Feuilleton

Robe d’architecte[Notice]

  • Stefania Ferestean

…plus d’informations

  • Stefania Ferestean
    Université de Montréal

La robe d’une architecte roumaine est l’architecte et son architecture, découpées et cousues dans le même tissu, ni trop rigide, ni trop fluide… une fonction exprimée artistiquement, une composition de volumes, une proportion, un matériel, une identité, une différence. En Roumanie, une robe d’architecte ne se porte pas ; on ne la choisit pas d’une garde-robe comme on choisit la poire la plus mûre du panier du marchand. Une robe d’architecte, on la voit, on l’admire, on la rêve, on la cherche désespérément, on l’imagine, on l’envie. Parfois, elle se révèle dans le coin d’une boutique quelconque, étonnante, unique, dans toute sa splendeur, comme une des neuf filles de Zeus et de Mnémosyne. Sinon, elle hante les rêves dans la recherche d’une voie d’expression, d’un crayon bien aiguisé et d’une couturière disposée à la mettre au monde. Cette robe est fière. L’architecte d’aujourd’hui faisait autrefois partie des meilleurs de son lycée théorique, spécialisé en mathématiques, physique ou informatique, pendant qu’elle suivait des cours préparatoires pour l’examen d’entrée à l’architecture, douze à dix-huit heures par semaine. Parfois, elle absolvait une prestigieuse école de beaux-arts, ce qui la préparait moins pour les projets techniques qui allaient suivre, mais contribuait à cultiver davantage son petit orgueil. Presque jamais n’arrivait-elle d’un médiocre lycée d’architecture, à peine connu. Elle s’est livrée enthousiaste à tout projet pratique et théorique de sa faculté et elle a réussi à mener à bien les six années d’épreuves qui ont déconcerté beaucoup de ses amis. Aujourd’hui, cependant, la robe ne se chiffonne plus sous l’apaisement du tube porte-plans. Elle a échappé à la sueur et à la fatigue des soixante-douze heures blanches d’avant la remise des projets finaux. Elle est libre… sauf si le bureau lui annonce une remise dans les prochains jours. La robe est surtout responsable. En ondoyant audacieusement parmi les remparts de l’architecture, ses lignes de couture esquissent en égale mesure l’universel et le particulier, le collectif et l’individuel. Formes épurées, volumes composés, fonctionnalité, justes proportions – le nombre d’or si possible –, couleurs harmonisées ou mieux monochromie, insertion et mise en valeur du contexte, rythme, rapport plein / vide, cinq pourcents de rouge… Pendant toutes ces années, les innombrables principes esthétiques ont été bien absorbés par le tissu froissé sur la planche à dessin et sur le clavier. L’avalanche des projets de design architectural, les séminaires de « L’Étude de la Forme », les cours de théorie et histoire de l’architecture, les heures de travail en équipe, les critiques des professeurs, les journées bouleversantes d’« Esquisse d’esquisse », les recommandations des superviseurs de stage, les visites sur le chantier, toutes ces expériences passées ont forgé des dispositions particulières, des tendances à apprécier ou à se manifester d’une certaine manière. Ainsi façonné, le tissu ne peut être que d’un seul type : un tissu pour architecte. La robe ne sera acceptée dans le cercle des autres robes que si elle prononce avec hardiesse toutes ces connaissances. On demande une robe honnête. Pour qu’elle soit parfaite (et c’est ce dont elle rêve toujours), en dépit de l’opacité rigide de sa matérialité, la robe d’architecte roumaine doit s’avérer transparente sous les regards experts. Elle devrait affirmer la compréhension des règles de Mies et du véritable « moins » – car, entre vous et moi, l’ignorance dénature parfois le sens du less is more –, confesser l’adoration des formes innovatrices de Gehry, parler la langue de Koolhaas et aussi mais surtout, désapprouver le projet de la Maison du Peuple et l’insolence avec laquelle il s’écarte de l’échelle humaine. De cette façon, la petite robe exprime un acte d’imitation aussi bien …