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Droit d’entrée[1] : la réussite artistique dans le contexte institutionnel

Au Québec, en arts et en culture, comme d’ailleurs en sciences et en sciences humaines et sociales, l’allocation des ressources par des organismes indépendants se fait par un mécanisme fort connu : le système d’évaluation par les pairs, avec la participation d’artistes et de spécialistes en art aux comités d’évaluation ou à des jurys. Ce mode d’évaluation limite l’ingérence politique tout en attribuant aux comités le pouvoir de sélection des projets et, par là, de consécration des artistes[2]. Les bourses ou les subventions accordées par de tels organismes donnent en effet à des artistes l’accès à des ressources nécessaires pour accomplir leur projet de création, en plus de leur fournir une reconnaissance de leurs pairs, ce qui légitime leur pratique et leur statut d’artiste.

Mais comment se prennent concrètement ces décisions ? Quels sont les critères qu’utilisent les jurys ? Peu étudié, méconnu, ce système d’évaluation par les pairs suscite parfois des interrogations au sein de la communauté artistique, car la « sélection » de projets, et de fait la consécration d’artistes, conduit à favoriser certaines formes d’art au détriment d’autres.

L’évaluation des arts, notamment des arts contemporains dans un contexte institutionnel, est, il est vrai, problématique. En matière de la reconnaissance de la qualité artistique, nous faisons face à une pluralité de critères[3], ce qui rend la définition et la signification de la contemporanéité esthétique une tâche de plus en plus ambiguë. Bien que, dans le monde de l’art contemporain, on privilégie des critères comme la rareté[4], l’originalité ou l’authenticité[5], il reste que ces critères sont perçus et identifiés différemment selon l’évaluateur et le contexte d’évaluation.

En général, l’attribution d’une valeur aux oeuvres d’art contemporain participe de la compétence d’un ensemble d’acteurs qui font partie de réseaux de l’art[6], à savoir les pairs, les critiques, les galeristes, les conseillers, les collectionneurs privés ou publics, les musées et, finalement, les publics. La valeur des oeuvres s’associe ainsi à la position de l’artiste sur la scène locale et mondiale, à sa réputation, aux évaluations des experts et aux appréciations du marché[7]. De cette façon, la diversité d’experts et la pluralité des critères et de leurs interprétations rendent compliquée toute évaluation consensuelle de la valeur artistique.

Notre étude porte sur les comités d’attribution de bourses dans le cadre du programme Recherche et création en arts visuels[8] du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). Notre corpus de données comprend à la fois des observations in situ des délibérations de quatre comités[9] et des entrevues avec des membres des comités observés[10]. Dès lors, il s’agit d’une enquête exploratoire et, en ce sens, nos résultats ne peuvent être généralisés qu’avec prudence.

Tout comme le Conseil des arts du Canada à l’échelle canadienne[11], le CALQ joue un rôle central dans le domaine des arts et des lettres au Québec : en offrant aux boursiers les conditions pour créer, l’organisme façonne des trajectoires artistiques et dessine en même temps une partie importante du paysage artistique national. Organisme d’État, le CALQ[12] se porte garant, en tant que médiateur entre l’État et la communauté artistique, de l’indépendance des jurys. Dans ce contexte, l’exigence d’impartialité et d’objectivité est très forte dans la prise des décisions. D’ailleurs, par souci de transparence, le CALQ définit clairement les critères et les procédures d’évaluation.

La question que soulève habituellement l’évaluation par les pairs est la suivante : les décisions sont-elles « biaisées » ? Mais derrière cette question, il y a en a une autre, plus fondamentale : sur quels critères se base l’évaluation ? Répondre à cette question, c’est analyser le rapport entre l’évaluation artistique et l’attribution de bourses, notamment la façon de « percevoir » la qualité et la valeur d’une candidature en arts visuels, les types d’arguments qu’on élabore en comité et les critères qui sont utilisés pendant les délibérations. Dans cette perspective, les valeurs artistiques ne se définissent pas ex nihilo, mais in situ, dans des situations (les comités d’évaluation par exemple) et dans un contexte institutionnel précis (le CALQ). L’évaluation artistique s’inscrit donc dans des dynamiques sociales concrètes et particulières.

Le processus d’évaluation se compose de plusieurs étapes où différents acteurs sont conviés. Une fois les candidatures reçues, les chargés de programme vérifient leur admissibilité au programme, puis, à partir d’une banque de données dont dispose le CALQ, ils mettent en place un comité d’évaluation formé de trois à six membres, en s’assurant qu’il soit le plus représentatif possible en fonction de divers aspects tels que l’âge, le genre, l’expérience, le lieu de résidence (Montréal, Québec ou régions) et la discipline pratiquée (la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie, l’installation, les techniques mixtes ou la performance).

L’évaluation se réalise à partir de critères et de pondérations déterminés par le Conseil : la qualité du travail artistique (40 %), l’intérêt du projet par rapport à la démarche artistique et l’évolution de l’oeuvre (30 %), l’intérêt du projet par rapport à la discipline (10 %), l’apport ou le rayonnement de l’artiste dans sa communauté (10 %), ainsi que la faisabilité du projet et le réalisme des prévisions budgétaires (10 %). Les informations à la disposition des membres des jurys qui procèdent à l’évaluation des candidats sont, d’une part, le dossier, y compris le curriculum vitae, le projet de création, le budget demandé et les extraits de revue de presse sur l’oeuvre du candidat et, d’autre part, un échantillon de leurs travaux précédents. Les membres des comités ont donc en main, avec les objectifs du programme, les critères et les pondérations, et ils sont régulièrement « guidés » par les chargés de programme, qui répondent aux questions des membres sur la procédure elle-même.

L’évaluation des arts est un système complexe qui comprend non seulement des étapes administratives mais aussi, pour reprendre l’expression de Boltanski et Thévenot, des « épreuves[13] ». Dans son étude de l’évaluation des arts dans une commission municipale d’achat en France, Heinich distingue « les trois moments du jugement[14] », qui sont autant d’épreuves que traversent les candidats avant d’être sélectionnés. Ces épreuves, nous les appelons l’appartenance à l’art contemporain, l’authenticité et la professionnalité.

Dès que les jurys se réunissent pour délibérer, la procédure d’évaluation des candidats débute par l’identification des artistes appartenant au champ de l’art contemporain : sont éliminés les artistes dont la production récente n’est pas jugée contemporaine. Ensuite, les artistes sont jugés par rapport au degré d’authenticité de leurs productions. Des aspects tels que l’originalité et la singularité sont les critères récurrents à cette étape de l’évaluation. Enfin, lorsqu’il faut choisir entre diverses candidatures d’égale qualité et qu’il n’y a pas de consensus sur la primauté d’une candidature, l’attention se tourne vers les circonstances personnelles et professionnelles d’un candidat : bourses antérieures, expositions à venir, âge, discipline artistique et lieu de résidence du candidat. Cette troisième épreuve est celle de la professionnalité.

Nous allons décrire chacun de ces trois moments ou épreuves pour ensuite analyser les divers arguments qui, élaborés tout au cours des délibérations, amènent les membres des jurys à expliciter les critères qu’ils prennent en compte dans l’évaluation des candidatures. L’analyse des arguments nous permet aussi de repérer les critères qui font partie de chacune des « épreuves » de l’évaluation et d’ainsi saisir leur poids dans la sélection des boursiers.

Première épreuve : l’appartenance à l’art contemporain

Le parcours pour l’obtention d’une bourse commence avec la reconnaissance du candidat comme « artiste » et de son oeuvre en tant que création « contemporaine », c’est-à-dire propre au monde de l’art contemporain. En raison de la rapide succession des styles dans les arts visuels contemporains, une telle identification-reconnaissance d’une oeuvre d’art est problématique.

La majorité des experts, des historiens de l’art, des critiques et des conservateurs situe l’apparition de l’art contemporain en 1969 lors de l’exposition séminale Quand les attitudes deviennent forme, organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne, en Suisse[15].

L’appartenance d’une oeuvre au monde de l’art contemporain est le résultat d’une « sélection » dont le critère le plus important est sa « congruence avec le présent », ce qui implique « une rupture avec le passé, constitutive de ce qui est devenu un nouveau “paradigme” esthétique, une nouvelle définition du sens de la normalité en art[16] ».

Cette caractérisation est utilisée par les membres du jury au CALQ, qui font la distinction, proprement esthétique, entre les oeuvres des candidats qui produisent de l’art contemporain et celles des candidats qui créent d’autres genres d’art, par exemple des oeuvres qui répondent à des canons ou à une esthétique d’une autre époque, comme l’art moderne, ou encore de l’art produit par des artistes amateurs qui n’ont aucune relation avec le monde de l’art professionnel. Ainsi, les frontières qui délimitent la pratique contemporaine ne sont pas reliées à la qualité d’exécution ou à la beauté, mais plutôt à une façon de créer qui fait partie des conventions actuelles. Les évaluateurs y font référence pendant les entrevues : « Je vais soutenir des projets qui faisaient partie de l’art actuel. Donc, pas juste un art qui est contemporain parce qu’il est fait de nos jours, mais un art qui parle des enjeux, de ce qui se passe dans le monde de l’art contemporain aujourd’hui. » (Évaluateur A) Notamment, au sein des comités observés, l’absence de « contemporanéité » est associée au caractère commercial ou naïf d’une oeuvre. Il s’agit d’oeuvres qui répondent plutôt au goût dit « populaire », qui s’adressent aux touristes, comme les paysages ou les peintures qui recréent des motifs d’ordre folklorique ou traditionnel.

L’art contemporain constitue un monde très spécialisé qui n’est accessible qu’à un petit nombre d’experts[17]. La création actuelle est par ailleurs étroitement liée à la professionnalisation de la pratique artistique associée, d’un côté, aux institutions (comme les écoles d’art) et, de l’autre, aux réseaux artistiques professionnels. Aussi ne faut-il pas s’étonner si les candidats qui sont éliminés lors de cette première épreuve sont ceux qui n’ont ni une scolarisation élevée ni un grand capital de relations sociales dans les milieux de l’art contemporain au Québec et au Canada. C’est ainsi que « la valeur artistique réside dans l’ensemble des connexions – discours, actions, réseaux, situations, effets de sens établis autour de l’objet[18] ».

Sont aussi éliminés des artistes dont les oeuvres sont qualifiées de non contemporaines, car, aux yeux des membres des jurys, elles « datent ».

J’ai vu deux travaux en sculpture qui, en 1960, auraient été très bons. Maintenant, ça ne marche plus, pourquoi ? Les lignes sont les mêmes qu’en 1960, les lignes n’ont pas changé, les formes, tu sais, ça reste des volumes. Mais pourquoi maintenant elles ne marchent pas ? Parce que ça s’inscrit différemment, maintenant, dans l’époque [...] Ce ne sont pas seulement de critères plastiques, toute sorte de critères de lignes ou des critères de qualité de dessin. Ce n’est pas nécessairement ça. Il faut que ça s’inscrive dans l’époque.

Évaluateur B

Deuxième épreuve : le degré d’authenticité

Si la reconnaissance du statut d’artiste contemporain représente un premier filtrage des candidatures, voire la première épreuve à franchir au sein des concours, la preuve de l’authenticité en constitue un deuxième. Cette fois-ci, l’accent est mis sur une autre dimension de la création artistique : la subjectivité de l’artiste.

Une fois établie l’appartenance des oeuvres et de leurs créateurs au monde artistique contemporain, le questionnement des membres des jurys se tourne vers un autre critère, l’authenticité, qui est d’abord étroitement liée à l’unicité ou à la rareté ; l’oeuvre d’art, affirme Moulin, « est le type idéal du bien rare[19] ».

Pour mieux comprendre la primauté de l’authenticité dans l’identification des objets artistiques, il est nécessaire de faire un aperçu historique du rôle de la rareté dans la définition sociale de l’art. La définition de l’art et de l’artiste remonte à la Renaissance, au moment où s’opère une différenciation plus avancée des sphères d’activités sociales. C’est en Italie de la fin du xve siècle que les activités du peintre, du sculpteur et de l’architecte se distinguent des métiers manuels, accédant ainsi au domaine des arts « libéraux ». Autrement dit, l’artiste devient un créateur en se distinguant de l’artisan. Aux objets produits par les créateurs est associée une image aristocratique, unique et irremplaçable[20]. La condition d’artiste repose ainsi « sur la production d’oeuvres d’art qui concrétisent et expriment des talents particuliers[21] ».

Par la suite, au moment de la première révolution industrielle, au xviiie siècle, s’établit une autre distinction, celle-ci entre les objets industriels et les objets artistiques. Alors que les premiers sont le produit des machines, d’un travail parcellaire ainsi que d’une production en série, les seconds sont le produit de la main de l’homme, du travail indivisé et d’une production d’objets singuliers et uniques. Ces objets sont soustraits à toute utilité ou fonctionnalité. Par conséquent, comme le dit si bien Raymonde Moulin, c’est en « s’attribuant le monopole de production de la sublime gratuité et de la différence essentielle que les artistes du xixe siècle ont sauvegardé la rareté et, par elle, la possibilité de valorisation sociale et économique des biens symboliques dont ils étaient les producteurs[22] ».

Toutefois, la diminution des oeuvres savantes disponibles mettait en péril le renouvellement de ce stock ; en conséquence, des objets relevant de l’archéologie ou de l’ethnographie se sont vus attribuer un caractère artistique. Ainsi, certains objets usuels des sociétés préindustrielles sont entrés dans le champ de la culture populaire. Il s’agit d’objets réalisés sans intention artistique et dotés de fonctions symboliques, qui ne se caractérisent pas à l’origine par la rareté, car ils sont d’abord voués à l’usage des gens. En somme, la rareté des objets obéit notamment aux critères de périodisation et à l’impossibilité de les reproduire. Ce qui fait la rareté de l’oeuvre d’art est finalement associé aux caractéristiques de l’objet et aux conditions de sa production.

Par contre, dans le cas de l’art contemporain, l’attribution de la rareté ne se base plus exclusivement sur les caractéristiques de l’objet ou les conditions de sa production, mais sur l’identité ou le statut de l’auteur : « c’est la signature qui confère à l’oeuvre[,] ou à ce qui en tient lieu, son existence en tant qu’art[23] ». En effet, lorsque les oeuvres d’art intègrent des objets fonctionnels, qui ne sont pas uniques (comme dans les readymades)[24], ou qui sont difficilement reconnaissables selon des critères traditionnels, leur statut dépend davantage de celui de l’auteur. La dévalorisation de l’oeuvre nécessite ainsi la mise en valeur de l’artiste, et l’exigence d’unicité contraint les artistes à se différencier les uns des autres[25].

L’authenticité est la condition de l’accréditation de la singularité d’une création artistique contemporaine[26]. Dès lors, il est nécessaire de garantir que l’objet d’art est relié à son auteur. Pour ce faire, avant l’apparition de l’art contemporain, c’est un corpus de spécialistes – historiens de l’art, conservateurs de musées et experts – qui conservent l’autorité de déterminer l’authenticité de l’oeuvre, c’est-à-dire d’attribuer l’oeuvre à son véritable auteur[27]. Cependant, lorsque les artistes signent des objets dont ils ne sont pas les producteurs, par exemple un urinoir dans le cas de Duchamp, comment peut-on parler d’authenticité ? Comment établir la différence entre un objet commun et une oeuvre d’art ?

Pour le public, le contexte où l’objet est exposé (les musées ou les galeries) fournit un premier référent de son statut. Cependant, les experts doivent au préalable établir le lien entre l’auteur et l’objet à travers l’intention, l’idée et le concept[28]. L’intention « est l’opérateur minimal permettant de reconstruire le lien entre l’objet et le créateur : elle constitue la condition d’authentification de ces jeux sur les limites de l’authenticité[29] ». En effet, l’intention constitue un des aspects centraux dans la reconnaissance de la valeur artistique. Cela est souvent mentionné par les membres du jury lors de la discussion sur ce qui distingue les meilleures candidatures des autres.

Ce qui, dans un projet, peut faire la différence, ce sont les intentions : qu’est-ce que les candidats veulent faire ? Où leur travail va-t-il les amener ? Puis, où l’argent qu’ils vont obtenir pourrait les amener ? Ou encore, vers quoi cela devrait-il les faire évoluer ?

Évaluateur C

[…] quand on écrit le projet, c’est quand même une espèce de projection qu’on fait sur où on pense que la recherche va aller. J’ai beaucoup écrit de projets, […] donc je me suis un peu projeté dans ça, dans le fond, en essayant de me dire : « Est-ce que c’est réaliste ? Est-ce que c’est vraiment une intention ? »

Évaluateur D

Dès lors, la notion d’authenticité permet de doter de sens l’objet ou la proposition artistique. Son identification dans les créations contemporaines repose sur l’interprétation de la subjectivité de l’artiste : il faut lui attribuer une intention[30]. C’est donc dire que l’authenticité de l’oeuvre n’est plus inhérente à l’objet lui-même, elle émane plutôt du discours de l’artiste.

Au dire de Heinich, en plus de l’authenticité, les autres qualités que devraient posséder les artistes sont les suivantes : la sincérité, le désintéressement, l’intériorité, l’inspiration et l’originalité, autant d’éléments qui sont garants de « la transparence entre l’intention du créateur et l’extériorisation de cette intention dans une oeuvre[31] ». Nous allons analyser ces critères à tour de rôle.

Premièrement, la sincérité. Pendant les délibérations du jury, la sincérité est l’un des critères d’évaluation artistique mis de l’avant, tout se passant comme si les évaluateurs cherchaient à savoir si l’artiste dit « la vérité », s’il manifeste ses véritables intentions dans le projet qu’il propose, si c’est vraiment son besoin créatif qui donne naissance à la proposition soumise au concours. Une telle sincérité, caractéristique d’une personnalité authentique, implique le rejet de toute forme de finasserie :

[…] tu sens qu’il y a une certaine cohésion, une certaine sincérité aussi dans la démarche. Ce ne sont pas seulement des idées ramassées à droite et à gauche !

Évaluateur H

La sincérité, je l’ai plusieurs fois répété pendant les discussions avec les membres du jury, « cela se sent ». Comment je la décèle ? Hum, c’est difficile à dire. La sincérité, c’est comme la personnalité – c’est personnel, ce n’est pas quelque chose pris ailleurs, dans les livres par exemple.

Évaluatueur E

Le parcours de l’artiste peut, s’il témoigne d’une cohérence, rendre crédible, aux yeux des membres du jury, la sincérité d’une proposition artistique. D’un point de vue théorique, la sincérité en tant que « condition de l’efficacité symbolique » requiert donc un accord entre « les attentes inscrites dans la position occupée […] et les dispositions de l’occupant[32] ».

Deuxièmement, le désintéressement. Étroitement lié à la sincérité, le désintéressement est un autre critère pris en compte lors de l’évaluation des candidatures : par désintéressement, on veut dire le dévouement complet à l’art, sans recherche d’avantages matériels ou symboliques, à savoir les honneurs, la gloire, la célébrité. De telles récompenses sont acceptables seulement en tant que conséquence du travail, jamais comme motivation première[33]. En effet, avoir des intérêts autres qu’artistiques représente la trahison des valeurs propres au monde de l’inspiration, pour reprendre l’expression de Boltanski et Thévenot[34]. La seule accumulation dont l’artiste peut profiter légitimement, c’est le capital symbolique, autrement dit, de se faire un nom[35].

[Nom du candidat], c’est quand même un bon artiste, mais c’est comme un homme d’affaires-artiste, et c’est très mal vu en art. On a beaucoup de réticences. C’est quelqu’un qui est plus à l’argent qu’à la création.

Évaluateur E

On est presque dans l’ère du soupçon, des membres pouvant même laisser entendre, lorsqu’ils ont une connaissance personnelle des candidats, qu’un artiste adopte des valeurs d’ordre économique au lieu de valeurs propres à la création. L’accès à de telles informations privilégiées peut ainsi servir à appuyer des jugements sur les intentions, la sincérité et le désintéressement des candidats.

Par ailleurs, puisque les membres des jurys défendent l’intériorité de l’artiste comme la seule source d’inspiration et qu’ils veulent s’assurer que les artistes visent exclusivement des fins artistiques, ils ont tendance à mettre à l’écart les attentes du public ou des galeries commerciales d’art[36], surtout lorsqu’ils pensent que l’artiste ne cherche qu’à plaire. Dès lors, le jugement sur l’intériorité de l’artiste passe forcément par l’interprétation de ses intentions :

[Nom du candidat] est trop dans le coup, ça me dérange un petit peu. […] Il fait du bon travail, mais trop dans le coup, trop à la mode, ça m’ennuie, il ne se passe rien. Il est intelligent, capable de faire ce qu’il faut pour être dans le coup.

Évaluateur D

L’oeuvre de [nom du candidat] est loin de mes sensibilités, c’est de la bébelle : les éléments qui composent son oeuvre sont décoratifs, sont inutiles, mais ils sont là parce que ça fait beau.

Évaluateur C

Troisièmement, et finalement, l’originalité constitue un des critères de l’épreuve de l’authenticité. L’originalité comporte diverses connotations, dont l’une est la personnalisation[37]. Rappelons que la personnalisation constitue la pierre angulaire de la différenciation entre l’artisan et l’artiste depuis la Renaissance. L’émancipation de l’individu d’un ordre fondé sur la collectivité laisse une empreinte définitive dans l’identité de l’art et du statut de l’artiste. L’originalité de la création suppose ainsi « l’exécution personnelle de l’oeuvre par l’auteur, dans toutes les phases de l’exécution[38] ».

On ne s’attend pas à ce que les oeuvres soient des copies d’autres artistes, il faut que ce soit un univers qui correspond à l’artiste. C’est son univers, et que tous les univers peuvent être exploités, mais plusieurs fois c’est arrivé que c’est pas personnel, c’est une recette. Ça, c’est mis de côté très rapidement. Même si c’est très esthétique, si ce n’est pas personnel, pour moi, c’est un projet à abandonner.

Évaluateur E

Dans la course à l’originalité, l’artiste contemporain est censé s’approprier une façon de faire de l’art qui ne soit pas attribuable à quelqu’un d’autre. Cependant, les artistes ne créent pas dans l’isolement culturel, historique ou social. En fait, les oeuvres d’art sont le produit d’un travail collectif où divers acteurs du monde de l’art interviennent[39]. Dès lors, s’il est un défi qui est posé aux artistes concernant l’originalité, c’est d’inscrire leurs propositions en continuité avec leurs oeuvres précédentes tout en créant quelque chose de nouveau :

C’était comme une peinture fameuse des années 1960, alors quand on voit ça, c’est « OK ! », il peut peindre, il sait comment utiliser les matériaux intérieurs, mais il a fait des bonnes copies […] est-ce qu’il a changé quelque chose qui était déjà fait ? Où est la voix, est-ce qu’il y a une voix indépendante ? Est-ce qu’il cherche sa vraie voix ?

Évaluateur F

[...] il faut que ce soit quelque chose de nouveau, qu’il y ait un nouvel enjeu qui apporte quelque chose d’intéressant, qui ajoute quelque chose au travail [qui s’est fait]. Il faut que ce soit un travail qui donne l’impression que [l’artiste] est informé de ce qui se passe, puis de ce qui s’est déjà fait.

Évaluateur A

Donc, quelque chose de personnel, mais aussi de nouveau[40]. En effet, la nouveauté implique l’innovation, c’est-à-dire la réalisation d’oeuvres d’art qui se démarquent du reste, de ce que font les autres artistes :

C’est sûr qu’après avoir vu cent dossiers, il y a toujours quelque chose qui revient. Puis là, ce qui m’étonne le plus, ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir quelque chose qui détonne par rapport à ça, qui est complètement autre chose, et puis, donc, qui est rafraîchissant dans ce contexte-là.

Évaluateur J

L’identification de l’originalité sous forme de nouveauté exige des évaluateurs qu’ils aient une vaste connaissance de la production artistique contemporaine. Ainsi, lorsque ceux-ci sont mieux informés, plus cultivés, ils sont plus portés à mettre les choses en perspective et ils ne se laissent pas trop impressionner par telle ou telle oeuvre.

Cependant, l’originalité ne se résume pas à quelque chose de complètement inédit et nouveau. D’ailleurs, le type d’originalité le plus fréquemment apprécié par les membres des jurys renvoie à la démarche de l’artiste, qui consiste en l’appropriation originale de divers éléments existants. En fait, le statut d’artiste, au dire de Melot, « ce n’est pas s’exprimer ou signifier de façon originale, par un médium quelconque, c’est choisir un médium qui est donné comme original par le marché, pour s’exprimer ou signifier peu importe quoi[41] ».

Il y a une artiste que j’ai découverte, c’est [nom du candidat]. J’ai vraiment aimé son projet parce que j’ai trouvé qu’elle partait vraiment de situations actuelles. Elle utilise des procédés qui pourraient être ben kétaines, mais elle réinvente avec son matériau un vocabulaire qui renvoie à des situations et des problématiques très, très actuelles, et je trouve ça intéressant […] Elle arrive à réinventer avec différentes avenues, différents matériaux, à réinventer son propos, à réexprimer d’autres dimensions de son propos, et je trouve que c’est admirable.

Évaluateur H

Certainement, la quête de l’originalité implique une prise de risque. Dans leur argumentation, les membres du jury recourent souvent à cette notion de risque. Un des paradoxes de l’évaluation artistique est que, d’un côté, les évaluateurs demandent aux candidats une trajectoire cohérente, stable, prévisible et continuelle et, de l’autre, ils espèrent être étonnés par des projets qui proposent des choses nouvelles, qui comportent une part de risque, afin de faire évoluer leurs pratiques artistiques :

Le facteur de risque est aussi, des fois, un critère d’excellence. Je trouve que c’est important pour un artiste de faire des erreurs une fois de temps en temps [rires], quand même, qu’il prenne des risques. Donc, quand un artiste obtient un peu de succès, c’est parfois difficile pour lui de continuer à explorer, à prendre des risques, à s’engager dans des nouvelles avenues.

Évaluateur H

Toute la question est de savoir si la prise de risque par un artiste conduit ou non à un échec. En général, les membres du jury trouvent cette réponse dans la trajectoire du candidat, se montrant méfiants lorsqu’il s’agit d’un artiste jeune ou peu reconnu. Par contre, s’il s’agit d’un artiste reconnu et stable, il leur semble plus facile de faire confiance à sa capacité à produire une oeuvre originale.

Ainsi, l’évaluation que font les membres du jury s’appuie sur la connaissance qu’ils ont déjà de l’artiste, de sa carrière, et sur la confiance qu’ils ont envers sa capacité à bien mener les idées proposées. C’est là une des conditions indispensables pour rendre crédibles l’originalité, le désintéressement ou l’intériorité de l’inspiration d’un artiste. Dans toute évaluation de l’authenticité d’un projet artistique, l’oeuvre et son auteur apparaissent donc indissociables.

Troisième épreuve : la professionnalité

Bien que l’évaluation des candidatures soumises au CALQ se concentre sur des critères artistiques, il est difficile, pour les membres du jury, de dissocier les considérations artistiques des considérations sur les personnes, surtout lorsqu’ils connaissent la plupart des candidats. Il arrive donc assez fréquemment que les membres du jury attirent l’attention sur des circonstances personnelles d’un candidat. Entre alors en scène un jugement sur le « mérite » du candidat.

Le « mérite », c’est ce que nous appelons la professionnalité : il s’agit de savoir si le candidat, en plus de sa qualité artistique, est digne de la récompense symbolique et matérielle que représente une bourse du Conseil. C’est lors de la dernière phase de l’évaluation que sont introduites des considérations sur le contexte d’origine de la récompense (le CALQ et les ressources publiques), les buts institutionnels (le rayonnement de la création québécoise) et les conséquences potentielles de la récompense sur la carrière d’un candidat (stabilisation, évolution, consécration). Mais si plusieurs membres des comités considèrent important d’obtenir des informations additionnelles sur les candidats qui ont reçu des bourses du Conseil auparavant, d’autres juges s’y opposent :

Je ne veux pas entendre ces histoires au sujet de tel ou tel artiste, je ne trouve pas cela très utile. Cela vous fait rester dans le banal, en plus de vous conduire à un endroit où vous n’êtes pas vraiment en train de décider si l’artiste a besoin ou non de la subvention ni si c’est une bonne personne qui mérite une subvention. Il ne s’agit pas de la personne, il s’agit du travail et je pense que si vous connaissez trop de gens, vous connaissez trop d’histoires et il devient difficile de les séparer du travail.

Évaluateur G

Cependant, ce ne sont pas tous les artistes récipiendaires de bourses qui font l’objet d’un jugement de cet ordre. Tout dépend en effet du degré de consensus sur la valeur de la candidature : il y a épreuve de la professionnalité quand il faut choisir entre diverses candidatures d’égale qualité et qu’il n’y a pas de consensus sur la primauté d’une candidature. Cela se passe habituellement lorsqu’il ne reste à octroyer que quelques bourses.

La considération du mérite lors de la décision d’attribution d’une bourse peut aussi s’inscrire dans une logique de distribution réparatrice qui prend la mesure de l’inégalité[42]. On cherche alors à réparer une situation sociale qu’on estime injuste, comme le manque de ressources ou le manque d’occasions pour les jeunes artistes par rapport aux artistes plus consolidés ou qui détiennent des revenus stables. La même logique se produit dans le cas où les évaluateurs prennent en considération la distribution des bourses selon le genre, la géographie ou les disciplines et courants artistiques. Les décideurs voient donc les candidats comme des représentants d’un collectif[43]. Autrement dit, les candidats interrogés sur leur professionnalité, qui finalement obtiennent une bourse, sont ainsi valorisés comme artistes pour leur qualité artistique de même que pour leur appartenance à une strate générationnelle, un genre, un courant ou une discipline artistique, ou un lieu géographique. En ce sens, ces artistes sont aussi des représentants d’un intérêt collectif :

Si tu regardes un ensemble d’artistes, je trouve important de voir si les proportions dans les pratiques sont respectées […]. Comme par exemple, l’art relationnel : ça occupe, en ce moment au Québec, une place dans le champ de l’art. On doit se demander si dans la répartition des bourses, est-ce qu’on est capable de refléter l’importance qu’a cette pratique-là, ou de choisir les individus qui semblent les plus sérieux parce qu’il y a une mode aussi dans cette pratique-là. La même chose avec la performance, la sculpture, la peinture, la photographie.

Évaluateur H

La plupart des évaluateurs font face à la difficulté de définir où, quand et comment il faut désigner la frontière qui démarque l’évaluation artistique de l’évaluation d’ordre civique ou éthique. Comme on le voit dans le dernier témoignage, la mobilisation du filtrage de la professionnalité reste encore une question qui ne fait pas consensus.

On s’est questionné sur certains candidats. Mais, ce sont peut-être des questionnements qui sont sans réponse. Il y avait un artiste, entre autres, qui recevait depuis plusieurs années des bourses, mais il était encore dans les normes de ce qui est correct. Alors, normalement, on n’est même pas supposé de questionner son droit à la bourse. Moi, j’y avais repensé et je demandais : est-ce mieux de ne pas lui en donner une cette année et d’en donner une à quelqu’un de plus jeune ? Mais en même temps, bon, il était dans les règles, puis c’est vrai que c’était un bon projet. Moi j’aurais revu son cas, mais, en même temps, le comité fonctionnait avec un consensus et les autres membres ont dit « non ». Puis je ne le regrette pas, mais c’est juste qu’à un moment donné, l’on se pose des questions comme ça. Si on fait le contraire, puis qu’on n’encourage pas les artistes qui sont sur une lancée, bien, des fois, le fait qu’ils n’aient pas de bourse une année, ça peut être quelque chose qui freine, puis qui leur fait perdre du temps. Ce n’est pas mieux. Voilà pourquoi je dis que c’est un questionnement qui n’a pas vraiment de réponse définitive.

Évaluateur I

Qu’est-ce que l’excellence en art contemporain ? Le poids des critères d’évaluation

Lors du processus d’évaluation et de délibération, les membres des jurys mobilisent une diversité d’arguments sur les qualités et les faiblesses des candidatures selon diverses situations, à savoir l’intérêt plus ou moins grand soulevé par une candidature, le consensus collectif au sujet de sa valeur, ainsi que la capacité des membres du jury à établir des accords.

Au moment des délibérations, les membres des jurys développent in situ divers arguments[44] sur la valeur des projets et des oeuvres, justifiant ainsi leur décision d’allouer ou non une bourse à l’une ou l’autre des candidatures. Nous avons regroupé les arguments des évaluateurs en sept catégories, qui sont les suivantes : le purificatoire, la singularité, l’herméneutique, l’esthétique, l’esthésique, la reconnaissance et la morale[45] (voir Tableau 1). Chacun de ces types d’arguments se différencie de la manière suivante :

  • L’argument de type purificatoire, qui porte sur la nature même de l’oeuvre, permet d’inclure ou d’exclure d’entrée de jeu une candidature : s’agit-il ou non, se demande-t-on, d’une oeuvre d’art[46] ?

  • L’argument de la singularité met en valeur l’unicité, l’authenticité, l’originalité ou le caractère innovateur des propositions ou des oeuvres.

  • L’argument herméneutique relève de la compréhension : quelle est, se demande-t-on, la signification, la profondeur ou l’intention des projets ou des oeuvres des candidats ?

  • L’argument esthétique qualifie la valeur d’une création par rapport à sa beauté, à son harmonie ou à sa qualité technique.

  • L’argument esthésique met en lumière l’effet produit par l’oeuvre sur les sens, qu’il s’agisse du plaisir ou du déplaisir visuel, de l’auditif ou du sensitif, ou du caractère touchant, séduisant ou poétique d’une oeuvre.

  • L’argument de la reconnaissance privilégie la notoriété, la réputation, ainsi que la formation et la trajectoire de l’artiste.

  • L’argument moral met l’accent soit sur des qualités personnelles des artistes (l’engagement, l’honnêteté, le désintéressement), soit sur leur carrière, par exemple le nombre de subventions antérieures, le besoin de ressources en matériaux additionnels ou l’étape de leur carrière.

Notre étude des délibérations in situ permet de faire ressortir que les arguments d’ordre purificatoire, qui sont souvent critiques, sont utilisés principalement contre les candidatures qui reçoivent les notes les plus basses. Ce type d’arguments fait donc partie de la première épreuve de l’évaluation, servant ainsi de filtre, voire d’exclusion pour des raisons qui ne relèvent pas de l’art contemporain.

L’on pourrait croire que, s’agissant des arts visuels, l’argument de type esthétique serait dominant. Or les critères proprement esthétiques sont certes évoqués, mais pas fréquemment. Une première raison qui explique la marginalité de ce type d’arguments repose sur l’identité même de l’art contemporain : « la notion de beauté ou de bon goût n’est plus, comme le note Nathalie Heinich, pertinente, car ce sont les canons définissant la notion même d’oeuvre d’art qui sont atteints[47] ». Ainsi, il ne s’agit pas de savoir si une oeuvre est belle ou non, mais de distinguer une oeuvre d’art d’un objet du monde ordinaire. En d’autres mots, qui sont ceux de Melot, « la constitution d’un objet en objet d’art est totalement indépendante des qualités esthétiques qu’on lui reconnaîtra[48] ».

La marginalité des arguments esthétiques s’explique aussi par le contexte d’évaluation. Dénoncer une oeuvre en raison de sa laideur pourrait être en effet facilement perçu comme une question de goût personnel[49]. Dès lors, ces arguments relèvent de la sphère des valeurs privées et manquent de légitimité dans le contexte d’une évaluation institutionnelle, aussi les membres des jurys que nous avons observés n’utilisent-ils que rarement l’argument du « goût personnel » pour justifier un choix.

Contrairement à ces deux types d’arguments qui apparaissent marginaux, deux autres sont centraux et omniprésents dans les délibérations des comités : celui qui invoque la singularité et celui d’ordre herméneutique. La question de la singularité constitue effectivement une préoccupation permanente lors de l’évaluation. L’absence de singularité est une faiblesse très fréquemment notée dans les cas des candidatures qui sont exclues. Pour ce qui est des candidatures mieux évaluées, la singularité d’une proposition ou de l’oeuvre précédente constitue un des critères qui permet de distinguer les candidats qui se verront attribuer une bourse de ceux qui, considérés comme « méritoires », ne la recevront pas, faute de fonds. L’argument de la singularité (des oeuvres ou des propositions) est souvent soulevé pour les candidats mieux évalués. C’est d’ailleurs lors de la deuxième épreuve de l’évaluation que ce type d’arguments est habituellement présenté et qu’il joue un rôle essentiel à la définition des boursiers et à l’élimination de certaines candidatures.

La mise en valeur herméneutique constitue également un argument qui joue un rôle central dans l’évaluation. En effet, la compréhension des oeuvres devient indispensable pour assurer la communication entre l’oeuvre et le spectateur. Cela est encore plus déterminant lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas pour les concours du CALQ, d’évaluer des projets de création, c’est-à-dire des oeuvres à faire. Les remarques positives d’ordre herméneutique sont parmi les plus fréquemment formulées lors de l’évaluation des candidatures.

Cependant, ce sont les remarques d’ordre esthésique qui sont les plus fréquemment présentes dans l’argumentation des évaluateurs. Faire allusion, par exemple, à la sensibilité d’un artiste constitue un des arguments privilégiés lors des délibérations. C’est d’ailleurs pour l’évaluation des candidatures les plus fortes qu’une argumentation d’ordre esthésique est le plus souvent utilisée. Pour les candidatures plus faibles, cela n’est qu’occasionnel.

Dès lors, une conclusion s’impose : les remarques d’ordre herméneutique, esthésique et de singularité sont, lorsqu’elles sont négatives ou critiques, très fréquemment utilisées pour éliminer des candidatures et elles deviennent, lorsqu’elles sont faites de manière positive ou élogieuse, déterminantes dans l’attribution de la bourse du CALQ aux candidats les plus « méritants ».

Quant aux arguments reliés à la reconnaissance et qui concernent le parcours, l’expérience, le rayonnement ou la notoriété des candidats, ils sont surtout utilisés une fois que l’oeuvre ou le projet retient l’attention des évaluateurs, qui veulent ainsi s’assurer de la capacité d’un artiste à bien mener son projet. Comme le note Heinich[50], même si une oeuvre semble singulière, lorsque de jeunes artistes n’ont pas encore prouvé qu’ils sont de « véritables » artistes, les juges font appel à leur trajectoire, à leurs intentions et aux potentialités de leur projet.

Les critiques reliées à la reconnaissance servent à la fois au début et à la fin du processus de sélection : au début, lors du premier triage ou de la première « épreuve » qui conduit à l’exclusion des candidats qui n’appartiennent pas au champ artistique contemporain, et à la fin, lors de la dernière « épreuve », pour « consolider » les candidatures qui se disputent les dernières bourses.

Enfin, les arguments d’ordre moral sont mentionnés tout autant d’une manière positive que d’une manière critique, mais seulement en toute fin du processus de sélection, lorsque des candidats ne font pas, même s’ils sont bien classés, l’unanimité auprès des membres des jurys. C’est alors que ceux-ci prennent en compte des facteurs tels le nombre de bourses antérieures, l’âge, l’engagement ou l’étape dans la carrière de l’artiste. Ce type d’arguments n’est donc ni fréquent ni déterminant dans l’ensemble du processus d’évaluation, sauf à la toute fin, lorsque les candidats se disputent, pourrait-on dire, les dernières places.

Conclusion

L’analyse du discours des membres des jurys et de leurs discussions pendant les délibérations permet de voir que la définition de la valeur artistique ne repose pas sur un simple répertoire prédéfini de critères. Les évaluateurs utilisent plutôt leurs propres compétences et cadres d’interprétation, qui sont le produit des conventions disciplinaires, de l’appropriation personnelle de ces conventions et du contexte d’évaluation.

Les membres des jurys sélectionnent les candidats pour les bourses au fur et à mesure de leurs délibérations sur la base de la comparaison des candidatures. En général, ils réussissent, malgré leurs divergences, à porter des jugements consensuels, et ce, même s’ils éprouvent des difficultés à dire « c’est quoi un bon travail », à déterminer quels sont les bons artistes et quels sont les travaux sérieux. Selon Becker[51], la fiabilité (reliability) des jugements artistiques est associée à l’application systématique de critères similaires par des artistes expérimentés. Le monde de l’art contemporain et actuel a ses normes spécifiques pour définir une oeuvre d’art et celles-ci émergent d’un consensus préalable.

Dans le cas du CALQ, pour l’année et pour la discipline que nous avons étudiées – ce qui relativise nos conclusions, car, d’une année à l’autre, il y a changement des membres des jurys et, d’une discipline à l’autre, il y a des différences –, notre analyse nous permet de suggérer qu’une fois exclus les artistes « non contemporains », les principaux arguments mobilisés par les évaluateurs gravitent autour des critères de la singularité, de l’herméneutique et de l’esthésique : l’unicité, l’originalité, l’intention, la profondeur et la sensibilité sont, selon la conception actuelle de l’art, les qualités propres à toute démarche créatrice en art contemporain.

Par ailleurs, quand les juges recourent à des arguments d’ordre moral, ils s’engagent dans un processus de prise de décision qui cherche à concilier l’évaluation artistique avec une perspective plus équitable d’attribution de fonds. Cela demeure un exercice compliqué, voire délicat, car les membres des jurys doivent intégrer deux logiques d’évaluation qui semblent contradictoires, l’une artistique et l’autre politico-institutionnelle. La première, qui prime dans l’esprit des évaluateurs lors des délibérations, comprend notamment des critères de sélection « universalistes », des arguments propres au monde de la création contemporaine, tandis que la deuxième met l’accent sur la question de l’équité et privilégie des critères de sélection « particularistes », tels l’âge, le genre, les régions de résidence des artistes et les disciplines artistiques.

Toutefois, si le modèle de l’évaluation cédait devant celui de la représentation, où « la subvention, qui se qualifie en droit comme en privilège, se mue dès lors en droit strict[52] », cela pourrait mettre en péril la légitimité même du système de pairs : limiter l’ingérence des considérations autres qu’artistiques.

En somme, les candidatures ne sont retenues ou éliminées ni pour les mêmes raisons ni de la même façon. Comme le mentionne Michèle Lamont à propos de comités d’évaluation en sciences sociales et humaines, les membres de ces comités, qui sont des experts, tendent à privilégier une compréhension pragmatique de l’évaluation[53], en ce sens qu’ils considèrent d’abord la qualité intrinsèque des oeuvres, mais sans faire abstraction des enjeux politiques présents dans le monde de la création (tels l’égalité hommes et femmes, la création en ville et en région, les jeunes artistes et ceux plus expérimentés).

Tableau 1

Critiques et qualités des candidatures en arts visuels[54]

Critiques et qualités des candidatures en arts visuels54

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