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Pour célébrer le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec par l’explorateur Samuel de Champlain en 1608, une multitude d’événements touristiques de grande envergure ont eu lieu au cours de l’été 2008. Dans le cadre d’une programmation qui se voulait riche et diversifiée, la Société du 400e, organisatrice de l’événement, a invité onze équipes de créateurs à concevoir des jardins éphémères in situ. Les jardins furent aménagés de juin à la fin septembre sur le site de l’Espace 400e, lieu officiel des fêtes, sur les bords du bassin Louise. La direction artistique et le choix des créateurs furent confiés à l’atelier Pierre Thibault, connu pour son approche fondée sur le rapport entre le bâti et le non-bâti[2]. Les Jardins éphémères regroupaient les projets de Jean-Philippe Saucier et David Brassard de Québec, de Cédule 40 de Saguenay, de NIP Paysage et d’Espace DRAR de Montréal, de Plant Architect de Toronto, de SPMB Projects de Winnipeg, de Sonya M. Lee et Inderbir Singh Riar des États-Unis, de Marie-Josée Matte et Zora Sander, ainsi que de Catherine Mosbach de la France, et d’Andy Sturgeon et de Philip Nixon Design du Royaume-Uni. En 2007, un processus de recherche de candidatures pouvant signifier la présence des Premières Nations fut entamé. C’est pour remplir cette exigence que Domingo Cisneros, un immigrant reçu d’origine tepehuane du nord du Mexique, et Sonia Robertson Piekuakamilnu, une Ilnue de Mashteuiatsh au Québec, furent invités à concevoir un jardin par Guy Sioui Durand, qui agissait à titre de conseiller et de commissaire pour ce volet particulier.

Mon propos vise à évaluer la portée philosophique de ce projet, en partant de l’hypothèse que tout en participant inévitablement à la marchandisation de la ville, à travers laquelle perdurent certaines valeurs héritées de l’épistémologie et de l’ontologie antiques, le projet Jardins éphémères ménageait des espaces de résistance et de discontinuité. Ce faisant, bien qu’elles fussent temporaires, ces installations soulevaient des enjeux cruciaux concernant notre rapport à la « nature » en milieu urbain et engendraient une réflexion sur une vision convenue du « jardin ».

La première section de l’argumentation expose succinctement l’histoire de la représentation idéelle du jardin en Occident. La présentation des principales conditions historiques et des valeurs symboliques qui ont influencé l’intégration systématique du jardin en ville en Occident nous permettra de rappeler les présupposés qui fondent souvent, encore aujourd’hui, notre conception du jardin. La deuxième section présente le projet Jardins éphémères dans son ensemble, c’est-à-dire l’organisation, la méthode de sélection, la valeur symbolique du site d’implantation et les sous-thèmes des différents jardins. Nous verrons que le projet participe nécessairement d’une tendance actuelle avérée à concevoir l’aménagement de jardins de plaisance et de parcs-jardins (en particulier ceux situés dans des zones urbaines patrimoniales comme c’est le cas ici) comme des contributions significatives à l’industrie culturelle du loisir et du tourisme. De ce fait, le projet revêt dans son ensemble une forme symbolique ostentatoire dans le contexte du tourisme international fondé sur une culture consumériste et sur des impératifs de rentabilité financière. Cette conception du jardin repose, en partie au moins, sur une compréhension du rapport nature/culture héritée de l’épistémologie et de l’ontologie antiques mais toujours actuelle. Par contre, le projet incarne simultanément des aspects propres aux jardins communautaires qui, théoriquement, tentent de repenser le lien social. La troisième et dernière section de ce texte propose une analyse critique de « Wampum 400 », le jardin de Domingo Cisneros et de Sonia Robertson. Cette installation constitue une zone critique radicale s’opposant à plusieurs égards aux valeurs colonialistes sur lesquelles repose la notion même de jardin et les conceptions de la nature et de l’espace discutées en premières parties.

Représentations symboliques du jardin

Dans la poésie homérique, la polis, par opposition à la nature sauvage, voire à l’agriculture, représente la forme idéale de l’organisation sociale[3]. Puisqu’elle figure le progrès et représente la victoire de la civilisation sur la barbarie, les récits homériques dépeignent la polis comme l’antithèse de la barbarie, laquelle est plutôt incarnée par le cyclope vivant dans une caverne nichée dans les montagnes. Le cyclope personnifie le chaos, la trivialité et le sauvage ; il est incapable d’engendrer l’ordre ou d’exercer la maîtrise de soi. Si, comme le soutient Annette Lucia Giesecke, l’Athènes classique correspond à ce modèle idéal homérique de la polis, on comprend pourquoi le jardin (sous toutes ses formes) n’y a pas sa place[4]. Il est vrai qu’à Athènes les espaces proprement urbains ne comptent pratiquement aucun jardin, ceux-ci sont plutôt aménagés à l’extérieur de l’enceinte de la ville. Les jardins grecs, dont la fonction est avant tout utilitaire, sont retranchés dans les territoires périurbains, soit à l’extérieur des fortifications de la ville.

Cette ségrégation des espaces entre ville et jardin repose sur l’idée que la cité, en tant qu’antithèse de la nature, est la configuration parfaite de l’organisation sociale. Tout le programme iconographique du Parthénon est d’ailleurs consacré à la célébration de la civilisation. L’architecture de la maison athénienne ne prévoit pas davantage d’espaces verts ou de jardins, fleuris et potagers. La maison est conçue comme un microcosme de la ville et un macrocosme du corps humain où la nature est presque totalement exclue. Dans le prolongement de ce raisonnement, les femmes, considérées comme plus proches des mystérieux pouvoirs de la nature, sont confinées à des espaces domestiques bien circonscrits.

Contrairement à Athènes, la Rome antique compte de nombreux jardins, fleuris et potagers, à l’intérieur même de la ville et de la maison. Tout comme la villa, l’espace urbain et l’architecture domestique romains réservent une place importante à l’aménagement de jardins, ramenant en quelque sorte la nature domestiquée en ville. Or c’est principalement à partir du moment où les villes atteignent une certaine expansion démographique et géographique que le jardin est systématiquement introduit dans les plans d’aménagements urbains. Tout en fournissant un lieu régénérateur au sein de la ville, le jardin (horti) incarne symboliquement le pouvoir, la suprématie et le contrôle de l’environnement et de la population au sein d’un empire en pleine expansion[5].

C’est dire que dans la Rome antique, les jardins intégrés à la ville apparaissent au moment où celle-ci est suffisamment développée pour se distinguer clairement de la nature, soit au moment où la technique (l’art) permet la domestication du sauvage. Comme l’explique Giesecke : « In the Greek world, humanity remains ergon and Nature parergonal frame. In the Roman world, where Nature is framed by the domus – by the application of arts – the situation is ultimately reversed[6] ». Si la prolifération des jardins dans la ville romaine semble être opposée à leur rareté dans la cité grecque, cela n’affaiblit aucunement les couples d’opposition nature/culture, barbarie/civilisation, ordre/démesure, au contraire. Par définition, le jardin a la particularité d’enclore la nature, de la contrôler, de la dompter, dans un périmètre précieusement gardé. Le jardin se définit en effet par sa clôture, comme en témoignent ses racines étymologiques. Le mot jardin est dérivé de gart en ancien français et du francique gard, et signifie « enclos », selon le dictionnaire. Comme le rappelle Anne Cauquelin, le jardin, distinct en cela du paysage, a pour rôle « d’établir et de maintenir la distinction entre les terreurs naturelles et les bienfaits de cette parens mater. Si le jardin se sépare de la ville, il se sépare aussi d’une nature furieuse, tempétueuse ou désertique[7] ». Les activités de désherbage minutieux qui débarrassent le jardin de ses « mauvaises herbes » témoignent encore de la dichotomie nature/culture et le jardinage satisfait assurément une pulsion de domination associée à un désir ou à un besoin d’assainissement. D’ailleurs, le jardin est traditionnellement perçu comme un espace régénérateur, un espace de loisirs et un objet esthétique. De tout temps, le jardin a revêtu une vocation hygiéniste sur plusieurs plans, tant physique, symbolique que spirituel. Parce qu’il ménage une zone d’isolement par rapport à l’espace environnant, le jardin purifie. Ces vertus purificatrices prennent au Moyen-Âge et à la Renaissance une signification spirituelle de premier plan. A-t-on besoin de rappeler que les jardins des monastères, mais aussi les jardins symboliques décrits dans les textes littéraires, religieux et philosophiques, évoquaient les images du paradis ? Ils sont considérés comme des espaces sacrés qui favorisent certes le ressourcement physique, mais ultimement la rencontre avec le sacré, un espace situé à l’intersection de l’art et de la vie, de l’esprit et de la nature[8]. En Nouvelle-France, les jésuites voient, eux aussi, les jardins comme des espaces où les membres des communautés pouvaient faire provision de santé. Ils possèdent d’ailleurs un potager, un jardin fleuri de même que de nombreux arbres fruitiers et un bois de haute futaie.

Bref, tout en fonctionnant comme une catharsis capable d’expulser le sauvage, le jardin en milieu urbain est perçu comme une oasis, un espace de quiétude propice au recueillement, au recentrement, à la régénération, un « au-dehors dedans », rappelle encore Cauquelin[9]. Foucault, quant à lui, dira que le jardin est destiné à guérir le corps et l’esprit du tumulte, et qu’il représente « le plus ancien exemple d’hétérotopie[10] ». Les jardins-hétérotopies constitueraient selon Foucault des « contre-espaces[11] ». Du coup, explique-t-il, le jardin est ce « lieu réel hors de tous les lieux », qui juxtapose « en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être incompatibles[12] ». Le jardin opère une synthèse du monde, il est un microcosme, un « concentré de l’écoumène », avance pour sa part Augustin Berque[13].

Dans les villes modernes à l’ère industrielle, les espaces verts (parcs et jardins) continuent de jouer un rôle réparateur, sur les plans symbolique et psychologique. Par exemple, la constitution du parc du Mont-Royal dans les années 1870, à un moment où Montréal connaît un essor industriel important, répond à ce besoin d’assainissement[14]. Aujourd’hui encore, les parcs et jardins sont réputés avoir des vertus apaisantes, notamment en ce qui concerne leur capacité à restaurer le corps de la fatigue en procurant un sentiment de bien-être associé à l’impression d’échapper à la routine quotidienne : « going from a bustling city life to a peaceful pastoral area, with its opportunities for intimate and compatible contact with fascinating natural elements, spaces and settings, and the sense of being away, culminates in a restorative effect[15] ».

Quelques constats ressortent de ces considérations sur la valeur historique et symbolique du jardin et sur son émergence dans les villes occidentales. Historiquement, l’intégration de jardins en ville remplit une fonction de repoussoir du sauvage et de la barbarie ; le sentiment de purification que procure le jardin résulte d’un contrôle étroit de la nature sauvage. C’est dire d’une part que l’intégration systématique de jardins dans les plans d’aménagements urbains en Occident s’accompagne de la conviction d’avoir atteint un certain degré supérieur de civilisation. D’autre part, l’intégration du jardin en ville est liée historiquement à un phénomène d’expansion territoriale et de développement technique. L’apparition du jardin dans l’enceinte même des villes survient à partir du moment où celles-ci se transforment en agglomérations atteignant une certaine concentration de population et donc se caractérisent par une gestion locale de proximité dont les zones d’influence s’exercent au-delà des frontières géographiques de la ville. De ce fait, il n’est pas surprenant que les jardins soient de puissants marqueurs de richesse et de pouvoir. Est-il besoin de rappeler à ce sujet qu’en milieu urbain, les espaces verts ne sont pas distribués de façon équitable ? Les microclimats des secteurs les plus cossus s’avèrent la plupart du temps plus fertiles à la croissance végétale que ceux des secteurs pauvres ; le défrichement déréglé des quartiers défavorisés en témoigne par la négative. Des études récentes portant sur les espaces verts au Québec montrent qu’historiquement l’accès à ceux-ci est inégal et reflète les iniquités sociales[16]. Plusieurs cas historiques et contemporains confirment d’ailleurs ce constat. En Nouvelle-France, déjà, le jardin en milieu urbain est un aménagement réservé surtout aux classes fortunées. En 1774, la haute-ville, protégée par ses murailles, renferme les grandes propriétés religieuses et plus de 450 familles. Elle est couverte de jardins, d’espaces verts et de terrains vagues. On trouve des jardins au séminaire, chez les récollets, les hospitalières, les ursulines et l’évêque, tandis que la basse-ville, contournant le pied de la falaise proche du port, abrite les principaux marchands de la ville. Quelque 500 ménages résident dans la basse-ville. L’espace y est exigu et les possibilités d’expansion des terrains sont rares. On construit donc en hauteur pour pallier le manque d’espace. Bref, non seulement le jardin, et plus largement les espaces verts, en milieu urbain se développe en Occident sur la base d’une pensée profondément dualiste qui oppose nature/culture et sauvage/civilisation, mais, de surcroît, il est un espace symbolique ostentatoire qui témoigne du pouvoir de milieux privilégiés. Le projet Jardins éphémères offrait-il une vision renouvelée du jardin et des représentations symboliques qui le caractérisent traditionnellement ?

Jardins éphémères

Les propositions de jardins présentées à Québec en 2008 étaient issues de perspectives diverses, réunissant des architectes paysagers, des designers et des artistes en arts visuels. Certains candidats furent élus par concours et d’autres reçurent une invitation. Cinq des onze projets réalisés ont été soumis à un processus électif en deux phases. Une centaine de propositions provenant du Québec, du Canada, des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni ont été reçues lors de la première phase. De ce nombre, douze propositions ont été retenues par le jury composé de : Pierre Thibault, architecte ; Ann Pendleton-Jullian, architecte et professeure associée au School of Architecture and Planning du Massachusetts Institute of Technology (Cambridge, États-Unis) ; Alexander Reford, historien et directeur des Jardins de Métis (Grand Métis, Québec) ; Ian Chodikoff, architecte et rédacteur en chef du Canadian Architect (Toronto) ; et Georges Teyssot, architecte et professeur à l’École d’architecture de l’Université Laval (Québec). Les douze candidats ont développé un concept qui fut ensuite soumis à la deuxième phase de la sélection. Le jury fut alors bonifié de Jacques White, directeur de l’École d’architecture de l’Université Laval. À cette étape, les cinq propositions suivantes ont été retenues : « L’Autre rive » de Catherine Mosbach (Paris, France) ; « Le jardin en mouvement » de Marie-Josée Matte (Québec) et Zora Sander (Bordeaux, France) ; « Rouages » de Cédule 40 (Saguenay, Québec) ; « Timelines, Strata, Ephemera » de Sonya M. Lee et Inderbir Singh Riar (New York, États-Unis) ; et « Boîte d’antiPandore » de Jean-Philippe Saucier et David Brassard (Québec). Les six autres candidats furent invités. Aux premiers projets sélectionnés se sont donc ajoutés les projets « Tutti Aromi » d’Espace Drar, « Boustrophedon Garden » de Plant Architect, « Plage » de SPMB Projects, « Sentier battu » de NIP Paysage, « Growing Downtown » de Philip Nixon Design et « Wampum 400 » de Domingo Cisneros et Sonia Robertson. On le constate, parmi ces créateurs figurent de nombreuses firmes d’architectes paysagers prestigieuses établies respectivement à Toronto, Winnipeg, Londres et Montréal. Dans le cadre de leur pratique respective, ces firmes conçoivent majoritairement des installations pérennes, des aménagements paysagers, du design urbain, des jardins publics et privés. Certaines produisent également des projets temporaires pour des événements spécifiques, et ces projets sont souvent plus conceptuels ou thématiques. C’est le cas notamment de la firme NIP Paysage, qui a réalisé plusieurs installations temporaires dans le cadre de commandes précises. Mentionnons sa participation à l’édition 2001 du Festival international des jardins aux Jardins de Métis, à l’occasion de laquelle elle avait présenté « In vitro »[17], qui rassemblait des centaines de bocaux contenant des résidus de l’exploitation forestière.

Comme l’expliquent les responsables de Jardins éphémères, le thème du jardin fut choisi afin de convier le visiteur à « une expérience multisensorielle sur le thème de la rencontre [nous soulignons], déclinée sous de multiples formes ». Le jardin était alors défini par les responsables du projet comme « une chambre de paysage inscrite dans le territoire urbain, un lieu inventé où s’expriment librement la poésie et l’imagination des concepteurs[18] ». D’emblée, le jardin est ici compris comme un espace hétérotopique qui revêt une signification symbolique personnelle, voire magique, et renferme un espace « sacré ». Rappelant que les motifs décoratifs des tapis orientaux étaient à l’origine des jardins, Foucault souligne à ce sujet que « le jardin est un tapis où le monde entier vient accomplir sa perfection symbolique et le tapis est un jardin mobile à travers l’espace[19] ».

Il est difficile de mesurer cet effet sur les visiteurs. Toutefois, il est permis de penser que les Jardins éphémères ont pu vraisemblablement convier un tel sentiment de fuite hors du quotidien, notamment parce que plusieurs projets furent aménagés dans l’esprit propre aux parcs-jardins, procurant aux visiteurs des aires de repos ou de distraction. Pour « Sentier battu »[20], la firme NIP Paysage avait imaginé une sculpture interactive à l’échelle du site, formée de rondins, matériau rustique résultant de techniques de coupe de bois traditionnelles. Le projet intitulé « Tutti Aromi » de Patricia Lussier et Anna Radice (Espace DRAR) était en quelque sorte une aire de jeux pour les enfants, il incluait l’aménagement de buttes et l’installation de trampolines. Le projet « Plage » d’Eduardo Aquino et Karen Shanski (SPMB Projects) offrait la possibilité de s’allonger ou de s’asseoir sur de grandes structures de bois ondulées pour se reposer.

Plusieurs projets furent plutôt élaborés à partir d’un thème ou d’un aspect propre au passé seigneurial et à l’histoire coloniale de Québec. C’est le cas notamment de « Rouages » du collectif d’artistes Cédule 40[21] (Saguenay), qui visait une réinterprétation des aspects agricoles de l’histoire de la province, de son développement et de sa récente urbanisation. L’installation-jardin s’inscrivait de façon très pertinente dans le prolongement de la démarche artistique du collectif. Cédule 40 recourt généralement à des mécaniques industrielles simples pour explorer les dimensions historiques du paysage. Souvent ludique et comportant une dimension participative, leur approche vise à interroger les dimensions éthiques de notre rapport à la terre. Pour « Rouages », les visiteurs étaient invités à actionner une mécanique surdimensionnée qui servait à ensemencer un jardin, geste qui voulait traduire le côté héroïque des colonisateurs, leur déploiement d’énergie et de force pour habiter le pays. Le projet intitulé « Timelines, Strata, Ephemera » conçu par Sonya M. Lee et Inderbir Singh Riar (New York) représentait l’histoire du Québec. En déambulant dans un jardin géométrisé, le visiteur découvrait des noms, des dates, des images, des plantes qui évoquaient l’évolution de la ville. La « Boîte d’antiPandore » de Jean-Philippe Saucier et David Brassard (Québec) proposait une réflexion sur le passé seigneurial et, à la fois, le futur rêvé de la région de Québec. L’installation comportait un champ de blé, une éolienne et un grand cube dont les surfaces extérieures étaient réfléchissantes et dans lequel le visiteur pouvait pénétrer. Le cube-maison était placé au centre d’un labyrinthe tracé dans un champ de blé cultivé pour l’occasion. Contrairement à la célèbre boîte mythologique, cette boîte attendait d’être remplie par les idées et les souhaits des visiteurs concernant le futur de Québec. Mais encore, la boîte fonctionnait simultanément comme une mise en scène de la ville moderne puisque le « paysage » urbain environnant s’y reflétait. Le jardin intitulé « L’autre rive » de la Française Catherine Mosbach était constitué d’un lot dont le sol était recouvert d’asphalte fissuré d’où émergeaient des tiges de bambou, pour évoquer l’urbanisation et les routes. L’oeuvre faisait référence à la « découverte » du territoire canadien par les Européens, une étendue vue à distance, depuis « l’autre rivage ».

Cet examen, même rapide, des jardins montre que, considéré dans son ensemble, Jardins éphémères dressait un portrait assez romantique de l’histoire de Québec. Ces jardins constituaient autant d’images et de mises en vue de l’histoire coloniale de Québec que du futur rêvé de la ville, allant du défrichage des terres à l’urbanisation, l’industrialisation et la condition postindustrielle. Dans un contexte urbain lié à un principe de circulation mondiale, et où les villes sont soumises, plus que jamais, à la concurrence du marché touristique, le jardin (le parc-jardin notamment) participe assurément à la marchandisation des villes[22]. De ce point de vue, les Jardins éphémères contribuaient à un processus de faire-valoir, donnant la ville et son histoire coloniale en « spectacle ». Le choix du site d’implantation des jardins renforçait cette lecture. Aménagés sur les rives du Saint-Laurent, les jardins occupaient le coeur de la basse-ville, en bordure du bassin Louise, jouxtant le quartier historique. Depuis la fin du xviiie siècle, le littoral, allant de la rivière Saint-Charles jusqu’au Cap Blanc, incluant le bassin Louise, servait des intérêts exclusivement commerciaux et industriels maritimes. À la fin du xixe siècle, l’augmentation croissante des déversements des eaux usées qu’entraîne l’essor industriel contamine rapidement le fleuve. En 1978, devant l’urgence de la situation, le gouvernement du Québec met sur pied l’ambitieux Programme d’assainissement des eaux du Québec. Le secteur du Vieux-Port est alors soumis à de grands mouvements de rénovation urbaine menant progressivement à une requalification des zones industrielles désaffectées et à la conversion de la vocation industrielle en vocation touristique, un modèle de développement économique qui se retrouve un peu partout ailleurs dans le monde occidental depuis les années 1970 au moins. Les zones riveraines industrielles désaffectées en bordure du Saint-Laurent, qui étaient d’anciens lieux de stockage destinés à l’échange et au transport des marchandises, se trouvent du coup réhabilitées « en lieux de transport des signes d’appartenance à la culture[23] », une culture touristique mondialisée. Rappelons que le quartier historique de la ville est reconnu comme bien culturel du Québec depuis 1963 par le gouvernement du Québec avec la création de l’arrondissement historique et que, depuis 1985, le Vieux-Québec est inscrit sur la liste du patrimoine mondial établie par l’UNESCO. La patrimonialisation des alentours du bassin fait donc partie intégrante des stratégies de mise en représentations de l’espace urbain et joue un rôle crucial dans la marchandisation de la ville comme destination touristique. Jardins éphémères ne pouvait échapper complètement à la vocation touristique du site, fondée sur la mise en oeuvre d’une véritable « politique d’images nécessaire à la concurrence entre les villes[24] ».

Il n’en reste pas moins que le projet admettait des espaces véritablement critiques. Reprenant le découpage en lots de l’espace propre au jardin à vocation collective ou communautaire, les Jardins éphémères évoquaient un autre modèle d’utilisation des sols et d’autres pratiques de sociabilité. Contrairement au parc-jardin, le jardin communautaire (ou collectif), dont la fonction est utilitaire, constitue un espace de socialisation avéré[25]. Il est souvent un espace d’insertion sociale des populations marginales et immigrantes et joue un rôle positif dans les processus de réhabilitation des contrevenants. Pour plusieurs, il contribue à susciter un sentiment d’appartenance à la collectivité qui augmente, du coup, le sens de la responsabilité civique – le Alex Wilson Community Garden à Toronto en constitue un bon exemple[26]. Plusieurs autres exemples corroborent ces particularités, mentionnons entre autres le jardin Héron formé par Équiterre en 1997 sur la rive sud de Montréal, la Ferme du bonheur à Nanterre, en banlieue de Paris (1993), les community gardens new-yorkais, les datchas russes[27]. Historiquement, il est un fait avéré que l’agriculture urbaine sous la forme de jardins potagers collectifs a joué un rôle décisif dans l’apport alimentaire en temps de crise[28]. Les jardins collectifs russes (kolektivnye sady), amorcés dans les années 1930, en sont des exemples probants[29]. En Amérique du Nord, à partir des années 1970 surtout, le modèle du jardin communautaire en milieu urbain est revendiqué par les groupes écologistes qui y voient une solution de revitalisation de lots vacants dévastés, tout en répondant au besoin de « récréation, [de] rapprochement avec la terre, [d’] activité de plein air et [de] recherche d’une saine alimentation[30] ».

Certes, les Jardins éphémères n’étaient pas des jardins communautaires, cependant l’organisation spatiale de l’ensemble (les jardins étaient divisés en lots à la manière des jardins communautaires) ainsi que la dimension participative (même faible) évoquaient implicitement l’idée du jardinage comme moteur de transformation sociale. Le projet intitulé « Jardin en mouvement »[31] de Marie-Josée Matte et Zora Sander intégrait plus spécifiquement une forme participative qui rappelait celle des jardins communautaires tout en intégrant l’idée du déplacement opposé à la sédentarité qu’exige le jardin. Inspirée du concept élaboré par le paysagiste Gilles Clément, fondée sur l’idée de la friche, l’installation était constituée de tonneaux métalliques que les visiteurs pouvaient déplacer et dans lesquels étaient cultivées différentes plantes graminées. L’idée d’utiliser des barils mobiles visait à signifier la présence des sans-abri dans les parcs et les jardins publics. Ce faisant, « Jardin en mouvement » tendait à révéler ce que l’image stéréotypée du jardin à la tenue impeccable tend à occulter, c’est-à-dire le fait que le jardin incarne les paradoxes de la nature humaine. En milieu urbain, n’est-il pas souvent le refuge des exclus ? Le jardin admet, en effet, une socialité parallèle investie par des populations marginales (les travailleurs du sexe, les homosexuels, les itinérants, etc.).

Le projet « Boustrophedon Garden » de Plant Architect[32] comportait également une dimension critique qui touchait la question de la mobilité, mais aussi de l’équilibre écologique. Inspiré de la division des terres le long du fleuve et des vues de Champlain sur l’exploitation agricole, Plant Architect a conçu un jardin potager en 3D, muni d’un système de pesées (cordes, poteaux et poulies) permettant d’enregistrer de façon systématique et continue les données relatives à la croissance des plantes. Le titre du projet évoque d’ailleurs la dimension « volumétrique » du projet, le boustrophédon étant un système d’écriture dont le sens change d’une ligne à l’autre. Il s’agissait de montrer ce qu’impliquent la domestication des plantes et la production de nourriture, de mettre à jour l’impact de l’agriculture sur le façonnement du paysage et, surtout, d’inviter le visiteur à réfléchir aux rapports complexes entre les besoins humains et l’équilibre biologique de l’environnement naturel. Avec une économie de moyens, « Growing Downtown », constitué de cubes illuminés dans un espace habité par des arbres plantés de façon ordonnée, se présentait comme un commentaire poétique sur l’urbanisation croissante des sociétés humaines et son impact sur l’environnement naturel.

« Wampum 400 »

L’installation « Wampum 400 »[33] présentait, quant à elle, une critique sévère du passé colonial de Québec. Cisneros et Robertson ont imaginé un immense wampum et un jardin dans un espace strictement circonscrit par une clôture métallique. Les intentions des artistes étaient de « refaire une alliance qui inclut les autochtones, de démontrer les savoir-faire des autochtones et de dénoncer la situation des Autochtones passée et actuelle[34] ». Comme ils l’expliquent, il avait été planifié que le grillage délimitant l’installation mesure douze pieds de hauteur et qu’il n’offre aucune ouverture permettant d’accéder au parterre de plantes et de fleurs et au wampum qu’il gardait. Il s’agissait de renverser la posture coloniale en plaçant les visiteurs dans une position d’exclusion et d’enfermement. Cisneros et Robertson durent cependant renoncer à cette proposition radicale. Il fut concédé de fixer la taille du grillage à dix pieds et de pratiquer deux ouvertures dans le grillage pour permettre la circulation des visiteurs[35]. À l’intérieur du périmètre délimité par la clôture, Cisneros et Robertson avaient ensemencé divers végétaux et arbustes indigènes. Un parterre d’immortelles blanches symbolisait les Inuits, des troncs d’arbres gisant au sol renvoyaient aux Premières Nations du Québec et de jeunes cèdres symbolisaient la renaissance. Les artistes avaient fixé sur la paroi intérieure de la clôture une ceinture constituée de panneaux en guise de wampum. Ces panneaux furent principalement réalisés en atelier avec des végétaux[36] tressés, tissés et attachés. Robertson a notamment utilisé de l’écorce de bouleau, découpée en languettes qu’elle a ensuite tressées. Puis elle a imité la forme de petites perles en assemblant de fines tiges de bois qu’elle avait préalablement creusées[37].

« Wampum 400 » s’inscrivait dans le prolongement d’un engagement tangible des créateurs envers des modèles renouvelés de gestion du territoire. Dans leur pratique artistique respective, Cisneros et Robertson ont imaginé des modèles fondés sur un rapport durable à l’environnement naturel : « Territoire culturel »[38] et « Parc sacré/Kanatukuliuetsh uapikun » (Mashteuiatsh). Administré à la manière d’une pourvoirie, le concept « Territoire culturel » propose une approche socioécologique de l’art fondée sur l’utilisation de la flore naturelle et des résidus de l’industrie forestière à des fins culturelles. Le Parc Sacré de Mashteuiatsh est un organisme à vocation communautaire. L’Association du Parc Sacré a été fondée en 2001 par Luc Lévesque, Yves Rivard, Sonia Robertson, des membres d’Atlanta conception et des membres de la communauté. Le rôle de Parc Sacré, assure Sonia Robertson, est de « sauvegarder et de transmettre des savoirs et des connaissances liés aux plantes médicinales, mais aussi d’aider la communauté à développer davantage d’autonomie à travers divers projets d’économie sociale[39] ». Les plantes thérapeutiques furent d’abord cultivées près du Musée amérindien et de la résidence des Aînés, Tshitshemishk. Le site se veut en outre un lieu d’échanges et de rassemblements[40]. Les principaux matériaux utilisés pour réaliser « Wampum 400 » respectaient l’esprit de récupération mis de l’avant par ces projets personnels. Les végétaux qui ont servi à la fabrication de l’installation ont été cueillis sur les terres des régions qu’ils habitent.

Philosophiquement, l’idée du jardin paraissait incompatible avec les valeurs autochtones. Selon Cisneros, le jardin est « une invention européenne, ou méso-américaine, ou asiatique, mais pas une réalité pour les autochtones du nord, peuples nomades » ou semi-sédentaires, d’où l’absurdité, selon lui, d’appliquer le concept de jardin à une oeuvre autochtone. À ses yeux, « [l]es nomades d’ici étaient des cueilleurs et chasseurs […] ils possédaient au mieux de grands vergers sauvages […] où se constituait l’essentiel de leur récolte de fruits, mais qui avaient peu à voir avec les jardins domestiqués, potagers ou ornementaux des blancs [sic][41] ». Cisneros renvoie ici aux peuples autochtones nomades, sociétés qui nourrissaient une conscience aiguë de la finitude écologique et spatiale de la terre. Or, comme le rappellent Deleuze et Guattari, pour le nomade le rapport à la terre se constitue par la déterritorialisation à l’opposé des sédentaires « inséparables d’une orientation ferme et constante », d’un État de droit dont le pouvoir est ultimement fondé sur un contrôle rigoureux du territoire[42]. Par définition, le jardin exige un mode de vie sédentaire, ancré dans un territoire et fondé sur la propriété privée et l’exclusion. Le nomade occupe un « espace global » tandis que « l’espace sédentaire est strié, par des murs, des clôtures et des chemins entre les clôtures, tandis que l’espace nomade est lisse, seulement marqué par des traits qui s’effacent et se déplacent avec le trajet[43] ». Dans « Wampum 400 », l’élément qui incarnait le mieux le nomadisme, le « matériau-force » (que Deleuze et Guattari opposent à la « matière-forme ») était le végétal. N’était-ce pas, en effet, le végétal qui réalisait et signifiait formellement et physiquement l’idée d’alliance dans « Wampum 400 » ? Les plants du parterre devaient progressivement recouvrir de plus en plus la clôture au cours de l’été. Tout en parcourant et en unifiant les grands tableaux du wampum, les jeunes tiges échappaient ultimement au contrôle de la grille.

« Wampum 400 » traduisait l’antinomie fondamentale qui fonde deux systèmes de pensée et de valeurs, l’une occidentale linéaire, fondée sur la propriété privée, et l’autre autochtone et circulaire, fondée sur l’interdépendance. « Wampum 400 » devait évoquer le respect capital envers la nature que nourrissent les sociétés autochtones traditionnelles. Comme l’explique George Sioui, les communautés autochtones traditionnelles partagent une déférence envers la nature :

[…] l’échelle de la supériorité civilisationnelle est en quelque sorte à l’inverse de l’échelle européenne. Alors que mesurée à cette dernière, la civilisation la plus avancée est une civilisation technique, une civilisation du confort et de la gestion du risque ; pour les Wendats, la supériorité est affaire de spiritualité, d’accès par la nature au monde surnaturel[44].

Afin de respecter ces valeurs, « l’espace-jardin » de « Wampum 400 » était conçu à l’origine comme un espace de recueillement. On voit poindre ici la dimension spirituelle attachée à la terre, comme on la retrouve dans nombre de mythes d’origine autochtone. Dans les faits, la circulation des visiteurs de « Wampum 400 » compromettait la valeur sacrale du parterre de fleurs et de jeunes plantes. Les visiteurs posaient, à leur insu, des gestes de profanation et de sacrilège. Quant au wampum proprement dit, il évoquait l’idée d’une chaîne d’alliance qui devait symboliquement réunir les peuples autochtones artificiellement dispersés par les politiques gouvernementales coloniales au fil de l’histoire. Le wampum comme « motif » évoquant à la fois l’alliance et l’espoir d’un avenir meilleur traverse la pratique de Sonia Robertson. On le retrouve notamment dans son oeuvre intitulée Refaire l’alliance (2005).

Si le wampum évoquait assurément l’alliance, le dispositif de présentation (le grillage) avait également pour effet de dénoncer le mutisme dans lequel le wampum traditionnel a été progressivement enfermé au cours de l’histoire canadienne. Il est un fait bien connu que les colliers de wampum ont joué un rôle légendaire dans les échanges intertribaux autochtones ainsi qu’entre Européens et Amérindiens en Amérique du Nord. Les wampums ont revêtu une fonction diplomatique capitale lorsqu’ils furent échangés lors de traités ou d’ententes formelles. L’étude éclairante de Jonathan Lainey sur les colliers de wampum de la collection du Musée de la civilisation de Québec montre que, jusqu’au xixe siècle, les wampums ont servi de véritables supports visuels à celui qui devait porter et transmettre les termes d’une entente. À l’instar de Fenton[45] et de Foster[46], Lainey opère une distinction entre les wampums confédéraux et les wampums à usage commun. Les premiers, assure-t-il, furent conservés de génération en génération et servaient à conclure et à concrétiser une entente. Leur relecture régulière permettait de réitérer les conclusions de l’entente. Cette relecture concourait assurément à la socialisation de l’accord et revêtait une importance capitale quant au maintien de ses principes fondateurs[47]. Or on sait à quel point les transactions commerciales et la mise au rancart dans les musées des objets culturels et cultuels autochtones ont contribué à étrangler cette voix. Muselé, « Wampum 400 » dénonçait le sort réservé au wampum historique ainsi qu’aux communautés autochtones confinées dans les réserves. Le choix du wampum comme « motif » constituait un geste politique explicite qui faisait écho aux revendications autochtones contemporaines. On se souviendra que la célébration de la fondation de Québec coïncidait avec le refus du gouvernement conservateur canadien d’appuyer la Déclaration internationale des droits des peuples autochtones (qui prévoit le respect des droits ancestraux, territoriaux, issus des traités) adoptée par l’ONU le 13 septembre 2007, une position durement dénoncée par Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador[48]. Dans ce contexte géopolitique particulier, l’idée de faire une oeuvre dénonçant le mutisme dans lequel la voix autochtone est confinée s’est rapidement imposée.

À y regarder de plus près, l’esthétique de « Wampum 400 » produisait encore d’autres effets de détournements qui n’étaient pas nécessairement planifiés au départ par les artistes[49], mais qui étaient bel et bien tangibles pour l’oeil averti. Par exemple, l’un des panneaux du wampum était décoré d’un motif à chevrons qui rappelait les tableaux de Kenneth Noland, artiste canonique de l’abstraction postpicturale américaine. Les « gisants », autant de statues représentant des morts étendus, rappelaient quant à eux les assemblages au sol du sculpteur minimaliste Carl Andre. Enfin, la clôture qui évoquait la grille moderniste reprenait métaphoriquement les fonctions assumées par le musée, c’est-à-dire la sauvegarde et la conservation, mais aussi l’institutionnalisation, l’enfermement et la décontextualisation. « Wampum 400 » opérait donc un renversement de la position d’autorité qu’occupent le musée et l’art moderne en muséifiant, à son tour, des motifs associés aux oeuvres canoniques du modernisme formel et en dénonçant la décontextualisation de la culture autochtone dans les musées. Par un processus d’appropriation et de transferts culturels, il constituait un espace cathartique, tout en évoquant très fortement l’anxiété et les sentiments de perte de contrôle, de peur et de vulnérabilité liés à l’appropriation et la dépossession culturelles. Finalement, on peut comprendre le projet « Wampum 400 » comme un espace de restauration symbolique et de dénonciation. Hétérotopique, « Wampum 400 » fonctionnait comme un lieu de contestation « de tous les autres espaces[50] ». Il incarnait la fracture sociale tout comme le jardin public qui, en réalité, admet des événements perturbateurs, du vandalisme, voire des actes de violence.

Conclusion

Si l’on tient compte des considérations qui précèdent, l’idée de la rencontre, qui fut, rappelons-le, le thème général de l’ensemble des jardins, paraît quelque peu contentieuse. Les Jardins éphémères incarnaient des visions nourries d’ambitions et de valeurs parfois contradictoires : des visées et des enjeux propres aux parcs-jardins, d’autres caractéristiques plus spécifiques aux jardins communautaires en milieu urbain et des éléments plus subversifs mettant à jour l’épistémologie et l’ontologie profondément colonialistes du jardin idéel. Le site d’implantation du projet, une zone patrimoniale, ainsi que les sous-thèmes qui misaient sur l’histoire seigneuriale et coloniale de Québec participaient nécessairement à la mise en représentations de la ville, une stratégie marchande touristique répandue dans la conception des parcs-jardins en milieu urbain.

Les jardins intégraient une certaine dimension participative, souvent ludique et conviviale. Le visiteur était tantôt invité à réfléchir à une conception rêvée de l’espace urbain, à ensemencer la terre ou simplement à se reposer. Ces fonctions ludiques et apaisantes satisfaisaient la vocation curative, tant sur le plan physique que psychologique, du jardin traditionnel. Ce choix, certes tout à fait légitime dans le cadre des festivités de l’été 2008, ne contribuait cependant pas à penser la fracture sociale dans l’espace du jardin lorsqu’il n’était pas accompagné d’une dimension critique. S’en trouvait reconduite une vision idéelle du jardin comme une oasis, une zone assainie capable de débusquer par la domestication ce qui est perçu comme la « barbarie », l’abject et le sauvage, voire le nomade. Dans les faits, le parc-jardin et le jardin communautaire admettent la fracture sociale. Le parc-jardin est souvent fréquenté par des communautés marginales et, paradoxalement, le jardin communautaire s’avère parfois un lieu d’exclusion, bien qu’il constitue généralement une stratégie efficace de réinsertion sociale. On y trouve, en effet, des comportements qui reconduisent des attitudes d’appropriation individuelle de l’espace public : « The presence of locks and fences around the garden has made the community garden a physical exclusionary space where access is determined by the managers and those directly involved with the garden[51] ». D’ailleurs, cette dimension du jardin communautaire justifie en partie l’appui mitigé qu’il reçoit de la part de certaines administrations publiques qui y voient des projets relevant en définitive de la sphère privée, voire domestique. Laura Lawson explique : « While gardening is considered good for people and communities, it is not necessarily a “public good” to be secured in the public domain[52] ». Parce que le jardin communautaire est constitué de plusieurs lots gérés de façon individuelle, il comporte certaines contradictions. Il incarne à la fois des formes nouvelles de sociabilité tout en continuant de souscrire à une logique individuelle :

Car si les usagers des jardins communautaires se voient attribuer une parcelle individuelle de terre, celle-ci est adjacente à d’autres […]. [L’ambiguïté du jardin communautaire] repose sur le fait qu’il est à la fois public et réservé, à la fois espace collectif et espace individualisé. L’espace public du jardin ne s’oppose-t-il pas à l’espace approprié et individualisé de la parcelle[53] ?

Certaines installations des Jardins éphémères comportaient une dimension critique qui permettait de penser une telle réalité sociale ainsi que les attitudes d’exclusion et d’appropriation que suppose le jardin idéel. L’installation « Jardins en mouvement » évoquait à la fois la mobilité des sans-abri dans les jardins publics et les déplacements qu’impliquent les manipulations agricoles. Dans la perspective postcoloniale des démarches personnelles de Cisneros et Robertson, « Wampum 400 » mettait à jour les paradoxes entre le jardin et les valeurs sociales et spirituelles des communautés autochtones traditionnelles nomades. Ce faisant, l’installation interrogeait les fondements épistémologiques et ontologiques du jardin. « Boustrophedon Garden » et « Growing Downtown » invitaient le visiteur à réfléchir aux impacts écologiques et sociaux qu’impliquent l’urbanisation et l’exploitation agricole.

En définitive, Jardins éphémères s’est avéré un cas paradigmatique, puisqu’il a permis de mettre en lumière les grands enjeux actuels rattachés à l’aménagement paysager en milieu urbain. Jardins éphémères faisait coexister dans une tension-limite (pour reprendre une expression de Deleuze et Guattari) différentes traditions artistiques, différentes conceptions de l’espace touchant les rapports nature/culture et art/vie. Si la fondation de Québec a marqué la victoire de l’État, d’une structure de pouvoir fondée sur l’ordonnance, la règle et l’assujettissement de tout et de tous, sur le nomade vaincu, celui-ci demeure irréductible.