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Les personnels hospitaliers évitent autant que possible d’évoquer la mort par crainte de susciter de l’inquiétude autour d’eux (Lalande et Veber, 2009, p. 84). Il semble préférable de se taire. Les soins mortuaires en particulier sont souvent marqués du sceau du tabou, et les agentes et agents de chambre mortuaire sont mis à distance. À partir des résultats obtenus dans le cadre d’une recherche doctorale sur le métier d’agent mortuaire en France (Pham Quang, 2017), le présent article vise à mettre en lumière l’activité de transmission des pratiques qui s’ajoute à l’encadrement académique lors de l’apprentissage du métier d’agent de chambre mortuaire.

L’étude du rapport entre soins mortuaires et transmission correspond à nos préoccupations tant de chercheur que de praticien en formation continue. Nous sommes particulièrement attentif aux contenus transmis lors de l’interaction entre la ou le novice et sa tutrice ou son tuteur ainsi qu’à la manière dont est prise en compte la dimension humaine par les différents acteurs et actrices concernés et ce qu’elle peut signifier pour eux et elles. Nous présentons le contexte social et professionnel du métier d’agent de chambre mortuaire ainsi que la méthodologie de la recherche dans le cadre de laquelle des entrevues ont été menées auprès de six dyades composées d’une ou un novice et de sa tutrice ou son tuteur. Nous tirons de ces entrevues quatre exemples de situations emblématiques afin d’illustrer le contexte dans lequel se fait la transmission des savoirs reliés aux pratiques et d’en discuter la portée.

Contexte social et professionnel

La prise en charge des patients et patientes décédés constitue une activité hospitalière à part entière en France, officiellement affichée par la Haute Autorité de santé comme un des éléments clés de la certification et de l’amélioration continue de la qualité : « La façon dont l’hôpital traite la mort est un traceur fidèle du respect des malades et de la qualité des soins » (2011). Or, de l’injonction administrative aux situations réelles, il y a parfois un écart comme l’a constaté l’Inspection générale des affaires sociales lors d’une enquête nationale sur la thématique de la mort à l’hôpital. Un rapport publié en 2009 souligne notamment, et sans aucune ambigüité, que la question de la mort mérite plus d’attention :

Alors que plus de la moitié des Français meurent en établissement de soins, et notamment dans les hôpitaux publics, la prise en charge de la mort ne fait pas partie des missions reconnues à l’hôpital. Pour les acteurs hospitaliers, la mort est vécue comme une incongruité, un échec, et à ce titre largement occultée. Cette situation est préjudiciable au confort des malades en fin de vie et à l’accueil des proches ainsi qu’à la santé publique.

Lalande et Veber, 2009, p. 3

À l’hôpital, les décès qui surviennent sont souvent considérés comme une forme d’échec des soins et les équipes hospitalières contribuent, sans en avoir toujours conscience, à ce déni. Les professionnels de chambre mortuaire le constatent au quotidien, comme l’exprime un témoignage que nous avons recueilli : « Quand je vais dans l’hôpital et surtout à la cafétéria, j’ai l’impression d’être invisible… parce que, sur nos badges, il y a marqué “chambre mortuaire”. En particulier quand je paye à la caisse, je le vois bien dans le regard de la caissière. » Tout se passe en effet comme si l’agent de chambre mortuaire incarnait en quelque sorte une idée de souillure, la cafétéria étant l’endroit où l’on mange, où l’on se restaure, alors que lui représenterait plutôt le rebut et la dégradation. C’est ce que constate cet agent de chambre mortuaire au moment de payer à la caisse, en sentant une forme de distance physique qui s’instaure par le regard. C’est sur fond d’invisibilité socialement construite que se réalise la transmission du métier mortuaire à l’hôpital.

Les chambres mortuaires

En France, la loi no 93-23 du 8 janvier 1993 relative à la législation dans le domaine funéraire a mis fin au monopole communal des pompes funèbres. Une distinction a été opérée entre les activités « funéraires », réservées hors de l’hôpital à des opérateurs exerçant dans un cadre commercial, et les activités « mortuaires », qui sont réservées aux établissements de santé. L’organisation hospitalière a alors identifié un lieu particulier dont on ne parlait pas ou très peu, qui était quasiment tabou : la chambre mortuaire.

Les locaux de la chambre mortuaire ont diversement été intitulés dans le temps et selon les lieux : morgue, reposoir, chambre de reconnaissance, chambre de repos, ou encore amphithéâtre des morts. Aujourd’hui, l’intitulé officiel est « chambre mortuaire ». Officiellement définies comme équipements hospitaliers d’établissements publics ou privés, les chambres mortuaires accueillent le corps des personnes qui y sont décédées. Obligation est faite aux établissements de santé de disposer d’une chambre mortuaire dès lors qu’ils enregistrent en moyenne au moins deux cents décès par an, ce qui concerne principalement les établissements publics de santé. S’agissant des proches de la défunte ou du défunt, la fonction mortuaire s’est progressivement développée dans le sens d’une amélioration de la qualité du service rendu, de l’accueil et de l’accompagnement des endeuillés.

Les agents de chambre mortuaire et leurs activités

Depuis un décret du 3 août 2007, les aides-soignants ont une qualification pour prendre en charge les opérations mortuaires :

Les aides-soignants peuvent, en outre, être chargés du service des personnes décédées, de l’accueil des familles en chambre mortuaire et de la préparation des activités médicales sur le corps des personnes décédées, après avoir suivi une formation d’adaptation à l’emploi, dont la durée et les modalités d’organisation et de validation sont fixées par un arrêté du ministre chargé de la santé.

Article 4

Cette partie du décret associe, de façon inédite et claire, la présence et les fonctions de professionnels dotés d’un diplôme officiellement « soignant » avec le lieu même qu’est la chambre mortuaire, qui peut dorénavant s’entendre officiellement comme lieu « soignant ». On parle désormais de « soin mortuaire » auprès des patientes et patients décédés en lien avec leurs proches. Qui sont aujourd’hui les agents mortuaires? Et en quoi consistent précisément les activités de soin mortuaire?

« Ils sont les “invisibles” de l’hôpital. À l’abri des regards, les agents de chambre mortuaire préparent les défunts avant de les présenter à leurs proches. Oubliée, la sinistre morgue : ici, des “soignants” se chargent de “patients” ». Ces quelques phrases, les premières d’un article de presse (Saget, 2011, p. 112) consacré à l’activité mortuaire hospitalière et à son personnel, mettent très justement l’accent sur l’évolution du vocabulaire et à ce qu’il peut renvoyer. Ainsi, l’appellation « agent d’amphithéâtre » (décret du 14 janvier 1991) est remplacée par celle d’« agent de service mortuaire et de désinfection » (décret du 8 novembre 2001) et le corps de ces professionnels, placé en cadre d’extinction, trouve une nouvelle appellation en 2009 : aides-soignants et agents de service mortuaire chargés du service des personnes décédées. Ce sont ces derniers que l’on appelle aujourd’hui agents de service mortuaire ou encore agents de chambre mortuaire. Les multiples changements d’appellation des locaux mortuaires et de ses personnels semblent aller dans le sens d’une intention sociale tournée vers la reconnaissance d’une dimension soignante de la fonction mortuaire à l’hôpital. Sur le plan règlementaire, les agents de chambre mortuaire ont aussi été l’objet d’un changement d’intitulé de leur fonction. Lerépertoire des métiers de la fonction publique hospitalière, publié par la Direction générale de l’offre de soins, décrit comme suit les activités de l’agent de service mortuaire, aussi appelé agent(e) de chambre mortuaire :

  • Accueil, accompagnement et information des familles et des proches du patient décédé.

  • Gestion des pièces anatomiques et dispositifs médicaux implantables en vue de leur élimination.

  • Nettoyage et entretien des locaux et des outils, spécifiques à son domaine d’activité.

  • Préparation du matériel lors de la réalisation d’autopsie et de prélèvements et restauration tégumentaire.

  • Préparation du patient décédé, soins post mortem (hors soin de conservation) et habillage du corps.

  • Présentation du patient décédé dans un environnement propice au recueillement.

  • Réception des cercueils et accueil des personnels funéraires en vue de la levée du corps.

  • Recueil, saisie, mise à jour et/ou sauvegarde de données administratives et médicales.

  • Signalement de présence d’appareillage interne ou externe, d’objets de valeur.

  • Transport de patients décédés.

Ces activités font l’objet d’une formation obligatoire depuis la publication en 2009 d’un arrêté ministériel.

La formation d’agent de chambre mortuaire, récente et obligatoire

Le métier d’agent de chambre mortuaire se trouve actuellement dans un contexte de forte mutation : changements d’appellations de lieux d’exercice et de métier. Les activités mortuaires sont elles-mêmes redéfinies au travers d’une formation officielle et désormais obligatoire pour pouvoir exercer ce métier. La référence règlementaire principale est l’Arrêté du 16 juillet 2009 relatif à la formation d’adaptation à l’emploi des aides-soignants et des agents de service mortuaire chargés du service des personnes décédées. Selon l’Annexe, l’agent de chambre mortuaire est chargé de :

Prendre en charge les personnes décédées et les corps des enfants pouvant être déclarés sans vie à l’état civil, préparer les autopsies et les prélèvements et assister le personnel médical dans la réalisation des soins et des activités réalisés en chambre mortuaire. Accueillir et répondre aux besoins d’information de la famille et des proches. Entretenir les locaux et les matériels de la chambre mortuaire.

Dès l’identification de la première responsabilité, on peut noter la prise en compte des « enfants pouvant être déclarés sans vie à l’état civil » − ce qui représente une mise en visibilité sociale significative tant la mort d’enfants est particulièrement taboue en France, comme l’a souligné le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales cité plus haut. L’Arrêté du 16 juillet 2009 prévoit aussi que les aides-soignants ou les agents de service mortuaire « participent au service public hospitalier en assurant la continuité des soins envers les défunts et l’accompagnement des familles et des proches, sous réserve des dispositions fixées par le code général des collectivités territoriales relatives au service extérieur des pompes funèbres. Les valeurs de dignité, de discrétion et de probité fondent et guident les pratiques de ces professionnels. » (Annexe)

Aides-soignants et agents de service mortuaire doivent avoir suivi une formation d’adaptation à l’emploi avant d’être affectés dans un service de personnes décédées. Cette dernière se déroule dès la nomination de l’aide-soignant et, pour les agents de service mortuaire en fonction, elle est dispensée, en principe, dans un délai d’un an au plus tard à compter de l’entrée en vigueur de l’arrêté ministériel. Elle doit permettre, en complément des parcours antérieurs, l’acquisition et le développement des compétences nécessaires à l’exercice des fonctions correspondantes. Celles-ci sont déclinées à l’intérieur de quatre modules thématiques de formation qui ont fait l’objet, en amont pour chacun d’entre eux, d’une description précise des activités et des compétences spécifiques s’y rapportant : mettre en oeuvre des prestations spécifiques auprès des corps des personnes décédées; soutenir les familles et les proches; veiller à la qualité et à la sécurité des prestations; assurer l’hygiène des locaux et du matériel et veiller à la sérénité des espaces d’accueil. Cette formation, d’une durée de huit jours, inclut des « savoirs théoriques » et des « savoirs pratiques » et elle peut se décliner sur le mode de l’alternance. Elle est validée par une attestation de suivi de la formation délivrée par l'établissement ou l'organisme ayant assuré la formation.

Certains professionnels et professionnelles que nous avons rencontrés dans le cadre de notre recherche doctorale (Pham Quang, 2017) nous ont indiqué que les émotions ne devaient pas s’exprimer en chambre mortuaire. La reconnaissance de cette expression n’était pas non plus autorisée : « Il y a encore une quinzaine d’années, tu tiens le coup ou tu pars! ». Choquer émotionnellement celle ou celui qui souhaitaient travailler en chambre mortuaire faisait intégralement partie du parcours d’intégration. On observait comment elle ou il s’en sortaient, comment elle ou il se comportaient et, le cas échéant, elle ou il étaient engagés ou non. La période où l’autopsie constituait l’activité principale à la morgue ou en amphithéâtre (aujourd’hui « chambre mortuaire ») est emblématique à cet égard comme l’illustrent des propos de celles et ceux qui l’ont vécue :

C’est comme ça qu’on a débuté… dans la salle d’autopsie, si tu ne tiens pas le coup, tu dégages! Pour moi, le premier contact, c’est effectivement la mise en bière, le deuxième contact, une heure trente après, la salle d’autopsie et… démerde-toi! Dans la première demi-heure, le chef a ouvert une porte, c’était celle de la salle d’autopsie… Ouah!... Je ne crois pas ce que je voyais en bas de l’escalier, un ventre ouvert, les côtes, j’ai vacillé et j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes. J’étais bouleversé mais… j’ai pu tenir la journée, et le lendemain j’étais à nouveau là.

Depuis quelques années, on peut constater chez les professionnels un changement du comportement vis-à-vis des affects et des émotions, qui semblent davantage être pris en considération, notamment dans le cadre de la formation des novices. Par ailleurs, à cette époque où dominait l’activité autopsique, le domaine des agents était la salle d’autopsie; seul « le chef » était en relation avec les familles endeuillées. Cette situation a progressivement et profondément changé avec la très sensible diminution des actes d’autopsie en France. Les agentes et agents des chambres mortuaires ont investi à cette occasion d’autres types d’activités, notamment au travers de l’accueil et de l’accompagnement des familles et des proches de la personne décédée. On constate alors une sensible féminisation du métier d’agent de chambre mortuaire, que nous avons également retrouvée dans l’échantillon de notre recherche doctorale.

Se former au métier par la transmission des savoirs en milieu de travail

Pour effectuer une transmission des savoirs dans un milieu de travail, on associe généralement un « ancien » travailleur, réputé disposer de connaissances, avec un novice. Dans son acception littérale, la transmission concerne le fait de transmettre ou de se transmettre, selon différentes modalités, des objets matériels, mais aussi des traditions ou un secret. Dans le contexte de notre étude, des éléments de nature hétérogène sont ainsi transmis : des connaissances pour utiliser tel matériel comme un brancard élévateur, des gants et tabliers de protection, des outils et produits pour les soins, mais également une manière d’utiliser le matériel, « des tours de mains », selon l’expression courante, censés optimiser l’effort de façon sécuritaire, ou encore une manière d’écouter et de parler aux familles endeuillées pour les soutenir au besoin.

La transmission peut aussi être considérée dans sa dimension ontologiquement humaine, significative dans notre étude. La transmission est ainsi l’apanage des sociétés humaines « parce qu’elles sont historiques, et que le transfert des acquis, d’une génération à l’autre est, pour toute société, la condition de sa survie dans le temps » (Blais, Gauchet et Ottavi, 2016, p. 53). Or, ajoutent ces auteurs, loin d’être conservation ou immuabilité, la continuité ne se déploie que dans et par le changement. « Il y a toujours une reconstruction de l’objet transmis […], les éléments de la tradition font l’objet d’une appropriation et d’une invention d’objets nouveaux, à la faveur des événements dont la génération qui opère l’acte de transmettre est témoin et acteur » (p. 55).

La formation au métier d’agent de chambre mortuaire comprend un volet théorique, en présentiel dispensé dans un centre de formation continue dit centralisé, et un volet pratique, réalisé en chambre mortuaire. Il s’agit de types de savoirs ou de connaissances différents. La transmission pratique de ce métier se réalise entre pairs, dans et par le travail. C’est dire le rôle important de la tutrice ou du tuteur comme guide accompagnateur de la ou du stagiaire. C’est dire également la part fondamentale que représentent les actions de la ou du stagiaire dans sa relation avec la tutrice ou le tuteur qui peuvent les percevoir et en tenir compte. Nous rejoignons ici les analyses formulées par Delbos et Jorion (1988, p. 46) : « Ce qui se transmet, ce n’est pas du savoir, c’est du travail! ». Or le travail, ajoutent les mêmes auteurs, ne peut « se décomposer en séquences d’opérations venant toutes à leur place au bon moment […], une transfusion non problématique du monde extérieur au monde intérieur, comme ça, par simple écoulement du temps. » En pratique, et de manière certes un peu caricaturale, les stagiaires ne sont pas là, paradoxalement, d’abord pour apprendre, mais pour travailler.

En quoi l’interaction tutorale déployée en situation de travail est-elle transmissive de savoirs en soins mortuaires? Nous avons cherché la réponse à cette question dans la transcription des entrevues qui avaient été menées avec des stagiaires dans le cadre d’une étude plus vaste portant sur la dyade formée par une tutrice ou un tuteur et une ou un stagiaire en chambre mortuaire. La tutrice ou le tuteur jouent bien entendu un rôle important, et ce à un double titre : transmetteur de contenus, mais également garant du cadre de la transmission, car garant du cadre dans lequel se déroulent tant l’activité professionnelle que l’activité formative. De sorte que, bien que ce soit la ou le stagiaire qui prennent la parole, l’unité d’analyse retenue demeure l’interaction tutorale.

La transmission, entre intention et réception

L’échantillon retenu pour l’étude principale est composé de douze sujets formant six dyades tutorales. Dans chacune d’elles se trouvent une tutrice ou un tuteur (TUT) et une ou un stagiaire (STA). Les tuteurs sont des professionnels volontaires pour accueillir et tutorer au sein de leur chambre mortuaire des stagiaires. Ces derniers sont également volontaires pour investir ce dispositif de formation d’adaptation à l’emploi, notamment dans sa partie « apprentissage pratique », en vue de pouvoir être ensuite recrutés en tant que professionnels dans cette chambre mortuaire d’accueil ou une autre. Les parcours antérieurs des stagiaires sont diversifiés (trois soignants et trois non soignants) tout comme leur âge dont la moyenne est de trente-six ans environ (de vingt-trois à cinquante-et-un ans). Les tutrices et tuteurs sont tous soignants, la moyenne d’âge est de quarante-deux ans environ (de vingt-six à cinquante-sept ans). Dans l’ensemble, la proportion de femmes est plus importante (sept femmes contre cinq hommes au total), mais les TUT sont majoritairement des hommes (quatre hommes contre deux femmes) alors que les STA sont majoritairement des femmes (cinq femmes contre un homme).

Nous avons réalisé une étude qualitative de type vidéo-ethnographique dans quatre chambres mortuaires au moyen d’un dispositif méthodologique associant données d’observation et d’entretiens d’autoconfrontation (Theureau, 2010). Les données d’observation ont été recueillies lors d’une démarche immersive du chercheur qui a procédé à un enregistrement audio-vidéo des situations d’interaction tutorale. Le deuxième type de données provient d’entretiens d’autoconfrontation qui sont venus essentiellement préciser et valider les analyses. Les verbatim présentés ci-après proviennent des entretiens d’autoconfrontation réalisés avec les stagiaires suite aux observations effectuées.

La réflexion sur la transmission des savoirs est présentée selon deux lignes de force : ce que la ou le stagiaire disent avoir reçu de leur tutrice ou tuteur et, toujours du point de vue de la ou du stagiaire, ce qui a rendu possible l’acte de transmission. Nous avons sélectionné quelques verbatim pour leur caractère emblématique afin d’illustrer cette démarche. Quatre situations significatives sont présentées : enfiler une chemise à un patient décédé; mécher un homme mort; concevoir le soin mortuaire auprès de bébés; apprendre à voir les bébés morts.

Enfiler une chemise à un patient décédé

Ce que la stagiaire a reçu de la transmission du tuteur : la manière d’habiller un patient décédé (vérifier l’état du corps, contrôler la présence de tous les vêtements, commencer par le haut, etc.). Ce qui a permis cette transmission du point de vue de la stagiaire : l’attitude de compréhension de la part du tuteur, l’explication donnée et le fait qu’il ait accompli l’action avec elle.

Alors c’est un réflexe naturel qui est idiot mais qui reste humain, mais on a peur de faire mal [dans la manipulation consistant à enfiler le bras de chemise]. Non, non… au début, on n’ose pas trop [un craquement s’entend, la stagiaire se fige un moment]. Bon maintenant, c’est vrai, j’y vais plus franco, mais au début on n’ose pas trop, on n’ose pas faire mal alors… on fera pas mal, c’est sûr, mais en même temps je ne vais pas le casser…

La stagiaire énonce clairement sa peur de « faire mal » à un mort, comme si cela était possible. Le tuteur a montré qu’il a compris que cela faisait surtout mal à la stagiaire par un jeu tout à fait normal d’identification et de résonance. Le tuteur s’est approché de la stagiaire pour lui proposer de réaliser l’habillage à deux. La stagiaire a pu poursuivre de sa propre initiative la tâche de travail tout en continuant à l’apprendre avec les conseils du tuteur.

Mécher un homme mort (introduction de coton dans le nez pour éviter les écoulements)

Ce que la stagiaire a reçu de la transmission du tuteur : la connaissance technique du méchage nasal et des difficultés que cela présente. Ce qui a permis cette transmission du point de vue de la stagiaire : la mise en sens opérée par le tuteur, en ce que la technique n’est pas utilisée pour elle-même, mais avec une préoccupation pour les endeuillés. Elle empêche des écoulements possibles quand le patient décédé sera présenté à sa famille.

[C’est] assez sensible du côté du visage; oui alors quand je dis des soins… enfin comment dire… effectivement ce sont des soins ici aussi; on ne faisait pas pour… là maintenant on fait pour… pour le patient. Ça m’a fait un peu mal, mais là euh… je peux me regarder sans problème. Ben, tout ce qui fait mal… tout ce qui fait mal, c’est ça mon problème en tant qu’aide-soignante : c’est de ne pas souffrir en même temps que la personne souffre. Ce qui m’a étonnée aussi, c'est euh… c’est ce respect du corps […] J’étais étonnée, oui, [on fait] attention à tout : comment on habille bien la personne, comment on ferme les yeux, la bouche; on fait attention même si c’est pour la famille, hein… c’est quand même toujours pour la famille. Voilà, faire attention… ça m’a étonnée, oui.

La stagiaire confronte son expérience avec celles vécues antérieurement auprès de patients vivants. Les patients décédés, tout comme les vivants, semblent lui causer une douleur dès lors qu’on effectue des soins plus ou moins invasifs. Le tuteur, principalement par son attitude, a accompagné la stagiaire et attiré son attention sur le fait que les soins aux patients s’adressent avant tout aux familles endeuillées dans le but de préserver la dernière image qu’elles garderont de leur proche décédé.

Concevoir le soin mortuaire auprès de bébés

Ce que la stagiaire a reçu de la transmission de la tutrice : la conception du soin mortuaire pédiatrique, le pourquoi et le comment. Ce qui a permis cette transmission du point de vue de la stagiaire : la délicatesse des gestes et des propos tenus par la tutrice, à forte résonance d’humanité. Un bébé mort reste un bébé; il faut s’en occuper selon des modalités certes spécifiques, mais déjà, continuer à s’en occuper.

Je ne m’attendais pas à tant d’amour, à tant de respect. Ce que j’ai découvert aujourd’hui, par rapport à ma connaissance des foetus…, parce que quand j’étais en pédiatrie, je n’avais que le côté du soin… J’ai assisté à des levées de corps, mais ce n’est pas tout, c’est autre chose encore… Non je ne m’attendais pas à… C’est peut-être lié aussi à mon expérience professionnelle d’un service de pédiatrie, d’hémato. Or, cette force, cette intensité on va dire, je ne pensais pas la découvrir autant à ce niveau-là. Se servir de ses expériences professionnelles anciennes, de son vécu professionnel, des rencontres que l’on a faites… Ça va me permettre de réfléchir à tout ça, voilà, ça c’est mon objectif en tant que future professionnelle. Et ce qui m’étonne tout le temps, c’est tout le temps les gestes délicats que l’on a… J’avais aucune idée de comment ça se passait et c'est… J’ai retenu ça… gestes délicats… pour le mort, ça ne lui fait rien mais pour nous… c’est bien d’avoir les gestes délicats même pour… pour quelqu’un qui est mort. Je trouve que pour nous ça change beaucoup de choses, ça permet de rester humain.

La stagiaire est ici particulièrement touchée par les gestes respectueux, attentifs, déployés par la tutrice pour prendre soin du bébé mort. Cette délicatesse semble lui permettre, au cours de sa formation pratique, de continuer sa formation et de préserver une forme d’humanité qu’elle ne pensait peut-être pas trouver de cette manière-là. Le contraste entre ce qu’elle attendait et ce qui arrive au cours de la transmission est donc d’autant plus significatif.

Apprendre à voir les différents états des bébés morts

Ce que la stagiaire a reçu de la transmission du tuteur : l’identification des différents états corporels dans lesquels peuvent se présenter des bébés morts (selon l’âge, s’ils sont restés un certain temps dans le liquide amniotique, accidents, maladies, malformations, etc.). Ce qui a permis cette transmission du point de vue de la stagiaire : elle a pu voir et concevoir, non sans difficultés, les différents états des bébés. Le fait qu’elle ait pu exprimer au tuteur qu’elle était elle-même jeune maman et qu’elle s’est sentie réellement entendue lui a toutefois permis de pouvoir s’occuper de certains bébés, mais seulement ceux qui sont physiquement différents de ses propres enfants.

Au début je me projetais souvent sur mes enfants. Non, j’arrive à faire la part des choses maintenant. Si je vois un bébé comme ça, je ne serai pas trop surprise; j’ai appris à les voir. Je sais maintenant qu’il peut exister pas mal de maladies… des bébés qui n’ont pas le corps formé convenablement… puisqu’ils sont trop petits… et qu’ils n’ont pas encore la peau encore bien… comment dire… qui adhère encore au corps je dirais. Y’a encore des enfants que j’arrive pas à suturer parce que… ouf! Ceux qui sont assez bien formés… quand je vois que je peux encore porter. Le corps était vraiment abimé. Et pourtant, aux « brûlés », c’était pas pareil, je ne sais pas… je n’ai pas eu de mouvements de recul, je faisais encore la projection sur mes enfants. Quand on a des enfants, on voit les choses […]. J’ai encore trop l’instinct maternel pour certains bébés.

La stagiaire apprend au tuteur qu’elle est maman et que le fait de l’accompagner dans les soins à prodiguer auprès de bébés ou d’enfants sera sans doute très compliqué pour elle. Le tuteur a montré sa pleine compréhension, permettant à la stagiaire de rester dans une position d’observation et d’apprendre à voir ces bébés morts sans pour autant se trouver fortement déstabilisée, évitant ainsi de devoir quitter temporairement ou définitivement la formation.

Les stagiaires disent avoir reçu de la transmission de la tutrice ou du tuteur la connaissance de techniques (habillage, méchage, soin mortuaire de bébés), mais cela ne se réduit pas aux techniques pour elles-mêmes. Ces connaissances sont resituées à chaque fois à l’intérieur d’enjeux plus larges qui tiennent à l’importance symbolique du soin mortuaire. C’est la tutrice ou le tuteur, par leur regard, leur attitude compréhensive, en partenariat actif et proche avec le ou la stagiaire (qui vit une détresse, par exemple, quand le bras du patient « craque »), leurs explications, le sens donné (le méchage est une technique intrusive mais, en empêchant tout écoulement, cette technique signe à la fois le respect du patient et celui de sa famille qui va venir lui rendre un dernier hommage), la justesse et la délicatesse des gestes réalisés auprès de bébés morts qui touchent les stagiaires, leur signifiant qu’au-delà du tragique de la situation et de leurs propres angoisses, chacune et chacun, quel que soit son statut, appartient bien à un même monde d’humanité réconciliée et d’attentions mutuelles accordées.

L’interaction tutorale peut susciter une transformation de soi pour la ou le stagiaire. Un agent de service mortuaire que nous avons rencontré l’exprimait ainsi : « À la chambre mortuaire, on parle de patient décédé; à la morgue, de cadavre », ou encore « À la chambre mortuaire, on s’occupe de “patients” et pas de “cadavres”. Ce vocabulaire appartient aux policiers et aux médecins légistes. Nous sommes des soignants. » (Saget, 2011, p. 114)

Un glissement sémantique s’opère également dans la désignation des personnes qui décèdent à l’hôpital. Elles sont désormais appelées « patientes ou patients décédés » et non plus comme dans un passé récent, « défunt », « corps », « dépouille » ou même encore « cadavre ». Ce changement de terminologie est revendiqué par de nombreux agents de chambre mortuaire que nous avons rencontrés. De la même manière, on ne nomme pas « chambre froide » le local où sont déposés les patients ou patientes décédés; l’utilisation de cette terminologie concerne les denrées alimentaires et en particulier les pièces de viande animale. En chambre mortuaire, les tuteurs et tutrices sont amenés à reprendre ainsi les stagiaires en les initiant à une terminologie qu’ils estiment plus juste : cellules réfrigérées, ou encore casiers ou chambre à basse température. Ni snobisme ni coquetterie sémantique ici, les tuteurs et tutrices accordent une extrême importance à leur activité dans la manière de la nommer, c’est-à-dire de construire du sens autour de ce qu’ils et elles font, car ce qu’ils et elles font les façonne aussi par le jeu d’une codétermination réciproque.

Pour conclure cet article, nous reprenons les mots de Jaurès (1971) : « On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. » Les stagiaires en chambre mortuaire, en réalité, apprennent sur le tas en observant et en écoutant les tutrices et tuteurs à partir de ce que les uns et les autres sont. Les effets de la transmission sont alors le coproduit de rencontres singulières. Nous avons pu constater que certains aspects symboliques du soin mortuaire font aussi partie de la transmission effectuée lors de l’interaction tutorale. Les objets de culture que sont les outils, les techniques et les savoir-faire, loin de se réduire à eux-mêmes, transmettent un certain rapport au travail, aux autres et au monde. Les stagiaires, dépositaires de ce rapport au monde, pourront le transmettre à leur tour aux nouvelles et nouveaux venus qu’elles et ils accompagneront. Cet héritage se transmet, s’accroit et s’enrichit :

[Cet héritage] représente une sorte de dette qui oblige chaque génération en la reliant à celles qui la précèdent et à celles qui suivront, et qui, en même temps, signifie à chacun son appartenance à un groupe. La perpétuation de la culture de ce groupe dépend du fait que chaque individu est récepteur avant de devenir émetteur, copiste avant d’être créateur.

Blais, Gauchet et Ottavi, 2016, p. 53

Les métiers de la formation misent sur l’engagement dans la démarche : savoir être là avec l’autre, être concerné par ce qui arrive. « Les indices de cette présence sont la plupart du temps non verbaux : du regard aux postures du corps. » (Cifali, 2018, p. 28) Cependant, insiste Cifali, « être là » ne renvoie pas à une position passive, neutre. Pour la formatrice ou le formateur, une double signification définirait le terme « accompagnement » : celle de l’impossibilité d’agir à la place de l’autre et celle de s’abstenir d’exercer une emprise sur l’apprenante ou l’apprenant. La transmission du savoir ne passe pas uniquement par les mots qui sont prononcés; ils sont insuffisants s’ils ne laissent pas l’autre advenir :

Ce qui s’apprend là […] c’est précisément un ordre du monde, une éthique. Cela suffit sans doute à prêter une forme au savoir, une matrice où il va pouvoir s’inscrire, mais cela n’en précise pas les contenus. Les contenus, dans la mesure où on ne les lui dit pas, le fils [le ou la stagiaire dans notre étude] va devoir les trouver. Mais qu’est-ce qui le pousse à chercher? L’« amour-propre » dit-on ici. Ailleurs on dirait le désir de reconnaissance.

Delbos et Jorion, 1988, p. 127

Les agentes et agents de chambre mortuaire ne se sentent pas reconnus; leur activité professionnelle suscite dans leur entourage une mise à distance, car le contact avec les morts trouble et stigmatise. La difficulté s’exprime tant sur le plan professionnel que personnel alors même que leur fonction sociale est essentielle. Le soin mortuaire s’adresse à la personne décédée, mais il touche aussi sa famille et les proches endeuillés. Les patientes et patients ne sont pas réduits au statut d’objet du fait de leur mort; elles ou ils demeurent des sujets de soin. De la mort, une leçon de vie peut nous être transmise.