Corps de l’article

Soucieux d’approfondir mes recherches sur la réalité historique de l’antisémitisme au sein de la société canadienne-française, j’ai découvert, dans le quotidien Le Devoir, un corpus de textes produits sur une longue période et dans un contexte à peu près inchangé sur près d’un demi-siècle. Confronté à un enjeu aussi crucial, le chercheur se doit en effet d’établir, à l’intérieur d’une séquence chronologique de plusieurs décennies, l’existence d’un discours cohérent et constant qui donne prise à l’analyse. Trop souvent, concernant la présence des Juifs au sein de la société montréalaise, les observateurs ont eu tendance à se fier à des événements ponctuels ou à des affirmations tonitruantes dont la persistance historique sur le long terme est difficile à établir. Faute de maîtriser très bien le contexte culturel et politique dans lequel sont tenus certains propos haineux, il est difficile d’en tirer des conclusions qui puissent s’étendre à l’ensemble d’une population donnée pendant toute une époque. Qui exactement a dit quoi, et dans quelle conjoncture ? Et si des gestes précis ont été posés, dans quel but et dans quelles circonstances ? Car l’antisémitisme n’est pas seulement le résultat d’une réaction individuelle spontanée ou d’un propos qui surgit à l’improviste. La détestation du judaïsme, la volonté de placer les Juifs à l’écart de la société ou de les blâmer pour des maux dont souffrirait une « civilisation », ne peut guère se comprendre par l’action intempestive d’une seule personne ou par des élucubrations incohérentes publiées sous le coup de l’émotion. Certains dérèglements de personnalité et certaines perceptions issues d’une agitation psychotique peuvent certes pousser des porte-parole improvisés à se saisir des Juifs comme d’un phénomène explicatif global. Cependant, il y a le plus souvent dans l’antisémitisme la trace d’un discours enraciné dans des conceptions explicatives fondamentales, partagées par de grands ensembles discursifs et s’étendant sur des séquences temporelles à long terme. Des institutions hautement crédibles et des traditions religieuses établies – l’Église catholique, par exemple – peuvent faire de la méfiance envers les Juifs un fondement de leur enseignement et de leur action pendant plusieurs siècles. Certes, il y a forcément des fluctuations et des éclipses momentanées dans ces formes historiques d’antisémitisme, mais le fond doctrinal et idéologique qui a produit de telles notions antijudaïques se reproduit et persiste parfois même à l’insu des perceptions individuelles. C’est cet effet de système projeté sur le long terme que nous allons tenter de décrire et de comprendre, car il y a plusieurs formes d’antisémitisme et plusieurs causes qui peuvent expliquer sa prolifération[1].

Revenons au Devoir. Dans la société civile québécoise, le journal fondé en 1910 par Henri Bourassa nous offre précisément une trame idéologique bâtie sur le long terme et possédant des caractéristiques de stabilité vérifiables. On ne peut guère se fier, pour produire les conditions d’analyse que nous recherchons relativement à la persistance de l’antisémitisme et à sa forme avérée, à des organes de presse éphémères ou à des mouvements politiques momentanés. Le Devoir, par contre, est un organe de presse emblématique du nationalisme canadien-français. Conçu pour mener un combat d’idées à long terme, il est dirigé de 1910 à 1932 par une des figures de proue de la pensée politique canadienne. Bourassa, dont la notoriété est très grande partout au pays, incarne aussi la fidélité du Canada français à l’Église catholique, en plus d’être le continuateur d’un courant de traditionalisme social et culturel très ancré dans les milieux de langue française. Quand Bourassa porte le regard sur l’Europe à cette époque, c’est sur les institutions conservatrices du parlementarisme britannique ou sur le catholicisme de droite en France qu’il jette son dévolu, tendance que ses continuateurs maintiendront pendant plusieurs décennies. Non seulement Le Devoir est-il voué à la préservation des acquis du Canada français sur le plan religieux, culturel et politique, mais il place la barre très haut quant à la qualité de l’écriture et au professionnalisme de ses principaux artisans. Le journal propose aussi un discours constant sur plusieurs décennies, le plus souvent exprimé avec modération et dans le respect des conventions sociales. Dans Le Devoir, le nationalisme prend une forme essentiellement défensive et il est formulé en réponse à des contextes dont la dimension dépasse de beaucoup les limites du Canada français, par exemple l’impérialisme britannique, les deux guerres mondiales et la grande dépression des années 1930. Certes, Le Devoir côtoie à Montréal des organes de presse francophones à grand tirage produits sur le modèle nord-américain et dont le lectorat ne possède pas des attentes idéologiques nettement formulées ou toujours explicites. La frontière entre les deux modèles de journalisme est toutefois maintenue par l’insistance de Bourassa et de ses principaux collaborateurs à dénoncer systématiquement le caractère sensationnel et amoral de leurs concurrents. Le Devoir se distingue aussi par sa propension à ignorer les faits divers de la vie sociale et à ne pas commenter les grandes productions culturelles venues d’Hollywood et de Broadway, jugées contraires à la morale publique. On retrouve ainsi très peu de contenu factuel dans le journal ou de nouvelles touchant l’actualité quotidienne.

Au cours de la séquence que nous allons étudier dans cet article, soit de 1910 à 1963, seulement trois personnes ont été à la tête du Devoir : Henri Bourassa jusqu’en 1932, Georges Pelletier jusqu’à sa mort en 1947 et Gérard Filion jusqu’en 1963[2]. De tels records de longévité prennent une signification particulière du fait que le premier responsable du Devoir, le directeur, se voit aussi confier par fiducie la pleine propriété du journal et détient par le fait même une mainmise complète sur l’entreprise de presse. Ces dispositions légales, que Bourassa avait mises en place à la fin de son long mandat, garantissent l’indépendance idéologique et financière du journal. Elles permettent surtout à son principal dirigeant de s’entourer d’une équipe qui reflète ses propres prises de position politiques et le gardent à l’abri d’ingérences extérieures trop insistantes. Surtout, Le Devoir canalise et incarne un courant de pensée qui occupe une place centrale au Canada français au moins depuis la signature du pacte confédératif de 1867, sinon depuis les rébellions de 1837-1838. Journal d’opinion avant tout, il réunit les énergies et les volontés de ceux qui croient que le conservatisme politique et la fidélité au régime parlementaire britannique sont le fondement de la survie de la population catholique de langue française au Canada. Ce positionnement s’accompagne d’un nationalisme à la fois canadien et canadien-français qui pousse Bourassa et ses successeurs à se situer plus près des grits que des tories, essentiellement parce que le libéralisme des premiers permettait d’espérer que les catholiques francophones du Canada seraient traités avec bienveillance par le conquérant. Le Devoir s’érige ainsi, d’abord sous l’influence prédominante de Bourassa, puis grâce à la force et à l’habileté de ses continuateurs, comme l’organe de presse le plus achevé et le plus représentatif de la pensée politique de l’élite francophone canadienne. Avant la Révolution tranquille, il rejoint l’ensemble des sociétés patriotiques et d’allégeance catholique du Canada français, est lu par une grande partie du clergé et reçoit l’appui des nationalistes modérés de toutes tendances. C’est un réseau qui donne au Devoir une influence décisive dans les milieux lettrés, dans les institutions d’enseignement supérieur et auprès des individus qui prennent une part active à l’évolution de la société francophone canadienne.

Malgré son tirage relativement limité et la fragilité de son assise financière, Le Devoir s’érige tôt en modèle du journalisme canadien d’expression française et apparaît à plusieurs activistes comme un des lieux principaux où se forge la future société québécoise[3]. Cela tient en grande partie à ce que le journal se positionne constamment sur les enjeux décisifs qui affectent l’évolution politique du pays et qu’il cherche à orienter l’opinion des citoyens dans un sens favorable aux revendications traditionnelles des francophones. Le journal offre en particulier à ses lecteurs une page éditoriale quotidienne riche en positionnements idéologiques et écrite dans une langue de très haut niveau[4]. Cette réflexion, élaborée sur une longue période et articulée autour d’axes fondamentaux à la survie du Canada français, présente un contexte tout à fait propice à l’analyse des perceptions répandues au sein de la classe politique canadienne de langue française. On y retrouve entre autres des interrogations fondamentales par rapport à des questions comme l’altérité culturelle, la diversité religieuse et l’immigration. Comptant souvent plus de deux mille mots, l’éditorial qui paraît jour après jour dans Le Devoir réunit sous une forme concise les perceptions idéologiques dominantes qui animent sur le long terme la pensée du journal. C’est dans cette matière que nous puiserons les repères fondamentaux que présente le Québec francophone quant à la question juive, autant sur le plan de l’accueil du pluralisme confessionnel que de l’attitude spécifique de cette société envers les Juifs et le judaïsme. Dans cette masse de textes s’étalant sur plusieurs décennies, nous retrouverons ainsi les paramètres caractéristiques de l’antisémitisme québécois, non plus cette fois isolé de son contexte, mais situé à l’intérieur d’un continuum idéologique propice à une meilleure compréhension du phénomène. Pour y arriver, nous diviserons le parcours du Devoir en trois périodes correspondant chacune à l’arrivée à la tête du quotidien d’un nouveau directeur, et dont nous avons décrit les paramètres historiques plus haut. En gros, cela correspond à un corpus de près de 16 000 éditoriaux sur 53 ans, soit une matière d’une grande complexité idéologique qui se déploie avec une constance remarquable[5]. Cela nous évitera, entre autres, de porter un jugement à partir d’une série d’occurrences trop limitées dans le temps, ou dont la signification est difficilement mesurable en l’absence de balises fiables sur le plan historiographique[6].

Les trois Devoir

Cette analyse nous amènera à poser un certain nombre de constats relativement à l’antisémitisme québécois, dont le premier est que cette forme d’hostilité apparaît de manière cyclique dans Le Devoir, et à la faveur d’une conjoncture historique bien précise. Sous Henri Bourassa, le quotidien s’intéresse assez peu à la communauté juive de Montréal et, de 1910 à 1932, il ne publie que 49 éditoriaux qui abordent le sujet, dont 30 offrent une perception relativement positive des Juifs. Au cours de cette période, seulement 15 éditoriaux dans les pages du Devoir sont consacrés entièrement à la présence juive ou traitent à fond d’un aspect de cette question, c’est-à-dire environ un par année. Pour l’essentiel, il s’agit de propos qui touchent au conflit entre Juifs et Arabes en Palestine, qui s’intéressent à la future commission scolaire juive que Taschereau tente de mettre sur pied à Montréal[7] ou qui mentionnent quelques initiatives communautaires juives. Ailleurs, le sujet est seulement esquissé ou effleuré de temps à autre sans retombées négatives particulières. En tout, cela équivaut à moins de 1 % du total des éditoriaux publiés dans Le Devoir sous la direction de Bourassa. Pourtant, au cours de ces deux décennies, la population juive de Montréal passe de 30 000 à 60 000 personnes et acquiert pour la première fois, dans les quartiers du bas de la ville, une certaine visibilité. C’est pendant ces années aussi que les principales organisations communautaires juives prennent leur envol et forment dans la ville un réseau dense d’écoles, de syndicats, de synagogues et d’institutions communautaires. Tandis que se complexifie la vie juive montréalaise, le yiddish, la langue principale des immigrants est-européens, gagne partout du terrain sur le Plateau Mont-Royal et arrive au troisième rang des langues les plus parlées à Montréal. Or Le Devoir des années 1910 et 1920 est relativement indifférent à ces changements, ou ne s’en formalise pas. Bourassa défend même, au début des années 1930, le droit des Juifs montréalais à une éducation qui leur convienne sur le plan religieux. En août 1931, le journal condamne aussi, sous la plume de son fondateur, les premières manifestations antisémites d’un Adrien Arcand en quête de notoriété et considère que la protection des minorités est une responsabilité à laquelle ne peuvent se soustraire les Canadiens français[8].

Au début des années 1930, après le départ de Henri Bourassa[9], le contexte se modifie brusquement sur le plan économique et politique. Quand Georges Pelletier prend à son tour la direction du Devoir, une grave crise économique bouscule l’ordre établi et jette à la rue une partie importante des travailleurs montréalais. La hausse soudaine des taux de chômage, les pertes d’emploi répétées et le ralentissement général poussent à la misère une fraction importante de la population. Dans ce contexte, le discours hostile à l’immigration qu’avait adopté le journal depuis sa fondation se durcit et Pelletier en appelle à un arrêt complet du flot des migrants en provenance d’Europe. Il ne s’agit toutefois que d’un parti pris général contre l’arrivée de nouveaux concurrents qui prendraient la place des ouvriers en attente de travail et, au départ, les allusions aux Juifs sont peu nombreuses.

Ce tableau se modifie quand Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933 et promet d’expulser d’Allemagne sa population d’origine juive. Se propage à travers le monde une rhétorique antisémite radicale, qui rencontre un écho sympathique dans certains milieux canadiens-français. Il ne s’agit certainement pas d’un courant dominant, mais l’activité idéologique incessante des nazis contre les Juifs fouette l’ardeur de certains activistes convaincus et retient l’attention du public en général[10]. Les influences combinées de la décroissance économique et du battage idéologique antisémite en Europe centrale soulèvent au Québec une méfiance envers les Juifs qui se reflète sur la page éditoriale du Devoir. Omer Héroux et Georges Pelletier appellent les acheteurs canadiens-français à soutenir d’abord les leurs, et des mots d’ordre antisémites en faveur de « l’achat chez nous » circulent au milieu et à la fin des années 1930 dans le quotidien. Il en va de même pour des préoccupations moins associées aux Juifs en d’autres temps, comme le respect du dimanche, la probité des moeurs électorales et les campagnes en vue de réduire l’influence du cinéma hollywoodien dans le public francophone[11]. Le ton de méfiance s’intensifie dans Le Devoir quand le régime hitlérien a de plus en plus recours à la violence contre les populations et les institutions juives allemandes.

Au début du mois de novembre 1938, des exactions d’une extrême gravité, et qui sont rapportées en détail dans la presse mondiale, ravagent les lieux de culte et les institutions associés au judaïsme en Allemagne. Connus sous le nom de Kristallnacht (Nuit de cristal), ces événements déclenchent un exode massif de populations juives hors du pays. Du jour au lendemain, des dizaines de milliers de personnes cherchent un refuge plus à l’ouest. Les persécutions nazies, qui se produisent à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, engendrent une crise d’une ampleur sans précédent qui se répercute jusqu’au Canada. Pressé par les Juifs canadiens d’admettre leurs coreligionnaires allemands lancés sur les chemins de l’exil par les agressions hitlériennes, le gouvernement de Mackenzie King fait la sourde oreille et prétexte une situation économique difficile pour ne pas agir. La conjoncture de la fin des années 1930, caractérisée par une forte propagande antisémite en Europe et par une stagnation désastreuse sur le plan de l’emploi, convainc Le Devoir de joindre les rangs de ceux qui s’élèvent ouvertement contre l’entrée au pays de réfugiés. Les Juifs allemands, prétendent Georges Pelletier et Omer Héroux, sont inassimilables sur le plan culturel, forment une population essentiellement urbaine dont le Canada n’a aucun besoin et qui, au surplus, ne cadre pas dans les projets agriculturistes du Canada français. De 1934 à 1939, Le Devoir publie sur sa page éditoriale 104 textes qui touchent d’une manière ou d’une autre à la question juive, c’est-à-dire deux fois plus dans un court intervalle que depuis la fondation du journal 25 ans plus tôt. En somme, le journal réagit à un ensemble de circonstances où les Juifs sont propulsés à l’avant de la scène à l’échelle internationale, et dans un contexte où il semble qu’une immigration juive à grande échelle va bientôt s’abattre sur le Canada. Au cours de ces années charnières, Le Devoir publie entre autres une quarantaine de textes éditoriaux particulièrement hostiles qui constituent, par leur densité et leur teneur négative, une preuve accablante de l’antisémitisme du journal. Il ne s’agit toutefois que d’un nombre assez limité de textes consacrés aux Juifs, surtout si l’on considère la masse d’opinions que Le Devoir fait paraître entre 1932 et 1947. En tout, sous Pelletier, les Juifs ne sont mentionnés que 160 fois sur la page éditoriale, ce qui équivaut à 3,5 % du total.

La mort de Pelletier en janvier 1947 et le renouvellement de l’équipe éditoriale sous Gérard Filion changent complètement le climat qui règne dans la salle de rédaction du Devoir. Au lendemain de l’armistice de 1945 émerge un monde nouveau où les Juifs ne sont plus perçus de la même manière. La prospérité de l’après-guerre détend les relations avec les minorités à Montréal et une redéfinition identitaire de grande ampleur est en préparation chez les francophones. Sur la scène internationale, la disparition presque complète des populations juives européennes et la création de l’État d’Israël en 1948 font émerger de nouveaux enjeux. De 1947 à 1963, Le Devoir ne publie que 15 éditoriaux où il est fait mention des Juifs et du judaïsme, c’est-à-dire 0,3 % du total sur 15 ans[12]. À la différence des années précédentes toutefois, toutes ces réflexions prennent une forme positive et signalent un changement de ton important. Deux sujets retiennent particulièrement l’attention, soit les événements au Moyen-Orient et les relations plus positives des Juifs montréalais avec la langue française. Contrairement aux années précédentes, où la possibilité d’une immigration juive allemande au Canada soulevait des objections viscérales – et le risque perçu d’une marginalisation accrue des Canadiens français dans leur propre pays –, Le Devoir cette fois, note le virage prononcé que la communauté juive de Montréal effectue en faveur de la francisation. C’est la première observation de ce type dans l’histoire du journal, c’est-à-dire depuis près de 40 ans. En 1950, visiblement enthousiaste, Pierre Vigeant écrit :

S’ils [les Juifs] commencent à regarder de notre côté, c’est que leurs observations les autorisent à prévoir que le Québec demeurera à jamais français, que l’influence française est même destinée à s’accroître dans le Canada entier. […] Cette évolution de la part des Juifs pourrait sensiblement modifier le visage de Montréal[13].

Il s’agit d’un renversement complet du discours du Devoir, qui avait sans cesse remis en doute, à la fin des années 1930, l’opportunité d’ouvrir toutes grandes les portes du Canada à des immigrants jugés incapables de faire un pas en direction du Canada français. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à relire un éditorial de Louis Robillard publié en septembre 1943 :

Les ménages canadiens-français assurent généreusement notre survie ethnique et ce n’est pas encore chez nous, grâce à Dieu, que l’on enregistre la dénatalité dont se lamentent les Anglo-Saxons, riches en ambition et en or, mais d’une pauvreté numérique croissante. Le point noir repose sur les transmigrations de provenance européenne, juives notamment, et prolifiques, dont on prépare l’invasion massive sur notre continent. Il nous appartient d’adopter des mesures défensives à cette gigantesque agression pacifique, plus redoutable peut-être qu’une attaque armée, parce que plus sourde[14].

La création du Cercle juif de langue française à la fin des années 1940, sous l’égide du Congrès juif canadien (CJC), et l’ouverture manifestée par de nouvelles élites canadiennes-françaises plus conscientes des avantages du pluralisme religieux et culturel renversent même un des grands partis pris idéologiques du Devoir : l’hostilité à tout afflux de nouvelles populations au Canada. Sous Filion, le journal ne cesse pas complètement de se méfier des conséquences de l’immigration pour un Canada français qui ne se sent pas encore appelé à intégrer les nouveaux citoyens, mais l’attitude traditionnelle de refus péremptoire se modifie peu à peu. Une masse de migrants catholiques atteint les rives du pays durant l’après-guerre – dont un certain nombre sont francophones – et le phénomène émeut quelques éditorialistes qui y voient pour la première fois une occasion pour le Canada français d’élargir son assise démographique. C’est le cas d’André Laurendeau, récemment arrivé au Devoir, qui juge que le repli identitaire n’est plus une stratégie adaptée au contexte d’une ère marquée par de grands déplacements de population. Appelé à entrer dans la modernité, le Québec francophone doit faire sien l’enjeu de l’immigration et se responsabiliser quant aux multiples manifestations de la diversité. Cela signifie mieux se renseigner au sujet des immigrants, les côtoyer plus souvent et aller à leur rencontre d’une manière systématique : « Ils [les Canadiens français] doivent accueillir avec hospitalité et empathie les nouveaux Canadiens, les inciter à conserver leur culture première, qui est une richesse pour notre pays, leur prêter main-forte dans leur pénible effort d’adaptation, les aider à s’organiser, à s’intégrer dans le milieu canadien[15] ». Pour y parvenir, la société québécoise doit se mobiliser sur une plus grande échelle et mettre ses ressources collectives au service de l’intégration. Le plus souvent, cela signifie accroître les pouvoirs de l’État et augmenter les compétences des intervenants dans le domaine de l’éducation, de la santé et de l’employabilité. En 1954, Laurendeau écrit sur la page éditoriale du Devoir :

Il semble que ni le gouvernement provincial ni les masses n’ont encore pleinement modifié leur attitude devant l’immigrant. La réaction la plus générale serait l’indifférence, et parfois la vieille hostilité traditionnelle. En particulier l’État provincial n’a rien accompli. […] Cet homme déraciné, inquiet, souvent malheureux, nous devons apprendre à l’accueillir fraternellement[16].

Ce basculement perceptible dans le discours du Devoir par rapport à l’immigration en général se répercute immédiatement sur une communauté juive montréalaise qui voit se modifier autour d’elle les perceptions des francophones. En particulier, l’antisémitisme soutenu du journal – à défaut d’être constamment réaffirmé – cède le pas, après 1947, à de nouvelles attitudes plus conciliantes. Les dirigeants du Congrès juif canadien, un organisme fédérateur qui a son siège social à Montréal, notent aussitôt le changement de ton dans la presse de langue française et en font état dans leurs discussions internes. En janvier 1949, le CJC, qui veut contribuer à son tour à l’établissement d’un climat plus favorable et à des échanges suivis avec le Canada français, fait circuler le commentaire suivant auprès de tous ses bénévoles :

The co-operation which the Jewish community is receiving from the various church groups, including the Catholic Church in combating anti-Semitism and in promoting brotherhood across religious and ethnic lines constitutes an important aspect of this picture. The improvement of conditions in the Province of Québec in this regard is of fundamental importance and has elicited considerable comment from observers[17].

C’est l’étincelle qui donne naissance au Cercle juif de langue française (CJLF) et à la diffusion des poèmes de A.-M. Klein sur le Canada français, que l’organisme reproduit et met à la disposition des critiques littéraires francophones[18]. Le CJLF, qui se trouve encore sous une forme embryonnaire à la fin des années 1940, n’est que la première d’une série d’initiatives qui prendront de plus en plus d’ampleur au cours des décennies suivantes[19]. En février 1949, David Rome, qui est le directeur des relations publiques du CJC et dont les responsabilités l’amènent à juger de plus près l’évolution de la presse de langue française, émet à son tour des remarques d’une grande importance historique au sujet des perceptions nouvelles qui se manifestent au Canada français. Pour Rome, il ne s’agit de rien de moins que d’un renversement complet de perspective. Après avoir dénoncé pendant des années les propos hostiles et les attitudes malveillantes des salles de rédaction francophones, le CJC prend conscience avec un certain étonnement qu’une nouvelle ère de dialogue et de découverte mutuelle débute à Montréal :

In regard to the general press, that is the newspapers and the magazines which direct themselves to the community as a whole distinguished from organs of sectional opinion, they are completely free from anti-Semitism today and many of them frequently publish editorials and features strongly condemning this vice. In most cases such condemnations are quite spontaneous even though they may occasionally make use of materials published by Jewish groups and other institutions interested in combatting prejudice[20].

Les éditorialistes du Devoir notent aussi, au même moment, la propension de certains leaders juifs à s’exprimer en français et à désirer une éducation de langue française pour leurs enfants, ce qui laisse entrevoir que la francisation des immigrants de l’après-guerre n’est pas tout à fait une utopie. Aucun éditorialiste du Devoir ne reproduit, après 1947, les accusations d’accaparement économique ou d’inadaptation sociale proférées à l’endroit des Juifs dans l’avant-guerre. Présente en filigrane à l’époque de Pelletier, la méfiance doctrinale catholique face aux non-chrétiens s’atténue sous le directorat de Filion et se trouve bientôt évacuée de la page éditoriale du Devoir. Plus personne ne reprend l’idée que les Juifs sont inassimilables et menacent par leur seule présence les assises morales de la société québécoise. La destruction du judaïsme européen – que Le Devoir n’avait pas appuyée dans ses pages – fait aussi que s’estompent les craintes irrationnelles des éditorialistes face à une nouvelle immigration juive. Il vient près de 40 000 immigrants juifs au Canada entre 1946 et 1956, la plupart d’origine européenne, mais le journal ne commente pas ce nouvel afflux composé surtout de survivants de la Shoah. C’est la dernière vague d’immigration juive est-européenne et de langue yiddish que recevra le Québec. Quelques années plus tard, au tournant des années soixante, arrive à Montréal un fort contingent de Juifs sépharades marocains qui passeront inaperçus tant est grande leur maîtrise du français[21]. Le Devoir s’ouvre aussi, à ce moment, à la réalité de l’État d’Israël, un contexte qui permet d’établir des parallèles entre les aspirations nationales des Québécois et celles des Juifs établis au Moyen-Orient. Gérard Filion se rend dans le nouveau pays en 1958 et suggère, dans un éditorial dithyrambique, que les Israéliens font mieux que les Canadiens d’expression française, pourtant aux prises avec des difficultés relativement comparables. Le commentaire est d’autant plus frappant que les Juifs sont décrits par Filion comme mieux affirmés et bien au fait de leurs racines historiques :

Le peuple juif, à travers ses tribulations, n’a jamais perdu confiance en l’avenir ; il a toujours eu la détermination de se refaire un foyer national où il puisse s’épanouir librement. Cette patrie il la possède depuis dix ans.

La solidarité des Juifs doit nous servir de leçon. […] Il n’y a pas de peuple plus divisé en surface que les Israéliens, et cependant ils savent poser les gestes qui assurent leur statut collectif […] Il faudrait que plus de Canadiens français aillent en Israël[22].

Fréquents louvoiements

Les réactions à une présence juive à Montréal ou à une possible immigration en provenance d’Allemagne ne forment donc pas un discours constant et systématique dans Le Devoir. Avant de s’inquiéter de la montée en influence d’une population d’origine juive au Québec francophone, le journal fixe le regard sur la place des francophones dans l’espace canadien, il défend la langue française dans l’administration publique et professe une fidélité à la doctrine sociale catholique. Le Devoir appuie aussi avec beaucoup de force le conservatisme social, puis soutient le maintien de l’idéologie agriculturiste et le renforcement des régions rurales. Finalement, et non des moindres, le quotidien dénonce l’impérialisme britannique, attaque les politiques migratoires du gouvernement canadien et refuse le service militaire outre-mer en cas de conflit mondial. Si l’antisémitisme est latent dans les pages du journal, il ne fait surface qu’à la faveur d’une conjoncture particulière et doit être stimulé par les événements en Europe pour s’exprimer ouvertement et sur une période assez longue. Ces conditions sont pour l’essentiel réunies au moment où Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. Il est donc difficile, dans ces circonstances, d’affirmer que la méfiance envers les Juifs forme un thème dominant dans Le Devoir entre 1910 et 1963.

Par ailleurs, plusieurs facteurs viennent tempérer le discours antisémite, même au plus fort de la crise économique des années trente, dont le fait que le fondateur du quotidien et ses principaux continuateurs sont des catholiques convaincus. Nous l’avons vu, Le Devoir puise dans un fond très ancien ses perceptions courantes relativement aux Juifs canadiens. Or il se trouve aussi que les persécutions anticatholiques en Allemagne soulèvent dès 1934 de sérieuses objections au Vatican concernant l’attitude et le comportement des autorités nazies. La condamnation doctrinale du nazisme par le pape Pie XI en avril 1937, au moment de la parution de l’encyclique Mit Brennender Sorge, bloque la voie, dans Le Devoir, à toute manifestation de sympathie envers le régime en place à Berlin. Ce contexte nous aide à comprendre que l’antisémitisme du journal a des antécédents théologiques qui ont assez peu à voir avec le racisme d’inspiration biologique qui anime la haine des Juifs en Allemagne et que l’origine de ce sentiment est beaucoup plus ancien que la montée de l’idéologie hitlérienne.

Si les éditorialistes du Devoir ne produisent pas un discours constant sur les enjeux soulevés par la diversité religieuse et au sujet de la présence juive à Montréal, ils sont aussi loin de s’entendre sur la manière d’aborder cette question hautement sensible. Il y a plusieurs voix discordantes dans le journal qui perçoivent de manière relativement différente les manifestations du judaïsme dans la ville. Cette observation contrastée du même phénomène se double aussi d’une évolution des opinions sur le long terme. Bourassa, par exemple, influencé en cela par son éducation religieuse stricte et par l’attrait qu’exerçait sur lui la pensée politique anglo-britannique de la fin du xixe siècle, dont celle de Goldwin Smith, reprend au début de sa carrière parlementaire les pires stéréotypes antisémites[23]. Trente ans plus tard, le même Bourassa a changé d’attitude du tout au tout et défend maintenant, dans Le Devoir[24] et à la Chambre des communes[25], la communauté juive canadienne contre les insinuations d’Adrien Arcand. Ses principaux collaborateurs divergent aussi entre eux après 1933 sur la manière dont il faut interpréter les souffrances juives en Allemagne hitlérienne et sur la façon dont il convient de réagir sur la scène canadienne à ces attaques brutales. Georges Pelletier propose de bloquer la voie à toute immigration juive et évoque le caractère inassimilable des candidats de cette origine pour leur refuser l’entrée au pays[26]. Par cela, le directeur du Devoir veut signifier que le Canada – et à plus forte raison le Canada français – sera envahi par ces nouvelles arrivées massives et que le caractère fondamentalement chrétien de la société s’en trouvera menacé. Son collègue Omer Héroux partage en gros cette opinion, mais il pense que les Juifs de Montréal possèdent des qualités de solidarité communautaire et de vitalité culturelle dont les francophones canadiens pourraient s’inspirer dans leur marche vers l’égalité civique et politique[27]. L’antisémitisme de Héroux est en quelque sorte tempéré par une admiration sourde devant les réalisations des Juifs montréalais arrivés une ou deux générations plus tôt et qui déjà bénéficient d’un niveau de vie supérieur dans bien des cas aux populations canadiennes-françaises. Tandis que Pelletier et Héroux sévissent dans les pages du Devoir, Louis Dupire signe au même moment des éditoriaux étonnamment éclairés qui présentent les Juifs comme des citoyens montréalais progressistes et très au fait des avantages qui se présentent à eux dans la métropole. On ne retrouve, chez Dupire, que très peu de traces de l’antisémitisme systémique qui obstrue la vue de ses collègues :

Dans son numéro d’hier, l’Événement consacre un excellent article à la mortalité infantile à Montréal. Il rappelle que la métropole compte trois villes en une ; l’anglaise, la française, la cosmopolite. La première, bien logée à tous égards ; la deuxième, moins bien, mais bien encore ; la troisième, qui englobe la population juive, très mal logée. Cependant, note notre confrère, les statistiques établissent que la population juive échappe mieux que l’élément français, mieux que l’élément anglais lui-même, au fléau de la mortalité infantile. […] Mais l’explication la plus plausible de la mortalité infantile très basse chez les Israélites, le docteur Boucher l’a notée il y a bien des années dans ses rapports, c’est la soumission de la Juive à ses devoirs maternels essentiels, dont l’allaitement est le premier. Elle sait que l’enfant n’est, pour ainsi dire, qu’ébauché, qu’il lui faut pour devenir viable l’aliment que la nature lui a préparé. Elle sait que l’enfant privé de ce lait est physiquement orphelin. Voulant sauver son enfant, le voulant intelligemment, elle en prend les moyens et elle donne en cela un exemple de dévouement et de charité maternels dont peuvent faire leur profit les chrétiens[28].

Nous touchons là à un élément explicatif essentiel à considérer dans une histoire de l’antisémitisme au Québec francophone, à savoir qu’il a existé une pluralité de voix sur cette question sensible et que ni Le Devoir ni la presse de langue française en général n’ont tenu à ce sujet un discours unanime. Cette polysémie complexe révèle le caractère inachevé et souvent erratique de la réflexion à ce sujet, autant au Devoir qu’au sein d’autres milieux canadiens-français, comme si des fluctuations importantes de perception avaient marqué le rapport au judaïsme. Souvent, les francophones sont influencés en cette matière par leur propre statut de minoritaires et par la forme défensive que prend leur nationalisme dans l’ensemble canadien. Catholiques pratiquants, ils tendent aussi à observer les souffrances bien réelles des Juifs avec compassion et réalisent ce qu’il leur en coûte de subir en Europe les agressions de gouvernements sanguinaires. Plusieurs auteurs et éditorialistes sentent bien, par moments, l’injustice de ces persécutions et le caractère inhumain du traitement réservé en Allemagne aux populations juives. Georges Pelletier, par exemple, déclare, au lendemain de Kristallnacht :

Personne qui ne soit un peu humain, quelque [sic] puissent être ses sentiments envers les Juifs d’ici ou d’ailleurs, ne saurait rester indifférent aux actes de brutalité méthodique dont les Juifs d’Allemagne souffrent. Une nation vraiment forte, civilisée, chrétienne, ne traque pas ainsi, pour quelque motif que ce soit, des boutiquiers, des marchands, de petits ou de moyens industriels, des professeurs, des hommes de profession, ne les jette pas dans les camps de concentration, ne leur prend pas leurs propriétés, ne les dépouille pas de leurs biens, ne les sépare pas ainsi de leurs familles, n’expatrie pas des femmes, des enfants, des vieillards, dans le plus grand dénuement. Il n’y a pas de raisons valables à pareille conduite[29].

Dans bien des cas, l’antisémitisme fait surface au Québec quand des événements accablants se présentent à l’attention des Canadiens français, le plus souvent des persécutions et des massacres qui ont lieu outre-Atlantique et dont la presse internationale fait état. Autrement dit, les francophones ne sont pas nécessairement portés sur ces questions par intérêt ou du fait de ce qui se passe dans leur propre société, mais réagissent à des courants idéologiques venus d’ailleurs. Ces hésitations et ces incohérences dans le propos laissent parfois planer une impression d’improvisation. Elles s’accompagnent d’une série de mythes tenaces et couramment véhiculés dans les journaux droitistes français, comme la puissance avérée des Juifs dans la finance mondiale ou leur mainmise sur les médias importants d’Europe et d’Amérique. Quand en 1934 des tensions se manifestent au Québec à propos de l’observation du dimanche, Omer Héroux note, dans un éditorial, comment les Juifs ont obtenu des avantages indus à ce sujet et « avec quelle maestria ils savent jouer des parlements[30] ». Dans un autre ordre d’idées, plusieurs observateurs du Canada français craignaient, à la fin des années 1930, que leur société soit bientôt envahie par des réfugiés allemands et qu’il se présente aux portes du Canada des centaines de milliers de Juifs chassés de leur foyer. Ces affirmations irréfléchies et impossibles à prouver ont beaucoup fait pour alimenter un antisémitisme de circonstance, qui relevait souvent plus du domaine émotif que de la froide raison.

Cette polyphonie et cette absence de direction confèrent à l’antisémitisme québécois des années 1930 un caractère parfois insaisissable, comme si l’on assistait à un concert de voix désaccordées. Il en a résulté, à plus long terme, un affaiblissement des forces dirigées contre la présence juive au pays et une dispersion des efforts de la part de ceux qui, comme Adrien Arcand, cherchaient à accentuer et à unifier la tendance au rejet radical. La constatation est importante à souligner, car, vue depuis le Canada anglais, ou observée sous l’angle du leadership communautaire juif, l’hostilité manifestée par Le Devoir à l’égard du judaïsme paraissait nettement grossie et fortement menaçante. Or c’est l’impression contraire qui émerge d’une lecture fine de la tendance la plus courante au Canada français. Dans bien des cas, entre les deux guerres, l’antisémitisme des francophones fait du surplace et s’éparpille sous l’influence d’une variété de causes et d’effets. Il se manifeste plus nettement quand les circonstances extérieures provoquent des réactions immédiates et viscérales, puis s’essouffle quand l’enjeu juif s’atténue ou est remplacé par des questions plus pressantes, par exemple le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Entre les pointes antisémites dans le discours éditorial du Devoir, qui se situent en 1934, 1936, 1938 et 1943, il y a des pauses et des silences qui se prolongent sur plusieurs mois, même sur plusieurs années[31]. Cette inconstance et ces égarements montrent bien que la détestation des Juifs ne possède pas, dans le journal, une force d’urgence et de nécessité absolue. En somme, tout ne s’explique pas par l’action des Juifs et il ne viendrait pas aux éditorialistes l’idée de placer un complot juif au coeur de leur vision de l’univers. Plutôt, l’immigrant juif ou non juif personnifie par moments, dans Le Devoir, sous une forme surdimensionnée, les menaces qui risquent de s’abattre sur une société canadienne-française qui cherche à tout prix à rester fidèle à son passé ruraliste et catholique. La modernité irréligieuse, la diversité culturelle, la guerre à outrance en Europe ou le renversement des perspectives traditionnelles par l’industrialisation à grande échelle, voilà autant de phénomènes inquiétants qui semblent parfois incarnés par les Juifs allemands en quête d’un refuge, parfois en d’autres circonstances par le cinéma hollywoodien. Le mouvement de libération des femmes ou la désertion des campagnes canadiennes-françaises produisent d’ailleurs le même effet à partir de causes très différentes.

Après la mort de Pelletier en 1947, l’isolationnisme politique du Canada français, son repli culturel et son nationalisme défensif s’estompent dans Le Devoir. Déjà, au cours de ces années, le ferment de changement qui va produire la Révolution tranquille semble bien présent sur la page éditoriale du quotidien. À long terme, cette ouverture nouvelle se traduira par un abandon plus ou moins senti du référent religieux catholique, par une hausse du niveau d’éducation des francophones et par un meilleur standard de vie en général. Un nationalisme plus en phase avec la modernité émerge, qui favorise la montée de l’État provincial et la professionnalisation de la fonction publique québécoise. Ces avancées plus structurelles produisent aussi un changement identitaire profond dans la population de langue française. Après la guerre, ce qui semblait difficile à tolérer sur le plan de la diversité culturelle et religieuse – essentiellement la présence juive est-européenne – acquiert une nouvelle légitimité ou se voit plus facilement toléré. Une forte immigration internationale se manifeste après 1948 et celle-ci ne soulève plus les mêmes craintes au Québec. La notion d’altérité radicale, autrefois définie très étroitement à partir du référent religieux catholique, se mue en une notion culturelle plus élastique et à dominance linguistique. Deux vagues d’immigration juive importantes ont lieu alors que Filion est à la barre du Devoir, et aucune ne soulève d’objections particulières dans les pages éditoriales du journal : celle des survivants surtout ashkénazes de la Shoah et celle des Juifs sépharades du Maroc. On pourrait même avancer l’hypothèse que ces nouvelles arrivées juives ne sont pas perçues comme telles par le Canada français, surtout quand il s’agit d’individus de langue maternelle française originaires d’un ancien protectorat de la France. Montréal deviendra même une des destinations mondiales les plus courantes des survivants de l’après-Shoah, sans que ce fait soit relayé une seule fois dans les pages éditoriales du Devoir. Nous sommes à peine 10 ou 15 ans après les derniers grands textes antisémites de Pelletier.

Pourtant, le quotidien, souvent plus conservateur que la société qui l’entoure, reste hostile pendant plus d’un demi-siècle à l’immigration internationale et produit, entre 1947 et 1963, près d’une trentaine d’éditoriaux négatifs relativement à ce phénomène très persistant de l’après-guerre, surtout sous la plume de Paul Sauriol et de Pierre Vigeant. Simplement, les Juifs ne figurent plus à ce moment comme les principaux protagonistes de cette menace démographique et culturelle. Les réticences tenaces du Devoir tiennent à ce que le nouvel arrivant s’anglicise et réduit d’autant l’influence politique des francophones au pays. Il prend aussi, pense le quotidien, la place des travailleurs canadiens en quête d’emploi ou d’occasions d’avancement économique. Sauriol et Vigeant continuent en particulier de s’opposer avec véhémence à la notion d’immigration de masse, une référence à l’entrée jugée incontrôlée, au début du siècle, d’immigrants de toute provenance. Après les années 1940, toutefois, il y a un déplacement de la perception quant au positionnement des Juifs au sein de la société québécoise. Autrefois décrits comme des immigrants récents mal intégrés au tissu social et peu au fait des aspirations culturelles canadiennes-françaises, les Montréalais d’origine juive sont devenus, après 1947, des concitoyens qu’il convient de mieux connaître et de tenter d’attirer dans le cercle grandissant de la francophonie. Ce n’est encore qu’un contact entre des élites agissantes sur le plan politique et culturel, mais un nouveau ton est donné, qui rompt avec les méfiances réciproques de l’avant-guerre et fait disparaître les résistances les plus vives. Le renversement de perspectives met du temps à s’actualiser et repose longtemps sur des individus d’exception. Il n’en demeure pas moins nettement perceptible et forme une tendance irréversible qui mène jusqu’à l’élection du Parti québécois en 1976 et au grand rendez-vous référendaire de 1980. Au cours de ces décennies, l’antisémitisme ne disparaît pas complètement du paysage politique québécois, mais il s’atténue au point de ne plus figurer dans le discours tenu par les principaux porte-parole du nouveau mouvement nationaliste.

Difficultés d’interprétation historique

Les opinions éditoriales publiées par Le Devoir sur plus d’un demi-siècle nous permettent de mieux camper le profil de l’antisémitisme tel qu’il émane de la société québécoise francophone au début du xxe siècle. Cette longue séquence de textes fait voir, au sujet des Juifs, une pensée complexe, surtout marquée par l’inconstance, qui se manifeste par une sorte de flux et de reflux périodique. Le Devoir s’intéresse aux populations montréalaises d’origine juive d’une manière irrégulière, poussé en cela par des événements qui se passent sur un autre continent. Il y a donc, à ce sujet, une conjoncture précise qui fait monter le baromètre de l’intolérance, le plus souvent à la suite d’agissements du régime nazi en Allemagne. Les éditorialistes du journal ne s’entendent toutefois pas sur la façon de discourir de la présence juive au Canada, et on note des écarts de perception considérables d’une plume à l’autre. Selon le moment et le thème abordé, Le Devoir donne l’impression de modifier considérablement son propos sur les Juifs. Plus encore, s’agissant du judaïsme, aucun des grands dirigeants du quotidien n’aboutit aux mêmes conclusions ni ne passe par le même raisonnement. Certains sont plus sensibles aux difficultés des minorités religieuses, surtout parce qu’ils se sentent eux-mêmes partie prenante d’un peuple défavorisé par le nombre, tandis que d’autres voient chez les Juifs des qualités de solidarité et de résistance tenace à l’adversité. On ne trouve qu’une seule constante dans ce corpus de textes éditoriaux parfois antisémites et parfois pas : c’est la perception très répandue que les Juifs forment un groupe dont les origines se situent nettement à l’extérieur des balises du Canada français. Le Devoir perçoit avant toute chose l’altérité plus ou moins avérée du judaïsme et, en ce sens, le point de départ de sa réflexion repose sur la crainte de l’étranger et sur une xénophobie défensive. En grande partie, cela tient à la compartimentation ethnique et religieuse qui fait florès sur l’île de Montréal dans la première moitié du xxe siècle, phénomène très insistant qui rend les contacts plus suivis entre communautés particulièrement difficiles. Cette ignorance mutuelle et cet éloignement dans la proximité sont des réalités propices à la construction, dans Le Devoir, de notions mythiques au sujet des Juifs et à la floraison d’une imagerie fantasmatique dont on retrouve des traces ici et là dans les éditoriaux, par exemple dans ce texte datant de 1930 au sujet de la situation au Moyen-Orient :

Et les Anglais, outre les difficultés qui naissent forcément d’une pareille situation, ont à tenir compte de ce double fait que la centaine de mille Juifs peut-être qui sont en Palestine est appuyée, au dehors, par des millions d’hommes magnifiquement organisés, témoignant d’un prodigieux esprit de solidarité à travers le monde et disposant d’une importante partie de la richesse et, par la presse surtout, de la puissance universelle […][32].

Le plus exigeant pour l’historien du Devoir est de tenter de mesurer quelles ont été les retombées concrètes de certains éditoriaux parus à la fin des années 1930. S’il est parfois difficile de définir la teneur exacte du discours antisémite qui s’étale dans les pages de ce journal, cela est encore plus vrai pour ce qui concerne l’impact que le journal a pu avoir à ce sujet sur l’ensemble de son lectorat. Le Devoir ne donne pas de mot d’ordre précis quant à l’attitude qu’il convient d’avoir envers la présence juive à Montréal. Il ne cherche pas non plus à canaliser d’une manière spécifique le sentiment d’hostilité diffus qui persiste au sein de la population francophone. Tout au plus Omer Héroux et Georges Pelletier suggèrent-ils aux Canadiens français, à partir de 1934, de ne pas fréquenter les marchands juifs  « Il est des quartiers de la ville, en très grande majorité français, d’où le petit commerçant canadien-français est en train de disparaître devant la poussée du commerçant étranger – particulièrement du commerçant juif. C’est un état de choses qui est, on en conviendra, et cela saute aux yeux, anormal[33]. » Ces conseils ont-ils été entendus ou sont-ils restés une simple illustration de la méfiance qui s’était installée entre les deux communautés ? De prime abord, il semble que ces appels ne se soient pas traduits par des boycottages organisés ou par des campagnes insistantes et répétées susceptibles de produire des gestes dommageables à long terme. Il y a aussi que Le Devoir, organe de presse des classes aisées nationalistes, n’était pas susceptible d’être lu par les masses ouvrières francophones, celles qui étaient le plus en contact avec les petits épiciers et les travailleurs d’origine juive. L’histoire ne retient pas non plus un grand nombre d’incidents violents perpétrés à Montréal contre des commerçants juifs ni l’organisation de manifestations populaires à grande échelle sur ce thème. Pelletier, même au plus fort de la crise des réfugiés allemands, ne semble pas particulièrement porté à s’en prendre aux populations juives déjà installées au pays. Si Le Devoir clame haut et fort son désaccord quant à l’utilité d’accueillir de nouveaux venus, cela ne signifie pas pour autant que le journal souhaite soumettre les Juifs montréalais à des mesures d’exception. Comme le montre cette citation de 1938, Pelletier reste, malgré la tempête qui souffle en Allemagne, relativement modéré dans ses propos au sujet de la communauté juive locale :

Nous avons nos Juifs, nous ne les persécutions pas. Ils vivent heureux et prospères sans qu’on les brime. Leur présence constitue l’un des multiples problèmes importants que le Canada doit résoudre sans éclat, sans injustice, envers lui-même le tout premier. Nous avons de nos problèmes tant qu’il faut, à commencer par notre problème juif. Qu’on n’aille en aggraver aucun. Le temps serait mal choisi pour le faire[34].

À défaut d’une recherche plus exhaustive sur le sujet de la discrimination antijuive dans son sens le plus pratique, il faut convenir que c’est dans la sphère symbolique que les éditoriaux du Devoir ont causé le plus de dommage à long terme. Le refus d’accepter une immigration en provenance d’Allemagne, et à une heure où des menaces extrêmement graves pesaient sur les Allemands d’origine juive, a laissé dans la mémoire communautaire des traces indélébiles. La situation était particulièrement tendue à la veille de la Seconde Guerre mondiale, quand de multiples indices laissaient entrevoir qu’une catastrophe de grande envergure était à la veille de s’abattre sur le judaïsme européen. Les propos hostiles du Devoir ont aussi creusé le fossé d’incompréhension qui séparait les Juifs montréalais de leurs citoyens catholiques francophones, soulevant parfois des craintes certes irraisonnables, mais tout à fait compréhensibles dans le contexte. Ces frayeurs et ces appréhensions ont beaucoup contribué à ériger une barrière émotionnelle entre les deux populations, qui s’est maintenue pendant plusieurs décennies et forme encore aujourd’hui le legs de cette époque trouble. Comme une étude de l’admission des étudiants juifs à l’Université McGill le démontre avec éloquence[35], les francophones n’ont pas été les seuls, au cours des années 1930, à vouloir faire obstacle à la progression des minorités religieuses. Il reste que la rhétorique antisémite du Devoir pouvait laisser croire aux dirigeants juifs – souvent peu à l’aise avec les subtilités de la langue française – que le journal était engagé pour de bon dans une campagne soutenue de dénigrement du type de celle que menaient les organes de presse à la solde d’Adrien Arcand. Cette perception, qu’une lecture plus fine du Devoir permet de dissiper, a perduré longtemps dans l’historiographie de langue anglaise. On la retrouve, par exemple, dans la biographie d’Henri Bourassa que l’archiviste du CJC, David Rome, publiait en 1988 :

Le Devoir was a great event in Canadian history, transcending the journalistic. For decades, this important daily was one of the channels by which all types of anti-Jewish views reached a most influential French Canadian audience. […] Especially after Bourassa left it, it became an anti-Semitic agitator, and an originator and disseminator of contempt[36].

Un antisémitisme conjoncturel

Comment peut-on théoriser sur l’antisémitisme qui émane du Canada français dans la première moitié du xxe siècle ? Quelles sont les origines de ce positionnement hostile et d’où proviennent les variations que l’on observe dans Le Devoir de 1910 à 1963 ? Il semble assez clair, à la lecture de ce quotidien, que la méfiance envers les Juifs dont font preuve les francophones est issue en droite ligne de l’enseignement doctrinal de l’Église catholique. Depuis des siècles, l’institution prêche avec plus ou moins d’insistance selon les époques la condamnation morale et la mise à l’écart sociale des adeptes du judaïsme. À Montréal, entre les deux guerres, cela signifie ne pas admettre les Juifs à l’école catholique, ne pas les accueillir dans les structures paroissiales et les tenir éloignés des milieux professionnels et ouvriers où des aumôniers sont présents. L’Église, par contre, n’autorise pas d’autres formes d’antisémitisme qui ont cours durant la période moderne, car elle ne peut abandonner face aux Juifs ou face aux incroyants en général – dont les protestants – un principe de modération et de charité universelle. Impies et fourbes, les Juifs ont droit aux égards que les catholiques accordent à ceux qui sont en instance de se convertir et qui possèdent des qualités humaines indéniables. Cela explique que l’usage de violence ou l’emploi de slogans haineux soient rejetés par l’Église traditionnelle, tout comme celle-ci condamne les systèmes de valeur basés uniquement sur des notions raciales. Dans la doctrine catholique, les arguments purement scientifiques, ou issus de la seule observation de la nature, doivent être subordonnés aux grands principes de la foi. Placer la race ou la pureté du sang au coeur d’un système de valeur étatique ou d’une conception de la nation, en lieu et place des valeurs morales de l’enseignement chrétien, reste une erreur fondamentale dénoncée par l’Église à maintes reprises au cours de la période moderne[37]. C’est la raison principale pour laquelle le pape Pie XI condamne le régime nazi en 1937, et non pas nommément parce qu’il persécute injustement les Juifs.

Le Devoir et la plupart des organes de presse d’inspiration catholique au Québec ont donc essentiellement pratiqué un antisémitisme d’Église entre les deux guerres. Quand le contexte s’y prêtait et que les Juifs devenaient un enjeu central de l’actualité internationale, Le Devoir a prôné la méfiance envers une population qui était perçue comme marginale et inadmissible dans le cadre de la société canadienne-française de l’époque. En soutenant des propos de cette teneur, les dirigeants du Devoir n’ont pas eu le sentiment, entre les deux guerres, de commettre une faute contre la morale chrétienne ou d’outrepasser un positionnement éthique juste. Cet antisémitisme s’est affirmé et a pris de l’ampleur parce qu’il était partie intégrante de la doctrine catholique et perçu comme acceptable à l’intérieur de certaines limites. De ce point de vue, le rejet, ou la mise à l’écart des Juifs, sans recours à la violence physique ou à un langage haineux, n’apparaissait pas, même aux yeux de certains éditorialistes du journal, comme de l’antisémitisme à proprement parler, mais plutôt comme une attitude de défense de la foi et de la nation canadienne-française. Cela explique les dénégations outrées d’Omer Héroux quand les activistes du CJC, dont H.-M. Caiserman, l’accusent, en 1934, de pratiquer la chasse aux Juifs :

Où et quand avons-nous fait de l’antisémitisme ? Où et quand avons-nous pris une attitude que l’on puisse qualifier de manifestement antisémitique ? Est-ce faire de l’antisémitisme que de recommander aux Canadiens français d’avoir autant de bon sens que les Juifs, de pratiquer cette entr’aide économique que tous les autres groupes, à commencer par les Juifs, pratiquent couramment, sans avoir besoin de la dire, ni même d’y penser ? Est-ce faire de l’antisémitisme que de prétendre simplement juger par soi-même, et non sous la dictée de la presse ou des intérêts juifs, les choses de notre pays ou de l’étranger[38] ?

Aussi, l’antisémitisme du Devoir s’accompagnait parfois, entre les deux guerres, d’un nationalisme économique sous la forme de « l’achat chez nous », mais toujours subordonné au premier principe de mise à distance doctrinale des Juifs dans une société catholique. Dans Le Devoir, la préservation de la foi et du caractère foncièrement catholique du Canada français occupe la première place en tout. La société francophone de cette époque ne reconnaissait pas – comme elle le fera après la Révolution tranquille – une autonomie idéologique au réflexe de la survie nationale et de la pérennité de la langue française. Sous cet angle, la dénonciation du commerce juif visait avant tout à maintenir une division étanche entre deux confessions qui ne devaient pas se côtoyer sur la place publique ou dans la sphère économique. En reprenant de tels avertissements, Le Devoir cherchait non pas à remettre en cause le droit des Juifs à faire des affaires au pays ou à s’enrichir, mais tentait surtout de les détourner des populations canadiennes-françaises. La nuance est importante, car, une fois de plus, Héroux se défend de vouloir causer du tort aux adeptes du judaïsme. Il ne fait, prétend-il, que réclamer le droit pour les francophones de constituer un espace social où ils seraient strictement entre eux, c’est-à-dire une société où tous les entrepreneurs et tous les professionnels seraient des catholiques pratiquants. Dans Le Devoir de l’entre-deux-guerres, il n’y a pas de dissociation fondamentale entre foi et patrie, entre pratique religieuse et comportement économique. Cela se lit particulièrement lors de la querelle qui sévit au cours des années 1930 autour de l’observation du dimanche. Le traditionnel repos dominical est décrit dans le journal comme ayant une finalité supérieure à l’activité commerciale et comme devant avoir préséance sur elle. Or, comme le rappelle en 1933 le jésuite Joseph-Papin Archambault, c’est un principe qui ne peut s’appliquer pleinement que si tous les acteurs économiques sont pénétrés de catholicisme :

La masse terrienne est encore fidèle, dans son ensemble, à nos saintes traditions nationales. En elle, plus qu’en tout autre élément, se sont conservées les fortes vertus de la race. Elle est particulièrement attachée à la foi catholique, unie à son clergé, soucieuse d’observer ses préceptes. Mais cette observation est moins ferme qu’autrefois. Des fissures s’y laissent voir. La violation du dimanche en est une; récente mais déjà profonde. […] Il est même des agriculteurs qui reçoivent, le dimanche, leurs gros clients de la ville. Et ce sont des camions qu’on remplit de légumes arrachés dans les champs sous les yeux de l’acheteur. Un journaliste n’écrivait-il pas l’an dernier, que certaines campagnes ressemblaient étrangement, ce jour-là, à des quartiers juifs de Montréal[39][?]

Nous l’avons vu, les éditorialistes du Devoir professent un certain type d’hostilité envers le judaïsme, qu’ils perçoivent comme celui de l’Église catholique traditionnelle à laquelle ils appartiennent. Fervents pratiquants et formés intellectuellement dans le cadre de la doctrine religieuse, ils se sentent appuyés, en cette matière, par un enseignement antijudaïque très ancien. Jusqu’aux années 1930, les immigrants juifs de la grande migration est-européenne n’inquiètent guère Le Devoir, car ils forment une minorité religieuse qui ne se manifeste en apparence que sur les marges du Canada français. Surtout présents dans les quartiers à forte densité ethnique situés au centre de l’île de Montréal, ils fréquentent l’école protestante, s’assimilent à la langue anglaise et maintiennent un réseau institutionnel autonome. La situation change brusquement quand les francophones sont confrontés à deux phénomènes déstabilisants : la crise économique de 1929 et la nomination d’Hitler quatre ans plus tard au poste de chancelier de l’État allemand. Le Devoir, qui vacille lui-même un long moment au bord de l’abîme financier, comprend à travers ces événements tragiques qu’un appauvrissement chronique d’une part et, de l’autre, un nouvel envahissement juif menacent les certitudes durement acquises du Canada français. Cela correspond aux envolées antisémites de 1934, de 1938 et de 1943 dans les éditoriaux du journal.

Le désespoir à long terme que suscite l’effondrement des marchés, les difficultés innombrables causées par la hausse soudaine du chômage et les conséquences brutales du ralentissement économique provoquent un égarement des esprits. Impuissants à réagir à la crise ou à atténuer ses retombées désastreuses pour le Canada français, certains individus partent à la recherche de causes occultes. D’autres se laissent séduire par les théories d’un complot juif ou par l’idée que des manipulations secrètes expliquent les déboires des années 1930. Ces fabulations gagnent en importance quand des menaces de conflagration militaire générale en Europe s’ajoutent aux dérèglements sociaux et politiques déjà observés. Dans les circonstances, les frontières entre les communautés se durcissent à Montréal et la concurrence entre personnes d’origine religieuse différente prend un nouveau relief. Les éditorialistes du Devoir ne sont pas à l’abri de ces glissements et ils font parfois la part belle, à partir de 1934, aux distinctions à établir entre commerçants canadiens-français et ceux qui sont arrivés au pays à la faveur d’une immigration récente, dont les Juifs. Encourager des marchands « étrangers » devient, en ces années de vache maigre, une marque de faiblesse et de déloyauté, particulièrement quand il s’agit d’individus qui se trouvent à distance du grand projet collectif francophone. Presque toujours, au cours de cette période, l’altérité prend la figure du juif est-européen à demi anglicisé et réputé réfractaire à la civilisation chrétienne. C’est l’argumentation que présente Pelletier en janvier 1939 dans un éditorial intitulé « Soyons logiques : estampillons le marchand comme la marchandise » :

Si nous devions savoir d’où vient l’objet qu’on nous vend, n’est-il pas juste que nous sachions aussi quels voisins on nous impose, qui vivront près de nous, constitueront chez nous des groupements plus ou moins nombreux, et dont la présence complique la vie canadienne de toutes sortes de manières ? […] De la sorte, nous saurions vraiment à qui nous avons affaire ; et si nous achetons tel produit d’un Canadien ou d’un étranger, d’un Allemand ou d’un Juif, d’un Polonais ou d’un Israélite, d’un Français ou d’un Arménien[40].

À la faveur de ce contexte, des notions fantasmatiques de domination juive refont surface et semblent soudainement plus crédibles, aidées en cela par la propagande nazie et les persécutions antijuives en Allemagne. Autre facteur aggravant, l’arrivée d’Hitler à la tête du gouvernement allemand exacerbe le discours antisémite à l’échelle mondiale. Ces attaques verbales violentes favorisent l’apparition, au Canada, d’organes de presse centrés sur la haine des Juifs. Le Devoir résiste dans un premier temps à ces pressions – comme l’ensemble des institutions canadiennes-françaises de stricte obédience catholique – et rejette les principes de base du national-socialisme, dont le contrôle du parlement et des journaux par un parti unique. La nazification de l’État allemand et l’intensification de la discrimination raciale provoquent toutefois dans ce pays, à partir de 1938, un exode massif de citoyens d’origine juive. Chassés dans un contexte extrêmement tendu à l’échelle mondiale, les réfugiés ne soulèvent guère de sympathie et se heurtent presque partout à des portes closes. La situation inextricable des victimes et la crise que provoque leur arrivée massive aux frontières internationales soulèvent des réactions virulentes de rejet dans la plupart des pays occidentaux, dont le Canada. Le Devoir n’échappe pas à cette réaction viscérale de refus de l’immigration juive allemande, et c’est dans ce contexte précis que le sentiment antisémite atteint son apogée au journal. Les rumeurs vagues mais insistantes de déplacements importants de population, les préjugés de toutes sortes et l’incertitude du moment gonflent la méfiance relativement à ces Juifs devenus apatrides. C’est au point où Le Devoir s’imagine que le Canada français sera littéralement envahi par cette arrivée soudaine de Juifs surtout allemands. Les chiffres les plus déraisonnables circulent, qui font craindre, en une période de désarroi généralisé, une arrivée massive et incontrôlée[41]. En un mouvement de repli défensif, Pelletier monte au créneau à la fin de 1938 et au début de 1939 pour dénoncer l’immigration juive d’Allemagne. La conjoncture internationale, qui semble dramatique à souhait, fait surgir à propos de cet enjeu des émotions déraisonnées et excite les passions. Fortement atteints par la crise économique, les Canadiens français seraient en plus sur le point d’être submergés par une population avec laquelle ils ne se sentent aucune affinité. Le même positionnement est repris en 1943 par Louis Robillard en une heure où le judaïsme européen sombre corps et âme sous les coups de boutoir du nazisme :

Où dirigera-t-on ces évacués ? Vers la Palestine ? […] Vers l’Amérique sans doute, qui semble être leur nouvelle terre promise, et du côté du Canada ? Notre population sémite doit déjà excéder 300 000, en regard d’une population totale de 12 millions. C’est plus que notre part, si l’on s’arrête à penser que l’Angleterre n’en héberge approximativement 300 000 pour un pays de 47 millions. Les sociologues et les Juifs les plus avisés mettent les nations en garde contre un point de saturation de l’élément israélite, point qu’on ne saurait dépasser sans grave danger[42].

Les deux facteurs conjugués d’une détresse matérielle prolongée et de la crise des réfugiés allemands ont un impact décisif sur l’intensification du discours antisémite au Devoir, conjoncture qui fait naître pour un moment le mythe de l’envahissement du Canada français par les Juifs. Tout se passe comme si, fortes d’une puissance financière sans limites et appuyées en cela par des réseaux internationaux très étendus, les populations juives européennes s’étaient fixé pour objectif – dans l’imaginaire des éditorialistes du Devoir – de submerger les francophones. L’illusion ne dure guère, car les années d’après-guerre font vite voir que cette immigration massive n’est plus à l’ordre du jour. Après 1945, les populations juives allemandes et polonaises ont simplement cessé d’exister, ou elles ont été dispersées aux quatre coins du monde. Par ailleurs, la prospérité générale qui suit la Seconde Guerre mondiale efface le sentiment d’impuissance et d’insécurité qui avait étreint le Canada français au plus creux de la Grande dépression. L’altérité judaïque, en apparence si menaçante, s’atténue nettement alors que la communauté juive de Montréal complète, au cours des années 1950 et 1960, un processus d’intégration très avancé à la société canadienne. Pendant que les francophones entament collectivement une ascension sociale qui va mener aux changements structurels de la Révolution tranquille, la présence juive à Montréal se fait plus diffuse et plus lointaine. Surtout, l’Église catholique entre, au lendemain de la Shoah, dans une période d’aggiornamento qui la pousse à abandonner les accusations traditionnelles de déicide et de fourberie à l’endroit des Juifs. L’intensité des persécutions hitlériennes et la conscience de torts de l’institution envers le judaïsme provoquent un renversement de perspectives décisif au moment du concile du Vatican[43]. Publiée en 1965, l’encyclique Nostra Aetate met un terme à un climat de condamnation doctrinale envers les Juifs et rend possible, pour les catholiques, d’entrer en dialogue avec le judaïsme sur des bases renouvelées. Au Québec, ce changement profond d’attitude énoncé par la curie romaine s’accompagne en plus – et pour d’autres raisons – d’une baisse radicale de l’influence du clergé et de l’enseignement religieux traditionnel. En quelques années, sous le coup d’une modernisation galopante, les facteurs idéologiques qui avaient nourri l’antisémitisme du Devoir et de la société canadienne-française tout entière s’atténuent soudainement. La chute notable de l’influence du catholicisme dans les pages du journal ne balaie certes pas toutes les formes de méfiance envers les Juifs, dont certaines subsistent dans la sphère linguistique et relativement à l’option indépendantiste, mais elles ne réapparaissent pas dans les éditoriaux publiés à l’époque de Filion ou plus tardivement. Quel que soit l’angle sous lequel on aborde cet enjeu complexe au Québec, les années d’après-guerre constituent une rupture avec le passé.

L’erreur d’appréciation fondamentale a été de croire jusqu’ici que l’antisémitisme avait traversé la société canadienne-française de part en part et qu’une forme d’unanimisme s’était développée autour de cette question dans les milieux catholiques francophones. Or il s’avère que, même au plus creux de la crise économique, un concert de voix divergentes s’est fait entendre à ce sujet et qu’un débat assez intense a parfois opposé entre eux tenants du libéralisme et partisans de la mise à l’écart des Juifs. Le Devoir n’est qu’un des espaces du discours au Canada français et sa page éditoriale révèle de surcroît des variations importantes d’interprétation. Des recherches plus poussées sur la presse montréalaise d’expression française révéleraient probablement des quotients d’hostilité nettement moins élevés envers le judaïsme. Même dans l’Église ou au sein de ses principales congrégations religieuses, comme les Jésuites ou les Dominicains, des positionnements assez contrastés sont apparus autour de ces questions[44]. Ces faits nous permettent de mieux comprendre comment les attitudes des antisémites ont pu être abandonnées assez rapidement après 1945 et à quelle vitesse le souffle de la modernité s’est engouffré dans la société canadienne-française. Produite en bonne partie par l’Église, l’hostilité envers les Juifs s’est effilochée quand l’institution s’est réformée de l’intérieur et que des courants d’ouverture déjà présents depuis longtemps se sont affirmés plus fortement à la faveur de ce nouveau contexte. En fait, il en a probablement été de la perception des Juifs comme de bien d’autres positionnements propres au Québec de la « grande noirceur ». Les notions doctrinales qui semblaient immuables et incontestables à première vue se sont avérées, en dernière analyse, éminemment sensibles à des adaptations nouvelles, en particulier à l’émergence de la modernité. Sans doute faut-il retenir de cette discussion que la société québécoise a fait l’objet, au xxe siècle, d’évolutions beaucoup plus soutenues qu’il n’y paraissait de prime abord, et à l’intérieur de périodes historiques relativement plus longues, que l’on ne voulait l’admettre jusqu’ici.