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Je voudrais tenter de poser quelques balises autour de la question de l’évolution de « la vie culturelle à Montréal durant la première moitié du xxe siècle », thème d’un programme de recherche auquel participent les membres du collectif réunis ici. Il s’agit assez simplement de situer cette vie culturelle dans l’histoire de son temps. Nous chercherons à problématiser trois éléments fondamentaux de ce programme : premièrement, l’objet lui-même, deuxièmement, l’espace en cause et, troisièmement, la périodisation. Dans le premier cas se pose la question du sens à donner à « vie culturelle » et de l’étendue des pratiques que nous y avons reconnues comme un même ensemble. Un des soucis est d’arriver à dépasser le constat rebattu de l’opposition entre cultures artistique, « française », et médiatique, « américaine », pour plutôt mettre en évidence leur articulation. Dans le deuxième, il s’agit de comprendre par quelles voies complexes un nouveau foyer, urbain, Montréal, s’affirme comme pôle culturel homogénéisateur au Canada français au détriment de pratiques antérieures dispersées sur un territoire plus large. Dans le troisième, la visée concerne l’explicitation des limites temporelles qui peuvent servir à circonscrire ce mouvement et, en particulier, à comprendre pourquoi des tendances reconnues dès la fin du xixe siècle n’arrivent vraiment à réalisation qu’un demi-siècle plus tard, durant les années 1940.

De plus, le programme vise à voir dans quelle mesure les « solitudes » ethniques construisent leurs rapports culturels, sinon sur des échanges soutenus, du moins sur des représentations symboliques interdépendantes. On pourra par exemple s’interroger sur le mouvement qui conduit les arts plastiques à réaliser plus tôt que la musique « classique » ou que la littérature (où cela ne se produira pas) l’intégration des artistes anglophones, francophones et juifs dans un seul mouvement moderniste[1] et, de même, sur l’échec du gouvernement fédéral et du secteur privé à unifier l’auditoire radiophonique canadien malgré des efforts soutenus à diffuser une programmation bilingue[2].

La vie culturelle

Quand, en 1999, des littéraires, Micheline Cambron et Marie-Andrée Beaudet, ont invité, en plus d’autres littéraires, des musicologues, comme Marie-Thérèse Lefebvre et Réjean Coallier, des historiens de l’art, comme Laurier Lacroix et Dominic Hardy, et des historiens de la culture, comme Yvan Lamonde et Michèle Dagenais, à un colloque pour célébrer le centenaire des Soirées de l’École littéraire de Montréal, colloque auquel s’ajoutaient concerts et exposition, elles cherchaient à voir quelles correspondances l’événement littéraire commémoré pouvait avoir dans d’autres domaines de la culture de cette époque. Le collectif qui en est résulté[3] démontre assez une convergence manifeste, un mouvement éprouvé comme collectif, et les chercheurs décidèrent alors rapidement de continuer en commun à explorer ce genre de domaine. Un large consensus contribua au maintien du nom de « vie culturelle » utilisé pour le colloque.

Comment définir cette vie ? La table des matières de la publication permet de s’en faire une idée concrète : littérature surtout, théâtre, musique savante, arts plastiques incluant l’architecture. Le domaine paraît tout d’abord être celui des pratiques culturelles, non pas au sens anthropologique, mais plutôt comme l’entendaient alors les élites, celui des disciplines reconnues comme artistiques. Plus tard, la danse allait d’ailleurs s’ajouter aux objets considérés par les chercheurs. Mais à y regarder de plus près, les choses ne s’avéraient pas si nettes. Le théâtre dont parlait Lucie Robert avait en plusieurs cas des traits tout à fait populaires et Dominic Hardy étudiait un « caricaturiste et illustrateur »[4]. Enfin, dans une annexe intitulée « Sur les traces de la vie culturelle montréalaise. Les périodiques comme source première », Micheline Cambron affirmait : « Si l’on veut connaître et comprendre la vie culturelle montréalaise entre 1895 et 1905, il est essentiel de se plonger dans la presse et les périodiques[5] ». On peut faire ici deux remarques. Premièrement, le domaine de la presse se trouve à ce moment à Montréal sous le coup de la grande révolution décrite par Jean de Bonville dans La Presse québécoise de 1884 à 1914 : genèse d’un média de masse[6]. La mutation de la presse québécoise se produisait en même temps que le cinéma[7] et l’industrie du disque[8] s’implantaient ; force était de constater la convergence. Cela donne un horizon spécifique aux contributions de Lucie Robert et de Dominic Hardy, qui nous obligent à prendre en compte les pratiques populaires, non pas celles de la tradition folklorique, mais celles de cette nouvelle culture urbaine que de Bonville qualifie de culture « de masse » et nous plutôt de culture « médiatique ». Deuxièmement, survenait au même moment un mouvement artistique d’importance, celui de l’École littéraire de Montréal aux manifestations largement publicisées. Difficile de ne pas s’interroger sur pareilles coïncidences. L’équipe élargit donc ses champs d’investigation à la culture médiatique où elle se trouvait déjà partiellement engagée : le magazine, la chanson, l’opérette, le cinéma s’ajoutèrent au théâtre populaire, à la caricature et à la presse.

Vue sous cet angle, la vie culturelle incluait donc pratiques artistiques et pratiques médiatiques. Plutôt que de tabler sur une opposition déjà étudiée ailleurs entre le peuple et ses élites[9], nous avons voulu poser l’hypothèse d’une corrélation intégratrice de ces ensembles. Si, comme le proposait plus haut Micheline Cambron, la « source première » pouvant révéler la vie culturelle se trouvait dans les journaux, et de là dans les magazines, avant que ce ne soit bientôt à la radio, on pouvait penser que la culture médiatique, se saisissant ainsi de la vie culturelle, la produisait, littéralement. Plus qu’une source, les médias devenaient l’élément intégrateur de cette vie, ainsi rendue cohérente.

On aura remarqué que nous nous étions réunis à propos d’une « École » et non de l’oeuvre de Nelligan. L’intérêt portait donc sur un collectif. La vie culturelle n’apparaît pas, sous cet angle, comme une succession de « génies » et de « chef d’oeuvres », mais comme un enchaînement d’échanges sociaux se réalisant dans des réseaux[10] et se cristallisant dans des institutions[11].

En privilégiant ces pratiques des acteurs sociaux, qui font la vie même de la culture, nous plaçons de la sorte les oeuvres, recueils de poésie, tableaux, partitions musicales, illustrations, représentations, etc., dans une position d’événements à l’intérieur d’une trame. Ce que l’époque nous en rapporte réalise leur insertion dans cette trame de la vie culturelle. Il en résulte un mode d’analyse fondé sur la contextualisation, dans l’esprit des travaux de L’histoire de la vie littéraire au Québec[12]. Cette perspective, qui peut rappeler l’étude de vestiges archéologiques, nous permet de « rendre compte » de représentations théâtrales dont les textes ne nous sont pas parvenus et auxquels nous n’avons évidemment pu assister – ainsi des divers spectacles d’Aurore l’enfant martyre durant les années 1920, époque de leur création, dont nous ne savons que ce qu’en restituent les critiques et, parfois même seulement, les communiqués des journaux. Il en va de même pour les spectacles de danse, les concerts ou les expositions ; on se trouve confronté à des performances inévitablement révolues, il faut en faire parler les traces. Dans la recherche des corrélations, il est des productions singulièrement éloquentes, « les oeuvres qui donnent à voir l’entrecroisement des divers facteurs transversaux et qui, mieux que tous les discours et programmes, permettent de saisir l’espace des possibles esthétiques », ce à quoi s’intéresse l’équipe CRSHC Interdisciplinarité, multidisciplinarité et transdiscursivité dans la vie artistique au Québec (1895-1948) de Lucie Robert. Les livres illustrés, les spectacles réunissant texte, décor, jeu, ou musique, les figures et les thèmes circulant d’un média à l’autre offrent de la sorte une matérialisation concrète des échanges de la vie culturelle.

Cependant, les frontières de cet ensemble de pratiques restent difficiles à fixer. Ainsi, Micheline Cambron avait étudié au colloque les bonnes manières dans « Mondanité et vie culturelle. Prescriptions et espace public[13] », mais n’a pas poursuivi sur ce terrain, ni artistique ni vraiment médiatique. De même n’avons-nous pas abordé la mode, malgré l’importance médiatique du sujet. Il s’agit là toutefois d’un choix qui mérite d’être problématisé. Car la culture tant artistique que médiatique, s’emparant de la vie traditionnelle pour la réinterpréter, pour la patrimonialiser, dans le grand mouvement régionaliste[14], oblige à prendre en compte de telles pratiques. On ne peut pas alors se limiter à ce qui relève de la tradition rurale et négliger la mode urbaine qui l’envahit et la transforme[15]. Cela vaut aussi bien pour le domaine proprement artistique, comme l’a illustré l’exposition du Musée national des beaux-arts du Québec Mode et apparence dans l’art québécois, 1880-1945[16]. Nous ne considérons pas non plus l’histoire sociale des idées, qui intéresse Yvan Lamonde[17], comme notre champ propre. Cela n’empêche pourtant pas qu’il ait collaboré à La vie culturelle à Montréal vers 1900[18] et coorganisé avec nous un colloque sur 1937 : un tournant culturel[19]. Comment en effet ne pas voir que l’esthétique et la communication relèvent fondamentalement des idées intellectuelles ? Ce genre d’accompagnement va de soi, les frontières qui les séparent sont poreuses, il faut donc en préciser la valeur et l’extension logique. Les deux conclusions d’Yvan Lamonde et de Denis Saint-Jacques au collectif 1937[20] en donnent un exemple caractéristique.

Un espace, des espaces

Le colloque initial avait déterminé un foyer pour la vie culturelle qui retient notre attention : l’École littéraire s’était elle-même dite « de Montréal » et ses « Soirées » avaient bien eu lieu au Château de Ramezay, à Montréal. Une contribution intitulée « De Québec à Montréal. Essai de géographie historique » étudiait dans quelles conditions s’était produit ce déplacement pour la littérature[21]. L’accord s’était fait largement entre les chercheurs sur la pertinence du lieu choisi. Un dynamisme appréciable en émanait, aussi bien en littérature, au théâtre, en arts visuels qu’en musique classique. Sans surprise, car cette ville semblait enfin prendre une place qui lui revenait normalement. En tant que plus grande agglomération urbaine du Canada, elle se transformait en une véritable métropole. D’ailleurs, une question se posait à nous dès ce moment : Montréal ou Canada français ? Comment localiser spécifiquement cette vie culturelle ? Les littéraires du colloque avaient comme champ d’études le domaine francophone ; du reste, l’École littéraire de Montréal était une institution francophone. Toutefois, il n’en allait pas de même pour les musicologues, ni pour les historiens de l’art. Pour eux, institutions et réseaux croisaient anglophones et francophones, il n’était pas question de négliger cet aspect. Ce genre de considérations ne pouvait non plus constituer une sorte d’annexe de la démarche générale, d’autant que le marché de l’art de la grande ville se déplaçait progressivement des institutions religieuses ou politiques vers les commandes privées. En simplifiant les choses, les peintres se portaient de plus en plus des décorations religieuses destinées aux églises vers les portraits et paysages qui ornaient les salons ; et les sculpteurs, des héros patriotiques des monuments vers les figurines paysannes qui accompagnaient ces peintures[22]. Les clients se recrutant essentiellement dans la grande bourgeoisie, surtout anglophone, comment ne voir là qu’une vie culturelle canadienne-française ? Tout autant, le monde musical que présentait Marie-Thérèse Lefebvre[23] entremêlait francophones et anglophones. Cette vie culturelle ne se limitait donc pas étroitement à un espace ethnique donné, fût-il majoritaire : mieux valait envisager les choses du premier point de vue retenu et la situer comme montréalaise.

Comment le comprendre ? À cette époque, au tournant du xxe siècle, il est facile de remarquer l’importance des villes comme foyers générateurs de ces nouvelles pratiques culturelles qui nécessitent des milieux propices à la reproduction industrielle et profitent du regroupement des publics, c’est ainsi le cas des « villes 1900 » notoires, Paris, Vienne, Bruxelles, Barcelone[24], auxquelles on pourrait ajouter Budapest, Prague ou Saint-Pétersbourg, sans oublier New York et Hollywood qui, plus tard, donnent des pôles de concentration au capitalisme des industries culturelles et remplacent le mécénat politique et les commandites religieuses comme principal moteur, tant de la production que de la diffusion de la culture. Or Montréal semble bien offrir sous cet aspect des caractéristiques appropriées quant au poids, démographique et économique, par rapport aux autres agglomérations urbaines du Canada. Elle en vient à constituer une métropole qui centralise l’ensemble des médias, des institutions et des réseaux dotés d’une grande homogénéité.

D’une part, cette perspective géographique peut mettre en lumière la nouvelle domination culturelle de Montréal sur les autres villes, comme Québec, pôle ancien pour la province, Ottawa, capitale fédérale encore jeune, ou Toronto, qui pourtant commence déjà à la remplacer pour les anglophones, mais également sur les régions, sur lesquelles se renforce son hégémonie. Ce trait, la domination fondée sur la concentration, n’est sans doute pas le plus important, car il reproduit très normalement ce qui se passe dans les grandes villes internationales que nous avons évoquées. Cependant, une autre singularité s’affirme, génératrice de fortes oppositions plus spécifiques. Celle-ci se manifeste dans un processus de confrontation et de négociation entre les cultures francophone et anglophone, mais également avec diverses cultures immigrées, entre autres juive ou italienne, pour ne citer que les principales à cette époque. À la conception d’une culture française homogène des Canadiens, défendue par les élites francophones[25], Montréal oppose une sorte de cauchemar, un espace de conflits d’une grande complexité.

Cette complexité résulte beaucoup plus de facteurs imaginaires que physiques, même si les diverses communautés tendent à se regrouper par quartiers pour y préserver leur unité. Dans ces lieux, la vie culturelle fonctionne comme le creuset générateur de ces « imagined communities » qu’a théorisées Benedict Anderson[26]. De ce point de vue, la principale détermination spatiale reste, pour les francophones, une identité fondée sur un patrimoine qui réunit les traditions de la France catholique d’Ancien Régime et de sa colonie nord-américaine, alors que les anglophones se voient pour leur part en sujets du grand empire britannique. Les immigrants maintiennent dans le même esprit un attachement à leurs identités d’origine, même s’ils tendent à s’intégrer de façon progressive à la culture dominante anglophone. À la limite, les uns s’imaginent dans une France fidèle à elle-même[27], les autres dans un Empire dont ils sont le fleuron[28] et les nouveaux venus, dans un pays neuf où ils cherchent aussi à prolonger leur patrie d’origine[29].

La ville peut difficilement soutenir toutes ces identités sans qu’en résultent des confrontations. Ainsi, l’économie montréalaise tend à faire de l’urbanité une valeur « britannique », à cause de l’envahissement de la langue anglaise dans les commerces et services publics, et « américaine », à cause du développement de la culture médiatique, presse, cinéma, disque. En ce qui concerne les arts plastiques, dont l’architecture, Paris, où tiennent atelier les peintres officiels, les derniers impressionnistes et les nabis, donne le ton[30]. Pour sa part, les musiciens classiques en défèrent à Vienne, Milan, Moscou ou Paris[31]. De la sorte, le cosmopolitisme des pratiques artistiques et médiatiques surdétermine les identités ethniques.

Or ces diverses confrontations ne se concrétisent pas de façon uniforme. Par exemple, pour la littérature, les Two solitudes[32] durent jusqu’en 1945 et au-delà. Il en est d’ailleurs une troisième, encore plus complète, celle des yiddishophones[33], dont la production littéraire montréalaise, qualitativement et quantitativement importante, se trouve en pratique ignorée par les autres communautés. La barrière de la langue ne doit pas ici être surestimée ; les uns et les autres arrivaient à s’entendre dans la vie courante, en affaires économiques et en politique. Mais pour la littérature, c’est de la Nouvelle-Écosse ou de Toronto que proviennent les premiers travaux en anglais un peu conséquents sur la littérature canadienne-française[34], et Camille Roy rend la politesse depuis Québec[35]. Aussi bien dire qu’aucun d’entre eux ne paraissait même informé de l’existence d’une littérature yiddish au pays.

Le milieu musical montréalais connaissait pour sa part des divisions qui tendaient à séparer les publics des deux groupes ethniques principaux, mais pas de façon aussi accusée. Ces divisions se réalisaient sous forme de « tensions[36] » et non d’ignorances, comme en littérature, preuve de rapports plus substantiels. Mais c’est en peinture que les contacts se révèlent les plus étroits, comme le fait voir Laurier Lacroix[37] : sa contribution présente côte à côte artistes francophones et anglophones sans faire état de difficultés dans les rapports qu’ils entretiennent. C’est justement dans ce domaine que s’affirmeront bientôt les peintres juifs, y échappant tôt à leur isolement[38]. Il faudrait également faire un cas à part pour le cinéma, précocement venu, mais étouffé par l’industrie américaine, ou encore pour le magazine, le francophone, qui peine longtemps à trouver son public[39], et l’anglophone, qui ne sera pas montréalais, mais torontois[40].

Une telle diversité de facteurs ethniques et d’influences étrangères suffit à rendre très audacieuse, téméraire même, l’hypothèse qui nous anime, celle d’une vie culturelle qui soit autre chose qu’un cumul, sinon une dispersion, de comportements disparates. Mais comment la refuser alors que constamment les médias, de façon performative, la reconnaissent, la commentent, l’inventent ?

En France, à ce moment même où Proust écrit À la recherche du temps perdu, le salon de Madame Verdurin glisse déjà vers l’anachronisme. Suivant le mouvement européen contemporain par lequel les salons s’effacent et les académies perdent de leur prestige, alors que les abonnements aux saisons d’opéra, de ballet et de théâtre réunissent des auditoires de moins en moins homogènes en termes de classe, et que les périodiques où publient les critiques artistiques prennent de plus en plus d’importance, Montréal se forge une identité médiatique à sa mesure. La presse, tant spécialisée que généraliste, et bientôt la radio deviennent les premiers arbitres des goûts[41]. La culture, tant restreinte qu’élargie, devient de part en part médiatique. De cette façon, les élites bourgeoises perdent de leur ascendant sur l’art au moment où le clergé, toujours grand commanditaire, se trouve également en perte d’influence. Les travailleurs intellectuels, journalistes, enseignants et fonctionnaires, tous acteurs professionnels de la sphère symbolique, tendent à les remplacer et à former une nouvelle clientèle aux comportements fortement cohésifs.

Pour Montréal, l’hypothèse reste cependant fragile. On peut douter que la presse francophone, anglophone ou yiddish, pour se limiter aux groupes ethniques les plus importants, produise un discours commun. Alors est-on en droit d’imaginer une vie culturelle montréalaise collective partagée ? Cela reste à vérifier, dans les médias de ces diverses communautés. Voilà à quoi s’emploie une équipe animée par Micheline Cambron, qui mène une recherche intitulée « La presse montréalaise de l’entre-deux-guerres, lieu de transformation de la vie culturelle et de l’espace public ». Le travail de saisie de la vie culturelle montréalaise telle que les périodiques la configurent y est joint au désir de comprendre, grâce à des travaux comparatifs, comment les informations sur la vie culturelle, les caricatures et les polémiques rendent manifeste l’existence d’un espace public commun, que les publications accommodent chacune à leur manière.

Une périodisation

Le problème de la périodisation ne s’est posé que progressivement. L’ambition initiale était de décrire un état de la culture à un moment donné, celui des Soirées du château de Ramezay. L’École littéraire avait commencé ses activités vers 1895 ; paraissait en 1904 Émile Nelligan et son oeuvre[42] avec la célèbre préface de Louis Dantin s’ouvrant par « Émile Nelligan est mort ». La décennie qui va de cette fondation à cette parution paraissait bien circonscrire la première époque de l’École littéraire et donnait aux chercheurs une durée suffisante pour prendre le pouls d’une époque. La décision était pragmatique ; il s’agissait de faire une extraction d’une taille aléatoire, de prélever et d’analyser. Les limites fixées visaient à permettre à l’ensemble des contributeurs de s’entendre quant au terrain étudié. Le titre finalement retenu pour la publication, La vie culturelle à Montréal vers 1900, se révèle très clair dans son imprécision. La question d’une périodisation n’était pas à l’ordre du jour. Néanmoins, Yvan Lamonde demandait déjà : « L’École littéraire de Montréal : fin ou commencement de quelque chose ?[43] », Micheline Cambron célébrait une « fin de siècle[44] » et Denis Saint-Jacques étudiait le dépérissement de la prédominance littéraire de Québec[45]. Le vers était dans le fruit.

Nous avons donc choisi de considérer comme début de trajectoire le tournant du xxe siècle, marqué par une sortie de crise économique, le renouvellement du pouvoir politique tant fédéral que provincial, le déplacement du pôle culturel de Québec vers Montréal, l’érection du Monument national, la fondation de l’École littéraire de Montréal, l’expansion du premier grand journal d’information francophone, La Presse, la fondation de The Gramophone Company et l’ouverture du cinéma Le Ouimetoscope. Le bouleversement se produit d’abord, et surtout, comme on peut le constater, dans l’ordre de la culture médiatique, alors que, pour le domaine artistique, le choc vient des Soirées du Château de Ramezay et de la publication de l’oeuvre de Nelligan.

Pour un tel ensemble complexe, il est difficile d’arrêter des limites temporelles échappant à tout arbitraire. Des dates précises serviraient évidemment à garantir l’exhaustivité et la précision du traitement des données. Toutefois, cette rigueur pragmatique contredirait le manque de coïncidence stricte des progressions et des ruptures selon les diverses pratiques. Une frontière souple, déterminée par les traces d’une restructuration large des rapports entre les disciplines et la modification relativement homogène d’esthétiques partagées, garantit mieux la cohérence de la vie culturelle au détriment de la commodité de la rupture offerte par le recours à une date unique.

Ce flou relatif vient de ce que les événements et les tendances ne s’accordent pas nécessairement. Ainsi, la production musicale moderne de Rodolphe Mathieu[46] se révèle isolée, sans portée immédiate, tout comme la poésie de Jean-Aubert Loranger : rien n’y répond immédiatement et leurs oeuvres n’atteignent pas la reconnaissance du vivant de leurs auteurs. De la sorte, marquer le début ou la fin d’une période par des événements, des chefs-d’oeuvre mêmes, implique des risques d’interprétation très réels. Pour en donner un exemple, les poèmes épars de Nelligan et sa carrière tôt interrompue ne révèlent pas une tendance ; bien davantage, l’action de Dantin en réalise une, en faisant éditer l’oeuvre du jeune poète en recueil et surtout en animant la transformation du champ littéraire durant les années 1920. En recentrant l’attention des événements vers les tendances, le programme de recherche se trouve à remettre en question la validité des limites ponctuelles. Il tient compte du fait que la parution du recueil des poèmes de Nelligan n’entre pas en concordance stricte avec l’expansion du journal La Presse, pas plus que l’implantation de la radio, avec Refus global, plus tard.

L’arrivée des années 1900 à Montréal marquait donc une rupture dans la vie culturelle. Encore récemment, Hervé Guay en faisait un temps d’« Éveil culturel[47] ». Qu’en résultait-il ? Comment les prémisses posées trouvaient-elles accomplissement ? La question pouvait encore prendre une autre tournure, moins positive : n’était-ce là qu’un feu de paille ? Nelligan enfermé, Dantin disparu, l’École littéraire en dormance, que restait-il ? Et, en fin de compte, que restait-il de quoi ? Cette vie culturelle sommairement caractérisée par le développement de l’industrie médiatique, d’une part, et la naissance d’un mouvement artistique voulant échapper à la tradition de « l’utile et du patriotique[48] », de l’autre, quel sens lui donner ? La modernité pointait là son nez, s’il fallait en prendre la mesure à l’aune de ce qui se passait ailleurs, dans les grandes villes européennes où s’élaborait la culture du xxe siècle. Nous nous trouvions sommés de prolonger et d’approfondir l’enquête ouverte dans L’avènement de la modernité par Lamonde et Trépanier en 1986[49], enquête à laquelle plusieurs membres de l’équipe avaient d’ailleurs participé.

En portant le regard un peu plus loin que le début du siècle, vers les années 1920, années dont la vitalité paraissait « folle » à Paris ou à Berlin, il y avait lieu de s’interroger : la modernité de Montréal s’essoufflait, peinait à subsister. Nelligan ne publiait plus, interné, Dantin se terrait loin, exilé, l’École littéraire se languissait, rien de majeur n’en viendrait plus, peintres et sculpteurs laissaient passer les turbulentes révolutions venues d’Europe, fauvisme, cubisme, expressionnisme, constructivisme, surréalisme, abstraction, sans s’y risquer, en musique, l’échec de la carrière du compositeur Rodolphe Mathieu suffisait à faire comprendre la frilosité du milieu[50]. Les disciplines artistiques évitaient soigneusement la folie européenne. Si du côté de la culture médiatique la presse d’information continuait avec succès, le magazine francophone ne décollait pas[51], le cinéma passait aux mains des Américains, comme l’industrie du disque, alors que la radio comptait encore très peu. À quoi tenait cet affaiblissement ?

Une forte résistance avait très vite opposé à la vie culturelle de la modernité un mouvement puissant et bien organisé : un nationalisme avec une forte composante régionaliste. Il émanait d’une réaction identitaire inquiète face aux menaces multipliées de la « décadence » artistique européenne et de « l’américanisation » médiatique. Le professeur de l’Université Laval de Québec qui allait lancer le mouvement, Camille Roy, jugea nécessaire de s’en prendre très tôt aussi bien à l’une qu’à l’autre[52]. Dans une conférence prononcée en décembre 1904 à la séance publique annuelle de la Société du parler français au Canada, il prône « La nationalisation de la littérature canadienne » et refuse ces « poésies où le sentiment est purement livresque et soutenu de réminiscences toutes françaises, comme, par exemple, il arrivait trop souvent à ce pauvre et si sympathique Émile Nelligan[53] ». De même, dans un article d’octobre 1905 intitulé « Des progrès du journalisme canadien-français », Roy critique « ces excès d’un journalisme commercial [montréalais], où la question de l’argent semble primer toutes les autres » et décrète : « Tout cela est indiscret, malséant, de mauvais goût, et tout cela ne peut être un progrès[54] ». De Québec naît ce mouvement qui, poursuivant une action d’affirmation sociale « nationale », l’arrime à une esthétique « régionaliste » qui donne à la nation un modèle identitaire simple, l’agriculteur soumis à la religion et gardant la langue de sa tradition. La Société du parler français se chargeait de l’animation linguistique et littéraire[55] alors que l’archevêché lançait un quotidien grand public, L’Action sociale, pour défendre les valeurs religieuses nationales[56]. Si l’on se limite au Canada français, le mouvement partait de Québec, mais, en fait, il ne représentait qu’une composante d’une déferlante internationale, comme le rappelle le collectif L’artiste et ses lieux. Le régionalisme face à la modernité[57]. Il suffit de voir que le grand roman régionaliste du Canada, Maria Chapdelaine, est l’oeuvre d’un Français et que son succès international provient de son édition à Paris chez Grasset[58], alors que le peintre régionaliste le plus important au Québec au tournant du siècle, Horatio Walker, est un Canadien anglais, domicilié à New York, qui passe ses étés à l’île d’Orléans, et qui peint dans la tradition française de l’École de Barbizon[59]. Les anglophones poussaient largement à la roue. Duncan Campbell Scott publiait In the Village of Viger[60] dès 1896, William Drummond, The Habitant and other French-Canadian Poems en 1897[61] et Stephen Leacock confirmait une célébrité internationale déjà acquise avec Ses Sunshine sketches of a little town en 1912[62]. En peinture, un groupe « de la côte de Beaupré », actif depuis 1896, se trouvait composé en grande majorité d’anglophones montréalais[63].

Le Montréal francophone participe aussi au mouvement, largement ; le mouvement de l’Action française dirigé par Lionel Groulx devient le fer de lance du nationalisme canadien-français et réagit contre la modernité esthétique vue comme étrangère[64]. Il ne restait à celle-ci qu’à subvertir le mouvement régionaliste. Si Cézanne, Faulkner ou Bartok, tous régionalistes quant à leurs sources, pouvaient révolutionner la culture, on pouvait en entendre la leçon. C’est ce que nous avons voulu examiner dans le collectif L’artiste et ses lieux[65].

Les années 1930, sous le coup de la grande crise économique de 1929, voyaient aussi monter le cinéma « parlant » et la radio devenir un média grand public. La littérature yiddish y connaissait son âge d’or[66], le Montreal Group révolutionnait la poésie canadienne depuis le milieu des années 1920[67] et les peintres juifs introduisaient l’expressionnisme dans l’image de la ville[68]. Sûrement, la modernité travaillait le terreau francophone ? Nous décidions de tenter une autre ponction, en nous limitant cette fois à une seule année, pour pouvoir approfondir et diversifier davantage l’examen. L’année 1937 s’imposait, année à la fois de la publication de Regards et jeux dans l’espace de Saint-Denys Garneau et de la généralisation des radio-romans sur les ondes[69]. Comme pour notre point de départ « vers 1900 », le moment apparaissait marqué par le surgissement d’un grand poète et le bouleversement des pratiques culturelles apportées par l’action d’un grand média. Pourtant, force était de constater qu’un événement dominait tous les autres, le 2e Congrès de la langue française au Canada, organisé à Québec par la même Société du parler français au Canada et le même Camille Roy qui avaient donné le coup d’arrêt au début du siècle. Le poète, Garneau, et le média, la radio, changeaient. Pas leur adversaire, le nationalisme régionaliste. Il en résultait que la modernité continuait d’avancer masquée, quoi qu’il en soit du coup d’éclat, du reste vite désavoué par son auteur, des Regards et jeux dans l’espace. En 1937, il se passait bien des choses, mais pour l’accomplissement des tendances affirmées dans « la vie culturelle à Montréal vers 1900 », il fallait pousser encore plus loin.

Nous posons actuellement l’hypothèse que cet aboutissement, longtemps empêché, se réalise au moment de la Deuxième Guerre mondiale. Cela découle de différents facteurs déjà attestés : la transformation du rôle éditorial des éditeurs montréalais dans la francophonie, qui se trouve un temps hors de contact avec la France « ennemie », le retour de plusieurs artistes et écrivains d’Europe, dont Alfred Pellan, Gabrielle Roy et Alain Grandbois, ainsi que la venue de divers étrangers, comme le père Alain Couturier ou André Breton, conduisent à une libération des pratiques artistiques. Entre autres, l’arrivée de trois écrivaines aux meilleures positions du champ littéraire, Anne Hébert, Rina Lasnier et Gabrielle Roy, apparaît comme une des nouveautés les plus frappantes de ce tournant. De même, la saturation du marché de la radio, entraînée par l’attention particulière portée à l’information en temps de guerre, et la croissance soutenue du magazine convergent pour faire de ce moment celui où l’on peut voir aboutir les tendances modernes apparues au début du siècle.

Cette frontière souple reste encore problématique. Il faut remarquer qu’elle ne s’accorde pas avec l’évolution européenne, dominée par la propagande et la censure des régimes totalitaires, la mobilisation maximale des moyens économiques pour la guerre et les interruptions dues aux dévastations qui en découlent. Au contraire, ici comme aux États-Unis, malgré d’intenses investissements en ressources matérielles et humaines aux fins militaires, cette période est faste au point de vue culturel. Les États-Unis accueillent comme réfugiés sur leur sol une grande part de l’élite littéraire, artistique et musicale européenne. Ils en prennent eux-mêmes la relève pour fonder l’expressionnisme abstrait avec Jackson Pollock, Rothko, De Kooning en peinture, la musique et le ballet aléatoires avec John Cage et Merce Cunningham, ou le Be-bop avec Charlie Parker et Dizzy Gillespie ; ils conquièrent de ce fait la position dominante internationale dans presque tous les domaines artistiques. La situation au Québec peut faire penser à cet épanouissement, évidemment de façon plus modeste.

Ainsi, durant la guerre, le succès médiatique des grands radio-romans, comme Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon (1939-1962) ou Métropole de Robert Choquette (1943-1956), les expositions de Pellan (1940) et de Borduas (1942), la publication du recueil Les îles de la nuit d’Alain Grandbois (1944) et du roman Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy (1945), retiennent l’attention, avant même Refus global (1948). En d’autres domaines toutefois, le cinéma par exemple, la composition musicale ou le théâtre, il semble qu’il faille attendre. Il reste à en étudier les causes.

La période retenue couvrant un demi-siècle, il est opportun de chercher à établir si des points de basculement permettent de la diviser. Par exemple, on pourrait faire l’hypothèse que la fin de la Première Guerre mondiale en 1918 et la grande crise économique de 1929 constituent des tournants, le premier étant caractérisé au moins par un remarquable développement de l’activité éditoriale, tant du côté des livres que des magazines par exemple, le second voyant, malgré les difficultés économiques, la radio atteindre le grand public. On peut ainsi esquisser une évolution allant des coups d’essai « vers 1900 » à la réaction régionaliste des années 1920, puis à une modernisation formelle des thèmes régionalistes durant « la Crise » et enfin à une libération des tendances modernes durant la guerre. Un tel découpage a une portée heuristique et reste évidemment sujet à critique et réévaluation.

Conclusion

Ainsi une célébration destinée à réanimer dans la mémoire un moment culturel marquant s’est-elle transformée en un programme de recherche complexe et étendu : une décennie après cette commémoration, divers chantiers sont toujours actifs et de nouveaux s’ouvrent. Cette évolution imprévue a entraîné l’ouverture de nombreux questionnements dont nous avons voulu retenir ici trois principaux. Il s’agissait d’abord de déterminer un objet relativement précis qui puisse constituer un domaine d’investigation cohérent. C’est ce que nous reconnaissons comme la « vie culturelle », réunissant les pratiques artistiques et médiatiques tant du point de vue de leur production que de leur diffusion et de leur consommation.

Il devenait ensuite nécessaire de préciser le contexte historique spécifique qui nous intéressait. En quel espace se situait la vie culturelle dont l’École littéraire de Montréal avait été un acteur important ? Si l’on envisage cette ville comme la « métropole » culturelle du Canada français, fallait-il donc la voir comme le simple foyer d’une culture nationale ? C’était possible. Nous avons trouvé plus d’intérêt à mettre de l’avant son urbanité concrète, avec, en particulier, son caractère cosmopolite. Se pose ainsi de façon aiguë la question de la « modernité » qui bouscule la cohérence « imaginée » des identitaires ethniques. C’est là un terrain miné, mais il faut savoir sortir de son quartier.

Enfin, si histoire il y a, restait à circonscrire une période dotée d’une unité adéquate où poursuivre notre enquête. La modernité que nous venons d’évoquer paraissait bien fournir ce thème temporel intégrateur. Mais quelle modernité exactement et, surtout, comment en décréter l’accomplissement, s’agissant d’un ensemble de pratiques diversifiées et faiblement corrélées ? Nous l’avons caractérisée par trois traits fondamentaux : la focalisation montréalaise, le caractère intégrateur de la culture médiatique et l’affranchissement des pratiques artistiques des impératifs de « l’utile et du patriotique ». Pour nous assurer du balisage spécifique de ces caractéristiques, il nous a fallu procéder par tâtonnements et la solution que nous retenons actuellement d’une période couvrant essentiellement la première moitié du xxe siècle reste encore discutable. C’est sans doute sur une telle remarque, non conclusive, qu’il reste prudent de terminer à propos d’un programme encore en cours.