Corps de l’article

Prenant appui sur une enquête quantitative et qualitative[1] interrogeant le rôle du numérique dans le processus de deuil, nous nous intéressons ici à la façon dont le genre et la classe sociale contribuent à définir les façons de rendre hommage aux morts et aux mortes. L’étude de Paradis Blanc (PB), dispositif d’écriture numérique mémoriel, sert de soubassement à l’analyse; la notion de « dispositif d’écriture numérique » est utilisée pour insister sur l’articulation entre choix techniques et éditoriaux ainsi que pour interroger les rapports de pouvoir et la créativité qui se jouent dans ces espaces d’écriture (Julliard, 2013). Elle nous invite à faire cas de la matérialité technique et sémiotique du dispositif qui contraint des pratiques sociales et matérialise le projet du site (Julliard et Georges, 2018). Cette matérialité donne effectivement corps à des usages qui s’enchâssent dans une matrice socioculturelle qui leur donne sens (Jouët, 2009), les plateformes numériques funéraires comme PB prenant place dans un contexte sociétal sui generis : montée en puissance de l’individualisme, transformations des modes de vie et des mobilités familiales, recul des pratiques religieuses, dissémination des traces des défunts dans un contexte où la valeur symbolique de la tombe a été entamée... (Clavandier, 2009). Ce faisant, les hommages funéraires en ligne prolongent des rites funéraires traditionnels (comme la pratique de correspondance avec les défunts et défuntes) mais ne les transforment pas radicalement. Pour autant, du fait de ses spécificités techno-sémiotiques, le numérique reconfigure les rites de deuil (Bourdeloie, 2018, 2015). Il déplace les normes en matière d’expression de l’intimité et participe à la production et circulation d’affects (Julliard et Georges, 2018; Allard et al., 2017). Il contribue à reproduire les rapports sociaux de genre et de classe tout en les déplaçant. Ce sont ces circulations et déplacements que met en scène PB au travers d’hommages funéraires qui traduisent des positions de genre et de classe. Après avoir décrit la méthodologie et le contexte de notre enquête, nous questionnons la façon dont l’appropriation de PB révèle et reproduit des rôles de genre[2], pour se pencher enfin sur ses usages sociaux et populaires.

Méthodologie et contexte

Méthodologie de l’enquête quantitative et qualitative

Le présent travail se fonde sur une enquête de terrain qualitative et quantitative : 51 entretiens ont été conduits de 2014 à 2017 et un questionnaire diffusé entre juin 2015 et octobre 2016 donnant lieu, après nettoyage, à 766 réponses, dont 687 provenant d’individus ayant perdu un proche[3]. L’échantillon surreprésente volontairement les personnes ayant des pratiques funéraires en ligne afin d’obtenir plus de robustesse dans l’exploitation statistique. Les professions intellectuelles supérieures sont également surreprésentées, comme c’est le cas dans d’autres enquêtes Web (Bayart et Bonnel, 2010). Pour maximiser le taux de réponse, nous avons contacté individuellement chaque personne ayant créé un mémorial sur PB, recensé 4275 mémoriaux visibles[4] et identifié leurs données[5]. À l’issue, 131 utilisateurs et utilisatrices de PB ont répondu au questionnaire et sept ont participé à un entretien : cet échantillon est donc le coeur de cible de l’enquête. En complément, cette analyse se fonde sur des captures d’hommages. Ainsi, si les entrevues permettent de resituer les traces numériques déposées dans leur contexte de production (Jouët et Le Caroff, 2013); ce n’est pas le cas des traces déposées par les autres endeuillés et endeuillées qui ne nous disent rien d’une expérience de connexion sans dépôt de doléances, ce dont témoignent les entretiens tout comme nos échanges avec la co-conceptrice de PB, Anne-Sophie Tricart, rencontrée à plusieurs reprises entre 2015 et 2021[6].

Pratiquer son deuil : rôles de classe et de genre

Le fait d’observer que les relations au deuil sont socialement hiérarchisées et sexuées n’est pas nouveau. Le funéraire et le rapport au deuil ont toujours été conditionnés par des rapports de classe (Conway, 2012) et de genre (Hardy, 2007). La fonction sociale des rubriques nécrologiques, historiquement ancrée (Makarova, 2007), en témoigne, tout comme la façon d’annoncer la mort, de l’organiser, ou de la célébrer qui constituent autant de façons de classer les individus dans la hiérarchie sociale (Déchaux, Hanus et Jésu, 1998). Le rapport à la mort est par ailleurs extrêmement genré : « Une double tâche est assignée à celle qui est appelée la femme-qui-aide : “faire les bébés”, “faire les morts” », écrit Yvonne Verdier (1976, p. 103). Le port du deuil a par ailleurs pendant longtemps été une affaire de femmes (Hardy, 2007), un constat évidemment à rapprocher du lien qui unit care et féminisation (Memmi, 2017). Au-delà, c’est aussi l’expression des émotions qui est genrée, les femmes les exprimant davantage (Bauthéac, 2008, p. 17), et en particulier dans le cadre d’un deuil (Papi, 2017).

Notre enquête abonde largement dans le sens de ces clivages sexués et semble étayer l’idée que, croisé à la classe, le sexe produit, selon les contextes, des effets discriminants[7]. L’enquête statistique montre ainsi que, combinée à la classe, la variable sexe affecte l’intensité et la nature des usages. Confirmant la littérature (De Vries et Rutherford, 2004), elle montre aussi que les femmes sont plus enclines à faire usage du numérique dans le cadre d’un deuil (51 % contre 35 % des hommes), ce encore plus lorsqu’elles ne sont pas actives sur le marché du travail (83 % contre 38 % des hommes sans activité). L’investissement dans la pratique numérique liée au deuil varie en sens inverse de la position sociale puisque 38 % des femmes cadres ont de telles pratiques contre 24 % des hommes cadres. De la même façon, l’appartenance sociale ou position dans le cycle de vie clive les usages numériques dans le cadre d’un deuil puisque les employés ont des pratiques plus assidues que les cadres (27 % des employés disent visiter des pages Web d’hommages au moins une fois par semaine contre 10 % des cadres), et que ces pratiques sont plus régulières chez les personnes qui ont plus de temps disponible comme les retraités (20 %), personnes en recherche d’emploi (24 %) ou sans activité professionnelle (40 %).

Figure 1

Diagramme en barres empilées proportionnelles. Existence d’au moins une pratique numérique liée au deuil en fonction de la classe sociale parmi les femmes (N=500) et les hommes (N=169) ayant déclaré avoir perdu un proche.

Note : Les agriculteurs et ouvriers ne sont pas représentés pour cause d’effectifs trop faibles (<5). Issus de tri-croisés. Pour les femmes : Khi²=47,2 ddl=7 p=0,001 V de Cramer=0,307. Pour les hommes : Khi²=17,2 ddl=7 p=0,016 V de Cramer=0,319.

Source : Questionnaire du projet ENEID

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Au-delà de l’intensité de ces usages féminins et populaires du numérique dans le cadre d’un deuil, les affects coproduits par la plateforme PB demeurent riches de sens.

Paradis Blanc : genre du dispositif, genre de l’usage

Une plateforme mémorielle communautaire

Créée en 2011 et fusionnée pour raisons économiques avec Dans nos coeurs (DNC) en 2017, la plateforme PB telle que nous l’avons analysée n’existe plus sous la même forme. Le présent travail prend appui sur les traces collectées avant la migration sur DNC, site Web réunissant aujourd’hui de nouveaux mémoriaux et proposant une autre interface en termes de valeurs et objectifs. Initialement spécialisée dans la publication d’avis de décès de presse écrite (plateforme[8] soutenue par plusieurs actionnaires dont Le Figaro, journal classé à droite sur l’échiquier politique français), DNC a alors refondu son interface. « Épurée » et « intemporelle », elle est dotée d’un espace souvenirs uniquement accessible aux proches dans un souci de sobriété, selon la conceptrice Anne-Sophie Tricart (voir figure 2). Comparativement, sur PB (voir figure 3), la liste des défunts et défuntes était directement accessible afin de créer du lien entre ses membres. Son interface traduisait effectivement la volonté de s’inscrire dans un esprit communautaire. Dédié au dépôt de doléances et à l’échange de souvenirs, PB cristallisait des affects liés au deuil circulant par une iconographie et des fonctionnalités favorisant le partage de réactions entre deuilleuses et deuilleurs[9].

Figure 2

Capture d’écran de la page d’accueil de DNC, le 24 février 2021.

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Figure 3

Capture d’écran de la page d’accueil de PB, le 15 octobre 2016.

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En plus d’afficher le nom de la personne disparue et sa photographie, le mémorial sur PB mentionnait son âge au moment du décès, sa date de naissance et de décès (voir figure 5). L’interface était composée de rubriques offrant la possibilité de déposer différentes formes de doléances : « En sa mémoire » affichait les derniers contenus partagés et les statistiques d’activité; « Hommages » permettait de déposer des messages et d’y adjoindre une image; « Photos » et « Vidéos » invitaient à téléverser des contenus photographiques et vidéographiques; et la rubrique « Bougies » donnait la possibilité de publier un « beau » (selon Anne-Sophie Tricart) visuel à choisir parmi une liste. Gratuit et sans engagement, chaque mémorial était accessible à tous les internautes à l’exception des mémoriaux Premium privés (minoritaires). Visibles et délibérément exposés, les mémoriaux pouvaient être alimentés par tout membre inscrit sur PB qui pouvait aussi écrire en privé à la personne créatrice d’un mémorial. Le caractère social de PB était encouragé par son interface qui, chaque jour, présentait en page d’accueil des « Mémoriaux à l’honneur » sélectionnés de façon algorithmique. Y défilaient également les derniers hommages déposés dans un cadre en bas de page avec la possibilité de consulter ou d’écrire sur lesdits mémoriaux (voir figure 3).

La plateforme recelait donc un enjeu explicitement communautaire comme en témoigne l’analyse des mémoriaux, entrevues et messages de remerciements adressés aux concepteurs du site témoignant de la fonction de soutien, voire thérapeutique, que remplit cet espace. Par empathie, compassion, processus d’identification, les deuilleuses et les deuilleurs y publiaient des messages sur des profils de personnes disparues qui leur étaient inconnues mais qui avaient retenu leur attention. Devenant intimes avec d’autres mères endeuillées, des femmes postaient respectivement des hommages sur le mémorial d’enfants décédés (voir figure 4). En rendant visible leur douleur, plusieurs manifestent là les sentiments de partage d’expérience, de reconnaissance et d’empathie que ne saurait satisfaire une thérapie traditionnelle, raconte Martine : « J’ai perdu mon fils, au début je suis allée en thérapie [...]. Puis un jour je suis allée sur Internet parce que j’avais besoin [...] de dialoguer… avec des mamans comme moi. [...] J’ai rencontré du monde virtuel à qui c’est arrivé. [...] C’est des gens que je connaissais pas. (60 ans, institutrice retraitée, fille de forains, Bourgogne) »[10].

Figure 4

Capture d’écran d’hommages postés sur un mémorial créé par une mère pour son enfant. Le 19 mars 2015 sur PB; accessible sur DNC le 10 février 2021.

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La dynamique communautaire de PB est notamment confortée par la nature délibérément commémorative qui échappe à un réseau social en ligne généraliste (Bourdeloie, 2015) : « Y’a plus de respect sur les pages commémoratives que sur Facebook pour être claire. [...] sur Paradis Blanc, y’a plus de retenue. [...] c’est… plus restrictif. (Agnès, 34 ans, assistante familiale, Pas-de-Calais) ». Au reste, cette vision est défendue par la co-conceptrice du site qui met l’accent sur la dimension « moins intrusive » de PB par rapport à une plateforme comme Facebook où les commentaires font l’objet d’évaluations.

Figure 5

Capture d’un mémorial fictif présenté en exemple dans la rubrique « Qu’est-ce que Paradis Blanc » sur PB[11] au 10 mars 2015. Accessible sur DNC le 11 février 2021.

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Une plateforme féminine et populaire qui reproduit les rôles et territoires du genre

Si la plateforme mémorielle est marquée par l’hommage envers la famille (plus de 80 % des mémoriaux ont été créés par un parent ou la famille dite nucléaire), elle se caractérise surtout par l’empreinte du genre féminin. Coeur de cible de PB, la gent féminine compose effectivement la majorité de l’audience (84,5 % de mémoriaux créés par des femmes). La co-conceptrice du site, qui avait mené en amont une étude de marché, met en avant le fait que le mémorial PB a été « pensé pour les femmes » et propose de ce fait des visuels (anges, fleurs…) évoquant un imaginaire dit féminin.

Selon le cadre d’interprétation, le sexe n’en est pas moins une catégorie à géométrie variable qui trahit une reproduction des rôles de genre. Ce sont en effet ici les femmes qui, dans la continuité de leur habitus genré associant don et relationnel au féminin, créent la majorité des mémoriaux et le font pour des hommes (62,1 % des mémoriaux), constat qui est d’ailleurs à mettre en parallèle avec la féminisation des métiers du care tout comme avec le sexe, masculin, de la majorité des destinataires des soins (Memmi, 2017).

Les différences sexuées se mesurent également dans les rapports aux hommages qui varient selon l’âge du défunt ou de la défunte et de sa position dans la lignée. Ainsi, les femmes tendent davantage à exprimer les hommages pour leur descendance et les hommes pour leur ascendance. Les premières créent respectivement plus de mémoriaux pour leur enfant décédé (29,5 % des femmes créatrices d’un mémorial l’ont dédié à leur enfant contre 16 % des hommes), et les hommes pour un parent décédé (38,9 % des créateurs masculins de mémoriaux l’ont dédié à un parent contre 33,3 % des créatrices) ou un grand-parent (8 % des hommes contre 5 % des femmes). Ce clivage se renforce d’autant plus en fonction de l’âge de l’enfant au décès puisque les femmes sont à l’origine de 94,8 % de la conception de mémoriaux voués à des enfants dont le décès est survenu entre 0 et 4 ans, classe d’âge la plus représentée (voir Clavandier et Charrier dans ce numéro). Au-delà, la variable sexe exerce un rôle au niveau du taux d’activité des mémoriaux en général et de l’intensivité (« quantitative ») de l’expressivité puisque 60 % des profils créés par les femmes renferment au minimum un hommage et une bougie contre 53 % de ceux qui l’ont été par des hommes. Les profils créés par les femmes sont aussi ceux qui génèrent le plus de trafic : s’agissant des comptes actifs[12], les femmes ont déposé en moyenne 23 hommages et 62,6 bougies contre respectivement 16,3 et 48,4 pour les hommes. Ce sont par ailleurs des mères et grand-mères qui, sur des profils n’étant pas nécessairement ceux de leurs proches défunts, partagent l’expérience du deuil. S’exposant, elles déversent leurs émotions de façon plus spontanée, constat qui abonde d’ailleurs dans le sens de travaux montrant que, dans le monde occidental, les émotions ressortissent au registre du féminin (Boquet et Lett, 2018). Prétendues plus proches de la nature, les femmes exprimeraient davantage leur sensibilité et leurs sentiments (Boquet et Lett, 2018), conception genrée de l’expressivité d’ailleurs portée par la co-conceptrice de PB (« Nous les filles on va vachement sur internet, on va plus facilement mettre des commentaires […]. Les filles sont plus, libérées à ce niveau-là »). Socialisées à l’incorporation de manières sexuées de ressentir et d’agir (Lahire, 2001), les femmes sont contraintes à exprimer leurs émotions – ne pas le faire les ferait passer pour des hommes – au contraire des hommes qui, vus comme des êtres rationnels, sont enjoints à les contrôler (Handsley, 2001).

Encore que cette grille de lecture tende à figer les comportements, son intérêt réside surtout dans le fait que la construction genrée des émotions affecte les façons d’observer un deuil. Or, l’expression sexuée différenciée des émotions est parfois source de tensions familiales : le sexe/genre peut être à l’origine d’attentes ou de présupposés quant aux conduites à adopter après la mort d’un être cher. C’est particulièrement le cas lorsqu’un couple (hétérosexuel) perd un enfant et que la façon (genrée) d’exprimer ses émotions engendre des incompréhensions au sein des couples (Bauthéac, 2008). Ce partage naturalisé des rôles – c’est-à-dire les femmes seraient proches de la nature et plus sensibles et les hommes plus rationnels et dans l’action – reste d’ailleurs davantage marqué chez les classes populaires au sein desquelles il opère comme « une source de valorisations spécifiques pour chaque sexe » (Schwartz, 1990, p. 206). Ainsi, Martine explique que si la mort de son fils a affecté ses deux enfants selon la même intensité, sa fille a épanché son chagrin, notamment sur Facebook, tandis que son frère, « c’est différent, lui il n’en parle pas, [...] de son petit frère. Et quand je lui dis “tu n’en parles jamais”, il me dit “j’ai ma propre douleur” ».

Pour autant, l’analyse de PB discute ce partage genré de la plateforme et semble témoigner de recompositions. Car si avec les dispositifs d’écriture numérique, terrain propice à l’exposition des affects, les femmes, plus enclines à la communication écrite (Lacoue-Labarthe et Mouysset, 2012) et disposées au don et à l’expression des émotions, prolongeant là leur rôle de genre, le dispositif technique peut aussi, à l’inverse, permettre aux hommes de surmonter le poids de normes sociales. Comme le déclare la co-conceptrice de PB, « on a des hommes aussi parce que finalement les hommes, ils ont du mal à parler de leurs sentiments à l’oral, ou avec leurs amis, etc. Quand ils arrivent sur Paradis Blanc, ils sont un peu moins complexés, ils ont moins peur du jugement ». L’observation d’un profil d’un défunt de 21 ans, dont les parents (employés) sont actifs sur le mémorial – ils écrivent avec le même compte tout en signant toujours la marque du statut paternel ou maternel – le confirme : « Je t’aime mon grand Joyeux Noël dans les cimes… [...] Hello mon grand tu me manques tellement plus le temps passe plus c’est dur et difficile je t’aime fiston. papa… » (2017) Père et mère affichent leurs affects même si les messages maternels sont plus longs. Parmi d’autres, cette observation nous amène à nous demander si le numérique ne concourrait pas à ébranler la bipartition du deuil au masculin et du deuil au féminin (Bauthéac, 2008) et à favoriser une pénétration des normes féminines; Pasquier (2018) montre par exemple que les hommes se laisseraient aller à des confidences sur des médias socionumériques comme Facebook. Un rapprochement pourrait d’ailleurs être établi avec l’augmentation progressive des hommes dans les métiers du care qui pourrait témoigner « d’un habitus masculin en transformation » (Memmi, 2017, p. 22).

Si l’étude ne nous a pas permis d’identifier de distinctions de genre en matière de registres discursifs (conversationnels, hommagés, poétiques, proverbiaux, intimistes), ces derniers n’en restent pas moins socialement marqués par les styles d’écriture, références culturelles ou illustrations mobilisés.

Paradis Blanc : usages sociaux d’un dispositif d’écriture numérique populaire

PB se distingue aussi par sa composante relativement populaire, pas tant si on la rapporte à une échelle statistique de la population française que si on la resitue dans le cadre des publics participatifs du Web 2.0 qui jouissent généralement de caractéristiques sociales privilégiées (Beuscart, Dagiral et Parasie, 2016). Le sous-échantillon de PB ayant répondu à l’enquête est ainsi composé de 53,3 % de personnes munies d’un diplôme inférieur ou équivalent au baccalauréat, et à 31,2 % sans baccalauréat (contre respectivement 61,9 % et 44,2 % à l’échelle de la population française pour les plus de 25 ans selon l’Insee en 2019[13]). Il se caractérise également par son appartenance aux franges moyennes des catégories socioprofessionnelles : 29 % est composé d’employés contre 16,5 % selon l’Insee en France (hors Mayotte)[14].

Un mémorial en ligne kitsch

En se plaçant sur le registre de l’« anatomie du goût » et de la hiérarchie des légitimités (Bourdieu et de Saint-Martin, 1976; Bourdieu, 1965), on qualifierait le mémorial de kitsch en ce sens que tant l’interface que ses fonctionnalités iconographiques – possibilités de photomontages superposant des photographies avec des images de papillons, anges ou coeurs – constituent autant d’éléments décoratifs qu’une échelle de valeurs traditionnelles positionne du côté du « mauvais goût » (Bourdieu, 1965) c’est-à-dire du tape-à-l’oeil ou du clinquant. Dans ses usages toutefois, toutes ces fonctionnalités ne sont que peu mises à profit. Ainsi, si la participation à PB repose sur le post d’hommages et de bougies (les deux seules fonctionnalités gratuites), plus de la moitié des mémoriaux n’est pas alimentée : 55,6 % ne contiennent aucun hommage ou un seul, 80 % des créateurs de mémoriaux n’ont pas renseigné le lieu de naissance et/ou de décès du défunt, 45,9 % n’ont pas inséré de photographie de la personne décédée en photographie principale du mémorial et 25,5 % des mémoriaux ne présentent aucun hommage principal. Au fond, peu de mémoriaux génèrent beaucoup de trafic : seuls 3,5 % des mémoriaux contiennent 50 hommages ou plus, et 7,4 %, 50 bougies ou plus. Une minorité d’inscrits publie donc la majorité des contributions, comme cela s’observe dans d’autres espaces en ligne de deuil (Papi, 2017) ou réseaux socionumériques (Jouët et Le Caroff, 2013). Quand les mémoriaux sont actifs, leur contenu nous frappe par le recours aux visuels en tous genres : outre l’écriture, l’activité repose sur le post d’images (émoticônes et dessins avec des caractères spéciaux), de photos, vidéos et bougies, le recours aux visuels semblant se renforcer dans les classes populaires. Ainsi, le format « bougie » (message court sur une image par rapport au format « hommage » écrit), qui symbolise la pensée sans recourir à l’écriture (Minodier, 2016), semble privilégié par les deuilleurs les moins socialisés à l’écriture. Si ce constat n’est statistiquement pas fondé puisque l’analyse des mémoriaux ne nous a pas permis d’apprécier l’ensemble des hommages et visuels mobilisés, l’observation qualitative des mémoriaux des deuilleurs rencontrés, dont nous connaissons le profil sociologique, et de traces (prénom, nom, références culturelles, écriture…) qui ont pu constituer de puissants indices de leur univers social, a mis en exergue la dimension populaire de PB (Minodier, 2016). En réalité, c’est le choix de recourir abondamment aux visuels, de mettre en scène les photos, de s’appuyer sur des registres culturels et mobiliser un type d’écriture qui, socialement, distingue les usages. Le montage de visuels semble être davantage l’apanage de catégories populaires qui maîtrisent davantage les signes visuels que les mots (figure 6).

Figure 6

Capture d’un album photos du mémorial d’un défunt créé par sa mère (Anne, 53 ans, employée en région parisienne). Photographies déposées entre 2015 et 2016; accessibles sur DNC le 2 mars 2021.

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Une orthographe décomplexée et des registres culturels populaires

Le recours important à des formes graphiques relevant du goût populaire s’accompagne de pratiques d’écriture caractérisées par une distance aux conventions de l’écrit qui ne fait là l’objet d’aucune ascèse. L’écrit n’intervient manifestement pas comme facteur discriminant; en réalité, l’unification par le deuil semble transcender tout processus de sélection sociale, au contraire de ce qui pourrait s’observer dans d’autres domaines[15]. Des hommages de mémoriaux populaires y sont librement postés en empruntant à une syntaxe orale et un style SMS : « Slt mon ti père! je t’oublie pas tu sais, tu es dans mon coeur pour tjrs (Nadine, 66 ans, comptable retraitée, résidente outre-mer) ». D’autres recourent au registre argotique qui marque leur milieu socioculturel : la mère rencontrée d’un défunt, qui se définit comme une « gitane » dans les « gènes » (sic), signe là « ta daronne » (voir figure 7). C’est aussi le style conversationnel qui singularise ces mémoriaux populaires ainsi que l’adresse aux morts à la deuxième personne, quand une deuilleuse favorisée écrit à la troisième personne (voir figure 9 et 10).

Figure 7

Capture d’écran d’un hommage d’une mère (60 ans, institutrice retraitée, fille de forains, Bourgogne) à son fils disparu, 24 juin 2017. Accessible sur DNC le 10 février 2021.

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Un autre trait particularisant les mémoriaux populaires réside dans le répertoire culturel mobilisé (chansons de variétés ou poèmes populaires) dans les hommages écrits et qui constituent une façon « de parler de soi avec les mots des autres » (Pasquier, 2018, p. 18-19); constat confirmant que ce sont les plus disqualifiés du point de vue de l’écriture qui utilisent surtout des dispositifs d’écriture numérique éloignés des canons de la culture légitime, c’est-à-dire savante (Beaudouin, 2002, p. 205). Le post suivant (voir figure 8) est ainsi celui d’une mère adressant à son fils l’extrait d’un poème sur l’au-delà de l’autrice populaire Patty Chevalier mais dont la référence n’est pas citée, le goût populaire s’abstenant de « s’embarrasser » de connaissances liées aux oeuvres (Bourdieu, 1965).

Figure 8

Capture d’écran de l’hommage d’une femme créatrice d’un mémorial pour son fils, sur le mémorial d’un jeune homme, déposé en janvier 2014. Accessible sur DNC le 10 février 2021.

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Par contraste, les mémoriaux les plus sobres, moins nombreux, émanent de deuilleuses et de deuilleurs qui, de classe plus favorisée, diffusent des hommages se distinguant par leur facture. Publié par la fille de la défunte, l’hommage montré en figure 9 positionne socialement la famille; il met en avant les qualités professionnelles de la mère disparue, institutrice, tout en signifiant son érudition par une citation de Lamartine.

Figure 9

Capture d’écran d’un hommage d’une femme sur le mémorial de sa mère, décembre 2015. Accessible sur DNC le 10 février 2021.

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Il en est de même pour l’hommage présenté en figure 10, inspiré d’une référence biblique ou littéraire, – De Profundis (Des profondeurs) correspond aux premiers mots latins du psaume 130 du Livre des Psaumes de la Bible mais est aussi au titre d’une longue lettre d’Oscar Wilde –, qui a été posté par une personne du même rang que le défunt (issu de la bourgeoisie).

Figure 10

Capture d’écran d’un hommage déposé en février 2017. Accessible sur DNC le 10 février 2021.

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Ces disparités entre mémoriaux ne semblent toutefois pas conduire à des hiérarchies normatives entre utilisateurs et utilisatrices de PB. Le kitsch y est bienvenu et le style décomplexé des mémoriaux populaires semble la condition d’un climat communautaire au contraire de la plateforme DNC qui, fondée sur une interface châtiée, a supprimé toute possibilité de partage émotionnel, et où toute incartade à la norme du « bon goût » et aux canons d’une écriture a minima légitime pourrait se lire comme une pratique de « mauvais goût ».

Une exhibition en clair-obscur

Si PB affiche des mémoriaux regorgeant d’hommages intimes publiquement accessibles (la majorité des mémoriaux est publique), cet espace n’en est pas moins perçu comme un réseau d’entraide. La visibilité en clair-obscur, qui privilégie des réseaux de proches (Cardon, 2008), n’est donc pas inscrite dans l’interface, mais favorisée par ses membres qui ont le sentiment d’appartenir à une communauté de proches et d’être à l’abri d’intrusions. Deux positions ressortent ici : le désir de rendre privé le mémorial pour communier intimement avec le mort ou la morte et ses proches endeuillés (« J’aime bien cette intimité que j’ai avec mon père sur PB. C’est peut-être pour ça que je veux pas la partager », Nadine), et la volonté de le rendre public (la fonction est aussi gratuite) pour marquer la mort et partager le deuil, sans que cet affichage ne soit néanmoins perçu comme « public ». Bien que Martine ait rendu son mémorial accessible, elle souhaite néanmoins le préserver des regards : « Moi ça me dérange, je veux pas que tout le monde voie ce que je mets ». Ainsi, si la majorité des membres comprend les enjeux de la nature publique de PB, ils la conçoivent néanmoins comme un espace dédié. « Si quelqu’un tombait dessus, ça serait forcément quelqu’un qui a perdu quelqu’un aussi, ça me dérangerait pas, c’est pas top secret non plus (Christelle, 56 ans, infirmière, résidente outre-mer). » L’exhibition de l’intimité n’a pour but que de s’unir dans l’épreuve du deuil :

Est-ce que vous avez l’impression, par PB, de diffuser des choses intimes et personnelles sur vous?
- Ah oui. […]
- Ça vous gêne?
- J’écris à mon fils, les gens qui ont envie de le lire et qui sont dans le même truc répondent d’ailleurs en disant qu’ils sont d’accord et tout ça, ça me conforte dans mon idée. Ceux que ça dérange tant pis pour eux, ils ont qu’à pas lire.

Anne, 53 ans, employée en région parisienne

En définitive si l’interface de PB favorise l’exposition de la circulation d’affects et la création de communautés de deuilleuses et deuilleurs, voire de communautés qu’on pourrait qualifier d’« émotionnelles » (Julliard et Georges, 2018), ne sauraient toutefois être exclus des usages dans lesquels il s’agit moins de marquer le souvenir pour le partager, autrement dit de se soutenir entre deuilleuses et deuilleurs, que de communiquer avec un proche défunt. C’est d’ailleurs cet usage que propose DNC qui, en restreignant aux proches l’accès à l’espace souvenirs, a inscrit dans son projet la visibilité en clair-obscur.

L’étude de PB conforte l’ancrage historique et culturel des émotions en tant que puissants marqueurs du genre, notamment dans le monde occidental où l’expression des émotions – en particulier dites froides comme la compassion, langueur ou douceur… – est une affaire supposée féminine (Boquet et Lett, 2018). Or, l’assignation de ce trait n’est pas sans lien avec le partage des rôles de genre : le port social du deuil se double ici du rapport féminin à l’écriture. Ces normes construites socialement et historiquement pourraient expliquer pourquoi les femmes sont plus nombreuses à créer des mémoriaux, en particulier pour les hommes (sans négliger le facteur d’une mortalité masculine plus précoce[16]). Ainsi se reproduisent en ligne des hiérarchies de sexe construites sur la base de différences prétendues naturelles et résultant en réalité d’inculcations de normes convenues. Ces hommages funéraires en ligne, qui montrent d’inégales dispositions à écrire (Poliak, 2002), reproduisent aussi des hiérarchies sociales et de goûts. Pour autant, si l’étude de PB fait apparaître des clivages de genre et de classe dans le rapport à l’expression du deuil, elle laisse aussi entrevoir des perméabilités dans les territoires du genre et de la classe sociale. On pourrait ainsi se demander si ce dispositif ne contribuerait pas à déplacer ces frontières, car si peu d’hommes témoignent sur les mémoriaux en ligne, la technologie numérique les encourage à exprimer leurs émotions. De la même façon, si la technologie est, comme dispositif d’écriture numérique, un outil de sélection sociale, PB semble s’y soustraire jusqu’à un certain point, dans la mesure où l’activité d’écriture, bien que réduite pour des franges privilégiant le visuel, n’en reste pas moins très présente même pour des enquêtées qui semblent éloignées de l’univers de l’écrit.