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La pandémie de la COVID-19 n’est pas encore terminée que s’amorce la réflexion sur la mort pendant l’épidémie et sur la prise en charge médicale et sanitaire des fins de vie et des sépultures, la crise de la COVID ayant, d’un commun accord, bousculé les us et coutumes et infligé un deuil prolongé aux survivants, amenant à réfléchir sur ce qu’est mourir en contexte d’épidémie.

Dès le début de l’épidémie était lancé un projet de collecte des expériences et des souvenirs, l’Institut « Ad Memoriam[1] ». L’Institut, qui affiche « Se souvenir pour continuer à vivre », est patronné officiellement par plusieurs institutions françaises de recherche – CNRS, INSERM, IRD – à l’initiative du Conseil Scientifique, le comité institué par le gouvernement pour le guider pendant l’épidémie, et il est soutenu par des associations. Il s’agit, sur les talons du virus, d’enregistrer le vécu des témoins, archiver les journaux personnels, les diaires, les correspondances, y compris bien sûr les courriels, les tweets et les autres échanges sur la toile. Cette fondation est destinée à préserver ce qui autrement pourrait être rapidement oublié, avec l’arrière-pensée pratique de mieux s’organiser à l’avenir, au cours des épidémies futures attendues, dans le cadre d’une conception pessimiste des émergences virales. Des thèses sont d’ores et déjà engagées sur le déroulement des évènements dans des hôpitaux ou des centres de recherche comme l’Institut Pasteur de Paris, qui a recruté à cet effet une historienne et un anthropologue. Des lieux du souvenir apparaissent, comme une chapelle à l’église Saint-Sulpice à Paris.

L’organisation de cette mémoire pourrait aider à pacifier la douleur et clore un deuil collectif. Ces gestes sont-ils destinés à fixer un récit unanime et à faciliter l’oubli après le traumatisme, ou à critiquer, pour préparer l’avenir, la façon dont le soin aux mourants et la gestion de la mort ont été modifiés selon un mode autoritaire et une verticalité regrettée et même dénoncée par beaucoup? J’ai fait partie, pendant un an, d’une commission d’experts chargée par le gouvernement français d’évaluer son action pendant la crise de la COVID-19, de juin 2020 à mai 2021, d’apprécier l’anticipation (ou son échec?) dans la façon dont celui-ci a conduit la riposte et de faire des propositions pour améliorer la gestion des épidémies à l’avenir (Pittet et al., 2021). L’évaluation de la gestion des mourants et des morts n’appartenait pas stricto sensu à notre domaine d’expertise, et c’est à titre de médecin et de philosophe de la médecine, bref au nom d’une anthropologie philosophique, que je souhaite revenir sur cet aspect de l’épidémie, un aspect abordé par la plupart des récits historiques de pandémie (Moulin, 2020b), et entamer une réflexion sur les particularités de la mort par temps d’épidémie.

Le présent sous nos yeux étant en train de passer à l’état de trace, la crise de la COVID-19 pourrait être vue comme un énième épisode des relations entre les humains et les virus au sein du monde vivant, mais elle amène aussi à poser la question suivante : y a-t-il quelque chose de particulier à « mourir d’épidémie », un peu comme à mourir à la guerre, imposant un devoir de respect global vis-à-vis des disparus? Inventer cette catégorie pourrait-il être une façon de trouver un sens à un désastre autrement insupportable, comme les manquements et les fautes d’une gestion expéditive des derniers instants et des pompes funèbres, justifiés par l’urgence?

Rôle des sciences sociales pendant la COVID-19

La mise en place de dispositifs mémoriels dès 2021 ne saurait faire oublier que, contrairement à ce dont on avait cru hériter, en 2015, de l’épisode Ebola, les sciences sociales ont été initialement peu mobilisées pour gérer l’épidémie. Suivant la proposition de l’anthropologue Frédéric Keck, la mise en récit de l’épidémie devait pourtant « s’intégrer dans les techniques de gestion sanitaire et participer à leur efficacité » (Keck dans Moulin, 2015, p. 1). Une tentative pour suivre les faits et gestes des rapatriés de Chine mis en quarantaine le 31 janvier 2020 dans des centres de loisirs du sud de la France s’est perdue dans les méandres des autorisations administratives.

Avec l’épidémie d’Ebola de 2014, les anthropologues étaient sortis de leur posture discrète et avaient effectué un véritable coming out au sein des équipes médicales (Moulin, 2015). L’épidémie, qui débuta en fait en Guinée dès décembre 2013, a été combattue, en raison de la grande contagiosité du virus par les liquides organiques, en adoptant une stratégie de transfert autoritaire des malades au sein d’unités de soins intensifs. La brutalité du transfert et les décès massifs dans ces unités ont terrifié la population, amenant celle-ci à dissimuler ses malades et ses morts. En Guinée forestière, la population a réagi violemment en massacrant une équipe d’intervention dans le village de Womey.

Certes, certains anthropologues intervenus très tôt dans la région avaient une longueur d’avance (Epelboin, 2009). Alain Epelboin avait attiré l’attention sur le danger de contamination lors des funérailles traditionnelles et la nécessité d’inventer une scénographie de substitution acceptable pour les familles (2003). Mais les premiers anthropologues de terrain, il y a quelques années, restaient « plus des traducteurs culturels que des acteurs à part entière » (Taverne, cité par Barroux, 2015). Ils conservaient des réticences, par crainte d’être instrumentalisés, dans l’incapacité où ils se trouvaient de déployer dans le temps et l’espace leurs propres dispositifs de recherche dans les meilleures conditions.

C’était donc la première fois que les sciences sociales étaient explicitement appelées à la rescousse, aussitôt que l’épidémie d’Ebola avait été sérieusement prise en considération par les organisations internationales, soit en septembre 2014. Les anthropologues ont alors été rapidement recrutés avec l’espoir que, devant une épidémie fulgurante, marquée par la carence de traitement et de vaccin, ils seraient à même d’éviter au moins les réactions dues aux ignorances ou aux maladresses des acteurs de l’urgence sanitaire (Calain et Poncin, 2015).

En Afrique de l’Ouest, une série de scandales s’est produite, liée au fait que les familles non seulement n’ont pas pu voir une dernière fois le visage des leurs, mais ont parfois même perdu leur trace (Le Marcis, 2015). Elles ont considéré le déni d’une sépulture rituelle comme une entrave à « l’ancestralisation des morts », dont dépend l’apaisement des relations entre les morts et les survivants. Les morts conservent en effet un tel empire que bien des gens préfèrent s’exposer à une contamination par Ebola plutôt qu’à la colère de ceux qui, n’ayant pas été honorés comme il se doit, errent comme des zombies, des fantômes irrités. Les rituels de la mort sont supposés résoudre les conflits entre les morts et les vivants, susceptibles de perturber l’ordre social (Thomas, 2013, 1975).

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis.
Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit…
Les morts ne sont pas morts.

Birago Diop, 1961, Les contes d’Amadou Koumba, Présence africaine, p. 173

En Afrique de l’Ouest, il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de l’enterrement. La veille auprès du mourant est réputée fournir l’occasion d’incorporer sa force vitale, au moment de son contact privilégié avec les puissances de l’au-delà. Il en allait de même dans la Grèce antique. Le médecin grec Arétée de Cappadoce (1er siècle apr. J.-C.) parle du moment où les assistants peuvent recueillir un message du monde invisible, « quand le brouillard voile les yeux (des mourants), quand ils commencent à aborder aux rives du Styx » (Pigeaud, 2006, p. 32).

Avec Ebola était donc apparue manifeste une tension entre la science et l’éthique, liée à l’empiètement sur les libertés individuelles de la dramaturgie sans concession promue par les épidémiologistes, et la nécessité d’une conciliation des normes médicales et culturelles. Avec l’élargissement des équipes aux sciences sociales, après Ebola, il semblait qu’on pouvait attendre de pied ferme « the nextpandemic » (Moon et al., 2015). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait pris tout son temps pour définir en grand détail, en octobre 2014 et 2017, ce qu’est un enterrement « sans risque et dans la dignité » (OMS, 2014).

Les anthropologues et la COVID-19, une intervention décalée dans le temps

Or, en mars 2020, les décisions de confinement ont été prises en France et appliquées, au nom de l’urgence, sans se préoccuper outre mesure de toutes les retombées dans différents contextes. Alors que peu de temps auparavant, les quarantaines étaient encore regardées avec condescendance comme le legs d’un passé d’ignorance scientifique (Moulin, 2020a), le mot d’ordre du confinement a unifié les consignes, et un filet de règlementations a corseté la société en France. L’épidémie a été présentée comme un temps de guerre, les discours présidentiels ont martelé l’Union sacrée et prononcé la mise sous le boisseau des libertés essentielles. Cette dernière avait été prévue dans le texte des principes de Syracuse énoncés par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1985, qui détaille les critères de suspension des droits et des garanties civiques en cas d’urgence, notamment de santé publique (article 25). La crise de la COVID-19 a été marquée d’emblée par une gestion autoritaire excluant les nuances et les mécanismes d’adaptation. Les sciences sociales ont dû se lancer « dans la bataille » (Desclaux et al., 2020) et trouver leur place. Le consortium Reacting (Inserm plus ANRS) a financé des projets de recherche. Le Réseau anthropologie des Épidémies Émergentes (RAEE), constitué antérieurement sous l’égide de Marc Egrot et d’Alice Desclaux, a mené des travaux sur plusieurs terrains : c’est la « revanche des contextes » (Olivier de Sardan, 2021). Les chercheurs CNRS ont rédigé un dossier témoignant de l’alerte des sciences sociales (Gaille et al., 2020). Marie Gaille et Philippe Terral ont qualifié l’épidémie de fait social total (Gaille et Terral, 2022).

Mais, cette alerte aurait pu être plus fructueuse si elle avait été d’emblée intégrée dans la préparation aux pandémies. Le 7 avril 2020, une lettre dans Médiapart était adressée à Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique et à Françoise Barré Senoussi, présidente du Comité analyse recherche et expertise (CARE), par un collectif dont fait partie France Lert, chercheuse à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), spécialiste de sciences sociales, associée à des militants d’ONG. Elle formulait sévèrement la déception devant ce que les signataires considéraient comme un recul de la démocratie depuis la dictature sanitaire instaurée avec l’épidémie de COVID-19 (Berdougo et al., 2020).

Les initiatives du milieu associatif et des soignants ont été inégales selon les régions et n’ont pas été systématiquement recensées et mises à profit par les autorités sanitaires, en particulier dans les départements et régions d’outre-mer, à Mayotte comme en Martinique, absentes du rapport Pittet (Pittet et al., 2021). Dans ces régions, l’explosion retardée du mécontentement populaire a témoigné de l’insatisfaction des citoyens et de leur frustration de longue date envers le système de santé.

La vision rétrospective d’aujourd’hui est donc confrontée à deux épines irritantes de la mémoire : le souvenir de la « solitude des mourants » (Elias, 1982) et celui de la désinvolture des opérations d’évacuation des cadavres.

L’expérience africaine pouvait sembler « exotique ». On peut débattre de l’existence d’un noyau commun autour du traitement de la mort dans toutes les cultures, ou de l’hypothèse que les cultures de la mort soient spécifiques et irréductibles les unes aux autres (anthropologues contre historiens : Françoise Héritier contre Philippe Ariès). Mais, les rituels sociaux sont sûrement un des balanciers qui équilibrent l’oeuvre de mort dans les esprits. À la différence de l’Afrique de l’Ouest, la sévérité des contraintes au début de l’épidémie de COVID-19 n’a pas entrainé de véritables révoltes, seulement un malaise grandissant d’où montent aujourd’hui des récriminations avec l’émergence d’une culpabilité et d’un deuil difficiles à porter. D’où le report de ce malaise sur l’activité mémorielle − où les sciences sociales reprennent toute leur place − avec des interrogations sur le statut des morts d’épidémie : victimes ou héros?

Mourir de COVID en catimini

Les mesures d’isolement ont créé une pléthore de situations tragiques pour les patients, dans un contexte de pénurie ancienne de personnel et de dysfonctionnement des équipes soignantes :cadences, réorganisations hiérarchiques, primat du financier, insatisfaction et désordres induits par la tarification à l’acte de l’exercice hospitalier (T2A).

Le vieillissement de la population française a fait déborder les Établissements Hospitaliers pour Personnes Âgées en état de Dépendance (EHPAD), où les pensionnaires éminemment « vulnérables » ont été rapidement touchés par le virus et ont contaminé le personnel insuffisamment protégé : ils ont été confinés le plus souvent avec la plus grande rigueur.

La fin de vie suscite des attitudes personnelles fort différentes. Il y a ceux qui s’esquivent quand le rideau tombe en refusant l’humiliation de la vieillesse. Henry de Montherlant qui disait, dès 1954, « [j]’aime finir » (p. 926), « fait le vide autour de lui » en 1963 (p. 269). Il y a ceux qui veulent rester présents jusqu’au bout sur la scène, comme le chercheur en génétique et grand communicant Axel Kahn en a donné l’exemple en novembre 2021 (Médecine/Sciences, 2021). Le philosophe Paul Ricoeur considère que, même avec une diminution des capacités physiques et intellectuelles, il faut simplement « vivre jusqu’au bout ». Il coupe court aux élucubrations de son ami Olivier Abel, ancien recteur de la faculté de théologie protestante, en l’admonestant : « Eh bien vivez! » (Ricoeur, 2020, p. 12)

Mais, quelle que soit la philosophie personnelle de chacun, une forme de mort qui est la mort sociale a eu lieu pour le malade atteint de la COVID-19. Un rideau est tombé sur la période où les pensionnaires des EHPAD ont été privés d’échanges avec l’extérieur, rappelant au monde la mort dont les lépreux avaient été frappés au cours de leur longue histoire (Bériac, 1988). Dans les EHPAD, les visites ont été suspendues et les pensionnaires confinés à leur chambre. La maltraitance « ordinaire » de leurs résidents n’était pas un thème inconnu des autorités : un rapport commandité par celles-ci avait pointé le manque de personnel et la démotivation des équipes locales (Compagnon et Ghadi, 2009). Mais, avec l’arrivée de la COVID-19, la fin de vie des personnes atteintes a été marquée par une sorte de clandestinité. Interdiction était faite aux proches de venir au chevet des mourants, environnés par des personnes masquées anonymes. Ce fut pour les malades un temps terrible, comme pour ce vieillard qui ne réussissait pas à se servir de son appareil auditif pour communiquer par téléphone avec son épouse; il vécut ses derniers jours dans un terrible isolement[2].

La mort clandestine sans images dans les EHPAD contrastait avec le traitement médiatique des hospitalisations. Les scènes de réanimation en direct ont envahi les émissions télévisées, associées au passage en boucle des chiffres ascensionnels de mortalité, tétanisant l’auditoire. Elles défilaient sans interruption sur le petit écran, volontairement floues (floutées) : les mourants étaient inidentifiables, comme le personnel masqué. Un univers muet, dénué de plaintes audibles, laissait entendre tout au plus le cliquetis de l’enregistrement des données cardiaques : dans un service de réanimation, les malades ne parlent pas. Un univers auquel jusque-là le public avait eu peu d’accès visuel, sauf pour des séries à grand spectacle sur les urgences.

À l’hôpital, au début de la COVID-19, les visites aux malades ont été généralement interdites et n’ont été autorisées, avec de grandes restrictions, que pour les fins de vie. L’avis, le 28 janvier 2020, de la Société française d’hygiène hospitalière avait été « de limiter au maximum les visites », antienne reprise par le Haut-Conseil de Santé publique, le 5 mars 2020. Le 13 avril, Emmanuel Macron est néanmoins intervenu de façon elliptique en souhaitant que les malades puissent dire adieu aux leurs. Le protocole d’accompagnement dans les établissements prévoyait, dès la certitude d’un décès imminent, une visite d’une ou de deux personnes dûment munies d’un équipement de protection individuel (EPI), pouvant inclure un religieux, ou des échanges par téléphone avec la famille.

La fin de vie n’est pas une réalité ignorée des autorités de santé publique. Dans les années 1970, les soins dits palliatifs, hors intention de guérir, ont débuté pour soulager les douleurs terminales et aussi adoucir et même embellir la fin de vie. Des unités dédiées ont été aménagées par des médecins préoccupés des problèmes techniques, mais aussi des réponses à apporter à l’approche de la mort (Scheps, 1998), et ce, de façon différente entre les pays d’Europe. Mais ces unités sont en nombre très insuffisant pour répondre à toutes les situations et marquent une inégalité de plus des citoyens devant la maladie terminale : une mort digne avec tous les aménagements souhaitables reste un privilège. Ce sont donc des services ordinaires qui ont dû faire face aux fins de vie aggravées par l’isolement, où les adieux et la transmission des dernières volontés ont été réduits au minimum.

Certes, le danger de transmission du virus n’est jamais nul. Cependant, le risque est faible pour la plupart des gestes de soins courants prodigués avec les précautions adéquates. Des soignants ont d’ailleurs pris des risques relatifs en effectuant des gestes qui n’étaient pas recommandés. À leurs yeux, leurs premiers devoirs concernaient les vivants. Les soignants plus âgés, que le gouvernement aurait dû, selon eux, écouter davantage, rappellent leur expérience du sida, en France. À l’époque où les mécanismes de transmission du VIH étaient mal connus, il n’y a pas eu de refus de soins dans les hôpitaux français, contrairement à certains pays où des malades atteints du sida sont morts dans une épouvantable solitude. Mais, avec la COVID-19, les soignants des services de contagieux ont été désorientés par ce qu’ils percevaient des incertitudes scientifiques. Ils ont néanmoins improvisé des rituels, des gestes de leur cru, parfois puisés dans le répertoire de leur propre religion, pour solenniser le passage de vie à trépas auquel ils assistent (Nayrac, 2021), veillant à se protéger contre un sentiment de culpabilité latent qui vient de loin (Pouchelle, 1995).

La règlementation sanitaire a aussi influencé considérablement la gestion des cadavres. Au cours des grandes épidémies historiques, celle-ci a connu des scènes de grande confusion (Panzac, 1985; Biraben, 1976). Thucydide, pendant l’épidémie d’Athènes (IVe siècle av. J.-C.), rapporte : « Toutes les coutumes auparavant en vigueur pour les sépultures furent bouleversées... Les uns déposaient leurs morts sur des bûchers qui ne leur appartenaient pas, devançant ceux qui les avaient construits et y mettaient le feu ; d’autres sur un bûcher déjà allumé, jetaient leurs morts par-dessus les autres cadavres et s’enfuyaient… » (Thucydide, 1966, p. 129-130) Pendant la peste de Marseille en 1720, les mourants sont jetés dans une fosse sans qu’il soit toujours vérifié s’ils sont passés de vie à trépas (Beauvieux, 2017). La pandémie de COVID-19 n’a pas atteint en France ces sommets, mais, en Italie, en février 2020, la population a connu, dans la région de Bergame, le cauchemar des transferts nocturnes à la sauvette, des enterrements bâclés, des cadavres expédiés dans des fosses dans l’anonymat, et la crainte de révoltes populaires contre les autorités, dont l’incurie avait acculé le pays à ces extrémités (Alfieri et al., 2020).

Le dispositif pour les cadavres pendant la pandémie de COVID-19

Dans un document provisoire d’orientation, le 24 mars 2020, l’OMS précisait : « À ce jour, aucun élément de preuve n’indique que des personnes ont été infectées après avoir été exposées aux corps de personnes décédées de la COVID-19. » (OMS, 2020, p. 1) Néanmoins, comme il s’agissait d’un nouveau virus, au nom du principe de précaution, elle recommandait que « les personnels qui interagissent avec le corps… appliquent les précautions standard… et portent un EPI [équipement de protection individuelle] approprié… La famille et les amis peuvent venir voir le corps… Ils ne doivent ni toucher ni embrasser le corps… » (OMS, 2020, p. 1, 3). L’OMS insistait pour exclure de la préparation du corps toute personne souffrant de maladie chronique.

Comment, dès lors, rendre les modalités de décès socialement, culturellement et religieusement acceptables, tout en protégeant les soignants? C’est le dilemme auquel ont été confrontés les experts du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), qui, en temps ordinaire, fournit des avis à la Haute Autorité de Santé (HAS), dont deux membres siègent à ses réunions. On voit bien, à la lecture des avis successifs du 18 février et du 24 mars 2020, comment le Haut Conseil est hanté tout à la fois par la tentation de recommander des mesures maximalistes (alors que les données épidémiologiques sont incomplètes) et l’impératif d’accéder à une demande minimale des proches.

Le risque de contamination par un cadavre d’une personne atteinte de la COVID-19 n’est pas nul, mais n’est certainement pas supérieur à celui encouru par les soignants avant le décès. Dans le cas de la COVID-19, la contagion provient essentiellement du souffle. Or, un cadavre est inerte et ne respire plus. Le risque de contamination imposant à l’entourage de porter des masques diminue rapidement après la mort. Il n’est donc pas utile, en tout état de cause, de prendre des précautions supérieures à celles des soignants qui effectuent les soins avant le décès. Rappelons qu’au départ, les personnels n’avaient aucune protection dans l’exercice des soins quotidiens. Ceux qui effectuent des toilettes de patients vivants n’ont donc pas compris l’interdiction de manipuler le corps du patient décédé. Il est absurde que le risque admis avec les vivants devienne inacceptable après le décès.

Une fois le décès constaté et le certificat de décès établi, l’équipe place le défunt dans la housse mortuaire et organise le transport à la morgue. Un décret du 1er avril 2020, modifié le 30 avril, autorise la toilette post-mortem par des professionnels de santé ou par des thanatopracteurs. Trois personnes au maximum sont admises dans la chambre mortuaire : deux membres de la famille et éventuellement un religieux. Le Haut Conseil insiste sur le fait que la housse mortuaire doit rester ouverte au niveau de la tête, pour que la famille puisse voir le visage du défunt. Quand la famille a pu être prévenue, elle est autorisée à se présenter, mais les délais sont très courts.

Dès le 30 mars 2020, des anthropologues ont commencé un travail d’ethnographie au sein de l’Hôpital Européen de Marseille. Une « cellule rites funéraires » autour de Firmin Kra se réunissant régulièrement a recherché, dès la première vague du virus, des pratiques de substitution, louvoyant entre exigences éthiques et risque de transmission (Kra et al., 2020a, 2020b).

Finalement, le public a retenu néanmoins dans nombre de cas que les cérémonies étaient nulles ou expéditives. Au cours du premier confinement, il a été courant à Paris de recevoir un avis que l’urne contenant les cendres du parent était conservée dans l’espace dédié de Rungis, à charge pour la famille de venir la récupérer quand le confinement aurait cessé. Un temps mort prolongé avant une hypothétique célébration des proches et amis, rappelant un peu les affres de ceux qui, au cours de l’Histoire, n’ont jamais pu retrouver leurs morts : deuil interminable de ceux qui ont perdu un proche dans un camp de concentration; scandale des familles russes découvrant vides les cercueils soi-disant contenant les restes des soldats tués en Afghanistan.

Le respect des morts

Le respect des morts et des funérailles est un des grands thèmes de l’Antiquité (Detienne et Esquerre, 2011), au moins telle qu’elle est restée dans la mémoire des humains, en particulier en Occident, qui a vécu plusieurs siècles dans l’ombre de cette mémoire. Cependant, l’oubli contemporain de la mort (Ariès, 1975) et la désinvolture dans le traitement du funéraire au sein de la société ont entrainé des réactions en France. Par exemple, dès 2001, le Comité d’éthique du funéraire avait exhorté les citoyens à réintégrer la mort dans la vie. Nous aurions oublié non pas tant que nous sommes mortels, mais que les morts vivent parmi nous, d’abord parce qu’ils vivent en nous et dans les lieux qui les ont abrités (Horvilleur, 2021).

La France est un état laïque, sans rattachement officiel à aucun credo. Les règlements hospitaliers de la COVID-19 ont pourtant comporté régulièrement la mention d’un représentant du religieux, soit dans les derniers instants, soit au moment de la mise en bière ou du transfert au cimetière. L’État entérine un « retour du religieux », d’essence parfois communautaire, mais pas seulement. L’allégeance religieuse est symptomatique d’un besoin spirituel plus large. Disparu avant la COVID-19, le philosophe Paul Ricoeur, protestant bien connu, refusait l’appellation de « philosophe chrétien » (2019, p. 20) et considérait la préoccupation métaphysique autour de la mort comme une sorte de terrain commun.

Le colloque d’AMADES, « Anthropologie et Covid 19. États, expériences et incertitudes en temps de pandémie », qui s’est tenu à Marseille en juin 2022[3], a été d’une grande richesse d’informations illustrant « la revanche du contexte » et celle du « temps long », venues au secours de l’urgence (Le Coq, 2022). Je voudrais souligner, à propos de la littérature des sciences sociales de ces derniers mois, le contraste entre le solide matériau qu’elle apporte sur le retentissement de l’épidémie sur la société, et les incertitudes et le flottement des convictions médicales, notamment quant à la place des traitements de la population à grande échelle, et quant aux effets des vaccins contre la COVID-19 − rendus plus ou moins obligatoires − sur la transmission du virus, qui ont, à plusieurs reprises, désemparé l’opinion.

Post-scriptum à l’épidémie. La mémoire des morts et la diversité de leurs statuts

L’épidémie de COVID-19 est maintenant plus ou moins derrière nous. Le post-scriptum à l’épidémie soulève plusieurs questions, notamment celle de son statut d’exception et de celui de ses morts. D’une part, s’agit-il au fond de l’ouverture d’un cycle de maladies épidémiques émergentes dont la COVID-19 n’est que le point de départ? Faut-il d’autre part assimiler l’épidémie à un combat contre la volonté mauvaise d’un virus destructeur, unique à bien des égards? Il faut revenir sur le statut à donner aux « morts d’épidémie ». Peut-on en parler comme d’une masse informe sans mérite, la massa perdita dont parle Ricoeur, reprenant une expression de saint Augustin (qu’il conteste), désignant les morts agglutinés dans leurs péchés (2019, p. 53), ou faut-il en parler comme d’une légion de combattants contre un virus inconnu? Faut-il distinguer dans le décompte ceux qui n’auraient pas dû mourir de ceux qui seraient morts de toute façon, faire un sort à part à ceux qui auraient pu survivre, si l’on avait mieux prêté attention à eux ou s’ils s’étaient mieux occupés d’eux-mêmes? Ou les honorer et les commémorer globalement comme des victimes du virus ou comme des victimes de notre négligence des avertissements de la Nature, concernant la planète et l’ensemble des êtres vivants?

À l’évidence, la masse des victimes n’est pas homogène, et son dénombrement a suscité des controverses, en particulier chez les démographes, portant à la fois sur les chiffres et sur leur signification. L’opinion scientifique n’est pas non plus unanime sur le mécanisme physiopathologique ayant entrainé la mort. Il ne s’agit donc pas simplement de répertorier, mais de différencier et peut-être de hiérarchiser les morts, de dénombrer ceux qui étaient déjà en mauvaise posture et pour qui une chiquenaude a suffi. Au début de l’épidémie, les plus âgés paraissaient les plus à risque, surtout s’ils étaient atteints de « copathologies ». Il y avait aussi ceux qui n’étaient pas vieux, mais qui illustraient l’inégalité sociale bien connue : l’usure de l’organisme. Avec la COVID-19, les premières enquêtes de l’Inserm ont retrouvé dans la mortalité le rôle bien connu des facteurs de précarité et des mauvaises conditions lors du confinement en fonction du lieu d’habitation (Bajos et al., 2020), et des enquêtes en cours le préciseront. Dans l’énumération des causes de mort due à la COVID-19, la mention fréquente d’un affaiblissement de l’immunité laisse perplexe. Elle manifeste à quel point le système immunitaire est devenu une fonction familière à tous. Cette familiarité s’accompagne cependant d’une grande imprécision scientifique sur le contenu de la fonction et les moyens de l’évaluer : faible, moyenne ou forte.

Il y a enfin les morts sans mention claire de la COVID-19, et le tri n’est pas simple, puisqu’on ne disposait pas toujours de tests. Il y a aussi ceux qui sont morts en évitant d’aller aux urgences ou en négligeant le suivi médical : les travaux en cours de l’économiste Carine Milcent, utilisant les bases de données informatiques (ATIH[4]) sur les hospitalisations, font apparaitre qu’il y a eu une mortalité indirectement liée à la COVID-19 pour ceux qui se sont abstenus de se faire soigner (Milcent dans Pittet et al., 2021, p. 53). Le renoncement de ceux qui ont volontairement décidé de ne pas encombrer le système de soins à Wuhan en 2020 et de mourir chez eux a été célébré en Chine au début du confinement (Fang Fang, 2022, 2020).

La question de la responsabilité, voire de la poursuite pénale dans certains cas, se pose. Dès le premier confinement, des suites judiciaires ont été engagées par les familles pour des morts qui auraient pu être évitées et aussi pour des deuils perturbés. L’Assistance publique a prévu une formation à l’expertise pour ses médecins, face à l’accusation de non-assistance à personne en danger, et avec la montée de la judiciarisation de la médecine en France, suivant l’exemple américain, on peut s’attendre à un certain nombre de procès.

Finalement, l’épidémie partagerait avec les guerres la violence et la rapidité de survenue, l’injustice d’un destin, la faiblesse de l’accompagnement terminal, l’incertitude au sujet de la sépulture, bâclée ou remplacée par une incinération de commodité : c’est un temps syncrétique de malheur et de solitude, à célébrer comme au lendemain des guerres.

À la recherche d’un sens, l’apport des sciences sociales

À quoi peut-il servir d’assimiler la mort pendant une épidémie à une mort glorieuse au champ d’honneur pour la communauté?

Au cours des siècles, les hommes ont éprouvé le besoin de trouver un sens à la mort par contagion. Dans l’épisode biblique de la maladie de Job, la divinité frappe un juste pour l’éprouver et non pour le punir : le mal contagieux peut donc être marque d’élection. Aussi a-t-on pu, pour des raisons religieuses, assimiler la mort d’épidémie à un martyre.

Mourir d’épidémie, c’est mourir à grande hâte, sans pouvoir dicter ses dernières volontés, sans aucun secours :

Quiconque meurt meurt à douleur
Telle qu’il perd vent et haleine
Son fiel se crève sur son coeur
Puis sue Dieu sait quelle sueur.

Villon, Le GrandTestament, 1461

Au moment de la peste de Justinien (VIe siècle), Procope d’Alexandrie à Constantinople souligne que les chrétiens se démarquent des païens « en affrontant sans faiblir ce genre de mort, qui ne semble en rien différer du martyre » (Gervais, 1972, p. 419). L’islam fait aussi bénéficier les morts d’épidémie du statut de shâhid ou de mort à la guerre sainte. Dieu, par qui toute chose arrive, envoie l’épidémie et confère le prestigieux titre de martyr. Selon le savant Al Asqalani, pendant la peste noire du XIVe siècle, le défunt accède au Paradis du Prophète, sans hiatus : il n’y a pas de décès, mais passage sans transition au statut d’hôte du Paradis (Sublet, 1971). C’est pour cela que le rituel de purification de la toilette funéraire, imposé à tout musulman, ne s’applique pas au shâhid : comme le combattant qui est enterré avec ses vêtements ensanglantés, le pestiféré est inhumé dans sa sanie.

L’érection d’un monument aux morts est une façon de solenniser la fin des temps terribles et de rétablir l’unanimité d’une collectivité autour de valeurs supposées communes. Dans le monument aux morts de la guerre à l’École normale supérieure à Paris, élevé après la Première Guerre mondiale, en 1922 (Hottin, 2005), illustrant ce syncrétisme funéraire, les épidémies sont présentes : une plaque commémore le destin de Louis Thuillier, qui mourut du choléra en 1882, à Alexandrie, au cours d’une mission chargée d’identifier le microbe (Lalouette, 1998). À l’école militaire du Val-de-Grâce, les panneaux des morts au champ d’honneur incluent les médecins et vétérinaires morts de fièvre jaune, de paludisme et de choléra au cours des expéditions coloniales ou de séjours sous les tropiques. Mourir d’épidémie, c’est au fond mourir au combat.

La question reste donc ouverte : faut-il mettre en place un deuil unanime et collectif accordant un statut exceptionnel aux morts de la pandémie de COVID-19, due à un virus ennemi du genre humain, en guise de compensation pour le surcroit de souffrance, ou refuser ce statut d’exception et exiger plutôt des comptes, un inventaire minutieux de ce qui aurait pu être tenté et accompli, pour la protection des générations à venir, tout en sachant ce que ne cessent de répéter les sciences sociales, que les épidémies ne se ressemblent pas suffisamment pour que la préparation constitue une parade? De ce point de vue, l’évocation des monuments aux morts au champ d’honneur des sorties de guerre n’est guère rassurante. Leur érection, en particulier après la Première Guerre mondiale, n’a guère été suivie d’une paix durable. La véritable réponse à l’épidémie de COVID-19, proposée par les sciences sociales, est finalement avant tout, plus qu’une commémoration unanimiste, un retour réflexif sur nos rapports avec l’environnement et sur le fonctionnement de nos institutions. La prévention passe par là, plus que dans la célébration d’une guerre subie et plus que dans l’accroissement d’un filet sécuritaire et d’une surveillance vis-à-vis d’un danger qui semble tout à la fois se dérober et se multiplier.