Feuilleton

L’altruisme au temps de l’accumulation[Notice]

  • Louis Rivet-Préfontaine

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  • Louis Rivet-Préfontaine
    Université de Montréal

L’idée de faire du bénévolat m’habitait depuis quelques années déjà. Ce projet m’apparaissait l’occasion de montrer, ne serait-ce qu’à moi-même, ma reconnaissance de la chance que j’ai eue jusqu’à présent au cours de ma vie en aidant autrui. C’est à la Maison solidaire, un organisme local de bienfaisance se préoccupant principalement de sécurité alimentaire et d’intégration sociale, que j’en suis venu à accomplir jusqu’à ce jour ce devoir que je m’étais donné. Cette communauté s’est du même coup trouvée à constituer un point d’entrée à la compréhension d’enjeux outrepassant mon désir d’aider autrui. Ne sachant jamais, d’une semaine à l’autre, avec quels participants j’effectuerai mes quelques heures de bénévolat, je me présente à la Maison solidaire les jeudis, comme à l’habitude, pour y être à l’occasion surpris par la présence d’employés de banque. Ils sont évaluateurs et évaluatrices de dossiers de crédit, analystes, ou conseillers et conseillères financiers ; ils ont généralement dans la mi-vingtaine ; et ils viennent prêter main-forte à divers organismes comme le nôtre, le temps d’une journée, dans le cadre de la campagne annuelle de financement de Centrodon, dont la Maison reçoit annuellement une partie substantielle de son budget de fonctionnement. Car en plus de faire don d’une somme non négligeable d’argent chaque année, certaines institutions financières prêtent temporairement quelques-uns de leurs salariés aux organisations bénéficiaires pour leur donner un coup de main, avec l’accord de ces derniers bien sûr. À l’occasion d’une pause, les employés de banque discutent entre eux. J’apprends qu’un plan de restructuration de leur institution est en voie d’être mis à exécution, avec d’inévitables conséquences sur leurs emplois. En abordant la question des rencontres individuelles prévues dès le lendemain avec leur cadre afin d’évaluer leurs rendements des deux dernières années, ils spéculent nerveusement et de façon quelque peu superstitieuse à propos des chances qu’ils ont d’être remerciés selon le moment de la journée auquel ils sont convoqués. À la fin de leurs heures prévues de participation aux activités de la Maison, ils me demandent de les prendre en photo. L’un d’entre eux dit, sur un ton croisant moquerie et résignation, que c’est bien la dernière fois qu’ils allaient être tous réunis. Leur présence, faisant écho aux grandes entreprises les employant et à leurs campagnes caritatives de levées de fonds, m’a amené à examiner la question des sources de financement de Centrodon. Centrodon, est un imposant organisme de bienfaisance qui agit comme centre de réception de dons en argent provenant de particuliers ou d’entreprises en vue de leur redistribution à des centaines de projets et d’organismes collaborateurs. En me rendant sur le site web, je tombe rapidement sur une sous-section répertoriant les sources de dons de la dernière campagne de financement. On y trouve les campagnes de collectes de fonds menées en milieu de travail, comme celle de nos employés de banque, mais aussi un répertoire nominatif des donateurs individuels. Pour être précis, seuls les noms d’individus dont les dons s’élèvent à 1200$ ou plus sont inclus au répertoire. Pour ce qui est de ceux et celles dont le budget ne permettrait qu’un maigre don de 1000$, par exemple, la reconnaissance devra être trouvée ailleurs. Ou encore, peut-être ne s’agit-il que de faire preuve de stratégie : il serait bête de faire l’erreur de sombrer dans l’oubli en faisant par exemple don de 600$ deux années consécutives plutôt que de donner à sa démonstration d’altruisme la visibilité qu’elle mérite en ne faisant qu’un seul versement de 1200$ ! Car j’ai bien l’impression qu’il s’agit ici d’un enjeu de visibilité et de statut. Le répertoire est organisé selon un principe hiérarchique de fourchettes de …

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