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Les bouleversements induits par la pandémie de COVID-19 à l’échelle mondiale ont marqué notre imaginaire collectif. Cet imaginaire est empli d’images populaires, d’un visuel symbolique et de métaphores que nous déployons socialement pour tenter de mieux dégager un sens de cette épreuve sans précédent. Dans cette optique, les auteures exploreront quatre imageries porteuses de sens et témoignant de conceptions sociales du soin en temps de pandémie. Chacune de ces images conceptuelles a été employée dans le contexte québécois populaire et médiatique, afin de rendre compte de la crise sanitaire et de la mort : l’icône de l’arc-en-ciel associée au slogan « ça va bien aller » a été affichée avec espoir aux vitrines de nos boutiques, aux fenêtres de nos maisons et aux lieux emblématiques; les images glaçantes du personnel soignant à bout de souffle, ainsi que de patients à l’agonie, déshumanisés, ont fait leur apparition dans les médias; dans la sphère publique, le personnel soignant et les travailleurs essentiels ont été élevés au statut « d’anges gardiens » d’une manière nettement différenciée; l’allégorie du navire collectif, du slogan « on est tous dans le même bateau », a été utilisée par nos dirigeants lors des « grands-messes » que sont devenus les points de presse politiques. Ces images racontent chacune, à leur manière, une facette de la pandémie et offrent des points de départ intéressants afin d’animer les réflexions sur la construction sociale du soin au Québec à l’ère de la COVID-19.

Tel un témoignage soutenu par les perspectives des quatre auteures qui s’appuient sur la littérature, ce texte présente nos voix d’étudiantes en contexte montréalais dans une réflexion critique du quotidien, au travers de nos différents champs disciplinaires des domaines de la santé et de l’anthropologie. Ensemble, nous tenterons d’explorer un questionnement commun : quels enjeux sociaux la pandémie révèle-t-elle dans le soin? Nous poserons un regard multifacette sur la pandémie comme révélatrice d’enjeux sociétaux touchant le Québec, tout en positionnant le soin comme point central de notre réflexion, par les divisions qui le martèlent et les vulnérabilités, inégalités et souffrances qui l’accompagnent. Notre cadre conceptuel s’appuie donc sur une approche du care, dans ses dimensions sociales, médicales, éthiques et politiques. Par les questionnements que nous posons et auxquels nous tentons de répondre face aux enjeux que la pandémie révèle sur le soin et son futur au Québec, ce texte a pour but de contribuer à la discussion, au savoir et à la recherche sur les inégalités, vulnérabilités et souffrances multidimensionnelles exacerbées par la crise. Pour penser le soin en contexte de pandémie, nous introduirons une réflexion sur les impacts de la situation covidienne sur la santé mentale au Québec. Celle-ci nous permettra de plonger dans la rupture entre cure et care, entre biologique et relationnel, ainsi qu’entre vie et mort, au sein de notre conception du soin mise en évidence par la pandémie. Ces constats nous mèneront à interroger cette dimension relationnelle du soin en lien avec la hiérarchisation du rôle occupé par les travailleurs essentiels dans le contexte québécois, et les vulnérabilités qui en découlent. Finalement, nous nous pencherons sur ce que la pandémie révèle sur le soin et sur la place réservée à un groupe qui a été localement présenté comme étant particulièrement vulnérable dans cette crise : les aînés.

Mise en contexte: la situation québécoise et son système de santé

Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la Santé qualifiait officiellement l’épidémie de la COVID-19 de pandémie. Deux jours après, l’application de restrictions sanitaires telles que le confinement de tous les Québécois a été justifiée par la nécessité de protéger le réseau public médicohospitalier du risque d’effondrement. C’est ainsi que chaque Québécois était devenu à l’échelle individuelle responsable du stress supporté par le système de santé et son personnel. Deux ans plus tard, les études qui s’intéressent à la souffrance morale chez ce dernier, particulièrement chez les infirmières, révèlent que les tensions que subissait le réseau de la santé étaient autant, sinon davantage, liées à des failles systémiques préexistantes dans le réseau de la santé québécois qu’à la virulence du SRAS-CoV 2 (Côté et al., 2022). C’est précisément le délabrement causé par ces failles qui a constitué le terreau fertile de la crise que nous traversons, dont les retentissements sanitaires proviennent de la convergence de crises écologiques, sociales et économiques amorcées depuis l’infiltration du modèle néolibéral jusque dans nos gouvernances (Brazil, 2022).

C’est justement pour souligner l’idée d’un terrain préexistant favorable à l’apparition de la crise sanitaire que Richard Horton déclarait que la « COVID-19 n’est pas une pandémie (...) c’est une syndémie[1] » dans son éditorial du Lancet de décembre 2020 (Horton, 2020, traduction libre). Le concept de syndémie est sans doute ce qui explique le mieux ce qui anime les quatre sections de ce texte. En effet, ce concept élaboré par l’anthropologue américaine Merrill Singer dans les années 1990 tient compte à la fois des paramètres biologiques de la maladie, mais également du terreau social dans lequel elle sévit, ce dernier étant un facteur plus ou moins aggravant du potentiel dangereux de l’agent infectieux (ibid.). C’est ainsi que, pour Horton, nous ne traversons pas une pandémie telle que l’imaginaire du terme le suggère, à savoir une maladie qui, comme la peste, mettrait en danger imminent de mort chaque individu qu’elle croise, tant l’environnement social est décisif dans son mode opératoire mortifère. Toutefois, cela ne néglige pas le fait qu’il y a un risque pour certaines personnes de contracter la maladie de la COVID-19, et qu’il s’agit d’une véritable épidémie problématique et difficile à maîtriser. Contrairement à la notion de pandémie qui crée un état de sidération face à un agent infectieux d’une virulence incontrôlable, celle de syndémie est pourvoyeuse d’espoir, car elle présage des solutions politiques réalisables orientées vers la guérison de l’État social et tenant compte sérieusement des enjeux environnementaux. La plus-value conceptuelle à définir la COVID-19 comme une syndémie est de rappeler qui sont ses principales victimes. Il s’agit des aînés, des personnes racisées noires et asiatiques, des membres de communautés ethniques minoritaires, des travailleurs pauvres (Carde, 2020). Ce sont ces personnes qu’il est primordial de soutenir. Ce sont pourtant ces mêmes populations qui sont inlassablement délaissées. Comme le souligne très justement Richard Horton, quelle que soit l’efficacité du vaccin, une réponse purement biomédicale serait un échec (ibid.).

Au Québec, la COVID-19 a mis en évidence certains des endroits les plus fragiles du réseau de la santé. Ce système en est un principalement public (hôpitaux, groupes de médecine familiale, notamment), mais comporte un certain volet privé. Après la mise en place d’un État-providence dans les années 1960, c’est dans les années 1980 que réapparaît l’idée d’une certaine privatisation des soins face à une crise économique, à une montée de l’idéologie néolibérale et à des réductions budgétaires (Bédard, 2010). Depuis, une privatisation graduelle de certaines parties des soins et services de santé est observée, notamment dans la gestion et la provision de soins, ainsi que par une « désassurance » de divers soins complémentaires (Bédard, 2010). Au moment de la pandémie, une vaste réforme centralisatrice achevait d’être mise en place au sein du réseau public de la santé et des services sociaux. Avec le projet de loi 10, le ministre de la Santé Gaétan Barrette procédait en 2015 à des fusions importantes : le Québec passe de 182 à 34 grands établissements de santé (Benoît, 2015). Cette année et les suivantes se sont également déroulées sous le signe de la réduction des dépenses en santé. Parallèlement, le Québec vit, depuis le début des années 2000, une montée du courant managérial dans la gestion des services publics. L’efficience « devient une fin en soi » (Fortier, 2010) et on assiste à plus de standardisation dans la prestation des soins et services.

La série de réformes des dernières décennies a mené à de multiples fusions institutionnelles, ainsi qu’à une diminution du ratio de places disponibles en centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Au Québec, les CHSLD sont nés dans l’État-providence des années 1970 en tant que « centres d’accueil » pour personnes en perte d’autonomie. Cependant, ils ont subi de profonds changements dès les années 1990 : la volonté politique de désinstitutionnaliser les personnes âgées, en priorisant le maintien à domicile et le recours aux services communautaires et privés, s’est accompagnée de restrictions budgétaires, ainsi que du resserrement des critères d’admission en CHSLD (Soulières, 2019). Actuellement, la marginalisation de ces établissements sous-tend un contexte de pénurie de soignants, de surcharge et de mauvaises conditions de travail, de listes d’attente pour l’admission, ainsi que d’accroissement du rôle du secteur privé (Béland et Marier, 2020; Lépine, 2018; Lowndes et Struthers, 2016). Le Québec a ainsi pu voir une augmentation récente, d’une part, du recours aux soins et services de soutien privés pour les aînés (Boivin, 2020), et d’autre part, de la location par le gouvernement de chambres en CHSLD privés non conventionnés. Or, ceux-ci posséderaient une grande autonomie par comparaison avec les établissements privés conventionnés qui opèrent selon les mêmes normes que les établissements publics. Selon le rapport du Protecteur du citoyen de 2017-2018, ce contexte affecterait négativement le suivi de l’état de santé des résidents (Béland et Marier, 2020). La déshumanisation des conditions de vie et de soins au sein de ces milieux a mené à des enquêtes de négligence grave, notamment dans le cas de situations révélées par la pandémie.

Les déclarations hebdomadaires de François Legault, notamment son intervention du 17 avril 2020 qualifiée de mea culpa par les médias, confessent la reconnaissance de ce délabrement du système de santé québécois amorcé bien avant l’apparition du SRAS-CoV 2 : «Aujourd'hui, je l'avoue puis je prends la pleine responsabilité, je pense que si c'était à refaire, il y aurait fallu que j'augmente plus vite les salaires des préposés aux bénéficiaires.» (Bossé, 2020; Larin, 2020) Cette déclaration faisait notamment écho à deux constats aggravants de la gestion de la crise au sein des établissements de santé. Le premier était le manque criant de personnel hospitalier à temps plein, particulièrement des préposés aux bénéficiaires. Le deuxième était la circulation virale d’un établissement de soins à l’autre – particulièrement entre CHSLD – liée au cumul de contrats à temps partiel, ces deux constats étant des symptômes directs des asphyxies budgétaires imposées au système de santé. La question des bas salaires, particulièrement pour le personnel largement genré et racialisé de ces établissements, en contexte canadien (Lowndes et Struthers, 2016), a ainsi été réaffirmée au grand public par la pandémie.

La COVID-19 et la santé mentale : est-ce que « ça va bien aller »?

Depuis le début de la pandémie, l’expression « ça va bien aller » a été diffusée à travers différents médias publics : les bulletins de nouvelles, les publicités, les points de presse du gouvernement du Québec, et même par le biais de monuments au sein même de nos espaces de vie. L’illumination aux couleurs de l’arc-en-ciel de lieux emblématiques comme les ponts Champlain et Jacques-Cartier, et la Biosphère de l’Île-Sainte-Hélène n’a cessé de rappeler « ça va bien aller » à chaque tombée de la nuit. Néanmoins, en cette sortie de deux ans de pandémie, peut-on croire que tout ira bien pour l’ensemble des Québécoises et des Québécois? Dans cette section, nous verrons que, du point de vue de la santé mentale, certaines trajectoires de vie ont été davantage endommagées que d’autres.

Selon Carde (2020), il existerait des disparités entre les groupes sociaux au Québec non seulement dans le risque de contracter la COVID-19 ainsi que d’en mourir, mais également dans le risque d’en vivre les conséquences sans nécessairement contracter la maladie. Les conséquences de la COVID-19 seraient médiées à travers certains déterminants sociaux de la santé, c’est-à-dire des « facteurs personnels, sociaux, économiques et environnementaux qui déterminent l’état de santé des individus ou des populations » (Émond, Gosselin et Dunnigan, 2010, p. 6), tels que le revenu, le réseau social ainsi que l’accès aux soins de santé et de services sociaux (Carde, 2020). Dans ce contexte de crise, plusieurs soignants sur le terrain ont trouvé important de se prononcer plus ou moins formellement sur les enjeux de santé mentale côtoyés au quotidien. En date du 2 avril 2020, la psychologue Roxanne Robitaille témoignait d’ailleurs que le slogan « ça va bien aller » était parfaitement adéquat pour des enfants, mais qu’il manquait grandement de nuances pour des adultes (Robitaille, 2020). Elle rappelait que : « quand tu as perdu ton emploi, que tu vis de l’anxiété, une dépression, ou qu’un de tes proches est à l’hôpital [le « ça va bien aller »], ce n’est pas toujours un message qui fait du bien » (Robitaille, 2020).

Tout d’abord, en raison du virage technologique dans nos sphères professionnelles, nos environnements semblent se transformer, petit à petit, en sources de stress nous empêchant souvent de décrocher et fragilisant notre santé mentale (Gruet, 2020). Les technologies au sein de nos foyers et de nos vies personnelles nous rendraient plus sujets à vivre de la fatigue mentale et, par conséquent, de l’anxiété (ibid.). Certains foyers doivent apprendre à jongler avec la scolarisation à domicile de leurs enfants ainsi que le télétravail, ce qui brouille les frontières entre les diverses facettes de notre vie. En effet, selon Gruet (2020), « le travail au domicile se matérialise par l’absence de plages horaires clairement définies et tend donc à effacer les frontières entre vie professionnelle et vie privée » (Gruet, 2020, p. 1). Nous observons un paradoxe entre les conséquences de la pandémie sur la charge mentale, et les exigences sociétales et économiques envers la productivité. Sur le marché du travail, des employeurs mettent par exemple à disposition des travailleurs des conseils sur la façon de demeurer « productifs » en temps de pandémie (Jones, 2020). En ces temps incertains, au lieu de mettre en place des actions collectives pour la santé mentale, le gouvernement mise sur les efforts individuels : on encourage les individus à « chercher de l’aide », s’ils en sentent le besoin, ou de « ne pas rester isolés ». Il convient de se questionner si le modèle économique présent favorisait une culture de la productivité au détriment de la santé mentale. Des études seront certainement nécessaires pour répondre à cette question au fil de la période postpandémique.

Puis, les études sur les expériences de confinement passées (EBOLA, H1N1, SRAS, etc.) ont relevé les conséquences psychologiques négatives les plus habituelles (l’anxiété, la peur et la culpabilité) ainsi que les moins habituelles et les plus graves comme le suicide (Brooks etal., 2020). Bref, le confinement et le bouleversement à grande échelle de nos façons de travailler ainsi que de nos routines quotidiennes peuvent avoir des incidences sur notre bien-être mental. Cela dit, le confinement mène également à un effritement du soutien émotionnel et affectif des individus, ce qui engendre une augmentation des sentiments d'isolement et de solitude (Pinto et al., 2020). Dans le même ordre d’idées, malgré l’ère technologique dans laquelle nous vivons, durant les périodes imposées de confinement, il a été prouvé que les substituts artificiels de connexion sociale – tels que la vidéoconférence ou bien les événements sociaux en ligne – semblent exacerber des sentiments préexistants d’aliénation (ibid.). Comme évoqué précédemment, la pandémie de la COVID-19 a généré de nombreux agents stresseurs – économiques et sociaux – auxquels s’ajoutent des facteurs déstabilisants tels que le contrôle faible, l’imprévisibilité, la nouveauté, ainsi que l’égo menacé (CESH, 2019), fragilisant la santé mentale de certains individus (Pinto et al., 2020). Le rapport sur les tendances en matière de médicaments d’ordonnance de 2021 montre une augmentation de 10 % dans la réclamation d’antidépresseurs auprès d’entreprises privées comparativement à l’année précédente (Express Scripts Canada, 2021). Les agents stresseurs évoqués peuvent également favoriser l’apparition d’idées suicidaires et, dans certains cas, des tentatives de suicide ainsi que des suicides complétés (Lévesque et Perron, 2021; Pinto et al., 2020). Selon une revue de la littérature menée par l’Institut National de Santé publique (Lévesque et Perron, 2021) durant la première année de la pandémie, les facteurs de risque reconnus pour le suicide – la consommation d’alcool, la violence conjugale, l’isolement puis l’exposition répétée aux nouvelles fatalistes – se sont intensifiés en raison de la crise sanitaire (Lévesque et Perron, 2021). De plus, selon une revue de la presse francophone sur la santé mentale en contexte de pandémie, l’on répertorie, entre autres, une augmentation des deuils compliqués et des idées suicidaires (Talbot et Lessard, 2020). Bien avant la COVID-19, le suicide était considéré comme un problème global de santé publique (Pinto etal., 2020). Toutefois, tout au long de cette pandémie, la santé psychologique semble avoir été réduite à un slogan optimiste. Le gouvernement a misé sur les efforts individuels de la population pour prendre soin de ses citoyens et a omis d’aborder les facteurs macrosociaux tels que les soins de santé accessibles à la population québécoise et pouvant avoir un effet sur son bien-être.

Enfin, les problèmes de santé mentale existaient bien avant la COVID-19 : dans les pays développés, une personne sur deux ayant eu besoin de soins en santé mentale prépandémie a éprouvé des difficultés à y accéder (Pinto et al., 2020). Même si cette situation mondiale s’avère « passagère », l’impact qu’elle aura sur les psychés demeure incertain. Certains auteurs anticipent une crise de la santé mentale : les systèmes de santé devront inclure ces soins psychologiques dans leur première ligne (Arora, 2021). En somme, déjà avant la COVID-19, les systèmes de santé n’étaient pas aptes à répondre aux besoins en santé mentale de leur population : nous nous attendons donc à vivre une « vague de la santé mentale » (Arora, 2021; Pinto et al., 2020) postpandémique.

Derrière la crise de la COVID-19, une crise du care

Les soignants représentent le quart de tous les cas de COVID subis au Québec en première vague (De Serres et al., 2020). Pour eux, et surtout pour elles, le « ça va bien aller » ne s’est ainsi pas toujours avéré persuasif. Ce mal-être s’est d’ailleurs reflété dans la quantité d’arrêts de travail pour maladie et de démissions observés dans le réseau de santé au cours de la pandémie (Duchaine et al., 2021). Que peut nous enseigner la crise de la COVID-19 à propos de nos perceptions de l’être malade et du soin? La pandémie met en relief plusieurs points de rupture présents depuis plusieurs années dans nos pratiques cliniques. Explorons comment une conception mécaniste du corps, entraînant entre autres une séparation du care et du cure, pose les risques d’une dévalorisation des aspects relationnels du soin, produit une double contrainte et précipite une éventuelle perte de sens pour les professionnels de la santé.

Une conception mécaniste du corps

L’une des idées fondatrices de la biomédecine est la notion d’une séparation, d’un dualisme entre le corps et l’esprit, introduite par Descartes dans un contexte d’émancipation de la science face au religieux (Ripoll, 2018). Cette rupture, qui induit une conception mécaniste du corps, est mise en évidence dans le contexte actuel de pandémie de COVID-19.

L’article « Je vous écris d’un CHSLD de brousse », publié sur le site de Radio-Canada lors de la première vague de COVID-19, illustre, à l’aide d’un exemple à la fois banal et évocateur, une priorisation du corps par la biomédecine. On y raconte notamment que « sur les portes des deux résidentes décédées, jusqu’à ce que leurs corps soient récupérés, il y avait des affiches où l’on avait inscrit “chambre libre” » (Dubreuil, 2020, p. 7). À partir du moment où le corps biologique ne fonctionne plus, la personne n’est plus; la chambre est considérée comme vide. On combattait une maladie; lorsqu’elle a gagné, les patientes n’existent plus.

Fassin, évoquant le concept de biolégitimité, explique qu’« une reconnaissance plus grande est accordée à l’intégrité du corps qu’à l’intégrité de la personne ou, pour le dire autrement, que la reconnaissance de la personne passe par la reconnaissance du corps altéré ou souffrant » (2000, p. 105). Dans cette situation rapportée en CHSLD, l’intégrité du corps n’est plus, le corps souffrant ne fonctionne plus; on s’est donc permis d’étiqueter la chambre comme vide, au risque de brusquer les proches, ou même les personnes soignantes, qui accorderaient encore une importance autre que biologique (relationnelle, spirituelle, symbolique) au corps non fonctionnel des défuntes. Nuançons toutefois en rappelant que cette situation est survenue en tout début de pandémie, dans le contexte d’urgence et d’extrême manque de ressources, composant avec le caractère inédit de cette période.

Mallet évoque un autre exemple de séparation du corps et de l’âme en décrivant les normes entourant la prestation de soins en établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) – l’équivalent français des résidences pour personnes âgées et des CHSLD québécois. Il écrit qu’« en valorisant de manière exclusive la vie biologique des citoyens, on a occulté les besoins relationnels des personnes âgées, engendrant chez certains d’entre eux une lassitude de vie ou de la désespérance » et évoque une « tension éthique entre préserver la vie biologique et soutenir la vie relationnelle » (Mallet, 2021, p. 5). Encore une fois, on souligne une fracture entre biologique et relationnel, entre corps et âme.

Dévalorisation du care et effacement du relationnel dans la prestation de soin

Kleinman décrit le care giving comme étant « une pratique relationnelle profondément interpersonnelle, qui résonne avec les préoccupations les plus troublantes de l’être souffrant comme du soignant à propos de la vie, du soi et de la dignité », où « ce qui est échangé est la responsabilité morale, la sensibilité émotionnelle et le capital social de la relation » (2012, p. 1551, notre traduction).

La pandémie a pourtant mis en évidence un système de santé québécois où le soin est essentialisé et biologisé à l’extrême. Les médecins y sont pour la plupart rémunérés à l’acte médical; l’empathie, l’écoute, le relationnel ne font pas nécessairement partie de ce qui est considéré comme étant du temps de travail efficace et méritant rémunération. Gestion top-down, standardisation informatisée des protocoles de soins, incitatifs à la compétition entre soignants, évaluation de la productivité et redditions de compte quotidiennes par des statistiques… La nouvelle gestion publique et les principes managériaux de type industriel auxquels le personnel soignant québécois a dû se résigner au cours de la dernière décennie ont déjà fragilisé la part de l’humain, de l’exceptionnel, du particulier dans la prestation de soin (Goudreau et Soares, 2019). Le relationnel fait rarement partie des calculs. Ici, et davantage en temps de crise, le travail valorisé comme tel est mécanique, biologique; il n’est ni empreint de sollicitude ni émotionnel. Jean-Christophe Mino souligne d’ailleurs que le climat d’urgence lié à la pandémie a engendré un « climat curatif (hyper)technique » (2021, p. 3).

L’interdiction des visites en CHSLD et en résidences pour personnes âgées imposée en première vague par le gouvernement québécois aux personnes proches aidantes s’appuie sur des conceptions similaires. La personne proche aidante apporte écoute, empathie, sollicitude, soutien moral; elle ne contribue toutefois pas aux aspects biomédicaux des soins (prises de sang, médication, processus diagnostique, etc.). En situation extrême de pandémie et dans un contexte où le personnel soignant est surchargé, la reconnaissance de la compétence, des expertises et du travail (émotionnel, notamment) des proches est absente. On juge leur apport inutile au point de choisir de leur interdire l’accès aux lieux de soins (Béland, 2020)[2].

Les multiples cas d’aînés décédés seuls en temps de pandémie (Gelper, 2020) s’inscrivent dans cette même situation de dévalorisation du relationnel dans le soin. Le respirateur, la médication ou le monitorage du corps font partie des actes fournis et priorisés; l’accompagnement humain du décès, non. « Quelle visée du soin priorisons-nous? », écrit Mallet. « La rançon de vivre plus a été de mourir seul; en voulant protéger nos aînés, nous recevons en héritage la dette de les avoir mal accompagnés », complète-t-il (2021, p. 8).

Double contrainte et perte de sens chez le personnel soignant

D’un côté, de nombreuses situations, normes et hiérarchies demandent qu’on évacue l’humain de la tâche des soignants. Mallet écrit ainsi qu’« un système reposant sur des injonctions hiérarchiques […] n’est pas porteur en lui-même de sens pour le soignant. Bien au contraire, cela stérilise la recherche d’un sens en donnant l’illusion de limiter le soin à l’application d’une norme. » (2021, p. 4). De l’autre côté, pour créer un sens et justifier les heures supplémentaires, la précarité, les salaires dérisoires, la dureté du travail et la posture nouvelle de vulnérabilité face au virus (Napier, 2020), le gouvernement québécois a fait appel ad nauseam à l’image des anges gardiens et anges gardiennes pour décrire le personnel de soin. Qui impose l’imaginaire de l’ange gardien exige aussi, implicitement, du dévouement, de l’abnégation et de la sollicitude, c’est-à-dire des attitudes pourtant autrement dévalorisées au profit de l’application de normes et de savoirs biologiques et techniques.

Les soignants sont ainsi soumis à deux conceptions, deux ensembles d’exigences contradictoires et difficilement réalisables lorsque soumis à des contraintes temporelles et organisationnelles. Sans surprise, on risque le « désengagement du professionnel de la santé, heureusement tempéré par la rencontre avec une personne vulnérable », tel que le souligne Mallet (2021, p. 4).

Tous anges gardiens?

Dans l’imaginaire collectif, l’utilisation du qualificatif d’ange gardien vise d’abord à valoriser les soignants, à leur témoigner toute la reconnaissance des efforts fournis depuis le début de la pandémie. Comme cela a été souligné précédemment, il s’agit davantage d’une rhétorique de la différence qui a permis de justifier l’altérisation des soignants en tant qu’êtres célestes naturellement braves face à la mort (Guillaumin, 1978). La diffusion de l’idée d’une nature héroïque accolée aux soignants a non seulement pour effet de dissimuler leurs souffrances et les difficultés accumulées par le système de santé depuis des années, mais également de véhiculer la perception erronée d’un fardeau purement sanitaire, alors même qu’il s’agit d’une épreuve collective aux dimensions sociale, organisationnelle et politique.

Le care : un cadre analytique de notre société

Comme mentionné dans la section précédente, le care, dans une approche relationnelle, correspond au souci des autres, à la sollicitude et à l’idée de soutien, de maintenance, de présence bienveillante (Ibos, 2019). Dans une approche éthique et politique, celle de Joan Tronto, le care est également une perspective analytique qui vise à valoriser les gestes implicites du care, ceux noyés dans la vie ordinaire, car socialement peu valorisés ou pratiqués par des voix morales habituellement absentes (Molinier, 2011). Les études de care révèlent la hiérarchisation sociale et morale du travail comme alibi justifiant la dévalorisation des personnes exécutant les tâches définies comme inférieures (Tronto, 2012, 2009 [1993]). L’absence de reconnaissance symbolique des travailleurs des établissements de santé qui ne sont pas soignants, mais qui pourtant ont également fourni des efforts considérables au cours de la pandémie de COVID-19, est l’un des exemples de cette hiérarchisation.

Il s’agit notamment des gardiens de sécurité ou des préposés à l’entretien ménager sans qui les professionnels de santé et les patients n’auraient pas bénéficié d’un environnement propre et sécuritaire. Malgré cela, ces derniers n’ont jamais bénéficié de surnom valorisant tel que celui d’ange gardien dans l’espace public et médiatique. Sur le plan politique, cette dévalorisation s’est particulièrement manifestée par le Programme d’immigration destiné aux demandeurs d’asile ayant prodigué des soins de santé pendant la pandémie de COVID-19 (PSDAPC) que le gouvernement québécois a décidé de ne réserver qu’aux professionnels de la santé alors même que le gouvernement fédéral souhaitait initialement régulariser tout demandeur d’asile ayant travaillé dans un établissement de santé (gouvernement du Québec, 2020). Alors que ce manque de reconnaissance est flagrant dans les établissements de santé, véritables symboles du front de bataille contre la COVID-19, il l’est moins dans les autres sphères de l’organisation sociale. Et pourtant, qu’en est-il du reste des travailleurs des services dits « essentiels »?

Comme le démontre l’étude de l’Institut universitaire SHERPA, les travailleurs migrants sont nombreux à être des soignants, des agents de sécurité, des livreurs, des vendeurs et des responsables de l’entretien ménager (Cleveland et al., 2020). Ils prennent soin de notre société, la protègent et la soutiennent en exécutant les tâches lui permettant notamment d’affronter les restrictions sanitaires. En outre, ces derniers sont surexposés au risque d’infection du fait de leurs conditions de vie souvent précaires (logements exigus et surpeuplés) et de leurs activités professionnelles dans les secteurs essentiels (ibid.). Ce que les éthiques du care mettent en lumière, c’est que la non-attribution du surnom symbolique d’ange gardien à ces individus aux professions socialement peu valorisées n’est ni fortuite ni maladroite. Elle est le fruit d’une construction sociale néolibérale ayant pour tradition de fuir le risque et de négliger ce qui incarne une forme établie de la vulnérabilité sociale, économique et politique. C’est précisément le cas des groupes d’individus dont la précarité a été exacerbée par la pandémie de la COVID-19 : les migrants à statut précaire issus de minorités racialisées, les victimes de violences conjugales, les aînés, les travailleurs du sexe, les usagers de drogues par injection, les personnes atteintes de souffrance psychique, etc.

Le care : vers une responsabilité collective

La gestion politique sanitaire de la COVID-19 a érigé la valeur de bien commun au rang de valeur sociale absolue. Le bien commun ne peut être soutenu sans la reconnaissance de deux paramètres : la vulnérabilité comme socle commun humain et les interdépendances humaine, animale et environnementale (Laugier, 2015). Ces deux paramètres constituent le coeur des éthiques du care qui s’oppose au mythe de l’individu totalement indépendant et autonome qui n’aurait besoin de care que ponctuellement (enfance, vieillesse, maladie). L’opportunité dans cette pandémie de COVID-19 serait d’admettre que, de façon perpétuelle, ce qui nous lie en tant qu’humain est précisément notre vulnérabilité et nos interdépendances. En effet, cette pandémie en est un puissant révélateur puisque, de la chauve-souris à un hôte intermédiaire encore inconnu, nous avons basculé dans un état de sidération mondialisé (Worms, 2021). Elle est sans conteste un contre-argument des éthiques libérales qui promeuvent l’idée d’un individu totalement détaché de son environnement et seul maître de son destin. Ainsi, il serait trompeur de limiter la reconnaissance de la vulnérabilité et de l’interdépendance à la situation sanitaire actuelle. Cette dernière serait un symptôme des premières, et non l’inverse.

À cet égard, le slogan de la philosophe Sandra Laugier « tous vulnérables, tous responsables » (2015) souligne l’incohérence de cette tradition politique de catégoriser les individus entre les services essentiels et les autres – sous-entendus « non essentiels » – parmi lesquels la culture, autre dénominateur commun de ce qui nous rend profondément humains. La pandémie de COVID-19 rassemble bien plus que n’importe quel grand événement sportif; c’est en cela qu’il s’agit d’un moment éminemment collectif face auquel nous sommes tous responsables. C’est ainsi qu’à l’héroïsation des soignants, les éthiques du care préféreraient la valorisation et la reconnaissance d’une responsabilité commune, partagée équitablement en tenant compte des fragilités préexistantes à chaque situation. En effet, bien que nous traversions collectivement la même épreuve sanitaire, nous n’avons pas tous les mêmes armes. Le souci des autres prescrit par les éthiques du care rappelle qu’il existe des modes d’existence incompatibles avec les mesures de confinement et de distanciation sociale. Il s’agit notamment du groupe des aînés qui fait l’objet de la prochaine section, ainsi que des groupes évoqués plus haut dans ce texte. La responsabilité collective, celle allant au-delà du seul champ sanitaire, celle animée par un care fédérateur, est le moteur éthique et politique indispensable pour traverser cette épreuve.

Le troisième âge : passager de troisième classe?

Replongeons maintenant en 2020 et retournons aux points de presse du premier ministre Legault, plus précisément à celui du 28 septembre 2020. M. Legault annonçait alors les restrictions que le Québec devrait suivre pour les 28 prochains jours afin de briser la deuxième vague, un 28 jours d’efforts collectifs : « Ce n’est pas juste l’affaire du gouvernement, c’est l’affaire de chaque personne. Évidemment, on est tous dans le même bateau et si on veut arriver à bon port, il faut tous travailler ensemble » (Legault, 2020). Cette déclaration fait écho à une phrase prononcée dans les médias américains à la fin mars 2020 et qui, à ce moment, semblait plutôt légitime : « the virus doesn’t discriminate ». Nous sommes tous touchés et affectés à notre manière par cette pandémie, nous avons tous notre rôle à jouer, nous sommes en effet tous dans le même bateau. Mais certains avaient-ils un billet de première classe, dans leurs quartiers fermés aux vitres teintées, alors que d’autres devaient s’entasser sur le pont, les yeux rivés sur les vagues? Et alors que notre bateau pensé comme insubmersible frappait l’iceberg, que l’on entendait « les jeunes, et les enfants d’abord! », s’est-on permis d’oublier, de laisser derrière le troisième âge, passager de troisième classe confiné aux cales?

Ainsi, qu’est-ce que la COVID-19 révèle sur la place de nos aînés dans notre société québécoise et sur le soin qui leur est réservé? Quatre-vingt-un pour cent des décès dus à la première vague de COVID-19 au pays ont été liés aux établissements de soins de longue durée (Doucet, 2020), sans compter les décès collatéraux en CHSLD, ou ce que représenteraient les effets de potentielles nouvelles éclosions. Ces morts étaient prématurées, non naturelles et en grande partie évitables, amenant certains à évoquer le géronticide (Lynk, 2021). La pandémie peut être considérée comme un événement focalisant, dirigeant l’attention sur les questions de politiques encadrant le contexte des CHSLD (Miller et al., 2021; Béland et Marier, 2020). Mais à quel prix? L’échec rapporté de la protection des aînés a causé des niveaux élevés de souffrance physique, mentale et émotionnelle (Lowrie, 2020). En établissements de soin de longue durée, des personnes âgées livrées à elles-mêmes sont trop souvent décédées dans des conditions inhumaines, affamées, déshydratées, désorientées, presque toujours seules, sans voir leur famille, et sans pouvoir obtenir de soins médicaux, ni de soins palliatifs et de confort (Picard, 2021).

La pandémie a ainsi mis en lumière le symbolisme de l’espace des CHSLD et l’attitude de notre société face à la vieillesse. Sur le plan de la territorialisation de la culture, c’est-à-dire la manière dont la société projette ses croyances et valeurs sur l’espace (Bonnemaison, 2000), le centre d’hébergement pour aînés a vécu un passage opposé en termes de sécurité et de visibilité. L’espace se présentant comme hypersécuritaire et hypovisible, souvent loin des yeux et des préoccupations publiques avant la pandémie, s’est transformé avec la COVID-19 en un espace d’hypervulnérabilité, l’un des points chauds les plus importants et hypervisibles au sein de notre société. On voit donc apparaître un paradoxe : l’injonction de ces centres d’hébergement et de leurs occupants à la marge sociétale, en même temps qu’au centre viral. Ces espaces de soin à l’écart, marginaux, opèrent ainsi une performativité sur le social. Le contraire est aussi vrai; ils sont le reflet du regard porté sur le processus de vieillesse dans notre société, projeté sur ceux qui l’incarnent : les aînés. Les déficiences du système et du soin aux aînés ainsi exposées par la pandémie semblent donc prendre racine dans les attitudes implicites, systémiques et profondément institutionnalisées face à l’âge (Lowrie, 2020). Quand la vieillesse est culturellement perçue comme un processus de déclin indésirable, un fardeau sociétal, la valeur de la vie des aînés et de leur soin en est affectée, parfois même explicitement. L’avis du 45e président américain et de certains de ses compatriotes conservateurs selon lequel il convenait de sacrifier les 70 ans et plus afin de protéger l’économie en témoigne (Sadruddin et Inhorn, 2020). Cette idée s’oppose à celle de la « dette de la vie » des plus jeunes envers leurs aînés, valeur prépondérante notamment dans le contexte thaïlandais rapporté par l’ethnographie de Stonington (2013) et promouvant les sacrifices à faire pour repayer le don de notre propre existence. Nous pouvons ainsi nous interroger sur la place que notre propre société a donnée au déploiement de ces deux valeurs culturelles dans la composition du soin, afin de faire face à la crise.

Dans un même ordre d’idées, la pandémie met en relief la dichotomie CHSLD-Hôpital : la place de la vieillesse des aînés au sein des CHSLD, où un soutien à plus long terme est nécessaire, face à la mission contemporaine de guérison de l’hôpital, où se sont concentrées les directives de préparation face à la crise (Doucet, 2020). Ce regard teinté sur la vieillesse a pu jouer un rôle dans le délaissement des CHSLD par les politiques gouvernementales et dans la construction du contexte sur lequel a reposé la crise : réforme de la gouvernance et bouleversement de l’autorité responsable de concerter les actions et les directives; privatisation croissante des services; diminution de la capacité d’accueil, du ratio soignant/soigné, et de l’accès aux services et aux soins complets; travailleurs non réglementés aux faibles conditions de travail; manque de ressources et de mesures de contrôles des infections (Béland et Marier, 2020; Doucet, 2020; Lowrie, 2020).

Cette situation illustre également l’impact de l’hyperbiomédicalisation de notre système de santé, ainsi que l’importance de la considération de la place du soin social au sein du soin médical. En s’inspirant de la perspective relevée en Italie du Nord et du Sud par Pandolfi (2020), on peut penser qu’une approche médicale centrée sur la famille et le cercle social du résident, ainsi que sur la sociabilité et la relation soignant/patient individualisée peut être grandement bénéfique en matière de gestion de la crise, mais aussi pour le traitement réservé à nos aînés dans la communauté. Au Québec, cette approche a potentiellement été négligée dans le soin d’urgence vital au sein d’une organisation orientée sur le colmatage de ses déficits structuraux à mesure qu’ils s’accumulent, et qui a ainsi interdit la présence de visiteurs et la tenue des activités régulières pour les résidents. Pourtant, la présence encadrée de ces visiteurs, membres de la famille ou proches aidants, n’aurait-elle pas été bénéfique quant à leur capacité d’être des acteurs importants du soin social auprès de leurs proches, source de réconfort, d’humanité, de vie, une aide d’urgence qui a été désespérément demandée et nécessaire en complément au soin médical? Or, plusieurs études montraient déjà le rôle pivot de ces personnes avant la crise sanitaire (Puurveen, Baumbusch et Gandhi, 2018; Legault et Ducharme, 2009; Davies et Nolan, 2006).

Un dilemme éthique s’est donc présenté à nous : protéger quelle vie, dans quelles conditions, par quel type d’exercice du pouvoir sur la vie? Nous avons priorisé dans le soin la protection de la vie biologique à tout prix, en isolant, en excluant et en restreignant les contacts extérieurs des personnes âgées, et en tentant ainsi d’empêcher le virus de pénétrer les centres d’hébergement par le biais des fissures présentes. Cet objectif de protection de la vie biologique semble s’être mis en place au détriment de la protection du bien-être, de la dignité, du lien de vie et de l’autonomie, au détriment de la « bonne mort ». Pour reprendre les mots de George Orwell : « Mais si le but poursuivi était, non de rester vivant, mais de rester humain [...]? » (1950, p. 223) La pandémie a révélé que la manière dont nous croyions pouvoir réparer nos erreurs structurelles et protéger les aînés impliquait nécessairement la déconsidération de leur personne, de leur identité, de leur agentivité. Les restrictions posées à leur égard exacerbent la problématique existante de l’isolement social qui présente en effet un réel risque de santé pour les personnes âgées, contribuant à l’accroissement du risque de déclin physiologique, psychologique et cognitif, ainsi que le risque de mortalité résultant de cette détresse (Fraser et al., 2020; Van der Roest et al., 2020). D’une manière complémentaire, l’importance du maintien des relations sociales pour le développement des jeunes fut maintes fois pesée par les autorités et les médias, et l’importance de la conservation des activités des travailleurs fut également revendiquée, puis soutenue de prestations d’urgence. Mais qu’en fut-il de la reconnaissance de l’importance des relations sociales et du maintien des activités quotidiennes pour les personnes âgées, pour les personnes seules, au coeur de la deuxième vague? La COVID-19 semble avoir justifié l’adoption d’une attitude culpabilisante et stigmatisante à l’égard des personnes âgées de 70 ans et plus qui devaient demeurer confinées à leur domicile, à partir du mois de mars 2020. Dans notre soin, nous nous sommes focalisés sur une réponse individuelle plutôt que sociale, faisant fi de la capacité physique, du capital social, des ressources matérielles, ainsi que de l’accès à l’information de tous, y compris des personnes âgées potentiellement seules, dans une situation de précarité, et ne pouvant pas nécessairement se permettre de rester confinées.

En somme, la pandémie a apposé et imposé les étiquettes de la vulnérabilité, du risque, des restrictions, de la peur, ainsi que de la perte de soi pour certains, redéfinissant ce que signifie « prendre soin », mais aussi ce que signifie être une personne âgée au Québec. Margaret Morganroth Gullette s’est prononcée sur la manière dont l'âgisme, « préjudice socialement acceptable au point d’être meurtrier » (Lynk, 2021), s'est aggravé à travers la pandémie, notant qu’« une société devient moralement malade lorsqu'elle considère certains de ses membres comme condamnés » (Morganroth Gullette, 2020). Ajoutons que la manière avec laquelle nous traverserons notre deuil sociétal et nous nous en relèverons révélera la place que nous désirons dorénavant dédier à nos passagers du troisième âge.

Finalement, voguant sur des flots sans grand tumulte, nous ne croyions pas avoir besoin de nous préparer à une telle éventualité. Nous posions un oeil aveugle sur les fissures qui s’accumulaient pourtant sur la coque de notre bateau depuis des années, sans leur procurer le soin nécessaire. Nous savions qu’elles étaient présentes, mais nous étions convaincus qu’aucun iceberg ne pouvait nous frapper. Nul besoin de vestes ni d’embarcations de sauvetage. Tout en mettant en lumière des enjeux politico-économiques et socioculturels, la pandémie force la discussion, la réflexion, et nous confère une leçon d’humilité. Elle soulève la responsabilité des autorités, du système de santé, mais aussi de la collectivité, d’écouter la voix des résidents et des soignants, afin de prendre en compte les disparités, les besoins et les réalités du milieu, et de s’engager dans un projet commun du soin à notre image, à leur image et en s’équipant mieux pour la prochaine traversée.

Nous nous sommes ainsi penchées sur le paradoxe de l’arc-en-ciel en lien avec la santé mentale, et nous avons exploré l’approche mécaniste du corps au sein du système de santé québécois et des pratiques de soin qui y prévalent. Nous avons critiqué l’attribution exclusive de l’image d’ange gardien aux soignants, négligeant la contribution des travailleurs essentiels migrants à statut précaire à l’effort collectif. Finalement, nous nous sommes questionnées sur les impacts sociétaux et individuels du traitement politique de la crise, spécifiquement sur ce que la mort disproportionnée d’aînés révèle sur le soin et la place qui leur sont réservés dans notre société. La pandémie provoque un lot d’événements stressants répartis de manière différentielle dans la société, au sein de laquelle des logiques managériales s’opposent aux logiques humanistes. Elle exacerbe donc les vulnérabilités déjà présentes, tout en en créant de nouvelles. Du slogan naïvement optimiste, en passant par l’héroïsation des soignants – ayant pour conséquence la dépréciation sociale des autres champs professionnels – pour finir par l’abandon politique et social des aînés, il a été question d’interroger le bien-fondé de la hiérarchisation sociale dans un moment aussi collectif que la pandémie de COVID-19. Le traitement politique de cette crise sanitaire transforme paradoxalement cet événement sociétal global en une expérience collectivement individualisée, isolée. À l’origine de ces catégorisations objectivantes se pose une approche sociétale mécaniste, dont l’usage a préféré la mise en silo plutôt que l’élaboration d’un système d’engrenages de solidarités. Ainsi, dans des termes mécanistes, il s’agirait de revendiquer l’idée d’une machine sociale dont le fonctionnement nécessite la présence et l’entretien de chaque pièce. A contrario, ce que les quatre perspectives présentées constatent et déplorent, ce sont des manifestations variées d’érosion du corps social rendant la traversée COVID-19 bien tumultueuse. La situation pandémique aura révélé la valeur différentielle accordée aux vécus, aux vies et à la mort, ainsi que la manière différenciée par laquelle les personnes auront été plus ou moins meurtries par la pandémie. Face aux lacunes du filet social, le point de convergence des quatre sections se situe dans les éthiques du care politique capables de réparer les incohérences structurelles. À l’instar de Tronto (2012, 2009 [1993]), nous sommes d’avis que ce care constitue la somme de tous les gestes individuels orientés vers le tissage d’un réseau d’entraide fécond qui inclut les animaux, la biodiversité, les femmes et les hommes.