des bancs pour le tribunal, un tabouret pour Jeanne, un trône, des fagots (AL, 11).

Un décor vague, ou peut-être le plateau nu. Il n’y a que des meubles et deux grands paravents qui servent pour les entrées et les sorties (PR, 9).

Le plateau nu, mal éclairé. Quelques vagues portants en désordre, des arbres, des fontaines et — insolite au milieu d’eux — une porte Louis XV, font un décor fantasmagorique (CO, 69).

Une immense salle voûtée et complètement nue. Un escalier de pierre au fond qui monte on ne sait où, vers une porte donnant sur la rue. / Au premier plan, une grande table sur des tréteaux avec un couvert mis pour plusieurs personnes (PB, 375).

« Vague », « neutre » et « nu » sont parasynonymes pour Anouilh[34] et renvoient finalement au même minimalisme décoratif[35]. Mais le « tréteau nu » — hérité de Copeau par le Cartel — n’est pour lui qu’une possibilité et non une religion. De fait, certains de ses décors sont bien plus chargés :

Le hall sombre d’une sorte de grand hôtel de province avec des prétentions architecturales, mais tout cela vieilli, délabré, un peu minable. Un air d’usure sous de vieilles dorures et des motifs de stuc écaillé (AR, 9).

Un boudoir d’un luxe écrasant (, 9).

Une pièce pleine de livres qui donne sur le parc par trois grandes portes-fenêtres. Boiseries. Portraits de famille sur les murs. Meubles anglais. Carrelage par terre (SA, 69).

Pour être assez courte, cette dernière didascalie n’en indique pas moins le décor du sol au plafond. Celle tirée de Léocadia prouve en outre que la brièveté de l’indication n’est pas un indice sûr d’un dépouillement scénique. Les didascalies varient en taille et en précision de la même manière qu’Anouilh hésite entre lieux vides et lieux encombrés ou très décorés. Ce qui demeure, c’est une tendance à consigner en didascalie certains détails hautement symboliques tel le fourneau et son gros tuyau noir dans La grotte (GR, 165) ou bien la significative torchère d’Ardèle : « Un amour de bronze au pied de l’escalier éclaire faiblement la scène » (AM, 67). Dans la mesure où cette pièce grinçante montre l’inévitable échec de l’amour dans la durée, remplacé immanquablement par des simulacres d’amour, il est logique que le cupidon de bronze soit rococo pour ne pas dire kitsch et qu’il ne dispense qu’une lumière avare.

D’une manière générale, que le plateau soit quasi nu ou copieusement équipé, on constate toujours un refus du relevé topographique précis. La tendance est la même que pour les costumes : la description cède le pas à l’évocation, la définition voire la simple désignation :

La chambre du général attenante à la chambre de sa femme ; souvenirs exotiques, armes, tentures (VT, 91).

La chambre de Jacques Renaud [...] est de pur style 1910 (VS, 42).

La chambre d’Ornifle (OR, 300).

Concernant ce dernier décor, hormis le lit à baldaquin, aucune précision n’est apportée d’emblée et la didascalie de cadre scénique se contente d’étiqueter le lieu. Anouilh, comme nombre de ses confrères, fait alors jouer la règle d’induction didascalique. Le mot « chambre » suffit en effet à convoquer un certain nombre d’éléments scéniques qui vont de soi. Anouilh n’a plus alors qu’à les faire apparaître — ainsi que d’autres en complément — au fil de l’acte, qu’il s’agisse d’une glace (OR, 357), de fauteuils (OR, 308) dont un grand (OR, 361), d’une petite table (OR, 316), d’une fenêtre (OR, 358) ou d’une coiffeuse (OR, 358). Les didascalies font apparaître ces éléments scéniques quand ils entrent en jeu, pas avant ; à de rares exceptions près, ils ne sont que des appuis de l’action scénique. Ainsi la glace n’apparaît-elle que lorsque Ornifle s’y mire, les fauteuils, quand on s’y assoit, etc. L’objet n’existe qu’en fonction du personnage. Parmi les langages théâtraux, le texte et le jeu de l’acteur priment ; les autres compartiments du spectacle viennent en second ou bien en renfort comme le laisse entendre l’Auteur dans La grotte :

Je n’aime pas beaucoup les décors compliqués, ils décèlent tous une faiblesse. « Le théâtre, a dit Lope de Vega, c’est deux planches, deux tréteaux et une passion ». / Les deux planches et les deux tréteaux, on se débrouille, on les a toujours. La passion, la vraie passion […] on l’a plus rarement, il faut l’avouer. Des petits bouts de passionnettes le plus souvent ; des filets d’eau que l’auteur s’est figuré être un torrent, tout seul avec son petit stylo. Alors, comme ces cuisinières, un peu incertaines de leur viande, qui se rattrapent avec une sauce, on fait appel à un metteur en scène astucieux et à un décorateur. / J’aurais souhaité qu’il n’y eût pas de décor, rien que des personnages dans cette pièce. Mais cela s’est révélé impossible (GR, 167-168).

Apparaît alors un système complexe de vases communicants entre la part la plus matérielle de la mise en scène (objets, décors) et sa part la plus spirituelle (le texte et le jeu). Cette dichotomie opposant esprit et matière explique pourquoi Anouilh n’est pas toujours fidèle au principe de minimalisme décoratif qui lui tient pourtant à coeur. Pour que le tréteau nu fonctionne, il faut une passion et c’est à l’auteur de la fournir. Si son texte n’est pas à la hauteur, il est nécessaire de se rabattre sur des expédients : lucidité terrible d’un dramaturge qui a conscience de ses limites et qui fait ce qu’il doit pour relever la sauce… C’est là que semblent intervenir la scénographie et, plus largement, la mise en scène. Anouilh, en son nom propre cette fois, la définit comme une « aventure bizarre, merveilleuse et toujours désespérée qui consiste avec des lumières, des mots, des bouts de bois et des comédiens (parfois aussi résistants les uns que les autres) à donner une forme à un rêve[36]. » Est-ce à dire que la représentation est toujours liée à une dynamique déceptive, sorte de mutilation d’un rêve ? Anouilh le laisse entendre. Dans un article rendant hommage à Pitoëff, Anouilh affirme que « le théâtre est un jeu de l’esprit. Hors ce jeu, il n’y a que du spectacle et du commerce[37]. » Et, se rappelant une lecture que le metteur en scène lui fit du Voyageur sans bagage, il évoque avec nostalgie « le petit bureau, soudain devenu un théâtre idéal, enfin sans meubles, sans décors et sans médiocres comparses à moitié prix ; un théâtre pour pur esprit[38] ». Le goût de l’idéal, qui fonde thématiquement le premier théâtre d’Anouilh, caractérise aussi sa dramaturgie même s’il se combine à la passion pour la mise en scène, véritable « empoignade avec le réel[39] ». Anouilh, comme Créon (AN, 83), retrousse ses manches, se collette avec le réel tout en sachant qu’il ne peut atteindre, sauf en de rares et brefs instants, qu’à un reflet dégradé de l’idéal plein et entier qu’est la pièce telle que l’auteur l’a rêvée et écrite. Certes, en tant qu’auteur associé à la mise en scène, il poursuit toujours cet instant de théâtre, éphémère alchimie de tous les langages dramatiques. Parallèlement, pourtant, il ne laisse pas de vouloir exprimer ce rêve et consigner à l’écrit cette pièce idéale. Du coup, on comprend mieux comment cet amoureux des planches se laisse parfois aller à la tentation du théâtre à lire. « Toutes les pièces se situent en vérité dans la tête de l’auteur : c’est le lieu idéal et unique de toute action dramatique[40] », dit-il. Lieu idéal, mais non pas lieu unique : le répondant de ce théâtre intérieur, c’est la tête du lecteur. À l’intention de ce dernier, Anouilh produit régulièrement des didascalies atypiques, bordées de littérature et qui excèdent la scène.

Littérature et boulevard : la poétique didascalique

Sans égaler la fantaisie de Vian ou la poésie d’Audiberti ou de Ghelderode, le théâtre d’Anouilh présente un certain nombre de didascalies atypiques, voire a-théâtrales en ce qu’elles valent pour elles-mêmes et non pour ce qu’elles indiquent. Ces débordements littéraires de la didascalie répondent à des besoins variés, tel le finale quasi narratif de La sauvage et la subtile personnification de la robe de mariée, qui fait quasiment l’effet d’un zoom cinématographique :

La musique reprend à côté. Elle a fait une caresse à la belle robe blanche, un geste inachevé... Elle murmure, tournée vers le salon où joue Florent comme si elle avait encore beaucoup de choses à dire. [...] Mais elle se détourne brusquement et s’enfonce dans la nuit. La belle robe de mariée reste seule, blancheur éblouissante dans l’ombre. Hartmann est apparu sans qu’on s’en aperçoive en haut des marches. Il a regardé s’en aller Thérèse sans un mot. Un silence. Il doit la suivre du regard là-bas à travers les vitres, dans la nuit du parc (SA, 181-182).

Parfois, le didascale mime la rapidité de l’action scénique par un style des plus syncopés :

Le jeune homme a tiré un pistolet d’époque de la poche de son imperméable, un dérisoire petit pistolet à chien et il tire soudain sur Bitos qui le regardait immobile, comme fasciné. Détonation. Bitos s’est pris la mâchoire. Un cri de femme. On bondit. Trop tard. Le noir aussitôt (PB, 426).

Plus intéressants encore sont certains portraits de personnages à la transcodification périlleuse bien qu’ils fassent souvent image pour le lecteur :

Trois tziganes qui ont un peu le genre des professeurs de patin du Palais de Glace — vieux papillons nocturnes, conservés dans on ne sait quel phénol — comme le maître d’hôtel et la dame du vestiaire qui, avec ses noeuds et ses fanfreluches, a l’air d’une ouvreuse du Théâtre-Français (, 91).

Alors même qu’elle exhibe le théâtre, la didascalie sort du champ du théâtre. Cette description défie en effet la représentation et est, pour reprendre une formule didascalique du Bal des voleurs, « offerte à l’invisible » (BV, 180). Elle relève certes du champ du voir mais s’adresse surtout à l’oeil de l’esprit. L’image a beau avoir perdu de sa force évocatrice — cette référence ne rencontre plus guère la connivence du lecteur d’aujourd’hui —, la saveur de l’indication est indubitable. D’habitude la didascalie est un lot de consolation pour le malheureux lecteur qui n’a pas eu la chance d’assister à la représentation ; ici, une fois n’est pas coutume, le spectacle devra rivaliser d’ingéniosité pour faire en sorte de reproduire l’image — ou, à défaut, l’idée — contenue dans la description. Il y a une inversion hiérarchique dans les destinataires du texte.

De la même façon, certaines didascalies du dernier acte de Pauvre Bitos constituent une sorte de double fond, élargissant la leçon illustrée par le dédoublement temporel de l’action dramatique (France de l’après-guerre — France de la Terreur). Le substitut du procureur est successivement décrit comme suit : « Très Régence » (PB, 486), « de plus en plus César romain, drapé dans son rideau » (PB, 491), « décidément très clubman, tirant sur son énorme cigare » (PB, 500). On s’aperçoit alors que Bitos n’est pas un personnage mais un type intemporel et universel. Il incarne l’homme qui, après une période de trouble, se retrouve au pouvoir[41] pour faire payer les vexations dont il a fait les frais dans son enfance ; l’homme qui extermine, une main sur le coeur et le bien du peuple à la bouche. En somme, Bitos est présent à toutes les époques — Antiquité, Ancien Régime, Révolution française, Belle Époque[42], entre-deux-guerres, Libération — et dans de nombreux lieux : France, Rome, monde anglo-saxon et, plus largement, l’Occident contemporain. Cet effet de sens échappe au spectateur mais pas au lecteur qui repère derrière André Bitos l’andros politikon, l’homme de la cuisine politique. Tandis que le jeu scénique permet de créer un caractère comique — notamment grâce au tic nerveux qui secoue périodiquement le personnage — les didascalies atypiques destinées à la lecture posent un type psychologique et historique récurrent. Le fin mot de la satire morale et sociale est tu à la scène et révélé à l’écrit. De manière plus générale, Anouilh réserve assez souvent à son lecteur de petites perles didascaliques :

Le cigare de Monsieur Barnett reste muet. (MB, 27).

Mlle Supo rentre, les lèvres serrées, les lunettes étincelantes (OR, 290).

La mère d’Eurydice fait une entrée triomphale. Boa, chapeau à plumes. Elle n’a pas cessé de rajeunir depuis 1920 (EU, 19).

Le buffet d’une gare de province. Style pompeux, usé et sali. Tables de marbre, glaces, banquettes de velours rouge, râpé. Sur sa caisse trop haute, comme un bouddha sur un autel, la caissière, au gros chignon, aux seins énormes. De vieux garçons chauves et dignes, des boules de métal brillant où dorment des torchons puants (EU, 11).

Outre les images, ce dernier exemple enchaîne les effets de rythmes, notamment en multipliant les octosyllabes[43] dont les deux derniers riment en [ã] : la didascalie se poétise et s’affranchit du même coup de sa vocation purement informative. C’est aussi le cas dans ce passage de Léocadia :

Le Prince : Eh bien, puisque nous ne sommes des imbéciles ni l’un ni l’autre, nous allons nous expliquer, mademoiselle, une bonne fois. Asseyez-vous.

Amanda, s’asseyant : Pourquoi ?

Le Prince : Parce que je vais vous dire un très long monologue. (Et, en effet, il commence :) […] (, 118).

Cette dernière didascalie sert de pallier d’élan : c’est une respiration — du comédien et du lecteur — avant d’entamer un tunnel de plus de quatre-vingt-dix lignes. Mais, dans cette perspective, la simple mention d’un silence aurait suffi. Si Anouilh a préféré ce type de formule — qui sort de la sphère dramatique pour s’approcher du genre narratif —, ce peut être par malice à l’égard du lecteur, laquelle vient accentuer le jeu sur l’exhibition de la théâtralité inauguré avec le terme à la fois usuel et technique de « monologue ». On est au théâtre et dans le jeu littéraire, et ce « il commence » cache certainement un « je commence ». C’est l’auteur qui va parler si longtemps et se plaire à composer un morceau brillamment architecturé à la place du personnage. Cette didascalie, qui n’a de sens que dans l’optique d’une lecture, n’est en fait que le sommet plaisant d’un étrange iceberg : l’usage immodéré des verbes de délégation de parole chargés d’introduire les répliques. Ces verbes sont généralement peu nombreux au théâtre puisqu’il s’agit d’un genre tout entier situé dans la délégation de parole, selon le principe de mimesis. Cette technique sert plutôt dans le genre narratif, justement pour marquer le passage d’une énonciation historique à une énonciation de discours. Le théâtre d’Anouilh regorge pourtant de ces marqueurs verbaux. Outre les très nombreux verbes qui servent à moduler l’émission vocale et dont Anouilh sait jouer[44], on compte un grand nombre de verbes introducteurs qui ne comportent aucune indication tonale implicite et sont proprement surnuméraires : « dire », « ajouter », « continuer », « enchaîner », « poursuivre », « répondre », « demander[45] ». Certes, ils servent fréquemment comme béquille à une autre indication paraverbale :

Nénette dit simplement. (OR, 223)

Il ajoute soudain, pudique et gourmand. (CU, 142)

Il conclut, amer et lucide. (CU, 153)

Il suggère, innocent. (CU, 154)

Mais, très souvent, ces verbes introductifs apparaissent seuls :

Vulturnedemande : Parce que tu comptes réellement envenimer les choses ? (PB, 391).

(Il fixe soudain Victoire et dit :) Mademoiselle de Brêmes, vous êtes la seule ici [...] (PB, 415).

Ce que ça va chercher tout de même ces petits innocents. (Il enchaîne.) Il faut dire que pour les restrictions [...] (PB, 430).

Lucilecontinue : Tout ce que vous venez de me dire [...] (PB, 465).

Au total, ces soulignements quasi narratifs de la délégation de parole — qu’ils apparaissent seuls ou qu’ils soient l’appui d’une autre indication — sont légion chez Anouilh[46] ; il est sans aucun doute l’auteur qui y recourt le plus. Faut-il y voir une tentative même inconsciente pour narrativiser le théâtre et ainsi se rapprocher d’un genre qu’il regarde avec méfiance mais qu’il envie parfois[47] ? Une raison spécifiquement théâtrale nous semble plus plausible : le nombre exorbitant de verbes de délégation de parole traduit une volonté d’éviter le mode télégraphique et syncopé qui est celui usuellement adopté dans les didascalies. On le sait, la vindicte anouilhienne se déploie sans retenue contre un certain théâtre d’avant-garde qui se pique de réalisme en produisant un dialogue qui n’est qu’une « sténographie des pauvretés du langage quotidien transcendantées avec astuce pour atteindre l’absurde[48] ». Anouilh prend au contraire le parti du beau langage : « Qui me dirait le secret dans ces temps où l’on ne jouait que des pièces bien faites ? Musset, Marivaux mille fois relus ? Ils étaient trop loin. D’un temps déjà fabuleux où le français parlé avait encore des points et des virgules, du temps où les phrases dansaient[49]. » Ce voeu d’une écriture soignée s’étend au texte de régie où il travaille comme personne ce qu’on appellera le joint didascalique. Le but est de faciliter au maximum le rapport du lecteur au texte, d’où ces très nombreux verbes d’appui, qui constituent une sorte de liant quasi narratif sous-tendant la fable dramatique. Ainsi évite-t-il au maximum le mode télégraphique et se plie-t-il à ce que nous avons appelé ailleurs[50] le complexe dramatico-éditorial, soit un certain nombre de lois non écrites régissant l’écriture et la présentation du texte de théâtre et particulièrement des didascalies. Le principe général est le suivant : les didascalies doivent être les plus limpides et les plus discrètes possible ; elles doivent faciliter la lecture sans attirer l’attention sur elles, d’où un style d’une grande correction mais très plat, quasiment neutre. L’usage des verbes de délégation de parole — a fortiori conjugués au présent de l’indicatif — émarge au même souci de lisibilité : Anouilh lisse au maximum les saccades provoquées par la juxtaposition d’un discours encadrant (les didascalies) et d’un discours encadré (le dialogue). Il donne à son texte une élégante unité.

Une telle attention portée à la réception de ses pièces peut pousser Anouilh à des pratiques didascaliques moins anodines. On le sait, Anouilh n’est guère doué pour le demi-mot, pour l’ambiguïté. Même s’il se défend de « dire la messe », il entend dire ou montrer quelque chose par ses pièces et il met tout en oeuvre pour que le message passe la rampe. Cette volonté d’explicitation est un des traits dramaturgiques qui le rattache au boulevard, lequel « résout les problèmes de communication artistique en termes de pédagogie archaïque parce que directive : c’est par la répétition, la simplification, la concentration des effets, la convergence de tous les systèmes de signes vers un sens unique que le message […] passera le mieux[51]. » Une telle définition de l’esthétique de la représentation — qui tend à une pragmatique de la réception — peut s’appliquer à Anouilh. Ce dernier fait parfois oeuvre de démonstration dans la mesure où les différents systèmes sémiotiques théâtraux sont moins complémentaires que redondants les uns par rapport aux autres. Le texte redouble l’effet lié au décor, au costume ou à la gestuelle. Dans Pauvre Bitos, par exemple, le personnage se brosse une dizaine de fois[52], ce qui trahit sa hantise du désordre, du laisser-aller et de la crasse. Cela ne suffit pas à Anouilh : ce geste est donc souligné verbalement une fois sur deux par un personnage[53]. Tout se passe comme si l’auteur n’avait pas confiance dans ses effets scéniques même quand ils sont aussi voyants et transparents. Un des traits marquants de la poétique didascalique d’Anouilh repose sur un redoublement semblable : le doublet didascalique :

[Henri :] (Sa peur de petit garçon devant les prêtres lui revient soudain.) Et Dieu, qu’est-ce qu’il dira de tout ça ? Après tout ce sont ses évêques.

Becket : Nous ne sommes plus des petits garçons. (BE, 60)

Entre Valérie […] en une sorte de demi-deuil, elle aussi, mais très discret […]

Estelle : Ce demi-deuil discret vous va à ravir. (CA, 16-17)

La comtesse Bas-du-cul, qui va descendre [...] dans son élégant déshabillé des Grands Magasins du Louvre, te jugerait très sévèrement, mon fils ! [...]

La comtesse paraît en effet dans un déshabillé de couleur tendre très Grands Magasins du Louvre (SC, 13 et 23)[54].

La didascalie interne reprend pratiquement mot pour mot la didascalie externe : tout se passe comme si le théâtre d’Anouilh affichait sa volonté d’être avant tout un théâtre de langage. Il y a une primauté du signe verbal sur le signe non verbal. Anouilh ne peut laisser ses effets de sens rester lettre morte, d’où le penchant pour la redite textuelle d’un élément lié à la représentation elle-même, qu’il soit visuel ou sonore. Cette répétition, déjà sensible pour un spectateur attentif, confine à la lourdeur pour le lecteur qui se retrouve face à deux didascalies semblables et juxtaposées. Anouilh assume le préjudice esthétique sous prétexte de pédagogie. De fait, il n’a guère confiance dans le public : il semble avoir intériorisé le fait que le public — dans son ensemble et particulièrement celui du boulevard — est un enfant[55]. Il prend donc en main les rênes de la cérémonie théâtrale — fût-elle une cérémonie du divertissement. Comme l’analyse Michel Corvin :

la liberté de dire non que revendique le héros d’Anouilh […] l’auteur la refuse à son public : son univers dramatique est plein à craquer et emporté d’un mouvement inexorable où il n’y a aucune place pour le jugement libre du spectateur. Anouilh pense à sa place ; il est, à la fois sur scène et dans la salle, le producteur du texte, le montreur de marionnettes, le dégustateur de ses bons mots et le commentateur de sa philosophie de l’existence. C’est peut-être là la source du plaisir que le spectateur ressent à son théâtre : Anouilh est intelligent pour deux[56].

Le théâtre d’Anouilh semble bien, par certains aspects, s’apparenter à un théâtre qui impose et qui repose dans le même mouvement en s’appuyant sur une dramaturgie qui minimise au maximum la participation active du spectateur. On aboutit à un constat contradictoire : d’un côté, Anouilh soigne son lecteur en lui offrant des didascalies qui débordent le cadre de la représentation, orientées tantôt vers le poétique tantôt vers le narratif ; de l’autre, il se répète sans vergogne. On retrouve finalement ce visage double qu’Anouilh a toujours offert à son public : tantôt gracieux, tantôt lourd ; tantôt plaisant, tantôt complaisant ; tantôt Mirabeau, tantôt Robespierre.

Les didascalies d’Anouilh offrent donc moins d’informations scéniques que l’on pouvait s’y attendre de la part d’un amoureux des planches, d’un auteur-metteur en scène, d’un héritier direct du Cartel. Chargées d’aider le lecteur à construire une représentation mentale de la pièce, elles laissent volontairement de côté un grand nombre de détails qui excéderaient ses moyens et feraient passer l’auteur pour un petit chef ou un besogneux. Anouilh, selon une pose qu’il affectionne, entend rester léger et désinvolte, y compris dans son texte de régie : seule exception, le jeu des acteurs, largement et finement défini. À côté de cela, il propose à son lecteur un bon nombre d’indications qui échappent au canon, offrant tantôt un peu de poésie de théâtre, tantôt un peu de liant quasi narratif, tantôt un peu de lest pédagogique. En fin de compte — et, en cela, elle est à l’image de tout son théâtre — la didascalie d’Anouilh boite « un pied dans le devoir, un pied dans le désir[57] », c’est-à-dire un pied dans le réel (l’impératif scénique) et un pied dans le rêve (l’horizon littéraire).