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– Je ne comprends pas… Finalement, qu’est-ce que tu cherches ? Une est trop courte, l’autre trop fleurie, la troisième trop brillante, celle-ci… quel était le défaut ? … Oui, elle est trop commune… La robe que tu portes, elle est vraiment jolie : noire, élégante, simple. Et elle te va à merveille!

– Hmm… Je ne sais pas… J’ai l’impression que j’ai trop vu de modèles similaires…

– Alors, comment est-ce que cette robe d’architecte que tu cherches doit être ? Je ne comprends pas…

La robe d’une architecte roumaine est l’architecte et son architecture, découpées et cousues dans le même tissu, ni trop rigide, ni trop fluide… une fonction exprimée artistiquement, une composition de volumes, une proportion, un matériel, une identité, une différence. En Roumanie, une robe d’architecte ne se porte pas ; on ne la choisit pas d’une garde-robe comme on choisit la poire la plus mûre du panier du marchand. Une robe d’architecte, on la voit, on l’admire, on la rêve, on la cherche désespérément, on l’imagine, on l’envie. Parfois, elle se révèle dans le coin d’une boutique quelconque, étonnante, unique, dans toute sa splendeur, comme une des neuf filles de Zeus et de Mnémosyne. Sinon, elle hante les rêves dans la recherche d’une voie d’expression, d’un crayon bien aiguisé et d’une couturière disposée à la mettre au monde.

Cette robe est fière. L’architecte d’aujourd’hui faisait autrefois partie des meilleurs de son lycée théorique, spécialisé en mathématiques, physique ou informatique, pendant qu’elle suivait des cours préparatoires pour l’examen d’entrée à l’architecture, douze à dix-huit heures par semaine. Parfois, elle absolvait une prestigieuse école de beaux-arts, ce qui la préparait moins pour les projets techniques qui allaient suivre, mais contribuait à cultiver davantage son petit orgueil. Presque jamais n’arrivait-elle d’un médiocre lycée d’architecture, à peine connu. Elle s’est livrée enthousiaste à tout projet pratique et théorique de sa faculté et elle a réussi à mener à bien les six années d’épreuves qui ont déconcerté beaucoup de ses amis. Aujourd’hui, cependant, la robe ne se chiffonne plus sous l’apaisement du tube porte-plans. Elle a échappé à la sueur et à la fatigue des soixante-douze heures blanches d’avant la remise des projets finaux. Elle est libre… sauf si le bureau lui annonce une remise dans les prochains jours.

La robe est surtout responsable. En ondoyant audacieusement parmi les remparts de l’architecture, ses lignes de couture esquissent en égale mesure l’universel et le particulier, le collectif et l’individuel. Formes épurées, volumes composés, fonctionnalité, justes proportions – le nombre d’or si possible –, couleurs harmonisées ou mieux monochromie, insertion et mise en valeur du contexte, rythme, rapport plein / vide, cinq pourcents de rouge… Pendant toutes ces années, les innombrables principes esthétiques ont été bien absorbés par le tissu froissé sur la planche à dessin et sur le clavier. L’avalanche des projets de design architectural, les séminaires de « L’Étude de la Forme », les cours de théorie et histoire de l’architecture, les heures de travail en équipe, les critiques des professeurs, les journées bouleversantes d’« Esquisse d’esquisse », les recommandations des superviseurs de stage, les visites sur le chantier, toutes ces expériences passées ont forgé des dispositions particulières, des tendances à apprécier ou à se manifester d’une certaine manière. Ainsi façonné, le tissu ne peut être que d’un seul type : un tissu pour architecte. La robe ne sera acceptée dans le cercle des autres robes que si elle prononce avec hardiesse toutes ces connaissances. On demande une robe honnête.

Pour qu’elle soit parfaite (et c’est ce dont elle rêve toujours), en dépit de l’opacité rigide de sa matérialité, la robe d’architecte roumaine doit s’avérer transparente sous les regards experts. Elle devrait affirmer la compréhension des règles de Mies et du véritable « moins » – car, entre vous et moi, l’ignorance dénature parfois le sens du less is more –, confesser l’adoration des formes innovatrices de Gehry, parler la langue de Koolhaas et aussi mais surtout, désapprouver le projet de la Maison du Peuple et l’insolence avec laquelle il s’écarte de l’échelle humaine.

De cette façon, la petite robe exprime un acte d’imitation aussi bien qu’une volonté de distinction des catégories considérées « plus basses », comme un célèbre observateur allemand le formulait. D’un côté, elle se manifeste sous l’emprise du collectif, en activant à sa manière la culture commune transmise notamment lors de la formation universitaire. De l’autre côté, c’est un aimant puissant qui tient en place l’ourlet, qui attire la robe vers le bas pour qu’elle ne se laisse pas emporter à l’instar d’une célèbre scène hollywoodienne des années cinquante. On parle du statut. Les regards de chaque personne rencontrée dans la rue, le dos courbé par le poids du porte-plan, la fierté de son père la recommandant au médecin qui venait d’acheter le terrain voisin, l’émotion des « bénéficiaires » qui lui confient la tâche de bâtir leurs rêves, le murmure des travailleurs qui lui rendent compte chaque matin sur le chantier, voilà qu’ils façonnent tous la robe. Ils lui ajustent discrètement l’encolure et les manches, pour qu’elle ne tombe pas dans la tentation, ils l’allongent jusqu’à ce qu’elle ne dévoile pas plus que les mollets, ils l’élargissent confortablement et ils finissent avec une révérence. Quelle distinction !

Tout en répondant aux exigences des regards, notre petite robe s’abandonne à l’élégance sobre et sage. Ce qui ne produit aucun déchirement à l’étoffe, aucune rupture dans le tissage bien serré par les années de formation et de pratique. Car l’architecture elle-même, au moins dans la vision de notre délicate robe, est claire et dépouillée. De la sorte, les lignes de couture apparaissent organiquement de la rencontre entre ses dispositions et les attentes des autres, les motifs s’y uniformisent, les paillettes s’éteignent et les ornements s’arrachent. Ils y restent des formes purifiées et monochromes qui suivent le mouvement du corps, jeu spontané de volumes et d’asymétries, danse ludique de règles et de petites extravagances. La robe est artistique…

Dans la culture roumaine, la création artistique est fondamentale. Ce que les érudits appellent « le mythe central de la spiritualité roumaine », à savoir la légende du Monastère de Argeş, c’est en fait l’expression la plus achevée de la recherche opiniâtre de la perfection artistique. Au-delà du drame bouleversant de l’immolation, la légende s’élève à la valeur d’un mythe esthétique qui révèle l’inscription de la souffrance dans toute oeuvre d’art. Or, le maitre d’oeuvre contraint à l’emmurement de son épouse enceinte est l’architecte Manole. L’enchevêtrement de l’architecture et de l’art dans les représentations roumaines se confond, donc, à la genèse même du peuple. Sans grande surprise alors, la place qu’occupe l’architecture dans la hiérarchie des professions. Que, dans l’appréciation du prestige, les architectes se placent au sommet avec l’artiste, le professeur universitaire et le médecin, comme l’étude de 2010 de l’Ordre l’avait bien montré, cela n’étonne plus.

La robe savoure sa position privilégiée dans l’espace social comme si c’était le plus grand accomplissement. Cependant, plus elle s’élève, plus les figures de ses admirateurs s’estompent. La distinction se transforme dans une distanciation entre les « privilégiés », comme elle, et ceux que les autres désignent comme « classes populaires ». Elle se sent particulièrement différente. 

Pourtant, l’originalité est à son goût. Combien de fois n’avait-elle pas, avec chaque esquisse d’idée qui cherchait à épater ses professeurs ou l’architecte en chef, rêvé l’unicité ! Et chaque fois qu’elle voulait convaincre le client de lui confier son projet. Et même auparavant, peut-être, car elle est née artiste, n’est-ce pas ? Oui, elle danse aujourd’hui la danse de la ceinture avec toutes les autres robes collègues. Mais la sobriété n’exclut pas l’individualité. Toutes ses lignes en mouvement sont l’expression de sa conception, de ses goûts, de sa manière. Jamais n’acceptera-t-elle l’imitation. Elle pourrait appliquer la méthode de l’architecte et fouiller quelques revues à la recherche de son inspiration. Mais de quelle robe célèbre pourrait-elle emprunter une idée, un détail ? On ne connait pas de robes illustres, sauf peut-être les formes intrépides et visionnaires d’origine irakienne. On a, en revanche, l’étalon roumain indiquant ce qu’il ne faut pas être, dissimulé parmi les colonnes démesurées du Palais socialiste devenu l’emblème de Bucarest. D’ailleurs, selon cette robe, il faudrait mieux éviter toute association à l’époque.

Moi, la sociologue sur ses pas, j’ajouterai quand même, en chuchotant, quelques éléments à prendre en compte. Dans un article publié quelque part, une professeure d’architecture intéressée complétait le contour de référence, celui d’« arbitraire politique et contrôle paroxystique », avec plusieurs détails. Après l’année 1948, l’introduction du « dossier social sain » comme critère de sélection, la subordination du contenu pédagogique à l’idéologie politique et l’interdiction de l’information occidentale (très répandue jusqu’à ce moment), ont eu des effets néfastes sur la pratique et l’enseignement de l’architecture. Aussi longtemps que la « forme permise » venait de Moscou par ses intermédiaires du Parti, l’architecture a pris le chemin socialiste, l’origine sociale des étudiants a baissé, leur nombre a faibli, les architectes « chanceux » ont fui à l’étranger, les autres sont restés avec le choix de se soumettre ou de joindre leurs amis contestataires dans les cellules. C’est ce que l’architecte désigne par « le projet communiste en béton », en faisant référence au paysage urbain spécifique. Avez-vous déjà vu d’en haut un boulevard coupé brutalement dans la chair d’une ville roumaine à cette époque-là ? En nous élevant aussi haut que possible, cette apparence sombre se réduirait à une petite goutte, grise et abjecte, que notre robe distinguée ferait tout pour l’éviter.

Une tache grisâtre sur son noble tissu ? Elle ne pourrait même pas l’imaginer, car son regard n’est que rarement orienté vers le bas. La robe songe plutôt à l’autre, plus vieux « avant », celui de l’éclat et de la joie; elle aspire à la haute société du pauvre Ioanide, aux temps nobles et glorieux de l’entre-deux-guerres. Le décor éclectique et fastueux du palais du Cercle Militaire National, l’escalier en marbre qui reflète le frémissement badin, le bouquet doré et vivace du champagne, les mets fins, les vibrations des archets en attente, la brillance éblouissante d’un candélabre antique… L’invitation au prochain Bal des Architectes en main, la robe s’allonge jusqu’au sol et noircit jusqu’à la profondeur du velours. En accrochant la plus raffinée paire de boucles d’oreille, elle se laisse portée par le rythme d’un doux violon éloigné, qui la tourne et retourne encore et encore…

Note : Simmel a écrit sur la dualité de la mode, Bourdieu a développé la notion de la « distinction », Ana-Maria Zahariade s’est penchée sur l’architecture roumaine socialiste. Toutefois, c’est Kracauer, le célèbre observateur allemand, que je dois remercier pour m’avoir offert de nouveaux angles d’observation et des écrits inspirants.