Corps de l’article

Introduction

Le développement technologique et industriel est lié à des conséquences environnementales et sociales, dont la gestion, plus ou moins explicite au cours de l’histoire (Fressoz, 2012), est au coeur des sociétés contemporaines (Beck, 1986). Ces conséquences donnent lieu à des prédictions, utilisées de façon stratégique pour convaincre des financeurs ou de futurs clients de l’intérêt d’un nouveau projet, ou mobilisées pour alerter sur les problèmes que la technologie est susceptible de créer. Ainsi, les activités techniques s’appuient sur des instruments voués à prévoir, anticiper ou organiser les développements futurs et leurs conséquences, pour les projets techniques eux-mêmes et pour les acteurs qui en bénéficient ou qui en subissent les impacts.

C’est la question du futur et de sa mobilisation dans les activités industrielles qui nous intéresse dans le présent article, dans le cas des activités minières. Elle est peu analysée dans ce secteur, alors qu’elle est centrale, notamment parce que l’extraction elle-même, la phase dite « d’exploitation », est précédée par des activités dites « d’exploration », dont la durée est longue (plusieurs années) et qui sont entièrement dirigées vers les réalisations futures. La mobilisation du futur par les acteurs miniers, en particulier dans les situations où les projets sont en situation d’exploration, mérite une attention spécifique. Par exemple, l’étude de l’exploration pétrolière à Sao Tomé-et-Principe par la géographe Gisa Weszkalnys (2014, 2015) montre comment la spéculation sur les futurs projets d’extraction est une modalité de la pensée du futur marquée par le calcul de risques et la recherche de profit, et qui, dans certains cas, peut aller jusqu’à la tromperie délibérée (Tsing, 2004). Dans l’analyse de Weszkalnys, cette façon de penser le futur s’oppose à l’attente presque désabusée d’une grande partie de la population du pays et à l’anticipation de possibles désastres par des acteurs suspicieux face aux promesses de développement.

Nous suivons dans le présent article une approche analytique de ce type pour analyser trois figures de la mobilisation du futur dans les activités extractives : l’investissement, caractérisé par l’estimation des profits futurs et la place centrale accordée aux risques susceptibles de les remettre en cause ; l’anticipation, qui associe l’activité extractive à des considérations plus larges susceptibles de faire émerger des questionnements nouveaux ; la planification, qui consiste à définir des objectifs à atteindre et des moyens de les remplir. Ces trois termes sont utilisés par les acteurs du secteur minier. Nous les reprenons ici comme des catégories analytiques nous permettant d’analyser les façons de penser le futur et de l’inscrire dans des pratiques qui, pour certaines, contribuent à réaliser les prédictions. La façon dont nous utilisons ces catégories s’inscrit dans une tradition sociologique qui propose de développer les concepts théoriques comme des répertoires de description issus des pratiques réflexives des acteurs eux-mêmes (Callon, 1999).

L’étude des pratiques d’inscription temporelle dans les pratiques de l’extraction nous permet de contribuer à l’analyse critique de la gouvernance du secteur minier, en particulier à la compréhension des nombreuses controverses qui le traversent. Comme on le verra, ces controverses ne sont pas uniquement liées à des intérêts divergents qu’il s’agirait de concilier par le biais de négociations entre parties prenantes en lien avec la « responsabilité sociale » des entreprises, mais aussi à des conflits relatifs à l’inscription des territoires et populations dans des futurs contestés. Ainsi, notre objectif n’est pas seulement d’utiliser les termes investissement, anticipation et planification pour caractériser des façons de penser les évolutions futures, et possiblement de les réaliser, mais aussi de montrer qu’une analyse du futur de cet ordre permet d’analyser les politiques minières, leurs rapports aux acteurs économiques, leurs conséquences pour la participation des populations aux projets miniers et, finalement, les enjeux démocratiques de l’extraction.

Dans la suite de cet article, nous faisons un usage privilégié de matériaux issus de plusieurs enquêtes de terrain que nous menons en France métropolitaine et en territoires ultramarins depuis plusieurs années. Nous nous appuyons en particulier sur une thèse consacrée aux controverses minières en Nouvelle-Calédonie (Merlin, 2018) complétée par une enquête relative aux politiques minières calédoniennes ; une enquête de deux ans portant sur le « renouveau minier » français métropolitain[3] ; ainsi qu’un projet de recherche en cours consacré aux politiques minières aurifères guyanaises et ayant donné lieu à deux enquêtes collectives en 2019 et 2020, qui ont permis d’étudier la controverse relative à un projet de mine industrielle dans la région de Saint-Laurent-du-Maroni, dit « Montagne d’Or », et, plus généralement, les débats autour de la possible structuration du secteur minier. Sans rendre compte de façon exhaustive des particularités de chacun de ces cas, nous les mobilisons ici pour développer notre réflexion sur la mobilisation du futur. Ces exemples s’y prêtent dans la mesure où ils comprennent un programme de « renouveau minier » en métropole, la continuation et l’organisation de l’activité minière existante en Nouvelle-Calédonie autour de l’extraction du nickel et des débats en cours en Guyane française sur la possibilité de la poursuite de l’activité extractive sous des formes industrielles encore inexistantes à ce jour. Chacun de ces terrains est marqué par des controverses vives, mais aussi par des références constantes à la « responsabilité des entreprises minières » émanant des acteurs institutionnels, et des entreprises elles-mêmes. Nous verrons que l’analyse des façons de penser le futur et des opérations censées les mettre en oeuvre (ce que nous appellerons « pratiques du futur ») permettra d’éclairer les ressorts de ces controverses.

Étudier les pratiques du futur

La mobilisation du futur dans le présent a été étudiée par les sociologues, en particulier ceux qui se sont intéressés au développement technologique. En s’appuyant sur les études des sciences et des techniques, de nombreux chercheurs se sont penchés sur les productions techniques et sociales des instruments décrivant le futur, des feuilles de route (Laurent, 2017) aux instruments de valorisation économique (Doganova, 2015). Nous suivons leurs analyses, qui s’intéressent moins aux déterminants sociaux des choix technologiques qu’au caractère plus ou moins performatif des instruments qui permettent d’agir dans le présent en mobilisant le futur, par exemple en calculant la valeur future (cf. pour le secteur minier : Majury, 2014 ; Shafiee, 2012). Dans les premières phases des projets miniers, au moment de l’exploration, ces instruments sont parfois peu formalisés et sont dans tous les cas associés à des promesses de réalisation future qui ne sont pas toujours appuyées par des outils comme des modèles ou des feuilles de route (Weszkalnys, 2014). Le langage des risques lui-même tel qu’il est manipulé par les acteurs de l’exploration repose davantage sur un ensemble de références et d’arguments que sur des évaluations quantifiées. Il offre aux acteurs miniers une façon de faire avec des incertitudes profondes, voire une façon de les ignorer (Dean, 2017 ; Geenen, 2018). De leur côté, les critiques des projets miniers mobilisent des arguments relatifs à des futurs possibles, dont l’instrumentation est elle aussi diverse (Weszkalnys, 2015). En associant instrumentation et discours, réalisations matérielles et promesses discursives, le secteur minier n’est pas différent d’autres domaines technologiques dans lesquels les considérations normatives sur les évolutions désirables sont associées à des constructions ontologiques plus ou moins robustes (Jasanoff et Kim, 2015). Comme le dit Benedict Anderson, le futur se manifeste ainsi dans le présent par des opérations diverses, certaines reposant sur le « calcul », d’autres sur « l’imagination », d’autres enfin sur la « performance » (Anderson, 2010).

Nous considérerons dans notre analyse l’ensemble des opérations mobilisant le futur dans le présent, qu’elles soient instrumentées de façon formelle ou qu’elles s’appuient sur d’autres ressources, qu’elles mettent en forme directement la réalité ou qu’elles échouent à le faire et restent à l’état de discours. Nous parlons de « pratiques du futur » pour désigner l’association entre des façons de penser le futur et des opérations censées les mettre en oeuvre. Leur analyse dans le secteur minier doit donc nous permettre de repérer ce qu’implique le fait de penser le futur dans les termes de l’investissement, de l’anticipation et de la planification pour la subjectivité politique des acteurs impliqués et le type de problèmes publics jugés pertinents. Cette analyse ne peut ignorer les controverses profondes qui traversent toutes les activités extractives, et qui sont liées aux impacts majeurs des projets miniers sur les populations concernées et sur leur environnement. Nous verrons que ces controverses, moins qu’un contexte sur lequel se déploieraient diverses pratiques du futur, sont liées à des conflits relatifs à celles-ci. La permanence des controverses minières pourra ainsi être éclairée par des divergences profondes dans la façon de penser le futur.

1. Investissement et anticipation : deux pratiques du futur en opposition

1.1 L’investissement comme pratique du futur fondée sur les risques

Le raisonnement de l’investisseur consiste à attendre d’un placement de capitaux des réalisations futures permettant l’augmentation du capital initialement investi. Dans le secteur minier, ce raisonnement est très présent lors de la phase d’exploration, en particulier lorsqu’elle est menée par les compagnies dites « junior » spécialisées dans ce domaine. Le financement de cette activité est considéré comme un placement à « haut risque », car très peu de projets aboutissent à la découverte d’un gisement exploitable, repris ensuite par une société minière ayant les capitaux suffisants pour l’exploiter (les « majors »). Cette caractéristique conduit les acteurs de l’exploration à tenter de cerner et de minimiser les risques qui pourraient conduire à l’échec des projets. Ces évaluations sont tournées vers les investisseurs : ce sont eux qui alimentent les sociétés juniors en capitaux suffisants, et ce sont eux que les juniors doivent convaincre du potentiel de rentabilité future de leurs projets d’exploration. Elles prennent pour objets des risques qui renvoient autant à la géologie qu’à des aspects sociaux et politiques. Ainsi, dans une lettre adressée à ses investisseurs, le directeur d’une junior australienne explique sa stratégie en matière de gestion des risques lorsque sa compagnie décide en 2014 de déposer plusieurs permis d’exploration en France métropolitaine, en mettant en avant l’intérêt de régions « sous-explorées » dont les cadres réglementaires, notamment fiscaux, sont « sains[4] ». Dans ce courrier, la décision géographique (la France) est présentée aux investisseurs dans le cadre d’une analyse de risque associant risque technique (il y a un « attrait géologique ») et ce que la junior désigne comme le « risque politique ». Cette dernière expression est familière des investisseurs (Fourcade, 2017). Dans le domaine minier, elle marque l’extension du raisonnement de l’investissement depuis la géologie jusqu’à un domaine « politique », comprenant aussi bien la qualité des réglementations que la propension des populations à accepter ou refuser les projets miniers. Le « risque politique », dans la citation précédente, est directement lié à la possibilité d’évaluer les profits futurs. Un acteur de l’exploration minière nous explique ainsi en entretien qu’un « faible risque » est une situation où une exploitation privée future est garantie en cas de succès de l’exploration[5]. D’après lui, les territoires présentant le plus grand « risque politique » sont les pays qui pourraient nationaliser une découverte minière faite par une entreprise privée, ceux impliqués dans des contextes de guerre ne permettant pas le développement du projet ou ceux qui pourraient adopter une politique arbitraire qui les conduirait à octroyer un permis d’exploration sans considération pour la junior ayant levé des fonds pour réaliser cette opération. Lorsque les juniors parlent de « stabilité » de la France, ils font aussi référence à ce qu’ils appellent la « security of geological tenure » (Batista, 2001). Cette notion, formalisée par ce qui est désigné comme « droit de suite » dans le code minier français, renvoie à l’idée que l’explorateur minier faisant une découverte économiquement viable conserve un droit à l’exploitation, ou au transfert de son droit à un tiers, une entreprise major exploitante, par exemple. La définition du « risque politique », qui désigne l’acceptabilité sociale des projets ou la possibilité légale pour une junior de conserver ses droits miniers après une découverte géologique importante, est donc entièrement axée sur la possibilité future d’exploiter un gisement sous le régime de l’investissement privé.

La pratique du futur des acteurs de l’exploration minière est spéculative, car c’est l’augmentation incertaine du capital de celle-ci qui peut conduire à la possibilité technique et financière de mener à bien une exploration. Elle est fondée sur divers outils d’estimation des profits futurs et des risques associés, qui visent à convaincre des investisseurs du bien-fondé de leurs projets d’exploration. Cette estimation est instrumentée, mais souvent qualitative, notamment pour assurer les investisseurs que le « risque politique » est faible. Le renouveau minier français est un cas particulièrement intéressant à cet égard, car il permet d’observer le travail des juniors au tout début d’une exploration minière, à un moment où l’exploration technique n’a pas encore commencé et où les promesses faites à d’éventuels investisseurs sont encore fragiles. À ce stade de l’exploration, les juniors ne font pas de promesse de rendement du capital investi chiffré, ou de promesses de volumes potentiellement exploités, elles cherchent d’abord à convaincre d’un potentiel fondé majoritairement sur des données historiques et surtout de la possibilité d’exploiter la mine en cas de découverte. Ces premières données permettent de définir des « cibles », en limitant le risque géologique, et donc d’attirer des investisseurs contribuant à un « capital d’amorçage[6] ».

Les techniques d’exploration géologique mobilisées par les juniors sont ensuite progressives : de la moins précise (la donnée historique) à la plus précise (le forage), en passant par des phases « intermédiaires » (prélèvements, prospection héliportée, etc.). Ces techniques d’exploration sont directement liées à l’organisation spéculative. C’est en produisant des données de plus en plus précises que les juniors lèvent au fur et à mesure des capitaux. Les technologies d’exploration sont aussi des techniques de conviction financière, puisque ce sont ces instruments et les résultats qu’ils produisent qui permettent aux juniors de faire des promesses plus ou moins robustes générant de potentiels nouveaux capitaux. C’est pourquoi nous parlons « d’ingénierie de la promesse » pour désigner ce processus, dans lequel les promesses sont intégrées dans la conduite du projet technique (Merlin et al., 2021).

L’ingénierie de la promesse s’appuie sur des pratiques du futur associant des discours relatifs à la valeur future (promettre un potentiel à des investisseurs, par exemple) ainsi que sur des pratiques instrumentées (l’exploration géologique et ses résultats valorisés sur les marchés financiers). Elle est distribuée sur un grand nombre de projets, car les acteurs de l’exploration multiplient les projets en simultané pour maximiser leurs chances de découvertes. La démarche de ces acteurs consiste à constituer ce que les juniors nomment un « portfolio », c’est-à-dire un portefeuille de projets d’exploration, afin d’augmenter la probabilité de trouver un gisement prometteur, tout en sachant que les chances de succès d’un projet donné sont limitées. Un responsable de junior exprime ce mode d’action dans ces termes :

« Pour que la junior elle marche, il te faut du permis [d’exploration] […] En général tu fais plusieurs projets […] Tu as plusieurs projets, parce que si tu fais qu’un projet c’est trop risqué, sauf si tu es sûr qu’il y a un truc, mais normalement tu n’es jamais sûr […] En gros plus tu as de permis [d’explorer], plus ça permet de dire [aux investisseurs], on diminue le risque en se mettant sur plusieurs permis. »

Entretien avec le responsable d’une junior cotée en bourse, janvier 2019

L’action par portefeuille repose sur un calcul des risques relatifs à un ensemble de sites dispersés dans l’espace, et dont le résultat vise le regard de l’investisseur. Elle a des conséquences pour la conduite de l’exploration, car elle implique de ne pas se désengager trop rapidement des projets pour ne pas envoyer de signaux négatifs, pour continuer à engranger des capitaux qui peuvent ensuite être réorientés vers le ou les projets où l’incertitude est la moins forte.

1.2 Les controverses minières comme conflits de pratiques du futur entre investissement et anticipation

La pratique du futur dans les termes de l’investissement se heurte à d’autres façons de penser le futur. Dans son étude de l’attente de l’extraction pétrolière à Sao Tomé-et-Principe, de ses revenus espérés et des possibles désastres associés, Gisa Weszkalnys oppose à la « spéculation » dans laquelle sont engagés les investisseurs « l’anticipation » qui « se déploie avec le désastre en tête, et confirme le besoin d’être prêt pour le pire » (Weszkalnys, 2014, p. 213 ; notre traduction). Cela nous invite à contraster l’investissement avec une autre pratique du futur, que nous désignons comme Weszkalnys par le terme anticipation. L’anticipation fonctionne elle aussi sur des incertitudes et des prévisions, mais dans des termes différents de l’investissement. Elle ne pense pas le futur dans les termes de l’équilibre des coûts et des bénéfices attendus d’un projet donné, mais déplace les questionnements vers des problématiques explicitement politiques, incluant la catastrophe non probabilisable comme les choix de société associés à un projet donné. Ce déplacement a été bien repéré dans d’autres domaines techniques comme les biotechnologies, où les cadrages des problèmes dans le vocabulaire des risques et des bénéfices s’opposent à d’autres problématisations soulevant les questions de la privatisation du vivant ou de l’organisation de la filière agro-industrielle (Wynne, 2006). Dans le secteur minier, la pensée du futur par le risque se heurte fréquemment aux problèmes liés aux choix de développement d’un territoire. Ainsi, la plupart des riverains opposés à des permis d’exploration que nous avons rencontrés remettent en question la légitimité d’implanter des activités industrielles au regard d’autres activités telles que l’agriculture et le tourisme[7], ou contestent le fait même de formuler des priorités collectives en termes de « développement[8] ».

L’anticipation est une pratique du futur qui repose sur plusieurs opérations de connexion temporelle et spatiale. Contrairement aux explorateurs miniers, qui purifient le passé minier en n’en conservant que les données utiles pour estimer le potentiel d’un projet donné, l’anticipation englobe l’ensemble des héritages environnementaux, économiques et sociaux des exploitations passées pour qualifier l’avenir des territoires. C’est ce que font de nombreux collectifs de riverains et associations environnementales critiquant le potentiel renouveau minier français. Ces publics souhaitent que la question de l’après-mine soit prise en compte dès la phase d’exploration, en démontrant que le lointain passé minier de la France a encore des conséquences environnementales et sociales négatives aujourd’hui, dont la prise en compte doit permettre d’évaluer les développements futurs. C’est le cas par exemple lorsque les associations SystExt et France Nature Environnement quittent une initiative de concertation lancée par le gouvernement, en exigeant une meilleure « anticipation » des effets négatifs de la mine à la lumière des expériences passées[9], ou encore lorsque des associations riveraines documentent les effets encore visibles de l’exploration minière menée dans différentes régions de France[10]. La référence au passé est donc utilisée pour faire émerger des questions liées au projet minier, mais pas toujours prises en compte dans les calculs de l’investissement, comme les effets environnementaux à très long terme ou la catastrophe dont la probabilité d’occurrence est infime. Par exemple, plutôt que d’assurer aux acteurs de l’exploration un droit de suite, SystExt et FNE réclament sa suppression[11] et la possibilité de rendre discutable le futur du projet minier à la fin de la phase d’exploration, à la façon d’autres domaines techniques dans lesquels la réversibilité des choix est devenue centrale (Barthe, 2006). L’anticipation est donc fondée sur la politisation des héritages passés et des développements futurs, au double sens où la mobilisation des problèmes publics passés sert à anticiper les problèmes futurs et à contester l’irréversibilité d’un projet d’exploration en prévoyant de mettre en discussion tout passage à la phase d’exploitation.

Ce travail de connexion temporelle se complète par un travail de connexion spatiale entre des sites parfois éloignés, qui fournit un contraste saisissant avec cette autre connexion spatiale qu’est l’action par portefeuille. Un leader du mouvement Jeunesse autochtone de Guyane nous explique ainsi avoir été invité en Nouvelle-Calédonie par le mouvement autochtone Rhéébu Nùù, qui a lutté pendant de nombreuses années contre le projet minier d’Inco, puis de Vale, dans la région de Yaté[12], et qui souhaitait lors de cette rencontre exposer aux Autochtones de Guyane les effets locaux d’une mine industrielle. La connexion entre des sites géographiques où l’exploration et l’exploitation minières sont problématiques est également au coeur du travail des associations environnementales et des collectifs riverains en métropole. Certains collectifs concernés par des permis d’exploration en Bretagne multiplient les échanges avec des collectifs mobilisés contre des permis d’exploration en Ariège, en Pays basque, et même en Guyane. Alors que l’investissement dans l’exploration minière consiste à multiplier les sites d’intervention pour augmenter les chances de succès et diluer le risque, les acteurs de l’anticipation connectent différents sites afin d’apporter des arguments unifiés contre l’exploration minière non seulement à l’échelle d’un projet, mais aussi à l’échelle nationale, voire mondiale.

2. Un investissement capable d’anticipation ?

2.1 La responsabilité comme ressource pour articuler investissement et anticipation ?

On peut interpréter les nombreuses initiatives relevant de l’investissement « responsable » comme des tentatives d’articulation entre les deux pratiques du futur que sont l’investissement et l’anticipation. La « responsabilité sociale des entreprises » (corporate social responsibility ; CSR) occupe une place de plus en plus importante dans le secteur minier. Selon l’une des définitions (citée dans Campbell, 2012), elle vise à « formuler et mettre en oeuvre des rôles et responsabilités étendus des entreprises, afin d’inclure dans les businessmodels les attentes et les besoins de communautés plus larges » (United Nations Economic Commission for Africa and African Union, 2011, p. 128, cité dans Campbell, 2012 ; notre traduction) Ainsi, des initiatives comme le suivi environnemental au-delà des exigences réglementaires, les mesures de soutien aux initiatives locales, la promotion de l’emploi local ou encore les chartes de respect de certains droits sont mentionnées par les entreprises minières engagées dans la CSR, ou par les chercheurs qui les étudient.

Dans la définition précédente, l’objectif affiché de la CSR (« inclure dans les business models les attentes et les besoins de communautés plus larges [the wider community] ») consiste à transformer l’investissement afin de lui associer ce que la section précédente a décrit comme les anticipations des populations concernées par l’activité extractive. La CSR apparaît ainsi comme une tentative d’articuler la pensée du futur dans les termes de l’investissement avec l’anticipation d’un ensemble de problèmes environnementaux et sociaux. Mais cette tentative est loin d’être aboutie, notamment parce qu’elle se heurte à des tensions profondes entre investissement et anticipation. Une première étape pour comprendre cela est de constater que la nature de la « transformation » de l’investissement et sa capacité à répondre aux « attentes et aux besoins » des communautés sont aujourd’hui très discutées. Ce débat se manifeste par les nombreuses dénonciations du greenwashing, mais aussi par les travaux mettant en regard les objectifs affichés et les conséquences effectives pour les populations (Lockie et al., 2008), les réalisations institutionnelles et la réalité de pratiques informelles difficilement contrôlables (Hook, 2019). Plutôt que de limiter les controverses minières ou de les anticiper, la CSR semble avoir ajouté d’autres sujets d’opposition.

La formalisation de la CSR par le biais d’instruments de gouvernance internationale, émanant des institutions du développement, des acteurs mondiaux de la finance ou des entreprises minières elles-mêmes, joue un rôle ambivalent à cet égard. Ces instruments prennent la forme de guidelines, de normes et de standards. On peut mentionner les « normes de performance en matière de durabilité sociale et environnementale » de la Société financière internationale (SFI), la filiale de la Banque mondiale chargée de l’investissement privé (IFC, 2012), qui conditionnent l’attribution des prêts dans des domaines comme la protection de la biodiversité ou la participation des populations locales. On peut rapprocher les normes de la SFI des standards internationaux de l’International Council on Mining and Metals (ICMM), qui regroupe les principales multinationales du secteur et dont un des objectifs est de « définir des bonnes pratiques environnementales, sociales et de gouvernance[13] ». Ces initiatives s’inscrivent dans un mouvement plus général parfois qualifié d’« investissement responsable », qui se manifeste par des principes volontaires comme les « Principes de l’Équateur », qui s’appuient eux-mêmes sur les normes de la SFI[14]. Ces guidelines et standards traduisent l’internalisation du risque réputationnel faisant suite à plusieurs désastres environnementaux.

Ces normes ont une influence majeure dans les pratiques des acteurs miniers, y compris ceux qui ne sont pas concernés par l’aide internationale. Certaines juniors actives en France prennent comme modèle de référence pour « cerner les éventuels risques sociaux » les référentiels internationaux tels que les Principes de l’Équateur, les normes de performance sociale de la SFI et les Principes de l’ICMM[15]. Mais ces normes jouent un rôle ambivalent dans l’articulation de l’investissement et de l’anticipation. En formalisant des objectifs (et parfois des moyens de les atteindre), les normes donnent prise à des critiques et à des contestations (Barry, 2013), souvent alimentées par des ambiguïtés persistantes sur la possibilité même de ne pas développer les projets (McGee, 2009).

2.2 L’extension du raisonnement de l’investisseur

Dans le secteur minier, l’importance grandissante prise par la CSR, en particulier dans les pays en développement, peut être expliquée par les transformations du rôle de l’État, auxquelles ont conduit les politiques de développement menées par la Banque mondiale et qui mènent les entreprises à se substituer aux pouvoirs publics dans les domaines environnementaux ou sociaux (Campbell, 2012). Une des conséquences de cette évolution est que les tentatives d’inclure les « attentes et les besoins » des populations dans les pratiques de l’investissement sont menées dans le cadre des projets miniers plutôt qu’en lien avec des politiques plus vastes, susceptibles d’englober l’organisation territoriale ou l’équilibre entre divers domaines d’activité dans une région ou un pays. Le futur de l’investisseur est celui du projet, les développements futurs anticipés par les populations sont ceux du territoire qu’elles habitent.

Les tensions entre investissement et anticipation se logent au coeur même des pratiques des acteurs miniers fondées sur la responsabilité. Elles tiennent au fait que cette dernière s’exprime dans les termes mêmes de l’investisseur, avant tout par le biais de la notion de « risque ». Ainsi, les institutions financières présentent les Principes de l’Équateur comme un « risk management framework […] for determining, assessing and managing environmental and social risk[16] ». En France, le programme de renouveau minier a été associé à l’initiative Mine responsable, à laquelle nous avons pu participer en tant qu’observateurs. Dans ce cas, la référence à la responsabilité émanait du gouvernement, à l’origine de l’initiative, et visait à préparer un « livre blanc » rassemblant des bonnes pratiques susceptibles d’assurer « l’acceptabilité » des projets[17]. L’initiative Mine responsable s’inspire également des principes (dont ceux de l’ICMM de la SFI et les Principes de l’Équateur) mentionnés plus haut[18]. Ici, la responsabilité est directement connectée au risque social (l’opposition), et à la nécessité de le réduire.

Dans ces initiatives, le risque est non seulement un aléa à mesurer, mais aussi le fondement de pratiques de gouvernement visant à orienter les décisions à prendre et à organiser les relations entre acteurs (Dean, 2017), comme le montrent les opérations de quantification qui permettent l’évaluation des problématiques environnementales et sociales et leur inscription dans des pratiques de suivi et d’audit (l’extrait précédent présentant les Principes de l’Équateur se poursuit en associant le risk management framework avec la due diligence et l’audit). Les travaux de Michael Goldman sur la transformation des évaluations économiques de la Banque mondiale par l’intégration des études d’impacts environnementaux et sociaux ont montré que ces outils individualisent, quantifient et rendent commensurables des réalités systémiques complexes, afin de les intégrer dans des évaluations risques-bénéfices (Goldman, 2005). Ces pratiques de quantification peuvent être analysées comme des composantes de la « société de l’audit », décrite par Michael Power, qui tend à favoriser le respect des procédures aux dépens de l’examen des contenus (Power, 1997). Elles mettent en forme les problèmes mêmes au sujet desquels elles sont mobilisées de telle sorte qu’elles peuvent créer des tensions avec les pratiques d’anticipation. Ces tensions peuvent avoir trait à diverses limitations de l’évaluation des risques, notamment l’anticipation des problèmes systémiques, comme les inégalités d’accès aux ressources ou la biodiversité des écosystèmes (Dempsey, 2016), des dommages environnementaux de grande ampleur (Li, 2011) ou, plus généralement, l’appréhension des positions ambivalentes non réductibles à l’analyse coûts-bénéfices, par exemple le fait de profiter d’un emploi tout en refusant de subir les conséquences environnementales d’une activité industrielle (cf. Wynne, 1992).

De façon générale, la référence à la responsabilité poursuit l’opposition entre l’évaluation risques-bénéfices et des problématisations explicitement politiques. La réception de l’initiative française Mine responsable est parlante à cet égard. Les Amis de la Terre refusent en 2014 d’y participer, et souhaitent que soit avant tout discutée la politique minière française, et plus généralement la pertinence d’un horizon de croissance de consommation des ressources, avant que ne soit abordé l’encadrement de l’exploitation[19]. Les autres organisations de la société civile qui y participaient finissent par s’en retirer en mettant notamment en avant l’incapacité à traiter le problème de l’après-mine[20].

La responsabilité, quand elle est définie comme principe et instrument de gouvernement, manifeste donc moins un contrepoids à l’évaluation financière qu’une extension de la pensée du futur dans les termes de l’investissement. À ce titre, elle est mal équipée pour intégrer un raisonnement en termes d’anticipation des futurs développements. Au contraire, elle fonctionne sur l’hypothèse que les populations locales peuvent être transformées en sujets « activés », « économiques », « participatifs », « locaux », « autochtones », etc., dont les raisonnements sont compatibles avec la pensée de l’investissement[21]. Dans cette hypothèse, ces acteurs politiques accepteraient en effet de mobiliser des calculs de risque afin d’évaluer l’opportunité des projets miniers et les bénéfices qu’ils en tireront. Ces acteurs ne sont pas les sujets politiques de l’anticipation, qui s’appuient sur des ressources temporelles ou spatiales diverses, dont les raisonnements sont ambivalents, et qui peuvent connecter préoccupations économiques, sanitaires et environnementales au-delà du périmètre des projets individuels.

Il n’est donc pas surprenant que les consultations menées par les entreprises minières au titre de la CSR donnent lieu à des controverses. Elles peuvent même, dans certains cas, les alimenter, non seulement parce que les instruments sur lesquels elles s’appuient sont eux-mêmes controversés, mais parce que les opposants peuvent chercher à mener des « opérations spectaculaires[22] » visant à convaincre les investisseurs que le risque social est trop élevé. Plus généralement, c’est l’ensemble des dispositifs participatifs (y compris ceux qui sont liés à des contraintes réglementaires, comme, en France, l’enquête publique et le débat public) qui peut faire s’exprimer les tensions entre pensée du futur dans les termes de l’investissement et raisonnements par anticipation.

3. La planification introuvable

3.1 Préparer le territoire à l’investissement

Dans les domaines comme le développement territorial ou l’aménagement du territoire, l’État occupe une place centrale et pense le futur dans des plans qui organisent l’action collective, prévoient un ensemble de jalons et des moyens associés et sont censés mettre en oeuvre une perspective de réalisation d’objectifs clairs. Ces domaines semblent illustrer une autre pratique du futur, qui a trait à la planification de développements futurs. Dans le secteur minier, la place de la planification est beaucoup moins centrale, ce qui pourrait apparaître contradictoire avec le fait que dans de nombreux pays (dont la France), l’État est sinon explicitement propriétaire des ressources du sous-sol, au moins chargé de leur gestion (Liger, 2014). Mais cette contradiction n’est qu’apparente. En effet, plutôt que de planifier l’extraction de telle ou telle ressource à tel ou tel endroit du territoire, l’État considère bien souvent son rôle comme un travail préparatoire à l’investissement minier. Ce travail préparatoire est manifeste dans le discours global relatif à la nécessité de « l’attractivité » du territoire pour les investisseurs étrangers, mais aussi dans les pratiques matérielles et épistémiques qui font du territoire un espace disponible pour les investisseurs (Li, 2014), et qui sont nettement visibles dans le cas des activités extractives (Le Billon et Sommerville, 2017).

La France est également un bon exemple pour décrire ce travail de « préparation » du territoire à l’investissement minier. Le programme du renouveau minier français, par exemple, s’est appuyé sur la réévaluation de l’inventaire minier du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Cet inventaire prend la forme de données géochimiques détaillées désignant des « cibles », c’est-à-dire les sites ou ressources minérales potentiellement exploitables, dans l’objectif explicite d’attirer les investissements privés dans des projets extractifs. Les données sont publiques et mises à disposition d’acteurs économiques susceptibles de conduire des projets d’extraction. Tout comme le premier inventaire de 1980, celui-ci est pensé comme « une action d’incitation, menée sur crédits publics et destinée à relancer le rythme des recherches minières […] par des apports en nature de sujets nouveaux et non par des aides financières directes aux opérateurs miniers » (Fischesser, 1980). Toujours en France, lorsque des sociétés minières sollicitent l’administration pour obtenir un permis d’exploration, ce sont leurs capacités financières qui sont examinées en priorité, à tel point qu’un responsable d’une société junior rencontré en entretien nous explique que ce que l’administration lui demande « n’est pas très différent de ce que les investisseurs nous demandent[23] ».

Il apparaît ainsi que plutôt qu’un planificateur capable de déployer un plan de développement de long terme, l’État est ici un préparateur et un facilitateur de la pratique du futur dans les termes de l’investissement. L’objectif de « responsabilité » fait partie de ces opérations de préparation et de facilitation, comme le montre l’initiative Mine responsable liée au renouveau minier et menée par le gouvernement. Le cas français n’est pas unique à ce titre. La politique de la Banque mondiale à l’égard des politiques minières des pays en développement suit exactement ce schéma, en contraignant les États à privatiser les entreprises minières, puis en mettant en avant l’importance des réglementations publiques formalisées dans des codes miniers et la nécessité de la responsabilité, afin d’assurer un environnement propice à l’investissement (Campbell, 2012). Les réformes ainsi promues associent dans un même objectif d’attraction de l’investissement la gestion du « risque social » via les initiatives de responsabilité et celle du « risque politique », que poserait une intervention publique venant interrompre le cours prévu du projet minier, par exemple en nationalisant une ressource à la suite de l’exploration. Les standards et guidelines de l’investissement international mettent ainsi l’accent sur le « droit de suite » (security of tenure), central pour l’évaluation du « risque politique » de l’exploration minière[24].

3.2 Des instruments de planification en tension

Il existe cependant des instruments dont le rôle est explicitement de contribuer à une planification des activités minières liées au développement territorial. Le cas de la France d’outre-mer fournit deux illustrations de ce type, qui permettent également de mettre en lumière les tensions auxquels ces instruments donnent lieu. La première est le Schéma de mise en valeur des richesses minières de Nouvelle-Calédonie, publié en 2009 à l’issue de longues controverses sur la gestion du nickel en Nouvelle-Calédonie, liées notamment aux revendications indépendantistes de la province Nord[25]. En caractérisant le potentiel minier de la Nouvelle-Calédonie et en réfléchissant à la meilleure façon de le valoriser, y compris en prenant en compte les impacts environnementaux, sociaux et économiques de l’activité minière, le Schéma trace un lien explicite avec la nécessité de l’investissement. Mais le rôle du Schéma va ici plus loin que la préparation et la facilitation au bénéfice des investisseurs. Il est issu des accords de Nouméa, organisant le « transfert des compétences » (dont la compétence minière) de l’État français vers la Nouvelle-Calédonie[26], et doit contribuer à inscrire la politique minière dans le développement territorial[27]. Le Schéma articule le développement territorial, les prévisions économiques d’extraction de ressources et les décisions politiques à prendre pour assurer la valorisation du potentiel minier[28]. Il prépare de nouveaux instruments réglementaires, intégrés dans le code minier calédonien, offrant des moyens d’action permettant de planifier l’extraction, comme la réserve technique, qui permet à une province de « mettre en réserve » une zone du territoire afin d’évaluer les meilleures conditions de l’extraction, ou encore comme le Fonds nickel. Ce dernier prévoit la consolidation du secteur minier en cas de crise, la réhabilitation des zones dégradées par l’exploitation minière et le financement de projets « au profit des générations futures de la Nouvelle-Calédonie[29] ». Le Schéma fournit ainsi un exemple de l’articulation possible entre action publique territoriale et réglementation minière. Mais il illustre également les tensions que rencontrent les tentatives de planification, et les difficultés de la transformation de l’investissement. En Nouvelle-Calédonie, un sujet récurrent de débat est la prise de participation publique aux capitaux des entreprises minières. La mine de nickel et l’usine de traitement de Koniambo, dans la province Nord, à majorité indépendantiste, sont les composantes d’un « projet pays », dont la Province contrôle de façon indirecte 51 % du capital[30] et qui est explicitement associé à l’objectif d’indépendance. L’intérêt de ce modèle et sa possible extension à d’autres projets sont régulièrement débattus[31] : la possibilité de faire d’un instrument comme le Schéma un outil de planification économique partagée est loin d’être acquise.

Une seconde illustration des tentatives de planification est fournie par le Schéma départemental d’orientation minière (SDOM), une initiative menée en Guyane française après une controverse autour d’un projet minier de taille industrielle mené par l’entreprise canadienne Iamgold dans la région de la montagne de Kaw et abandonné en 2007 à la suite d’une décision du président français d’alors, Nicolas Sarkozy[32]. Les propos introductifs du SDOM indiquent que « ce projet a illustré les difficultés et les contradictions qui s’attachent à la problématique de la compatibilité entre développement industriel et protection de l’environnement en Guyane » (Préfecture de la Guyane, 2011, p. 8). Le SDOM propose alors de répondre à cette « problématique de compatibilité » en traçant des zones déterminant la possibilité de l’extraction minière. Il se rapproche des opérations de préparation du territoire à l’arrivée des investisseurs, qui sauraient enfin quels secteurs sont accessibles à l’extraction sans risquer le retrait du projet par des décisions « politiques », telles que la décision présidentielle contre le projet de la montagne de Kaw. Le SDOM annonce pourtant une ambition planificatrice explicite, en réponse au double diagnostic de la faiblesse de la filière minière existante et de la menace toujours présente de l’orpaillage illégal. Pour éviter ces dangers, ce schéma annonce que « l’État, avec la Région, doit être porteur d’une stratégie globale associant les dimensions économique, environnementale, juridique et sociale » (Préfecture de la Guyane, 2011, p. 38). Les acteurs guyanais rencontrés plusieurs années après la publication du SDOM sont unanimes pour constater que cette ambition n’a pas donné lieu à des réalisations concrètes. Le problème de l’orpaillage illégal est toujours vif, tandis que la « structuration de la filière minière » et le choix d’un ou plusieurs modèles miniers adaptés à la Guyane (mine artisanale ou industrielle ? encadrement de l’exploitation primaire ou secondaire ?) font toujours débat. Les controverses autour du projet Montagne d’Or ont montré que les débats ne portent pas seulement sur les modalités de l’exploitation minière, mais qu’ils ont également trait à une demande de planification plus large du développement économique en Guyane. On peut ainsi contraster un rapport de prospective commandité par la Collectivité territoriale de Guyane accordant une place centrale à l’industrie minière avec un autre publié par Deloitte Conseil, à la demande du WWF, qui examine les possibilités de développement économique fondées sur des alternatives à l’activité minière[33]. Le cas guyanais met ainsi en évidence la proximité forte des instruments de planification avec l’investissement (lorsque, comme le SDOM, ils visent à préparer le territoire à l’arrivée des investisseurs), mais aussi l’importance de considérer la planification comme un enjeu de discussion collective, dont les modalités de la conduite apparaissent alors cruciales pour assurer leur caractère démocratique.

Conclusion : la politique temporelle des ressources minières

L’extraction minière, et tout particulièrement les phases préliminaires d’exploration, s’appuie sur des opérations associant discours et instruments dont l’objet est le futur. La pratique du futur la plus visible chez les opérateurs miniers est l’investissement, qui se traduit par des modes de raisonnement centrés sur les profits futurs et les risques qui les menacent, et qui se manifeste dans la gestion de « portfolios » de projets tous très incertains. Les fréquentes oppositions aux projets miniers peuvent être lues comme des conflits de pratiques du futur. Nous avons désigné par le terme anticipation le fait de penser le futur de façon non limitée à l’évaluation des risques, mais connectant les perspectives catastrophiques à l’héritage passé, la localité du projet à des problématiques explicitement politiques. Les oppositions entre investissement et anticipation ne se déploient pas seulement sur le calendrier (faire ceci ou cela à tel ou tel moment), mais sont relatives à la manière même de penser les évolutions futures ou, en d’autres termes, à la politique temporelle des ressources minières. Elles sont visibles au coeur même des initiatives censées faciliter les relations entre les acteurs miniers et les populations concernées, notamment celles qui sont souvent décrites dans le vocabulaire de la « responsabilité ». Ce dernier, plus qu’une articulation entre investissement et anticipation, marque davantage une extension de l’investissement à de nouveaux domaines. L’extension de l’investissement est aussi visible si l’on considère la difficulté à réaliser une troisième pratique du futur, la planification. Plutôt qu’une organisation de l’extraction en fonction d’objectifs fixés à l’avance et selon des moyens mobilisés pour le faire, c’est davantage à la préparation du territoire à l’investissement que s’engage l’État.

En somme, la politique temporelle des ressources minières est caractérisée par une extension de l’investissement qui intègre des problématiques soulevées par d’autres pratiques du futur, mais qui, ce faisant, les réinscrit dans son propre vocabulaire. Les instruments de gouvernance fondés sur la responsabilité sont une illustration de cette dynamique. Plutôt qu’une façon de contre-balancer les activités économiques en tentant de les concilier avec d’autres préoccupations sociales ou environnementales, la mobilisation de la responsabilité via des outils comme les Principes de l’Équateur ou le Livre blanc du renouveau minier français indique une extension des modes de raisonnement fondés sur l’investissement. Cette extension continue à faire du futur une entité calculable dans les termes des risques, et ajoute à ces derniers de nouveaux éléments (par exemple le « risque politique »).

On peut pourtant repérer des reformulations des pratiques du futur qui introduisent la possibilité de la planification. Le Schéma de mise en valeur calédonien étend la notion de « valeur » au-delà du raisonnement de la spéculation financière en la liant à l’aménagement du territoire. Le SDOM guyanais ambitionne pour sa part de préparer le territoire aux investissements futurs tout en posant la question de la filière industrielle et de son adéquation aux besoins du territoire. Ces exemples ne sont pas exempts de controverses. Mais ils montrent que l’État peut jouer un rôle qui n’est pas limité à celui de « facilitateur » de l’investissement international, mais qui peut même s’étendre à l’implication directe dans l’exploitation dans des formes diverses de « nationalisme des ressources » (Wilson, 2015), comme le montre le « projet pays » calédonien ou la proposition initiale, et avortée, du renouveau minier français, consistant à créer la Compagnie nationale des mines. Ces initiatives montrent qu’il est possible et peut-être, en démocratie, nécessaire de réfléchir aux dispositifs permettant de faire de la politique temporelle des ressources minières un sujet de discussion collective.