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Introduction

Bien que leur degré de fragmentation originel ait pu varier d’un état européen à l’autre (Hintze, 1962), d’une région à l’autre au sein d’un même état, les communes sont partout ressorties comme un cadre territorial trop exigu pour qu’elles puissent produire et financer, seules, les services attendus. Elles ne pouvaient constituer l’unique base de rayonnement de l’action publique locale (Négrier, 2005). Aussi le pli fut-il pris par de nombreux États d’engager une politique fusionnelle, divisant parfois par quatre (Belgique) ou par cinq (Danemark, Royaume-Uni) le nombre de communes entre 1950 et 2007[2]. Pour sa part, la carte communale française est ressortie marginalement transformée, continuant à porter l’empreinte des origines de 1789 lorsque les Révolutionnaires décidèrent d’établir les nouvelles municipalités « en chaque ville, bourg, paroisse ou communauté de campagne »[3]. La pulvérisation communale s’est ainsi vue constituée comme « problème » au sein de cercles réformateurs (Desage, 2005) et a taraudé les esprits du fait de son inadaptation aux réalités économiques et sociales (Boulay et Le Bras, 2012). Elle s’est néanmoins fossilisée.

Pour l’essentiel, la réponse française à la fragmentation communale a recouru aux logiques coopératives, faisant de l’intercommunalité une « alternative douce à la fusion » (Eisenberg et Weltz, 1994, p. 54). Si la révolution intercommunale se fait silencieuse (Kerrouche, 2008), c’est qu’elle n’opère pas dans le cadre d’un moment critique unique mais comme un changement graduel transformateur (Streeck et Thelen, 2005). Alors que la couverture du territoire par les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre[4] n’a cessé de s’étendre, ces derniers dépensent toujours plus (45,4 milliards d’euros en 2019 contre 96,5 pour les communes) pour mettre en oeuvre un nombre sans cesse croissant de compétences transférées.

Des travaux de sociologie politique (Desage et Guéranger, 2010 ; Gaxie, 1997) ont souligné comment la production nationale des réformes intercommunales s’est faite sous le contrôle du lobby des maires cherchant à domestiquer, contrer, apprivoiser les réformes afin qu’elles ne bousculent pas leur pouvoir. Nourri par un impératif de fonctionnalité, le développement de l’intercommunalité compose ainsi avec la préservation du contrôle politique des maires sur leur commune (Le Saout, 2015). Conformément au type idéal des politiques constitutives (Lowi, 1972), il s’agissait en effet pour l’état d’imaginer des procédures et règles du jeu susceptibles d’agir sur les comportements de tiers tout en concédant à ces derniers une importante autonomie décisionnelle. Variable selon les statuts, le législateur français a ainsi aménagé une assez grande liberté aux élus locaux pour intégrer ou non un EPCI à fiscalité propre, pour choisir les municipalités partenaires, pour organiser les transferts de compétences, pour déterminer le régime fiscal ou encore mutualiser les services … Parallèlement, les dispositions tant statutaires (l’intercommunalité comme « simple » établissement public) qu’électorales (absence d’une élection propre) préviennent tout scénario d’autonomisation des intercommunalités. Sans compter les autres dispositions qui ménagent les intérêts aussi bien municipaux que corporatistes : mécanismes de reversement de la fiscalité économique vers les communes membres (attribution de compensation, dotation de solidarité communautaire) ; limites à la domination de la ville centre induites par les règles de répartition des sièges ; démultiplication des vice-présidences (souvent attribuées aux maires) ; indemnités communautaires comme vecteurs de professionnalisation pour les élus communaux (Dolez, 2015).

Progrès de l’intercommunalité et ménagements d’un ordre municipaliste de l’intercommunalité font l’objet de luttes d’institutions pour reprendre l’expression de l’ouvrage collectif Luttes d’institutions. Enjeux et contradictions de l’administration territoriale (Gaxie, 1997). Les appartenances institutionnelles, qui se rapportent aux groupements territoriaux, tendent à prendre le pas sur les attaches partisanes ou les orientations idéologiques. Le foisonnement des associations d’élus a ainsi pour corollaire de renforcer les logiques catégorielles au détriment des marqueurs partisans dans la production des réformes (Desage et Guéranger, 2010). Les luttes entre institutions territoriales apparaissent aussi bien localisées que situées dans le cadre plus général du débat politique national et parlementaire.

Non seulement ces luttes d’institution n’ont pas disparu, mais elles semblent s’être intensifiées et déployées dans un contexte marqué par une forme d’autonomisation concurrentielle des intercommunalités à l’endroit des municipalités. Ces luttes s’engagent d’abord sur le terrain même de la représentation et de l’influence avec l’Association des maires de France (AMF) d’un côté et l’Assemblée des communautés de France (AdCF) de l’autre (rebaptisée Intercommunalités de France depuis octobre 2021). Elles peuvent ensuite être observées par le prisme du resserrement du verrou juridique rognant la capacité des élus locaux sur le terrain à façonner eux-mêmes le cadre coopératif : le contrôle des élus municipaux, maires en tête, sur l’intercommunalité semble reculer partiellement. Mais ces luttes mettent aussi en évidence les capacités de sauvegarde municipaliste qui se déploient aussi bien sur un mode défensif (questions statutaire et électorale) que sur un mode contre-offensif (communes nouvelles, loi du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique plus communément appelée loi Engagement et Proximité). Nous appuierons notre analyse sur un ensemble de sources écrites (littérature scientifique, littérature grise, matériau parlementaire, sites institutionnels, communiqués) ainsi que sur l’exploitation d’entretiens semi-directifs qui permettent aussi bien de saisir les discours que de délivrer des informations[5] (cf. annexe 1).

1. Les luttes de représentation et d’influence autour du fait intercommunal

En France, les élites politiques locales disposent d’une forte capacité d’action auprès de l’État, de contrôle sur l’agenda et sur le contenu des réformes (Le Lidec, 2008). Elles ont si bien colonisé les partis politiques que même les formations politiques traditionnellement les plus centralistes sont passées aux mains des chefs d’exécutifs locaux (Knapp et Le Galès, 1993). Jusqu’à l’application de la loi organique du 14 février 2014 interdisant aux parlementaires de cumuler une fonction exécutive locale, le Parlement ressortait comme leur terrain de jeu et d’affrontement. Pour rappel, seulement 21,84 % des sénateurs et 16,64 % des députés ne détenaient aucun mandat local au 1er janvier 2012[6]. Président en exercice de l’Assemblée nationale, Philippe Séguin avait exprimé son désappointement face à une chambre parlementaire devenue « un champ clos pour l’affrontement de lobbies locaux et régionaux »[7]. Le cumul redouble alors les stratégies d’influence des associations d’élus locaux auprès des parlementaires et du pouvoir exécutif. Ces associations agissent comme de véritables groupes d’intérêt, quand bien même elles se présentent comme des vecteurs de l’intérêt général du fait de l’élection au suffrage universel de leurs membres et de l’exercice d’un pouvoir public local. Cette singularité confère à ces élus une « connaissance maîtrisée de l’espace politique et un ensemble de relais au sein de l’État qu’ils peuvent activer dans le jeu de négociations d’une réforme » (Le Saout, 2015, p. 494). Or, la représentation du fait intercommunal fait l’objet d’intenses luttes associatives.

1.1 La perte des mandats représentatifs de l’AMF

À partir du moment où interviennent des intérêts des diverses catégories d’élus locaux, ces derniers tendent à réagir en privilégiant cet aspect de leur identité (Gaxie, 1997). Dans le cas de l’intercommunalité, l’ambiguïté réside dans le fait que les élus intercommunaux sont à l’origine des élus municipaux, maires en tête. Aussi n’est-il pas étonnant que la représentation politique du fait intercommunal ait pu historiquement être assurée par l’AMF.

Au sein du paysage français particulièrement fragmenté des associations d’élus (Le Lidec, 2011), l’AMF occupe une position centrale du fait de son ancienneté (ses origines remontent à 1907), de son « utilité publique » (reconnue depuis 1933), de son nombre de collectivités affiliées et de son lien intime avec l’État (elle est traditionnellement dirigée par un haut fonctionnaire d’État). Elle a montré historiquement sa capacité à orienter les débats parlementaires et à agir comme « antichambre de la Chambre » (Marrel et Payre, 2001). Comme pour tout groupe d’intérêt, elle doit se faire reconnaître comme l’interprète légitime de l’intérêt défendu. Ce qui passe par la délimitation du groupe (le groupe cherche à ce que l’intérêt défendu soit associé à son identité), le fait de rendre légitime l’intérêt défendu et prétendre l’incarner (Offerlé, 1998).

Originellement, l’AMF a pu revendiquer une forme de représentation monopolistique de réalités et d’intérêts distincts. Jusqu’à la création en 1946 de l’Association des présidents des conseils généraux (APCG), elle a ainsi représenté par procuration les intérêts départementaux en raison de la multipositionnalité des élus (les conseillers généraux étaient souvent des maires) et de l’absence d’une représentation spécifique, même si la Revue départementale pouvait s’apparenter à un protolobby départementaliste (Grégory, 2017). Depuis, elle s’est vue concurrencée sur son propre terrain. D’un côté, la forte hétérogénéité du bloc communal autant que les limites du multipluralisme (politique, démographique, électif) (Petaux, 1994) ont conduit à une territorialisation de la défense des intérêts avec l’éclosion d’une kyrielle d’associations communales fondées sur la base de critères démographiques, géographiques ou techniques (Frinault, 2017a). De l’autre côté, l’AMF s’est vue attaquée quant à sa prétention à défendre et à parler au nom des intercommunalités.

1.2 L’AdCF ou le développement d’une représentation autonome des intérêts intercommunaux

L’enchevêtrement des institutions communales et intercommunales, sur le terrain, n’a pas empêché le développement d’une représentation nationale distincte et désormais concurrentielle. Elle puise ses origines dans la création de l’Assemblée des Districts de France le 24 avril 1989 à l’initiative de Marc Censi[8], rebaptisée AdCF en 1992. Un de ses anciens présidents délégués, Loïc Cauret, y voit l’initiative d’un fondateur-visionnaire, comprenant tôt « qu’à partir du moment où l’intercommunalité aurait une vie propre, elle n’aurait pas au niveau de ses revendications et de son existence les mêmes besoins ou les mêmes finalités que les communes. Il fallait donc qu’il y ait quelque chose qui s’organise pour permettre aux intercommunalités d’avoir une représentation » (entretien avec Loïc Cauret). Pour parvenir à revendiquer l’adhésion en 2021 d’un millier d’intercommunalités couvrant 85 % de la population française, l’AdCF aurait su convaincre de sa légitimité et de ses forces, notamment grâce à « un niveau technique de très haute qualité qui permettait de répondre à des questions très techniques. Ce que l’AMF n’était pas capable de faire à l’époque » (Ibid.). La stratégie de légitimation et d’influence de l’AdCF aurait davantage recouru au registre de l’expertise que d’autres associations d’élus locaux (AMF, ADF) plus habituées à jouer de leur poids politique selon Jean-Christophe Baudouin, ancien directeur général de l’Association des départements de France :

« L’AdCF a développé, c’est vrai aussi à l’AMF mais c’est encore plus vrai pour l’AdCF, une vraie structure d’expertise. Très honnêtement, nous ne pouvions pas rivaliser avec l’AdCF, avec leur structure d’expertise […] je pense que l’implantation et le lobbying des élus étaient beaucoup plus puissants à l’ADF. Et pendant un temps, on a eu moins besoin d’avoir recours à l’expertise […] Et lorsqu’il s’est agi à un moment donné d’entrer dans de vrais combats, le socle d’expertise n’était plus suffisant. Sans aucun doute. Et donc il a fallu reconstruire un certain nombre de choses. On ne l’a pas fait trop mal. Mais il est évident qu’il n’y a pas de comparaison avec ce que faisait l’AdCF depuis des années. On n’avait pas la même puissance de frappe d’expertise. Par contre, on avait une puissance de frappe liée au petit nombre d’élus déterminés et qui pouvaient faire marcher le réseau ».

En entretien, Nicolas Portier, délégué général de l’AdCF, revendique d’être « dans la construction, dans les propositions, et de plus en plus dans des propositions détaillées », d’avoir « largement alimenté de propositions le comité Balladur », d’avoir « pas mal préécrit la loi Marleix, RCT », de « servir de « boîte à idées », d’avoir « été largement convié dans les ministères à la suite de l’alternance de 2012 ». Si les 35 collaborateurs de l’AMF peuvent aussi faire valoir leur expertise, l’absolue nécessité d’offrir des argumentaires très synthétiques aux élus, à même de faire ressortir les enjeux politiques, est soulignée à l’AMF (entretien avec Marie-Cécile Georges). Cette expertise de l’AdCF est mise au service d’une vision militante et « avant-gardiste » de l’intercommunalité, loin d’être partagée par l’ensemble des élus municipaux, selon Emmanuel Duru (directeur-adjoint de cabinet ministériel)[9] :

« L’AdCF, c’est des militants de l’interco. Ce n’est pas l’interco. Ils sont représentatifs, mais ils sont représentatifs d’une intercommunalité avancée quand même. ça a toujours été sa marque de fabrique. Ce n’est pas l’interco forcément de base. Ils représentent une partie de l’interco. Statutairement non. Mais dans la doctrine, c’est quand même la partie la plus progressiste ».

1.3 Une concurrence exacerbée

Pour Claudy Lebreton, ancien président de l’ADF, « il y a une quatrième association qui tout à coup s’est installée, c’est l’AdCF. Et là vous voyez, l’AMF n’a pas vu le coup venir. Ils n’auraient pas dû laisser cette composante naître » (entretien). C’est au cours de la mandature de Nicolas Sarkozy [2007-2012] que la concurrence entre AMF et AdCF s’est exacerbée, au moment où les préconisations du livre blanc de l’AdCF Pour un agenda 2015 de l’intercommunalité alimentaient le projet de loi RCT (notamment sur l’idée d’un maillage intercommunal intégral et la fixation d’un seuil populationnel minimal pour les EPCI à fiscalité propre).

Loin de taire l’existence de luttes, Nicolas Portier les assume sans ambages en entretien : « Non, on n’a pas la même vision de l’intercommunalité […] On est dans des rapports concurrentiels, c’est de notoriété publique. On est dans de la concurrence coopérative ». Il se plaît à rappeler comment l’AdCF a réussi à s’imposer dans un cercle où elle n’était pas forcément bienvenue et à représenter une vision et des intérêts communautaires en les soustrayant au champ d’action de l’AMF :

« Nous notre bataille, c’est évident, c’est d’arriver à faire émerger l’intercommunalité. D’où l’association qui a une vocation généraliste sur l’intercommunalité. C’est de plus en plus le cas, mais ce n’est jamais gagné. On a souvent pris un quatrième siège [à côté des trois grandes associations AMF, ADF, ARF[10]] dans beaucoup d’instances nationales. Mais l’AMF ne veut pas nous laisser partir comme ça. Elle fait tout pour dire qu’elle est beaucoup plus puissante que nous, avec ses associations départementales, ses parlementaires. Elle est quand même très peu pro intercommunalité, elle est plutôt contre l’interco. Mais elle se présente comme l’association des communes, des maires, des présidents d’intercommunalités et caetera. Donc il y a un jeu ».

Du côté de l’AMF s’exprime le refus d’endosser « le combat de Nicolas Portier » (entretien avec Marie-Cécile Georges). L’esprit de rivalité comme la distanciation des rapports au cours des années 2010 sont d’abord imputés à l’AdCF. En dépit ou peut-être à cause des luttes, l’hypothèse d’un rapprochement entre AMF et AdCF avait été mise à l’agenda dès la présidence de Jean-Paul Delevoye de l’AMF [1992-2002], avant que son entrée au gouvernement ne referme le dossier. Elle est ressortie des cartons – à partir de 2010 – sous la présidence du député-maire Jacques Pélissard. Trois scénarii sont alors mis sur la table : intensifier le travail de concertation ; mettre en place une commission commune ; fusionner les deux associations. Outre le fait que personne ne savait plus qui parlait (avec des élus siégeant dans les deux associations), le projet s’est heurté à des désaccords insurmontables portant sur la doctrine, le niveau de cotisation et plus encore la gouvernance imaginée. Pour l’AMF, le projet a surtout buté sur une fin de non-recevoir des élus de l’AdCF, soucieux de ne pas devenir une succursale de l’AMF (Ibid.).

1.4 Représenter l’intercommunalité : un leitmotiv pour l’AMF

Si l’AdCF a réussi à établir une vision et des intérêts propres à l’intercommunalité, l’AMF n’a pas pour autant abandonné sa prétention à représenter le fait intercommunal, tout en reconnaissant d’emblée une vision moins militante que celle de l’AdCF : « On n’est pas des militants de l’intercommunalité comme l’AdCF l’est. » (entretien avec Marie-Cécile Georges). Alors qu’elle n’avait pas pris le virage de l’intercommunalité au moment du vote de la loi ATR du 6 février 1992, elle décida d’embarquer les présidents d’EPCI dans le sillage de la loi Chevènement de 1999. Au 1er janvier 2000, l’adhésion à l’AMF leur fut ainsi ouverte[11]. En 2021, l’AMF peut revendiquer l’affiliation de 840 EPCI. Rendue possible dans les statuts, cette adhésion a également été davantage visibilisée sous l’impulsion de son directeur Rollon Mouchel-Blaisot [2010-2017] : l’AMF se mue alors en Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité, comme son nouveau logo le fait figurer depuis mai 2015.

Au sein de l’AMF, l’ancienne mission centrée sur l’intercommunalité s’est mue en véritable service intercommunal. Cette promotion a connu son pendant politique avec la création d’une commission intercommunale du côté des élus, en même temps que l’adhésion ouverte aux EPCI. Elle prolonge le multipositionnement des 36 élus siégeant au bureau de l’AMF. Si nous retenons la période 2017-2020, la composition du bureau montre que plus de 86 % des membres (31) exerçait un mandat communautaire et que pratiquement sept membres sur dix avaient des fonctions exécutives communautaires (10 chefs d’exécutifs et 15 vice-présidents). Un peu plus d’un sur dix seulement (4 sur les 36 membres) ne détenait aucune fonction communautaire[12]. De manière plus exceptionnelle, Catherine Vautrin, présidente de la Communauté urbaine du Grand Reims était membre du bureau sans être maire.

2. Le resserrement du verrou de l’État ou le recul du modèle d’intercommunalité libéral

La loi du 22 mars 1890 portant création des syndicats de communes, loi historique en matière d’intercommunalité en France, donna naissance à un modèle d’intercommunalité libéral, soucieux de privilégier une « construction politique et juridique de l’intercommunalité fondamentalement ascendante, c’est-à-dire conditionnée par l’exercice par l’échelon inférieur de sa libre volonté » (Duranthon, 2019, p. 906). Un siècle plus tard, la loi ATR du 6 février 1992 disposait que « le progrès de la coopération intercommunale se fonde sur la libre volonté des communes d’élaborer des projets communs de développement au sein de périmètres de solidarité ». Si les contraintes poussent à coopérer, la maîtrise décisionnelle est encore largement déléguée aux élus de terrain. Il pouvait alors en ressortir une intercommunalité molle, contractuelle et à géométrie variable (Oberdorff, 1994). Depuis, les libertés ont partiellement reculé au regret de l’AMF, à proportion de ce que la réforme territoriale a ajouté en matière de contraintes juridiques et de pilotage de l’État. Une évolution que semble avoir stoppé la loi dite Engagement et Proximité du 27 décembre 2019.

2.1 Une (re)prise en main de la géographie intercommunale par l’État ?

Le principe d’une libre adhésion des communes françaises à une structure de coopération a longtemps prévalu en dépit de la faculté de contraindre offerte aux représentants de l’état. L’observation empirique a par exemple montré que la très grande majorité des syndicats intercommunaux à vocations multiples (SIVOM) comme des districts relevait avant tout d’une adhésion ou d’un accommodement négocié (Crozier et Thoenig, 1975) bien que l’incorporation d’office des communes opposées à leur intégration soit juridiquement permise[13]. Même dans l’exemple des quatre communautés urbaines historiques créées par la loi du 31 décembre 1966 (Bordeaux, Lyon, Lille et Strasbourg), l’imposition législative du statut avait bénéficié d’un assentiment discret des maires de la ville principale quand d’autres villes réussissaient à y échapper (Nantes et Marseille).

Avec le vote de la loi RCT du 16 décembre 2010, la coopération intercommunale s’est mue en figure imposée. Le législateur mettait ainsi un terme à l’insertion facultative et volontaire des communes au sein de groupements intercommunaux à fiscalité propre, à l’exception provisoire de Paris et sa petite couronne suspendues au projet du « Grand Paris ». Atteindre ce maillage complet pouvait apparaître anodin dans nombre de régions déjà proches de cet objectif (Bretagne, Nord-Pas-de-Calais, Pays de la Loire…) mais plus lourd d’enjeux pour les territoires frappés d’un retard (Île-de-France, Arc méditerranéen).

Simultanément, la liberté consentie aux élus communaux pour s’accorder sur les frontières coopératives va s’afficher en recul. Cette liberté avait précédemment abouti à des choix locaux discutés : superposition des territoires de coopération aux schèmes d’échanges politiques territorialisés (Baraize et Négrier, 2001) ; intercommunalité pour s’isoler (Massardier, 1997) ; cohabitation de plusieurs communautés d’agglomération au sein d’une même aire urbaine (Marseille, Toulouse, Valenciennes) et constitution en périphérie de communautés d’agglomération « sanctuaires » (Saint Sernin, 2003)… En milieu plus rural se posait le problème du sous-dimensionnement des communautés de communes. Au 1er janvier 2012, leur valeur médiane s’établissait à seulement 8 232 habitants, quand leur géographie ressortait régulièrement modelée sur celle des cantons (Landel, 2004).

L’une des explications mobilisables pour comprendre cette géographie réside dans la faible directivité du pilotage préfectoral selon les magistrats de la Cour des comptes (2005). La mise en oeuvre de la loi ATR du 6 février 1992, créant les communautés de communes, a ainsi vu les propositions préfectorales s’aligner sur celles des élus locaux siégeant au sein des Commissions départementales de coopération intercommunale (CDCI). Ces dernières s’apparentaient à des chambres d’enregistrement de mutations intercommunales impulsées ailleurs. Présidant lesdites commissions, les préfets se limitaient souvent au rôle de greffier (Michel, 1999). Avec la loi RCT du 16 décembre 2010, l’Exécutif national se montre alors soucieux de redessiner et d’agrandir les intercommunalités (avec un seuil minimal fixé à 5 000 habitants dans la loi). Mais la question était de savoir quelle part donner à la « contrainte préfectorale » (Charles, 2013, p. 33) dans sa mise en oeuvre.

Si le bilan national fait état d’une réduction significative de 436 EPCI sur les exercices 2012 et 2013 à l’échelle nationale, il révèle aussi d’importantes variations interdépartementales. Elles concernent aussi bien les résultats que la méthode retenue par le préfet, oscillant entre des annonces « martiales » sur un objectif cible minimaliste de communautés pour un département et l’organisation de simples entretiens avec les élus pour recueillir leurs volontés (Bernard et Boulay, 2011). Mais à peine l’encre des nouveaux schémas départementaux de coopération intercommunale (SDCI) avait-elle séché que le gouvernement Valls décida de relancer et d’amplifier le mouvement fusionnel dans le cadre de la loi NOTRe du 7 août 2015, portant à 15 000 habitants le seuil populationnel minimal à l’issue d’âpres débats parlementaires. Les données nationales font état d’une baisse spectaculaire de 51,5 % du nombre d’EPCI à fiscalité propre en sept ans (2 611 au 1er janvier 2010, et 1 266 au 1er janvier 2017). Mais là encore, l’intensité des regroupements intercommunaux semble redevable des configurations locales, fonction des stratégies préfectorales et de la capacité de certains élus locaux à négocier l’application locale d’une stratégie nationale. Quand l’administration préfectorale redessine a minima la carte dans le département du Finistère, en se limitant à fusionner les communautés qui n’atteignaient pas le seuil des 15 000 habitants (le nombre d’EPCI passe de 26 à 22), le nombre d’EPCI à fiscalité propre chute en revanche de 30 à 8 dans le département limitrophe des Côtes d’Armor.

La nouvelle géographie intercommunale, doublement placée sous la supervision inédite des préfets et les influences politiques locales, remodèle la capacité des édiles municipaux à exister au sein des nouvelles enceintes communautaires. Parce qu’elles réduisent le stock global de responsabilités, les fusions créent une asymétrie entre des gagnants et des perdants. Prenons l’exemple de l’intercommunalité de Lamballe (département des Côtes d’Armor). Avant la fusion, l’EPCI, qui réunissait 16 communes (278,24 km2 et 27 570 habitants), distribuait 12 vice-présidents et faisait siéger 19 membres au sein de son bureau. Bien que la nouvelle communauté d’agglomération de Lamballe Terre et Mer réunisse désormais une quarantaine de communes sur un vaste territoire (912,85 km2), et gouverne deux fois et demi plus d’habitants (67 297 habitants), seulement 3 vice-présidences s’ajoutent (15) quand le Bureau se rétracte (15 membres siègent aux côtés du président et d’un conseiller délégué au service commun voirie). La satellisation d’un certain nombre de maires au sein des intercommunalités fusionnées aboutit à une asymétrie encore plus forte entre maires quant à leur capacité à contrôler l’intercommunalité.

2.2 De plus en plus de transferts dictés par la loi

À l’issue de la mandature présidentielle de François Hollande, la thèse précédemment défendue d’une autonomie consentie aux élus locaux pour définir la nature et le degré d’intégration communautaire des compétences (Brouant, 2009) ne peut être reprise dans les mêmes termes.

Si le nombre moyen de compétences transférées avait doublé entre 1999 et 2008, dans le contexte de mise en oeuvre de la loi Chevènement (1999), l’évolution s’opérait encore dans un cadre juridique où les obligations restaient souvent limitées. Entre les compétences obligatoires et l’obligation qui leur était faite de choisir parmi des compétences optionnelles, les communautés de communes et d’agglomération étaient respectivement tenues d’exercer cinq ou sept compétences. Seules les rares – jusqu’à 16 – communautés urbaines – héritaient de jure de 19 compétences obligatoires. Cette comptabilité brute ne tenait pas compte de la définition de l’intérêt communautaire applicable à un vaste ensemble de compétences (les autres – tels les déchets ou l’eau – étant concernées par un transfert intégral). Cet objet juridique relativement indéterminé constitue une véritable « aubaine politique » en laissant aux élus locaux le soin d’interpréter l’intérêt général au regard des circonstances locales, et ainsi de départager les domaines d’action transférés à la communauté et ceux qui demeurent au niveau communal. Par exemple, seuls certains équipements culturels ou sportifs – exemple fréquent des piscines – relèveront de l’intérêt communautaire en raison de leur caractère exceptionnel et du partage solidaire des charges de centralité.

Force est d’observer que les textes votés sous la mandature du président Hollande [2012-2017] ont érodé l’autonomie décisionnelle locale en matière de transferts, même si des souplesses sont consenties. Le premier recul – au sens chronologique du terme – a concerné la maîtrise des sols. Alors que les communautés urbaines et les métropoles disposaient déjà de droit de la compétence pour élaborer un Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi), la loi ALUR du 24 mars 2014 a rendu obligatoire pour toutes les intercommunalités le transfert de la compétence en matière de PLU – ou de document d’urbanisme en tenant lieu – dans un délai de trois ans. Faisant droit aux oppositions locales, le législateur a néanmoins prévu un mécanisme d’opposition (qui doit réunir au moins un quart des communes membres représentant au moins 20 % de la population). En revanche, nous observons un phénomène de contagion de la compétence en cas de fusions « mixtes » entre des EPCI ayant adopté un PLUi et ceux le refusant. Alors que le Gouvernement d’Édouard Philippe hésitait sur le sujet, la loi Égalité et Citoyenneté (du 27 janvier 2017) interdit aux communes encore compétentes en matière d’urbanisme de faire jouer leur « minorité de blocage » sur les parties de la nouvelle communauté non couvertes au jour de la fusion par la compétence PLUi.

Un deuxième recul de l’autonomie décisionnelle a consisté, avec a loi NOTRe du 7 août 2015, à rendre obligatoires de nouveaux transferts pour les communautés de communes et d’agglomération : aménagement et entretien et gestion des aires d’accueil des gens du voyage ; collecte et traitement des déchets ; gestion des milieux aquatiques et préventions des inondations ; assainissement ; distribution de l’eau. Notons néanmoins que les compétences « déchets » et « eau » étaient très souvent déjà prises en charge par des syndicats de communes, de sorte que la loi a ici moins pour conséquence de déshabiller les municipalités que de détricoter l’assise territoriale et juridique des syndicats de communes dont le nombre chute significativement au cours des années 2010 (Duranthon, 2019).

Un troisième recul correspond à la rétractation des possibilités de faire jouer l’intérêt communautaire. La loi prévoit désormais un transfert intégral aux EPCI de la politique des aides aux entreprises et des zones d’activité économique. Ce qui consacre pleinement leur rôle d’autorité organisationnelle du développement économique. Ensuite, la majorité de vote requise pour définir l’intérêt communautaire est moins exigeante, et limite d’autant les possibilités de vetos municipaux. Avec la loi NOTRe puis la clarification apportée par la loi Engagement et Proximité, la règle des deux tiers des suffrages exprimés remplace celle des deux tiers de l’effectif communautaire.

2.3 La loi Engagement et proximité ou l’affichage d’une restauration municipaliste

L’évolution précitée aboutit à un sentiment de dessaisissement que résume Jean-Louis Puisségur, maire d’une petite commune et vice-président de l’AMF : « Les intercommunalités ont dépouillé les communes de bon nombre de compétences, et privé les conseils municipaux de beaucoup de prérogatives »[14]. Dans ce contexte de paroissialisation rampante des petites communes[15], la récente loi Engagement et Proximité ressort comme une contre-offensive municipaliste inséparable de l’activation du courant politique. En réponse au mouvement des Gilets jaunes, le président Emmanuel Macron avait engagé le « grand débat national », plaçant les maires en première ligne pour l’animer sur le terrain. L’heure était à la réconciliation du pouvoir exécutif et de son chef avec les maires. L’ambition de la loi Engagement et Proximité est de faire disparaître « les irritants de la loi NOTRe »[16] pour reprendre les mots d’Édouard Philippe. Sébastien Lecornu, ministre chargé des Collectivités territoriales, met ainsi en avant le fait que « c’est la première fois depuis longtemps que nous dédions une loi au seul bloc communal » et rappelle que l’intercommunalité n’est pas une collectivité territoriale, qui viendrait coiffer les communes » mais « un outil de mutualisation intelligent à leur service »[17].

Alors que ce texte de loi tente de réassurer symboliquement les élus municipaux quant à leur place au sein des EPCI (Pacte de gouvernance, conférences des maires obligatoires, association des élus municipaux aux commissions des EPCI), il leur restitue des marges décisionnelles locales en matière de compétences : clarification de la procédure pour restituer aux communes les compétences non obligatoires, suppression des compétences optionnelles (pour les communautés de communes et d’agglomération) ; délégation aux maires en matière de dépenses d’investissement, notamment pour la voirie ; délégation de compétences obligatoires à des syndicats ; possibilités élargies pour exercer la promotion du tourisme au niveau municipal ; association plus étroite des communes à l’élaboration du PLUi et restitution aux communes de la compétence du droit de préemption urbain – au nom de la subsidiarité – tout en conservant la faculté de déléguer cette compétence à l’EPCI … L’heure est ainsi à une forme de restauration municipaliste (au moins provisoire).

3. Maintenir les digues municipalistes : les verrous statutaires et électoraux de l’intercommunalité

La doctrine de l’AMF selon laquelle « l’intercommunalité doit rester le prolongement des communes, qui constituent les premiers maillons de la démocratie et de l’action publique de proximité » (2012, p. 4) est inséparable des questions statutaires et électorales.

3.1 L’intercommunalité comme simple établissement public

L’essence originelle des intercommunalités est de constituer un cadre coopératif de nature technique, de sorte qu’elles ne sauraient accéder au statut de collectivité territoriale (avec le risque de les autonomiser). Elles sont privées de ce dont bénéficiaient traditionnellement les collectivités territoriales françaises, à savoir la clause générale de compétences, qui permet d’agir « au-delà des énumérations textuelles, dès que la question se révèle d’intérêt local, chaque fois que ce n’est pas expressément interdit ou attribué à un autre niveau par un texte » (Belloubet-Frier, 2007, p.14). Le juriste Jean-Marie Pontier pouvait ainsi défendre l’idée que si étendues et si larges soient les compétences d’un établissement public territorial, elles demeurent circonscrites (1984). Même si la vocation spécialisée des intercommunalités devient de plus en plus fictionnelle à mesure que les transferts augmentent et se diversifient, l’absence de vocation généraliste justifie opportunément le fait de leur refuser un statut de collectivité.

De manière ciblée, le comité Balladur, chargé de réfléchir à la future loi RCT du 16 décembre 2010, proposa de faire accéder les nouvelles métropoles, et elles seules, au rang de collectivité territoriale. Cette proposition, qui répondait aux souhaits de l’AdCF, ne tarda pas à essuyer un refus catégorique de l’AMF, rappelant que « les structures intercommunales […] ne peuvent en aucun cas devenir des collectivités de plein exercice, faute de quoi la commune disparaîtra »[18]. Son combat engagé contre le risque de vassalisation des communes membres – selon le mot de son président Jacques Pélissard – eut raison d’une telle audace. Après son passage sous les fourches caudines de la discussion parlementaire, le texte de la loi RCT cantonnait ces métropoles au rang d’établissements publics. Si l’AMF abrite en son sein des courant plus ou moins intégrateurs au sujet de l’intercommunalité, « il y a un noyau dur. Personne n’a jamais demandé à ce qu’une interco devienne une collectivité territoriale. Ça, je ne l’ai jamais entendu […] la limite sera que l’intercommunalité ne sera jamais une collectivité territoriale » (entretien avec Marie-Cécile Georges).

Faute d’accorder la clause générale de compétences aux intercommunalités, la loi NOTRe l’a retirée aux conseils départementaux et régionaux au nom du leitmotiv de clarification des compétences. Or ces conseils n’ont pas cessé pour autant d’être des collectivités territoriales. Autrement dit, l’argument selon lequel il faut disposer d’une vocation généraliste reconnue en droit pour être une collectivité ne tient plus.

3.2 L’impossible scrutin intercommunal

Parallèlement au statut, le mode d’élection des conseillers communautaires participe à établir et à circonscrire la légitimité dérivée des intercommunalités. Jusqu’à la loi RCT du 16 décembre 2010, l’absence de scrutin direct pour élire les conseillers communautaires – les élus siégeant au sein des EPCI étaient désignés au sein de chaque conseil municipal – sanctionnait un décalage entre l’espace municipal d’agrégation des votes et l’espace institutionnel où se prennent les décisions. En réponse à l’image d’une démocratie intercommunale « de seconde zone » (Kerrouche, 2008) ou « confisquée » (Desage et Guéranger, 2011), la loi du 16 décembre 2010 devait faire une concession minimale avec l’introduction du système de « fléchage », système amendé par la loi du 17 mai 2013 et mis en oeuvre aux élections municipales de mars 2014 dans les communes de plus de 1 000 habitants (où se pratique un scrutin de liste bloqué). Les conseillers communautaires sont désormais désignés par un scrutin jumelé : une seconde liste, extraite de la première, fait figurer sur le même bulletin, les candidats ayant vocation à siéger à l’assemblée communautaire.

Si l’avancée se situe bien en-deçà du projet de Daniel Delaveau, président de l’AdCF [2008-2014] personnellement très attaché à cette idée d’un scrutin propre, elle engendre quelques transformations. Elle transfère en droit aux électeurs le pouvoir d’arbitrer par leur vote ceux qui siégeront au sein des communautés. Elle favorise une féminisation des assemblées communautaires (en respectant notamment une alternance sexuée des candidats figurant sur les listes présentées aux élections municipales) ainsi qu’une meilleure représentation des oppositions municipales. En revanche, elle ne met nullement l’intercommunalité à portée de bulletin des électeurs, ces derniers continuant à se prononcer à partir de considérations municipales. La campagne municipale de 2014 a surtout donné à voir un discours politique consistant dans une pédagogie du scrutin, davantage qu’un renouveau du débat démocratique autour des projets communautaires (Le Saout et Vignon, 2015).

La timidité de ce premier pas explique que des dispositions allant dans le sens d’un approfondissement électoral eurent été introduites aussi bien lors de l’examen de la loi MAPTAM (pour les seules métropoles) que lors de celui de la loi NOTRe (pour l’ensemble des EPCI). Par deux fois, les initiatives furent stoppées en raison d’un front parlementaire transpartisan, d’une opposition sénatoriale vive et d’une dramatisation à souhait de l’AMF. Jacques Pélissard, son président, faisait du scénario du suffrage universel pour les métropoles le signe annonciateur de la mort des communes et des maires, une véritable mise à mal du tissu démocratique français[19]. Marie-Cécile Georges, responsable du service « Intercommunalité » de l’AMF, le présente en entretien comme un « chiffon rouge » : « On ne sera jamais d’accord là-dessus avec l’AdCF, s’ils repartaient dans cette voie-là. » Mais il semble aussi que ses successeurs de Daniel Delaveau à la présidence de l’AdCF n’aient jamais fait de cette question une priorité de leur agenda.

Cette absence d’élections communautaires propres fait opportunément échapper les fonctions communautaires à la liste des mandats concernés par la loi sur le cumul (échec sur ce point de la proposition du comité Balladur en 2009). Elle ménage la prétention des communes à constituer la « cellule de base de toutes les démocraties » (Vandelli, 2000), alors qu’une élection propre pourrait lever le dernier obstacle à la transformation des intercommunalités en collectivités territoriales comme l’avait suggéré dès 2001 le rapport Hoeffel au Sénat[20]. Elle maintient le cordon ombilical reliant les communes et les intercommunalités, dont la légitimité politique ne peut être que dérivée. Elle préserve enfin la tradition d’un espace institutionnel intercommunal de type intergouvernemental, où domine un régime de grande coalition (Desage, 2009) et dans lequel le compromis se voit célébré. Derrière la question de la démocratie intercommunale, c’est le débat sur la structuration même de l’ordre institutionnel local qui est en jeu (Caillosse et al., 2001). De plus en plus « dépossédées » de leurs capacités à produire des politiques et des projets, a fortiori pour les plus petites d’entre-elles, les communes demeurent ainsi l’espace premier de la politique, celui du débat partisan, des diverses formes de mobilisation, de la lutte pour l’exercice du pouvoir, de la construction des identités politiques.

4. Le regroupement communal comme amortisseur de l’intercommunalité

Autant les enjeux statutaire et électoral révèlent une stratégie défensive, visant le statu quo, autant le regroupement communal peut être lu comme une contre-offensive municipaliste.

4.1 Des communes nouvelles relancées par l’AMF

En France, l’intercommunalité s’est d’autant mieux développée que le regroupement communal ne s’y est jamais imposé. Depuis l’échec de la loi Marcellin du 16 juillet 1971, dont la mise en oeuvre s’est limitée à quelques centaines de fusions, le législateur français s’était durablement détourné de tout ambition réformatrice sur le sujet. Or, un frémissement s’observe depuis le milieu des années 2010, l’AMF en étant le principal protagoniste. C’est en effet à l’initiative de parlementaires rangés derrière Jacques Pélissard, député et surtout président de l’AMF, qu’une relance des communes nouvelles a été entreprise avec la loi du 16 mars 2015 relative à l’amélioration du régime de la commune nouvelle. Le texte relance le dispositif initial de communes de la loi RCT du 16 décembre 2010 (Frinault, 2017b)[21].

Ce projet ne figurait aucunement à l’agenda du nouvel Exécutif national de gauche. La main tendue par Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée chargée de la Décentralisation [juin 2012 - mars 2014], pour intégrer les demandes de l’AMF dans le projet de loi NOTRe fut ignorée. Par la seule grâce de son origine, l’initiative traduirait le volontarisme du terrain selon Rollon Mouchel-Blaisot, directeur de l’AMF : « La démarche des communes nouvelles est révolutionnaire et très intéressante. La loi Marcellin était une réforme top down. La grande différence avec les communes nouvelles, nouvelle formule, c’est qu’on est dans une démarche différente. Ce sont les élus locaux qui avec leur population décident de reconfigurer la carte communale. »[22] Il est jugé préférable de ne pas laisser l’État écrire lui-même l’avenir du bloc local, avec l’espoir de conserver des marges de manoeuvre[23]. La sénatrice-maire Françoise Gatel (Union des démocrates indépendants [UDI]) y voit la condition du succès des regroupements, « parce que personne ne leur impose ça » (entretien). Soucieux de ne pas laisser l’opposition de droite monopoliser le sujet, le groupe socialiste ainsi qu’une quinzaine de députés membres d’autres groupes politiques déposèrent une proposition de loi par l’entremise de la députée du Puy-de-Dôme, Christine Pirès-Beaune. Rapidement, les deux propositions furent fusionnées.

L’inscription du texte à l’ordre du jour parlementaire fut acquis de haute lutte. Si la direction générale des collectivités locales (DGCL) ne semblait aucunement croire à un tel projet, la ministre Marylise Lebranchu y voyait une potentielle « machine de guerre contre l’interco » (entretien avec Pierre Bergès). Prenant acte de la fusion de la proposition de Jacques Pélissard, avec celle de Christine Pirès-Beaune, le gouvernement se résout finalement à accompagner le texte plutôt qu’à courir le risque d’être battu. Ce qui lui permettait au passage d’atténuer l’impression laissée d’une série de réformes territoriales imposées par le haut.

4.2 Se regrouper pour exister : l’ajustement aux mutations intercommunales

Si l’AMF aime à brandir en étendard le « succès » des communes nouvelles, aussi réel à l’aune de l’histoire française que modeste au regard des comparaisons européennes[24], pourquoi a-t-elle fini par promouvoir ce qu’elle a longtemps combattu, ou au mieux ignoré ? Il faut ici considérer la manière dont les réformes peuvent constituer des réponses à des chocs ou changements exogènes caractérisant l’environnement. Le maintien des règles existantes risque d’affaiblir l’institution (Bezès et Le Lidec, 2010). La motivation originelle de l’AMF fut avant tout budgétaire. Informée en 2013 par la ministre Lebranchu du projet gouvernemental de faire drastiquement baisser les concours de l’état aux collectivités, l’AMF réfléchit alors à la manière d’absorber ce choc. Outre les promesses de mutualisation engendrées par le regroupement, elle obtient du gouvernement de préserver et même de bonifier dans certains cas la ressource budgétaire pour les communes nouvelles. Elle réussit d’autant mieux à obtenir des « trucs incroyables[25] » que la DGCL imagine son échec (et par conséquent un coût résiduel).

Mais à l’expérience, l’incitation financière, « n’est pas du tout le moteur principal des projets de communes nouvelles, contrairement à ce que l’on pouvait penser[26] » selon la sénatrice Françoise Gatel (UDI), coauteure d’un rapport sénatorial d’information sur le sujet. Deux enquêtes quantitatives (5e baromètre du Courrier des maires, enquête AMF 2017) ont confirmé que la « volonté de peser davantage » représentait l’une des motivations principales du regroupement. C’est en quelque sorte un effet domino des fusions intercommunales à l’oeuvre : « Je pense que ce qui crée les communes nouvelles, ce sont les extensions de périmètres. Ça a facilité. À partir du moment où les élus ont compris qu’ils n’allaient pas échapper aux fusions d’EPCI, qu’ils voyaient des grandes agglomérations, ils se sont dit : “On va nous imposer un schéma qu’on ne maîtrise pas. On va donc s’organiser nous-mêmes” » (entretien avec Marie-Cécile Georges). L’apparition d’intercommunalités XXL fait ainsi craindre aux élus des petites municipalités rurales une dilution de leur commune dans ces nouvelles enceintes communautaires, une amputation de leur capacité à représenter et à défendre leur territoire. Aussi le regroupement devient-il un moyen de continuer à exister institutionnellement selon Jacques Pélissard : « Il vaut mieux mettre en commun les richesses financières et démographiques de plusieurs municipalités pour faire une commune forte dans une intercommunalité plutôt que de s’étioler indépendamment des uns des autres[27]. »

4.3 La commune-communauté : histoire d’un substitut intercommunal

L’AMF a d’abord échoué à faire aboutir son projet de commune-communauté. La proposition de loi Pélissard avait en effet défendu l’idée selon laquelle une commune nouvelle regroupant l’ensemble des communes membres d’un EPCI existant pourrait ne pas avoir à se rattacher à un nouvel EPCI. Alors que l’AMF s’était toujours refusée à envisager des intercommunalités émancipées des communes, c’est l’AdCF qui, cette fois-ci, devait s’opposer à ce que les communes nouvelles se transforment en substituts des intercommunalités :

« Moi ce que j’avais voulu au moment de la réforme RCT, au moment du rapport Balladur, c’était de ne pas mélanger intercommunalité et communes nouvelles. On était plutôt pour des grandes intercommunalités, avec un tissu communal rationalisé. Donc on reste sur un modèle intercommunal. Là où le DGCL à l’époque, Edward Jossa, dans le rapport Balladur c’est écrit comme cela, voulait que les communes nouvelles se fassent à l’échelle des intercommunalités. Nous on a dit que c’était une possibilité, mais à ce moment-là, la commune nouvelle rejoindra une communauté plus grande. On a gagné à l’époque. L’idée, c’est bien que les communes nouvelles sont complémentaires de l’intercommunalité, mais ce n’est pas un substitut de l’intercommunalité. »

entretien avec Nicolas Portier

La position de l’AdCF est alors partagée aussi bien par la proposition de loi Pirès Beaune que par la DGCL, « extrêmement remontée » et pour laquelle le fait de faire prévaloir un « principe national de couverture totale [par les intercommunalités] » constitue une « ligne rouge » aux dires de l’AMF. « Dans leur esprit, la couverture totale par les EPCI et la création commune-communauté, ça ne pouvait pas coexister » (entretien avec Marie-Cécile Georges). Aussi, la loi du 16 mars 2015 prévoit-elle le rattachement automatique de toute commune nouvelle à un EPCI, disposition négociée avec l’AMF qui avait compris « que c’était le point dur du gouvernement » (entretien avec Emmanuel Duru).

Quatre ans plus tard, le contexte politique ouvert par le grand débat national – mentionné précédemment – a permis à la sénatrice Françoise Gatel (qui n’est plus maire) de faire aboutir sa proposition de loi et son projet de commune-communauté. Le premier déplacement présidentiel d’Emmanuel Macron pour le grand débat à Bourgtheroulde, devenue commune nouvelle (Grand-Bourgtheroulde), témoignait symboliquement de dispositions bienveillantes à l’endroit des regroupements communaux. La commune est située dans le département de l’Eure où est élu Sébastien Lecornu, nommé en octobre 2018 ministre chargé des Collectivités territoriales et tout juste désigné – avec Emmanuelle Wargon – pour animer le grand débat national. Chargé de superviser pour le gouvernement ce dossier commune-communauté, il est apparu « beaucoup plus en phase sur ces sujets-là que le gouvernement Hollande [sic] » (entretien avec Charlotte de Fontaines). L’article 4 de la loi du 1er août 2019 visant à adapter l’organisation des communes nouvelles à la diversité des territoires inscrit dans le droit cette notion de commune-communauté, ayant les mêmes obligations qu’un EPCI sans devoir se rattacher à un EPCI. Aller au bout de l’intégration, c’est en quelque sorte transformer l’intercommunalité en commune nouvelle, avec son statut de collectivité territoriale.

Conclusion

Objet de luttes politiques et institutionnelles autour de ce qu’elle doit être, rester ou (re)devenir, l’intercommunalité est soumise à des mouvements contradictoires. Jusqu’au vote de la loi NOTRe du 7 août 2015, le sentiment qui dominait était celui d’un recul partiel de la capacité des municipalités à fabriquer par elles-mêmes le cadre coopératif. Les luttes d’institution nous habituaient alors à une stratégie d’influence de l’AMF puissante, mais défensive. Ces dernières années semblent empreintes d’une forme de reconquête municipaliste dont il est encore trop tôt pour apprécier le caractère pérenne. Cette reconquête peut revêtir une dimension symbolique lorsque l’AMF communie de manière fétichiste derrière le mot « commune », allant jusqu’à défendre des projets de commune nouvelle correspondant aux intercommunalités existantes, et qui n’ont in fine de « commune » que le nom. Dans un saisissant renversement historique, le regroupement communal se voit désormais promu pour contenir l’intercommunalité, là où l’intercommunalité avait pu être promue pour pallier l’absence de fusions. Si ces communes nouvelles continuent de ne concerner qu’une petite minorité de municipalités, concentrées dans certaines régions françaises (comme l’Ouest) et quasi absentes d’autres territoires (comme l’Arc méditerranéen), les dispositions de la loi Engagement et Proximité s’appliquent en revanche à l’ensemble des communes françaises. Elles permettent aux élus de terrain de reprendre partiellement le contrôle sur la manière d’organiser et de distribuer les responsabilités au sein du bloc local. Nous assistons in fine à une forme de tension entre deux modèles plutôt qu’à un basculement irrémédiable de l’un à l’autre.