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Le dernier livre de Bernard Andrès est une tapisserie hypertextuelle méticuleuse et originale. Inspiré par les historiens Wallot, Deschêne, Linteau, Courville et Bouchard, qui tour à tour ont observé l’histoire des habitants de la vallée laurentienne en zoom rapproché ou en prise de vue continentale, le travail d’Andrès fonctionne lui aussi du canevas au petit point. Son ouvrage est étendu sur une période de l’histoire littéraire d’avant les Lettres, que l’auteur raccroche au présent grâce à une philosophie contemporaine de l’histoire (Ricoeur, Nora) et à sa méthode sociocritique. Ce livre est à mettre en relation avec les travaux de Michel Biron, de Lucie Robert et de Benoît Melançon, qui sont d’ailleurs cités comme travaillant eux aussi à leur manière sur ce que Bernard Andrès appelle « l’hypotexte de l’historiographie québécoise » (p. 56).

Bernard Andrès propose une incursion archéologique dans le littéraire canadien inspirée par la pratique sociocritique de Marc Angenot et par son vocabulaire conceptuel, dont « la sociogenèse de l’énonciation » littéraire (p. 33). La nouveauté de cette publication tient dans son approche, appliquée à un corpus inventé (dans le sens d’inventio), afin de contribuer à l’analyse et à la dissertation, au détour de correspondances, d’éditoriaux, de journaux de voyage, d’observations faites par des soldats, de pétitions, de chansons-poèmes ou de comédies lyriques, afin de faire voir se développer quelque chose comme un « grand récit » du Canada du XVIIIe siècle, que l’auteur a la bonne idée de mettre en relation polyphonique avec les autres grands récits éclairés à l’anglaise, à l’allemande ou à la française, entre utopie refondatrice et américanité.

Le propos s’ouvre sur une discussion des plus intéressantes sur la monumentalisation du document (Foucault) et une prise de position ambitieuse sur la légitimité d’une telle entreprise : l’importance de considérer les archives littéraires comme les traces d’un imaginaire et d’un identitaire canadiens (monuments) et non plus seulement comme des documents (passeurs d’information).

La première partie de l’ouvrage est en somme l’énonciation de la théorie littéraire qui rend possible la synthèse d’un travail de grande haleine commencé depuis une vingtaine d’années. Aussi le propos plonge-t-il dans une brève description des terroirs de la protolittérature et campe ses « protoscripteurs ». Sans cesse explicatif de sa démarche méthodologique, renforçant telle ou telle position du lecteur critique, du concepteur de corpus et de l’analyste – entre l’archéologue et le narrateur –, Andrès visite des sources secondaires, dont les travaux de Réal Ouellet et de Maurice Lemire, et présente des sources primaires : les écrits des Lahontan, Bégon, Charlevoix et des Hospitalières. L’auteur se permet par ailleurs de fréquents allers-retours entre le xixe siècle de l’historiographie nationale, la littérature de l’identité nationale des années 1970 et 2000 et la Nouvelle-France, en raison de l’importance accordée à la Conquête comme tournant de l’identitaire canadien entre personnage et sujet.

La seconde partie offre au lecteur un récit de voyage, en particulier celui du parcours de certains morceaux choisis dans la littérature et l’historiographie canadiennes, canadiennes-françaises et québécoises. Sur les textes de Lahontan, par exemple, on verra comment une indication favorable sur les Canadiens datant de 1703 fait son chemin jusqu’en 2008, suivant cet argument, pour en visiter les méandres, que « la culture d’un peuple ne se limite pas à ses connaissances livresques » (p. 80), d’où l’intérêt de poursuivre l’enquête sur « l’outillage mental » des anciens Canadiens (p. 80) entre la tradition orale et l’emploi local de la presse à imprimer. L’étude du cas des aventures de Beauchêne rédigées par Lesage offre elle aussi un autre type d’analyse de déplacement, entre voyage et métaphore, entre le document d’archives et l’effet de réel de la fiction. Le lecteur est convié à une réflexion sur la qualité, la couleur et l’authenticité du matériau (hypotexte) permettant à de nombreux auteurs de célébrer longtemps le succès obtenu en se nourrissant de cette même « histoire ». L’analyse de la fable de Sagan va dans le même sens. Andrès y présente la nature complexe, voire plurielle, de la source, passant de l’oral à l’écrit, puis de l’administratif au littéraire. Libertinage de moeurs, libertinage d’esprit (p. 97), l’Iroquoise (Madame Bégon) fera peut-être davantage qu’écrire des lettres, jusqu’à allumer des « Lumières clandestines » en Nouvelle-France (Geneviève Artigus-Menant, citée, p. 98).

Le coeur du propos cerne le « Grand Récit » de la Conquête entre deux états – sans jeu de mots – : celui de la défaite française et du nouveau départ canadien (« re-départ », p. 99). Selon Andrès, les chansons du temps de ce changement d’allégeance s’avèrent intéressantes pour l’étude de « la consolidation de l’identitaire canadien » (p. 119), en particulier pour l’érection de monuments héroïques et le réinvestissement du terme patrie. Mais alors qu’Andrès donne la paternité de ces textes de chansons à des apprentis poètes, il semble plutôt qu’après avoir interrogé ces mêmes documents à la lumière des travaux de Charles Doutrelepont, ces chansons-poèmes soient en fait de parfaits pastiches de chansons françaises plus anciennes (dans certains cas, d’origine médiévale) dans lesquelles on aurait remplacé le nom des personnages et des lieux. Difficile, néanmoins, de ne pas être d’accord avec Andrès lorsqu’il mise sur ces textes pour illustrer la fondation d’un sentiment d’appartenance au Canada, puisque ces chants claironnent la toponymie et le panthéon de la Nouvelle-France, qu’il considère comme un nouveau patrimoine.

La troisième partie du livre revisite cinq moments de l’historiographie littéraire de la conquête (trauma, paix négociée, début du fait littéraire, espace public et censure), donnant ici la parole aux pétitionnaires, poètes et éditorialistes. Pour le lecteur d’Yvan Lamonde et de Denis Saint-Jacques, cette dernière partie semblera peut-être déjà lue s’il n’est pas attentif au propos hyper contemporain d’Andrès, qui, à l’aune des discours sur la laïcité et des accommodements raisonnables, souhaite voir des Lumières là où plusieurs n’ont vu que de l’encre. Si, tout au long du texte, une valse-hésitation entre les termes Québécois et Canadiens aurait dû être évitée, et s’il manque une à Wolfe en page 136, l’auteur de ce livre mérite qu’on remarque une de ses formulations-trouvailles. En effet, « la conquête, noeud de mémoire » est une expression qui ne manquera pas d’être citée à l’avenir.

Le goût d’Andrès pour les archives plurielles transpire dans le titre Histoires littéraires des Canadiens au xiiie siècle. À voir tous les types de récits émaner de plusieurs matériaux, documents épars par leur nature et par leur distribution sur la ligne du temps et sur la carte du monde occidental, cependant reliés par la volonté de Bernard Andrès de les monumentaliser, de leur donner un sens, ensemble, il est possible d’imaginer une fresque peinte à plusieurs auteurs, sur plusieurs années, laissant çà et là apparaître une image plus ancienne, à la façon dont les fresques étaient peintes sur un enduit humide, pour permettre aux pigments de pénétrer dans la masse et aux couleurs de durer plus longtemps. On aurait peut-être dû insister sur un autre pluriel dans le titre, celui des « xviiies siècles ».