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Introduction

Plusieurs études ont été consacrées à l’érosion des marnes jurassiques dans les Alpes du Sud (Bufalo, 1989 ; Olivry et Hoorelbeck, 1990 ; Chodzco et Lecompte, 1992 ; Descroix, 1994, 1998 ; Mathys et al., 1996 ; Lecompte et al., 1998 ; Richard et Mathys, 1999). Ces études, effectuées à l’exutoire de bassins-versants ou à l’intérieur des ravins, montrent que l’érosion des marnes provient essentiellement des processus fluviatiles. Elle atteint en moyenne 10 mm/an, ce qui constitue un record pour les Alpes dans les conditions morphogéniques actuelles (Delannoy et Rovéra, 1996). Considérée comme marginale par rapport à l’érosion fluviatile, l’érosion nivéo-périglaciaire dans les bad-lands marneux a déjà été mentionnée par quelques auteurs pour les Alpes du Sud (Raffy et Dumas, 1993 ; Descroix, 1994 ; Alexandre, 1995 ; Oostwoud et Ergenzinger, 1997) et étudiée de façon plus approfondie dans les Pyrénées sud-orientales (Regëus et Gallart, 1997). Par rapport à ces travaux, la présente étude apporte des précisions sur le fonctionnement morphoclimatique durant la saison froide, à l’échelle du ravin. Les objectifs visés sont les suivants : (1) mesurer les conditions microclimatiques hivernales dans l’air et le substrat selon l’exposition au soleil et la profondeur ; (2) préciser l’action et la rythmicité des processus périglaciaires et nivaux sur les flancs des ravins (versants et corniches) ; (3) évaluer l’effet du gel sur la fragmentation de la marne dans les premiers décimètres ; (4) utiliser la gélifraction expérimentale pour préciser la sensibilité de la marne au gel, en complément des mesures et observations de terrain ; (5) dresser un bilan quantitatif de l’érosion nivéo-périglaciaire.

Localisation, caractéristiques climatiques et géomorphologiques du site

La zone d’étude est celle des ravins dénudés de Draix, située dans le bassin-versant torrentiel du Bouinenc, à 800 m d’altitude (Fig. 1‑2). L’étude a été menée pendant deux ans (de mai 2000 à septembre 2002), dans le cadre des activités du Groupement d’Intérêt Scientifique « GIS Draix, l’érosion en montagne » et du Programme national de recherche en hydrologie : « Étude et modélisation des mécanismes impliqués dans la formation des crues sur bassins-versants torrentiels marneux (production, stockage et transfert de l’eau et des sédiments) ». Seule la première année de mesures morphoclimatiques est exploitée, car elle présente des conditions climatiques qu’on peut considérer comme « moyennes » si on se réfère à la longue série (1984‑1999) de la proche station Météo-France de Marcoux (Fig. 1 ; altitude : 705 m).

Contexte climatique

Dans l’air à 760 m, d’après les enregistrements effectués du 13‑06‑2000 au 20‑06‑2001 (Fig. 3), la température moyenne annuelle est de 10,4 °C et celle des 6 mois les plus froids (du 01‑11‑2000 au 30‑04‑2001) de 4,8 °C. Ces valeurs sont proches des températures moyennes annuelles (10,3 °C) et du semestre froid (4,5 °C) de la station Météo-France de Marcoux. Durant l’hiver étudié, le minimum absolu a été de -10,7 °C (26‑02‑2001) et la température minimale quotidienne inférieure à -5 °C a été atteinte ou dépassée 20 fois. De novembre 2000 à avril 2001, on a compté 114 cycles de gel-dégel (tabl. I). Ce nombre de cycles est équivalent à celui enregistré à Marcoux (moyenne de 115 cycles sur la période 1984‑1999) et un peu inférieur à celui de la station de Séderon, située à 750 m dans les bad-lands des Baronnies, à 65 km à l’ouest de Draix (moyenne de 131 cycles pour la période 1965‑1990 d’après Alexandre, 1995).

Figure 1

Site d’étude de Draix dans les Alpes du Sud.

Studied site of Draix in the South Alps.

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À Draix, la pluviométrie suit un régime subméditerranéen avec un été sec, un hiver peu arrosé, un maximum d’automne et un maximum secondaire de printemps (Fig. 3). Pour l’année 2000, après un été ponctué de précipitations orageuses modérées, les pluies deviennent importantes à partir de la fin septembre avec un total de 193,5 mm en octobre et de 311 mm en novembre. D’octobre à décembre, les lames quotidiennes ont dépassé 30 mm à 8 reprises (maximum de 100 mm le 23‑11‑2000). L’hiver est peu pluvieux avec 54,6 mm en janvier et seulement 11,6 mm en février. Une partie des précipitations tombe sous forme de neige (3 chutes sont survenues les 26‑12‑2000, 28‑01‑2001 et 24‑02‑2001) ; le manteau nival atteint 5 à 15 cm d’épaisseur, se maintient durant 2 à 3 jours sur les crêtes et les versants sud (adret : exposé au soleil) des ravins, durant 5 à 7 jours en fond de ravin et sur les versants nord (ubac : exposé à l’ombre), où l’eau de fusion est libérée lentement. L’arrivée du printemps se traduit par un retour des pluies.

Contexte géologique et géomorphologique

Les ravins sont creusés dans les marnes noires du Bathonien et du Callovien dont le pendage (α) est de 20‑35° Est (fig. 4) ; certains secteurs sont davantage redressés et tectonisés, en relation avec la mise en place de la nappe de charriage de Digne (Haccard et al., 1979). Les marnes noires comportent environ 30 % de CaCO3 et 65 % d’argile (Bufalo, 1989). La morphologie longitudinale des flancs de ravins est celle d’un profil rectiligne dont l’inclinaison varie peu de la crête au talweg (b = 35° ± 5°). Transversalement, ces versants ont une topographie ondulée avec une succession de lanières surélevées, larges d’un à quelques mètres, séparées par des rigoles pluridécimétriques à profil en V (Fig. 2). Le profil longitudinal présente des ruptures de pente liées à des strates marneuses résistantes de 10 à 50 cm d’épaisseur qui donnent de simples ressauts ou de petites corniches avec des abris-sous-roche (Fig. 4‑5B). Sur les versants, la structure de l’interface marneux dans les premiers décimètres montre une succession d’horizons (Fig. 4 : versant ubac). Surmontant le régolite de manière discontinue, l’horizon supérieur (R0), de 5 cm d’épaisseur, est formé de débris colluviaux en confettis et d’une matrice fine composée de 25 % de limons et d’argiles. Sous cet horizon apparaît jusqu’à 30 cm de profondeur un régolite à maillage fin (R1) constitué de feuillets déstructurés semi-centimétriques (R1a), puis centimétriques (R1b). Entre 30 et 50 cm de profondeur se rencontre un horizon de transition (R2) dont le maillage est grossier, formé de plaques pluricentimétriques jointives qui annoncent les strates de la marne compacte sous-jacente. Au niveau des ressauts et des corniches, les horizons R1b ou R2 affleurent directement. Cette description est globalement en accord avec celles de Chodzco et Lecompte (1992) ou d’Alexandre (1995), faites dans les bad-lands des Baronnies.

Figure 2

Ravins et versants étudiés. Emplacement de la station thermique et du pluviomètre (760 m).

Gullies and studied slopes. Location of the temperatures recording station and pluviometer (760 m).

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Figure 3

Précipitations et températures quotidiennes dans les ravins de Draix (760 m), du 13‑05‑2000 au 20‑05‑2001.

Daily precipitations and temperatures in the gullies of Draix (760 m), from 2000.05.13 to 2001.05.20.

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Tableau I

Conditions de gel sur les versants des ravins de Draix (760 m) : caractéristiques de l'air et du substrat marneux à différentes profondeurs, du 01‑10‑2000 au 15‑05‑2001

Conditions de gel sur les versants des ravins de Draix (760 m) : caractéristiques de l'air et du substrat marneux à différentes profondeurs, du 01‑10‑2000 au 15‑05‑2001
a

NCGD : nombre de cycles de gel-dégel.

b

NEGC2‑4 : nombre d'épisodes de gel continu durant 2 à 4 jours ; l'expression 7(4,2,2,2,2,2,2) indique le nombre total d'épisodes et la durée de chacun en jours.

c

NEGC5 : nombre d'épisodes de gel continu durant 5 jours et plus.

d

NCGF : nombre de cycles à gel faible (température minimale comprise entre 0 et -5 °C).

e

NCGM : nombre de cycles à gel modéré (température minimale inférieure ou égale à -5 °C).

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Les teneurs en eau du substrat varient en fonction de la profondeur et de l’exposition du versant. Le 11‑02‑2001, au plus fort du déficit hydrique hivernal, les limons et les argiles ainsi que le réseau fissural assurent le maintien de l’humidité : les teneurs en eau (voir la section suivante) sont seulement de 6 % en adret à 5 cm de profondeur et la surface du régolite est sèche tandis qu’en ubac, elles sont de 15 % en surface, 10 % à 5 cm, 8 % à 10 cm et 5 % à 25 cm. Les limites de liquidité (Wl) et de plasticité (Wp) mesurées en laboratoire sur les fines de la partie supérieure du régolite sont respectivement de 35 % et 25 % dans les premiers centimètres, et de 29 % et 20 % entre 5 et 10 cm (tabl. II).

Méthodologie et techniques de mesure

L’étude s’appuie sur plusieurs enregistrements thermiques et des dispositifs de mesure de l’érosion par micrométrie et piégeage de débris pour les processus de surface, par fissurométrie pour l’estimation d’un gradient de fragmentation dans le substrat gelé. En laboratoire, des mesures complémentaires ont été effectuées pour déterminer les principales caractéristiques géotechniques du régolite marneux et préciser la sensibilité de la marne à la gélifraction, à partir d’échantillons.

La température de l’air sous abri et les températures dans la roche ont été enregistrées selon un pas horaire par des thermosondes (précision de ± 0,1 °C) reliées à une station automatique située sur un interfluve (Fig. 4). La disposition des thermosondes est la suivante : un capteur est situé dans l’air à 1,5 m du sol et douze autres sont placés dans le substrat marneux en fonction de l’exposition, de la hauteur du versant et de la profondeur du substrat (jusqu’à -25 cm pour le bas de versant ubac). Les niveaux de profondeur ont été calés sur ceux pratiqués par le laboratoire de Géomorphologie de Caen (Francou, 1988 ; Coutard et al., 1996). Les précipitations ont été enregistrées par le pluviomètre du CEMAGREF. L’observation des épisodes neigeux a été faite par les auteurs.

Figure 4

Géomorphologie des versants, caractéristiques du substrat marneux et dispositifs de mesure.

Slopes geomorphology, marly substrate characteristics and thermal measurement systems.

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Le suivi géodynamique a été effectué tous les mois (sauf en décembre 2000) pour mettre en évidence les principales phases d’activité morphoclimatique. Sur les versants, l’érosion a été mesurée par jauge micrométrique à partir de 32 tiges de 30 cm de long implantées dans le régolite (Fig. 5D). Ces tiges furent disposées en petites séries le long des versants et transversalement à leur base, afin de dresser un bilan d’érosion au pied des flancs de ravins, à un mètre au-dessus du fond des talwegs. Les mesures ponctuelles ont été complétées par des mesures en parcelles, à partir d’un dispositif appelé « banc micrométrique » (Fig. 5E). Exploitées avec le logiciel SurferTM, ces mesures ont permis de connaître les variations microtopographiques de la surface en valeurs relatives par rapport à une situation de départ (celle du 07‑06‑2000), puis d’identifier et de chiffrer l’action des différents processus d’érosion. Les résultats présentés sont issus d’une parcelle et d’une sélection de points de mesure représentative de l’ensemble du dispositif de métrologie. La parcelle se situe sur un bas de versant adret aux conditions de gel intermédiaires entre l’adret et l’ubac, les tiges retenues sont celles situées au bas des flancs du ravin RB (cinq en adret et cinq en ubac).

Figure 5

A

B

C

D

E

Processus périglaciaire de surface et méthodologie. (A) Pipkrakes dans les colluvions marneuses en décembre 2000. (B) Processus périglaciaires en janvier 2001 : 1 = fourniture de débris à partir du régolite, 2 = colluvions déplacées par la gélireptation et la gélifluxion, 3 = accumulation de débris dans une grosse rigole. (C) Accumulation abondante de débris marneux et englacement du talweg du Laval en février 2000 à proximité des ravins étudiés. (D) Mesure de l’érosion sur le versant ubac du ravin A, où les flèches indiquent les tiges pour micrométrage à la jauge et les thermosondes. (E) Suivi de l’état de surface d’une parcelle en bas de versant adret (40 cm x 20 cm) par 25 points de mesure à la jauge micrométrique (Ri1 = rill no. 1)

Surface periglacial processes and methodology. (A) Pipkrakes on marly colluvium in December 2000. (B) Periglacial processes in January 2001: 1 = debris production from regolite, 2 : displacement of colluvium by frost creep and gelifluction, 3 = debris accumulating in a big rill. (C) Marly debris accumulating and icing in the talweg of Laval torrent, near the studied gullies. (D) Erosion measurement on north side slope in the gully A. Arrows show screws using for micromeasuring with a caliper gauge and thermorecorders location. (E) Surface change monitoring of a parcel in a lower south side slope (40 cm x 20 cm) according to 25 points mesured with micrometrical gauge (Ri1 = rill no. 1).

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Pour les corniches, deux exemples de l’ubac et de l’adret, dont le fonctionnement est représentatif, sont présentés. La fourniture de débris a été contrôlée par piégeage des fracts récupérés lors de visites mensuelles et pesés (Fig. 6A). Chaque dispositif de piégeage est constitué d’un panier grillagé de 40 cm x 15 cm formant une gouttière, recouverte d’une toile plastifiée permettant de garder les fines ; l’ensemble est fixé au pied de la corniche. Le panier est surmonté d’un cadre en tôle d’aluminium dont la fonction est, d’une part, de protéger l’interface marneux de l’effet direct des précipitations sans le soustraire aux contrastes thermiques et hydriques (infiltration d’amont) et, d’autre part, de délimiter la surface productrice (potentielle) dont la longueur est fixée à 40 cm et la hauteur à 25 cm (1 000 cm2). Cette technique, inspirée de celle utilisée par Douglas (1980) et Letavernier (1984), permet un repérage de l’action de la gélifraction à partir de la mise en relation entre la rythmicité des chutes de débris et la variabilité des conditions climatiques ; elle permet aussi de connaître la vitesse d’ablation pour une période fixée à partir du volume de débris déduit du poids, rapporté à la surface émettrice (poids volumique de la marne à Draix : 2,27 kg/dm3). L’analyse granulométrique des débris n’a été faite que pour la livrée d’ubac la plus importante sur la période la plus courte (du 20‑01‑2001 au 11‑02‑2001), car la fragilité de la marne et les visites mensuelles de récupération trop espacées ont favorisé la comminution des débris accumulés dans les paniers en produisant beaucoup de fines, ce qui rend les échantillons collectés peu représentatifs des chutes primaires.

Tableau II

Gélifraction expérimentale : caractéristiques des blocs de marne et comportement à 25 cycles et 50 cycles de gel/dégel entre ‑15 °C et +15 °C

Gélifraction expérimentale : caractéristiques des blocs de marne et comportement à 25 cycles et 50 cycles de gel/dégel entre ‑15 °C et +15 °C

CA 25, CA 50 : coefficient d'amenuisement en % du poids initial à 25 et 50 cycles de gel/dégel.

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Dans le substrat, la présence de la glace a été observée par creusement de petites fosses (Fig. 6B). Pour chaque horizon du régolite et pour la marne saine, le degré de fissuration a été mesuré directement sur le terrain le long de profils creusés (nombre de fissures par décimètre linéaire, ramené à la distance moyenne entre deux fissures). L’ouverture des fissures, lorsque celle-ci est supérieure à 0,1 mm, a été mesurée en utilisant une règle fissurométrique (Fig. 6C).

Les techniques classiques de laboratoire ont été utilisées pour définir les principales caractéristiques géotechniques du substrat. Pour les deux horizons supérieurs à fines, une analyse granulométrique a été réalisée et les limites de liquidité et de plasticité ont été déterminées avec l’appareil de Casagrande. Les teneurs en eau ont été mesurées in situ une seule fois, en février 2001, à partir d’échantillons prélevés, pesés et séchés en étuve (24h à 105 °C). La porosité du régolite grossier et de la marne a été déterminée sur des blocs prélevés dans les ravins, en effectuant le rapport du volume des vides au volume total (technique de la mesure à l’eau en récipient gradué avec deux immersions, la première d’une minute et la seconde de 24h précédée d’un séchage à l’étuve à 105 °C pendant 6h). Des essais de gélifraction expérimentale ont été tentés sur quatre blocs pesant de 543 à 847 g, baptisés MD (Marne de Draix ; Fig. 6D). Ces blocs, prélevés dans la marne saine vers 60 cm de profondeur, ont subi en congélateur des cycles quotidiens entre -15 °C et +15 °C, selon un protocole identique à celui suivi par Descroix (1994) et proche d’un des protocoles du laboratoire de Géomorphologie CNRS-Caen (entre -12 °C et +12 °C ; Ozouf, 1983 ; Letavernier, 1984 ; Lautridou et al., 1987 ; Rovéra, 1990). Chaque bloc a été placé dans une cuvette contenant une hauteur d’eau de 2 cm, constamment maintenue afin de garantir une hydratation optimale par ascension capillaire. Celle-ci a été particulièrement rapide le long des plans de stratification et des diaclases (Fig. 6) : le haut des échantillons a été atteint en une heure en moyenne (0h45 pour MD2 et 1h30 pour MD4). Dans la cuvette, chaque bloc repose sur un petit plateau grillagé (maille de 5 cm) qui permet de soulever le bloc sans le détériorer et de récupérer les débris détachés accumulés au fond de la cuvette. Au congélateur, les phases d’engel et de dégel ont duré chacune 12 heures. Contrôlée à l’aide d’une sonde thermique (thermistance Oregon Scientific, précision de ±0,5 °C) placée dans une anfractuosité superficielle du bloc MD1, la descente en température a duré 3h pour atteindre -15 °C, niveau thermique maintenu pendant 9h, et la remontée en température a été de 4h en glacière ventilée réglée à +15 °C, avec maintien du bloc à cette température pendant 8h. Pour les 4 blocs, les débris fournis ont été récupérés et séchés à l’air libre en cuvette (20 °C pendant 24h), puis pesés à 15, 25, 35 et 50 cycles. Une granulométrie des fracts a été faite à 25 cycles, à mi-parcours de l’expérimentation, le seuil de 50 cycles ayant été retenu puisqu’un premier bloc (MD2) avait fini son évolution et atteint un amenuisement de 100 %.

Figure 6

A

B

C

D

E

F

Mesure de la gélifraction. Méthodologie de terrain et de laboratoire. (A) Dispositif de suivi des chutes de débris sur corniches marneuses en ubac (50 cm x 30 cm x 15 cm). (B) Profil dans le régolite gelé en janvier 2001 : 1 = colluvions et fragments de régolite, horizon R0 encroûté et gelé (nombreux cristaux de glace), 2 = régolite fin gelé (R1a, voir Fig. 4), 3 = régolite grossier gelé (R1b, voir Fig. 4). (C) Fissurométrie : mesure de la densité linéaire sur 10 cm et de l’ouverture des fissures à la règle Fissurotest. (D) Blocs de marne utilisés en gélifraction expérimentale. (E) Bloc MD2 : réseau de fissures révélé par la montée de l’eau par capillarité depuis le fond de la cuvette (1 cm d’eau), avant l’engel. (F) Résultats de la gélifraction expérimentale pour le bloc MD2 à 25 cycles de gel/dégel. Exemple : fraction des graviers (> 5 mm) = 26,6 g, soit 4,9 % du poids initial.

Frost weathering measurement. Field methodology and laboratory experiments. (A) Trapping system for debris derived from marly layer face on north side slope (50 cm x 30 cm x 15 cm). (B) Sequence in the frozen regolit in January 2001: 1 = colluvium and regolite debris, frozen and crusted layer R0 (many ice crystals), 2 = frozen fine regolit (R1a, see Fig. 4), 3 = frozen coarse regolit (R1b, see Fig. 4). (C) Fissuring measurement: measurement of linear density by 10 cm lenght and of fissure width with rule scale Fissurotest. (D) Marly blocks used in frost weathering experience. (E) Block MD2: fissure network showed by capillary water from the bottom basin (water height : 1 cm), before freeze. (F) Frost weathering results for block MD2 at 25 freeze-thaw periods. For example, gravels grain-size (>5 mm) = 156,4 g or 23,7% of the initial weight.

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Résultats et premières interprétations

Le gel selon l’exposition et la profondeur

Dans la partie supérieure des deux versants du ravin, l’opposition ubac-adret apparaît dès la surface du régolite, avec 92 cycles gel-dégel en ubac contre 60 en adret (tabl. I). Cette différence est spécifique aux basses altitudes puisque l’ubac suit le régime thermique de l’air tandis qu’en adret, dans la partie supérieure du versant, la température maximale atteinte lors de certaines alternances quotidiennes provoque, même au coeur de l’hiver grâce à l’action directe du soleil, un échauffement de la marne suffisant pour limiter les gels nocturnes de faible intensité (Fig. 7‑8). En surface, la différence entre le haut de versant ubac et le haut de versant adret s’accentue avec l’intensité du gel et les épisodes de gel continu : six cycles avec température minimale (Tmin) inférieure à -5 °C en ubac contre aucun en adret et sept épisodes de gel continu de deux à quatre jours en ubac. Ces derniers totalisent 16 jours contre aucun épisode de ce type en adret. Cette opposition adret-ubac se confirme à 5 cm de profondeur dans le régolite. On enregistre 61 cycles en ubac avec apparition d’épisodes de gel continu pendant plus de cinq jours et des cycles avec Tmin < -5 °C. Alors qu’en adret, il n’y a que 20 cycles de gel-dégel, aucun d’épisode de gel continu et pas de cycle avec Tmin < -5 °C.

L’encaissement d’un ravin favorise-t-il le gel ? L’effet existe pour l’adret : en surface de la marne, on retrouve 60 cycles de gel-dégel dans le haut du versant contre 95 dont 8 avec Tmin < -5 °C dans le bas de versant et, à cinq centimètres de profondeur, on enregistre 35 cycles contre 20 (tabl. I). Cela s’explique par l’ombre portée du flanc ubac du ravin contigu qui provoque dans le bas de versant adret un refroidissement et une conservation de l’humidité favorables au gel. Mais curieusement, en ubac, ce phénomène de refroidissement est peu marqué. À -5 cm, on constate une diminution du nombre de cycles de gel-dégel, avec 61 cycles dans le haut du versant, 36 au milieu et 30 seulement au bas du versant. Les épisodes de gel continu de deux à quatre jours sont à peine plus durables dans le bas. Les enregistrements horaires en surface et à -5 cm révèlent une chute amortie des températures en fin d’après-midi pour le bas de versant ubac alors que dans le haut le refroidissement est plus rapide, calé sur celui de l’air : les interfluves correspondent à d’étroites crêtes facilement investies par le froid alors que le fond des ravins semble davantage protégé par le lent refroidissement nocturne de l’air piégé. Néanmoins, un phénomène de conservation du froid en bas de versant ubac s’observe après plusieurs jours de gel avec un réchauffement plus lent que dans le haut de versant lorsqu’un redoux survient (Fig. 8).

En profondeur, le nombre de cycles, la durée et l’intensité du gel diminuent progressivement (Fig. 7 ; tabl. I). En ubac, à partir de ‑10 cm, on compte un peu plus de 20 cycles dans la partie haute comme dans la partie basse du versant, et à -25 cm, le nombre de cycles gel-dégel n’est plus que de 5. Les périodes de gel continu durant plusieurs jours ont un optimum de durée vers ‑10 cm et disparaissent vers 30 cm environ. Ces données thermiques permettent d’établir deux modèles statistiques exprimant la profondeur atteinte par le gel en fonction, d’une part, du nombre de cycles gel-dégel et, d’autre part, de l’intensité et de la durée du froid dans l’atmosphère.

Le premier modèle est proche de celui établi par Regües et Gallart (1997), dans les bad-lands des Pyrénées, à 1 500 m d’altitude : P = -8 Logn(G) + 36, avec P en centimètres et R2 = 0,94. On note une très bonne corrélation entre la profondeur (P) atteinte par le gel et le nombre de cycles de gel-dégel (G), ce qui est logique puisque ce nombre diminue lorsque le gel progresse dans le substrat. Néanmoins, avec ce modèle logarithmique, on peut estimer à 30 cm environ la profondeur maximale atteinte par le gel-dégel et donc, théoriquement, par l’action cryoclastique dans les bad-lands de Draix.

Figure 7

Régimes thermiques en versant ubac à différentes profondeurs et en surface de bas de versant adret, du 01‑10‑2000 au 15‑05‑2001. La comparaison avec l’air est représentée par la ligne tiretée.

Temperature conditions of north side slope for different depths and for the surface of the lower south side slope, from 2000.10.01 to 2001.05.15. Comparison with air is represented by the dotted line.

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Figure 8

Différence d’intensité et de durée du gel entre le bas et le haut de versant adret et ubac pour 3 cycles de gel-dégel, du 30‑12‑2000 à 0h00 au 02‑01‑2001 à 20h00.

Difference of frost intensity and frost duration between lower and upper south side and north side slopes during 3 freeze-thaw periods, from 30.12.2000 at 0:00 to 02.01.2001 at 20:00.

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Plus instructif est le deuxième modèle construit à partir des températures minimales quotidiennes de l’air et de la profondeur maximale atteinte chaque jour par le gel durant la période la plus froide (du 14‑12‑2000 au 03‑03‑2001, soit 77 jours) : pour un jour fixé, il existe une bonne corrélation entre la profondeur gelée (P) et la température moyenne minimale (Tm), calculée à partir de la température minimale du jour concerné et celles des deux jours précédents. On note que cette corrélation reste assez bonne pour une température minimale calculée avec les trois, puis les quatre jours précédents. La relation statistique est polynomiale : P = 0,15 Tm2 - 1,7 Tm + 4, avec P en centimètres, Tm en degrés Celsius (intervalle de validité proposé pour le modèle : -0,1 °C > Tm > -20 °C) et R2 = 0,65.

Ce modèle, bâti sur l’intensité et la durée du gel, et non plus seulement sur le nombre de cycles comme le premier, permet de mieux comprendre sous quelles conditions les différentes profondeurs sont accessibles au gel. Une profondeur de 30 cm peut être atteinte par le gel lorsqu’une température minimale moyenne de -8,5 °C se maintient pendant 3 jours, condition climatique qui a, par exemple, existé en 2001 lors de l’épisode froid du 25 au 27 février avec une température de -8,7 °C et qui, d’après la série de Marcoux (1984‑1999), se produit au moins une fois chaque hiver. Ce modèle permet aussi de préciser que le gel atteint une profondeur de 50 cm lors d’un épisode de trois jours avec température minimale quotidienne moyenne de ‑12 °C, des conditions qui surviennent certaines années comme en 1985, du 8 au 14 janvier, avec une température de ‑16,6 °C ou encore en janvier 1987 et 1991, d’après la série de Marcoux.

Phases morphoclimatiques en surface du substrat

Le fonctionnement des versants et des corniches peut se résumer en cinq phases morphoclimatiques (P1 à P5 : Fig. 9-10). Pour ces phases, seront présentés successivement les conditions climatiques, la morphogenèse des versants et le fonctionnement des corniches.

Conditions climatiques

La phase automnale (P1 : du 12‑10‑2000 au 11‑11‑2000) succède à un été modérément orageux ; elle se caractérise par des pluies soutenues en début novembre. Les premiers cycles de gel-dégel sont peu marqués, avec dix cycles dans l’air. La phase du début de l’hiver (P2 : du 11‑11‑2000 au 20‑01‑2001) est marquée par des précipitations de fortes intensités jusqu’à la fin novembre, qui diminuent à partir de décembre (où le premier épisode pluvio-neigeux est survenu le 26‑12‑2000). Pour cette phase, la température minimale moyenne est de ‑1,7 °C et on compte 47 cycles de gel-dégel dans l’air. La phase pléni-hivernale (P3 : du 20‑01‑2001 au 11‑02‑2001) est une période sèche et froide avec quinze cycles dans l’air, où l’un de ces cycles est caractérisé par un fort engel s’étalant sur trois jours (Tmin = -9,9 °C, le 02‑02‑2001), suivi d’un redoux bien marqué se produisant sur trois jours également (Tmax = +9,5 °C, le 07‑02‑2001). En phase fin-hivernale (P4 : du 11‑02‑2001 au 18‑03‑2001), les conditions climatiques sont toujours froides avec 26 cycles de gel-dégel dans l’air (minimum absolu de l’année à ‑10,8 °C, le 26‑02‑2001). Les 24 et 25 février connaissent la plus importante chute de neige de l’hiver (15 cm au sol) dont la fusion s’est déroulée du 3 au 5 mars sur les crêtes et le haut des versants adrets, et s’est prolongée jusqu’au 10 mars en ubac et au bas des versants adrets. La phase printanière (P5 : du 18‑03‑2001 au 26‑05‑2001) se caractérise par des précipitations de faible intensité jusqu’au 14 avril (sous-phase P5a), puis d’intensité croissante, annonçant le retour de l’érosion pluvio-fluviatile (sous-phase P5b).

Figure 9

Évolution morphologique de la surface d’un bas de versant adret d’après micrométrage parcellaire, du 12‑10‑2000 au 26‑05‑2001.

forme: 013735aro020n.png

Tmm : température minimale moyenne.

CGD : nombre de cycles de gel-dégelé.

Ptp : précipitation totale sur la période.

Pm24h : précipitation maximale sur 24h pendant la période.

Morphological evolution of the surface on lower south side slope according to micromeasuring parcel, from 2000.10.12 to 2001.05.26.

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Phases morphogéniques des versants

Durant la phase P1, l’étude parcellaire révèle des incisions et des dépôts. Encore peu marquées à l’issue de l’été, les rigoles se sont creusées en novembre : Ri1 traverse la parcelle (Fig. 9A : E20 en amont et A25 à l’aval), Ri2 rejoint Ri1 en franchissant un ensellement du régolite coiffé de colluvions (E30‑A40) et le même dispositif morphologique se rencontre à l’aval de Ri3, avec un important dépôt qui obstrue la rigole, renforçant l’effet de relief (A5). Par rapport à la situation initiale du 7 juin, le bilan au pied du versant est à l’accumulation légère (+0,7 mm ; Fig. 10A) malgré le creusement des rigoles et grâce aux colluvions en transit, dont une grande partie n’a pu atteindre le fond du ravin.

Dans la phase P2, en dépit d’une incision qui s’est encore accentuée à la fin novembre, on assiste en décembre et début janvier à une remarquable régularisation par gélireptation (Fig. 9B). Celle-ci s’opère à partir de nombreux pipkrakes, ces aiguilles de glace atteignent 1 cm de haut et soulèvent les débris de petit calibre (1 à 5 mm ; Fig. 5A). Celles-ci sont présentes dans les colluvions et sur les affleurements du régolite lorsque la proportion de fines est suffisante. Ils provoquent une ablation du régolite fin et déplacent les débris qui viennent combler les rigoles. Très ponctuellement, on observe des surélévations de la surface colluviale et du régolite fin, sans apport d’éléments (gonflement, E-20). À la base du versant, la régularisation s’exprime par une tendance à l’accumulation, l’action des pipkrakes n’étant pas suffisante pour évacuer les débris jusqu’au fond du ravin, sauf lorsque la pente y contribue (b > 40°). Le bilan moyen d’érosion est de +3 mm pour les deux versants et il y a peu de différence entre l’adret et l’ubac (Fig. 10A).

Avec la phase P3, deux types de fonctionnement sont précisés par l’analyse surfacique : (1) des coulées de gélifluxion pouvant atteindre 15 à 20 cm de long, déplaçant vers l’aval des débris colluviaux qui déchaussent au passage des éléments du régolite (Fig. 9C : E10‑A10) et (2) des abaissements du régolite (BC35). Les coulées ont pour origine des agglomérations aréolaires de pipkrakes, d’une superficie pouvant atteindre 100 cm2, qui se transforment en petits paquets boueux au moment de la fusion, en milieu de journée. Les abaissements du régolite correspondent soit aux cicatrices en creux laissées par le départ des débris géliflués (profondeur supérieure au millimètre), soit à l’affaissement ponctuel du régolite superficiel dû au dégel (inférieur au millimètre). Au bas des versants, le transit des débris jusqu’au talweg est assuré par la gélifluxion, plus efficace que dans la phase précédente. Les débris sont mobilisés par paquets avec de gros éléments centimétriques. Le bilan érosif moyen est proche de -4 mm par rapport à la situation initiale et l’ablation du régolite se fait autant en adret qu’en ubac (Fig. 10A).

Durant la phase P4, l’épisode d’enneigement de fin février à début mars a provoqué des coulées neigeuses qui ont d’abord lissé la surface inclinée, puis la fusion a donné naissance à des coulées de solifluxion qui ont entamé le régolite. L’extrémité aval d’une de ces coulées boueuses apparaît au niveau de la parcelle micrométrée provoquant une surélévation de surface de 3 cm par rapport à la situation topographique précédente (Fig. 9D : E20‑A25). Au bas des versants, les mesures montrent une nette opposition entre l’adret et l’ubac. En adret, les coulées de solifluxion sont plus nombreuses qu’en ubac, mais elles ne font que 30 à 50 cm de long ; à presque tous les points de mesures, il y a accumulation puisque les débris atteignent rarement le talweg. En ubac, la situation est mixte : certains points présentent une accumulation alors que d’autres sont en ablation grâce à de longues coulées (jusqu’à 2 m) qui ont raboté le régolite et évacué les débris jusqu’au talweg. Le bilan en ubac est de -5 mm (Fig. 10A).

Dans la phase P5, le suivi parcellaire révèle dans un premier temps, de la mi-mars à la mi-avril (P5a), une nouvelle régularisation des versants, différente de celle d’hiver, par démantèlement partiel des coulées de débris et remblaiement des creux (Fig. 9E) ; puis dans un deuxième temps, de la mi-avril à la fin mai (P5b), les rigoles sont réactivées, mais des laisses colluviales subsistent puisque les pluies sont insuffisantes pour évacuer tous les débris jusqu’au talweg : au niveau de la parcelle micrométrée (Fig. 9F), les rigoles Ri2 et Ri3 sont comblés, et la rigole Ri1 est obstruée à son aval (AB25). De la mi-mars à la mi-avril, au bas des versants, on observe un fonctionnement différent entre l’adret et l’ubac. Le premier connaît un début d’ablation des dépôts et le second, une régularisation marquée. À contraintes pluviométriques égales, ce fonctionnement, différent entre l’adret et l’ubac, s’explique par l’acquis fin-hivernal. À partir de la mi-avril, le régime pluvial reprend ses droits et la tendance en ubac comme en adret est à l’ablation avec des valeurs pouvant atteindre jusqu’à 1,7 et 3,2 cm (Fig. 10A : tiges T9 et T10). Le bilan moyen adret-ubac est de -7 mm par rapport à la situation de départ, onze mois avant.

Figure 10

A

B

C

Rythmicité morphoclimatique et bilan d’érosion sur les versants marneux de Draix, du 12‑10‑2000 au 26‑05‑2001. (A) Érosion en sortie de bas de versant ubac et adret, mesures par tiges filetées et jauge micrométrique : a1 = érosion pour chaque tige d’ubac, a2 = érosion pour chaque tige d’adret, a3 = érosion moyenne pour les tiges sur versant ubac, a4 = érosion moyenne pour les tiges sur versant adret, a5 = érosion moyenne pour l’ensemble des tiges. (B) Poids de débris fournis par les corniches marneuses, en ubac et en adret. (C) Conditions thermiques et pluviométriques pour chaque période de mesures de l’érosion. Exemple : les données du 11‑11‑2000 correspondent à celles de la période du 12‑10 au 11‑11.

Morphoclimatical sequences and erosion balance on marly slopes of Draix, from 2000.10.12 to 2001.05.26. (A) Erosion at exit lower slopes, north and south sides, measurement by screws and micrometrical gauge, a1 = erosion of each north side screw, a2 = erosion of each south side screw, a3 = average erosion for screws on north side, a4 = average erosion for screws on south side, a5 = average erosion for all screws. (B) Debris weight from 2 marly ledges, north and south sides. (C) Temperature and rain conditions for each period of erosion measurement. Example: data of 2000.11.11 means data of the period from 12.10 to 11.11.

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Phases de production de débris en corniches

La production, très faible dans la phase d’automne, devient importante dans la phase de début d’hiver P2 (Fig. 10B). La corniche ubac a fourni 67 g de débris (0,8 g/jour) et celle en adret, 31 g (0,4 g/jour). Ce fonctionnement traduit la mise en place de l’hiver, l’écart entre l’ubac et l’adret étant attribuable à une différence d’humidité entre les deux interfaces.

En phase pléni-hivernale P3, l’ablation en ubac augmente encore avec 72,1 g (3,4 g/jour), ce qui donne une ablation de 0,3 mm, la plus forte en une seule phase. L’analyse granulométrique des débris de cet épisode met en évidence l’abondance de graviers grossiers et fins (26,7 % et 54,9 % du poids total), la faiblesse des fines et l’absence des blocs (tabl. III). Cette abondante fourniture est davantage attribuée à la succession des types de gel-dégel qu’à leur nombre : des cycles quotidiens suivis d’un seul cycle avec engel et dégel accusés. La corniche adret, sèche, reste peu productive.

Tableau III

Granulométrie des débris de la corniche ubac (CU, phase 3 du 21‑01‑2001 au 11‑02‑2001) et gélifraction expérimentale : caractéristiques des blocs de marne, amenuisement à 15, 25, 35 et 50 cycles de gel-dégel entre ‑15 °C et +15 °C, granulométrie des fracts à 25 cycles

Granulométrie des débris de la corniche ubac (CU, phase 3 du 21‑01‑2001 au 11‑02‑2001) et gélifraction expérimentale : caractéristiques des blocs de marne, amenuisement à 15, 25, 35 et 50 cycles de gel-dégel entre ‑15 °C et +15 °C, granulométrie des fracts à 25 cycles

Wl : limite de liquidité.

Wp : limite de plasticité.

Fissuration : distance moyenne entre 2 fissures, en mm, mesurée sur 10 cm le long des profils sur le terrain.

Ouverture : largeur moyenne des fissures, en mm, mesurée par règle-fissuromètre sur le terrain. Porosité : porosité après immersion des blocs pendant 24h et séchage à l'étuve à 105 °C pendant 6h.

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La phase fin-hivernale P4 se caractérise par un net ralentissement de la production en ubac. La production de l’adret, tout en restant faible, est légèrement supérieure à celle d’ubac.

En phase printanière (P5), en ubac, la production reprend mais reste très inférieure à celle de l’hiver tandis qu’en adret, on retrouve une production modérée, cependant plus faible qu’en début d’hiver.

Relation entre fragmentation et gel en profondeur

En versants ubacs, les mesures directes de fissuration et la modélisation à propos de la pénétration du gel ont été validées par l’observation de la glace dans le régolite. Dans les cinq premiers centimètres, la glace se présente sous forme de petits cristaux épars, agglomérant les fines. Elle devient compacte de 5 à 30 cm de profondeur. De 5 à 15 cm, il s’agit de plaquettes gelées en paquets. Finalement, de 15 à 30 cm, la glace apparaît de manière continue : d’une part, de fines pellicules interstitielles se sont développées dans les plans de stratification, de schistosité ou encore dans les fissures recoupant ces plans (diaclases) et, d’autre part, le corps des strates est gelé, la glace occupant les pores les plus gros, ce qui procure de la cohésion et une forte résistance au creusement. Cette répartition de la glace correspond bien au degré de fissuration : la glace est abondante lorsque le gradient moyen de fissuration correspond à une fissure tous les 5 à 10 mm, avec une ouverture variant de 0,5 à 1 mm (tabl. II). Il apparaît que, dans les premiers centimètres, le substrat est trop poreux pour présenter un continuum gelé. En deçà de 30‑35 cm, la glace disparaît lorsqu’on passe au régolite grossier, dont le faciès est sec et les fissures peu ouvertes (0,2 mm en moyenne) et moins distantes (une fissure tous les 15‑20 mm).

Résultats de la gélifraction expérimentale

En complément aux observations et aux mesures in situ, la gélifraction expérimentale apporte des informations sur le mode de fragmentation de la marne (Fig. 6F). L’expérimentation met en évidence la grande sensibilité de la marne au gel (tabl. III) : à 50 cycles de gel-dégel, trois blocs ont été détruits à plus de 50 % (100 % pour le bloc MD2) ; seul le bloc MD4, plus compact et moins poreux, a mieux résisté. Durant ces essais, l’ouverture de nombreux plans de stratification et de diaclases initialement fermés a été constatée et l’élargissement de certaines fissures a été mesuré au fissuromètre. À 50 cycles, cette ouverture a atteint le demi-millimètre au niveau de la stratification et le millimètre pour des diaclases de la face supérieure. Ces essais mettent en évidence un amenuisement précoce des blocs dès 25 à 35 cycles et des différences de résistance (tabl. III). Le bloc MD2 a connu la fragmentation la plus rapide avec un amenuisement proche de 35 % dès 25 cycles, puis de 75,5 % et 100 % à 35 et 50 cycles. Au contraire, le bloc MD4 a fourni peu de débris avec seulement un amenuisement de 15 % à 50 cycles. Enfin, les blocs MD1 et MD3 ont eu un comportement assez similaire et intermédiaire par rapport aux deux autres (65,7 % et 56,2 % à 50 cycles). On constate que la fragmentation est due, non pas à la fourniture de petits débris, mais à la rapide disjonction des strates qui, combinée au diaclasage, conduit au débitage de gros éléments en frites biseautées dès une vingtaine de cycles (Fig. 6F : fraction > 50 mm). La granulométrie des fracts, à 25 cycles (tabl. III), précise l’importance de la fraction graveleuse par rapport à la fraction fine ou à la fraction grossière (pour MD2 uniquement).

Discussion

Processus d’ablation sur les versants

À Draix, en surface et dans les premiers centimètres de régolite, on peut observer une moyenne de 80 cycles de gel-dégel par hiver (en haut et en bas des versants ubac et adret). Ces cycles provoquent une gélireptation et une gélifluxion tout au long de l’hiver ; Washburn (1967) a bien montré la combinaison de ces deux processus, la gélifluxion correspondant à la phase de dégel et participant au déplacement des débris. Dans les marnes noires, il existe un gradient d’activité en fonction des conditions nivéo-périglaciaires. Trois cas se distinguent : (1) en phase pré-hivernale, la gélireptation correspond à un soulèvement et à un abaissement par fusion qui ne surviennent qu’au niveau de chaque pipkrake. La mobilisation n’est assurée que pour les petits débris et sur de courtes distances. (2) En phase pléni-hivernale avec succession très contrastée de types de temps, condition climatique spécifique aux Alpes du Sud à basse altitude, il y a coalescence des pipkrakes et de gel stratiforme durant les journées les plus froides, puis déplacement des colluvions et ablation du régolite par petits paquets glissés lorsqu’un redoux survient. (3) En cas de fusion nivale, la gélifluxion est renforcée par une importante solifuxion, l’apport en eau permettant d’atteindre la limite de liquidité des colluvions ou du régolite fin supérieur.

Sur les versants, la différence fonctionnelle est peu marquée entre l’ubac et l’adret (excepté pour le haut de versant adret) lorsque la gélireptation est accompagnée d’une faible gélifluxion. Par contre, cette différence s’accentue avec la gélifluxion pléni-hivernale et lors d’épisodes de nivéo-solifluxion ; les épisodes neigeux, bien que peu fréquents, jouent un rôle morphogénique important dans les ravins marneux. La gélireptation et la gélifluxion comblent aussi les rigoles de la phase fluviatile d’automne. La combinaison de l’ablation superficielle du régolite et du colluvionnement, sur de courtes distances et de manière rapprochée dans le temps, explique la régularisation des talus marneux en une trentaine de jours seulement. Cette remarque précise les premières observations faites à Draix par Oostwoud et Ergenzinger (1997).

Ablation des corniches

La gélifraction contribue-t-elle à la mobilisation de débris marneux au niveau des corniches ? Les chutes de débris montrent assez bien, en ubac, une concomitance entre le nombre ou le type de cycles de gel-dégel et la production de débris primaires, du début au milieu de l’hiver. La cessation de cette concomitance, en phase fin-hivernale 2001, reste un obstacle pour la démonstration du phénomène ; cela peut toutefois s’expliquer par un fonctionnement en partie aléatoire des chutes de débris ou par le fait qu’après l’importante livrée des deux phases précédentes, la corniche doit subir une nouvelle fragilisation avant de fournir des éléments. Une fragilisation liée au gel ne pourra se réaliser qu’avec la phase pré-hivernale suivante, elle peut s’effectuer dès le printemps et jusqu’à l’automne lors d’épisodes d’hydratation-dessiccation. Le fonctionnement de la corniche adret semble, d’ailleurs, montrer cette sensibilité à des variations d’humectation puisque les chutes de débris se produisent surtout en début d’hiver et au printemps, mais il faut exclure une action directe de la gélifraction lors d’un hiver moyen comme en 2000‑2001 car, bien que les cycles soient nombreux en adret, l’humidité de la roche reste probablement insuffisante.

Fragmentation en profondeur

Le régolite provient d’une fragmentation de la marne en place. Quelle est la part de la gélifraction dans cette fragmentation ? Les mesures thermiques, les observations de la glace et la modélisation statistique permettent de distinguer, en ubac, trois niveaux de profondeur en fonction de la durée du gel : le premier niveau se situe vers ‑10 cm et correspond au cumul maximal des épisodes à gel continu sur plus de 2 jours (tabl. I), le deuxième niveau, entre -25 et -30 cm, est celui de la profondeur maximale atteinte par les épisodes de gel chaque hiver et le troisième niveau, vers -50 cm, serait, d’après la modélisation, celui de la limite en profondeur atteinte par le gel lors d’hivers très froids seulement. Vis-à-vis de la structure verticale du substrat, ces trois niveaux correspondent assez bien aux transitions entre le régolite fin supérieur et inférieur (‑15 cm), entre le régolite fin et le régolite grossier (-30 cm), entre le régolite grossier et la marne saine (-50 cm). Fait intéressant, les deux dernières discontinuités ont également été mises en évidence par des mesures pénétrométriques effectuées à Draix par une autre équipe de recherche (Macaire et al., 2002). Nous pensons que ces niveaux correspondent à trois fronts d’action différentielle du gel. Le premier est celui de la limite inférieure d’action de la gélifraction à épisodes de gel pluriquotidien, probablement d’une grande efficacité dans la comminution des fragments centrimétriques issus de R1b. Le deuxième et le troisième sont deux fronts de fissuration (gélidisjonction) des strates marneuses par la glace de ségrégation : l’un se situe à la limite inférieure d’action du gel atteinte chaque hiver, l’autre à celle atteinte seulement certains hivers. Cette interprétation va cependant à l’encontre des travaux de Garnier et Lecompte (1996) pour lesquels la fragmentation est due principalement à la décompression. Mais dans ce cas, le gradient de fissuration devrait décroître régulièrement de la surface vers la profondeur et ne pas montrer des discontinuités. Il est toutefois possible que les deux processus puissent coexister. On peut ajouter cependant que, bien qu’il n’y ait pas de permafrost en jeu pour positionner en profondeur un niveau préférentiel de fragmentation, le processus de fragmentation rencontré dans les marnes avec couches actives d’intensité différente rappelle partiellement celui mis en évidence dans la craie par Murton et al. (2001). L’insuffisance des études sur la pénétration et les effets du gel, dans les Alpes du Sud à basse altitude, ne permet pas d’approfondir la discussion : à Draix, les mesures d’Oostwoud et Ergenzinger (1997) n’apportent pas assez dà cause de défaillances techniques, tandis que l’étude effectuée dans les massifs du Chambeyron et de la Mortice (2 450‑3 150 m, 60 km au NO de Draix) où les phénomènes périglaciaires sont omniprésents dans du matériel schisteux en partie détritique, comparable sur ce point au substrat marneux, ne fournit qu’une information limitée à cause de l’altitude élevée. On retient cependant qu’à la Mortice, le gel pénètre de 0,6 à 2 m de profondeur selon le type d’hiver, l’exposition du versant et la couverture neigeuse (Coutard et al., 1996).

Apport de la gélifraction expérimentale

La fragilité des marnes noires face à la gélifraction est bien confirmée par les essais expérimentaux qui ont donné une fourniture de débris abondante et rapide ; les différences de résistance pouvant s’expliquer par des différences de porosité (tabl. III). L’amenuisement des blocs testés a été plus rapide que celui constaté par Descroix (1994), un essai sur un seul bloc de marne noire détruit à 100 % en 103 cycles. Comparées aux autres roches sédimentaires confrontées au gel expérimental, comme les calcaires, les calcaires marneux et les craies (Ozouf, 1983 ; Letavernier, 1984 ; Letavernier et Ozouf, 1987), les marnes entrent dans la catégorie des roches extrêmement gélives.

Vis-à-vis du terrain, on note tout d’abord que les caractéristiques fissurales mesurées pour l’horizon R1 (a et b) se rapprochent de celles provoquées par l’expérimentation entre 25 et 50 cycles, pour trois des quatre blocs de marne. L’importante disjonction selon la stratification et le diaclasage obtenue à 50 cycles conforte l’hypothèse d’un délitage et d’une ouverture des diaclases sous l’effet de la glace de ségrégation dans les premiers décimètres du substrat, en ubac. Par contre, l’apport de la gélifraction expérimentale pour confirmer l’intervention des cycles de gel-dégel au niveau des corniches reste limité (tabl. III) : sur les 76,5 g de fracts produits en moyenne, à 25 cycles, pour l’ensemble des blocs, les graviers fins et les fines représentent seulement 5,6 %, alors que la corniche ubac, pour une quantité comparable de 72,1 g (phase 3 pléni-hivernale avec 15 cycles), a fourni 65 % de ces mêmes fractions (tabl. III). La comparaison souffre d’un ajustement insuffisant entre le protocole de terrain et celui effectué en laboratoire. Les collectes aurait dû être plus fréquentes (hebdomadaires, quotidiennes) et les cycles expérimentaux plus nombreux (une centaine).

Bilan d’érosion nivéo-périglaciaire

Durant l’hiver, les processus périglaciaires de surface participent à l’ablation du régolite et provoquent un déplacement des colluvions issues de cette ablation. Les mesures réalisées sur le régolite, au pied des versants, donnent, pour la période du 11‑11‑2000 au 18‑03‑2001, une ablation sur les flancs de ravins de 4 mm en ubac et 1 mm en adret. Les corniches évoluent plus lentement, avec une ablation d’environ 1 mm en ubac et de 0,3 mm en adret. Cet écart entre l’adret et l’ubac va dans le même sens que celui constaté par Descroix (1998) à l’échelle des bad-lands de moyenne Durance et du bassin du Buëch, à l’ouest de Draix.

Pour ce qui est du bilan annuel, la comparaison peut être faite avec l’ablation pluvio-fluviatile, qui domine du printemps à l’automne. La valeur d’ablation globale obtenue à l’issue des onze mois de suivi a été de 7 mm, chiffre qui se rapproche du bilan annuel moyen de ‑10 mm établi par plusieurs auteurs. Dans ce bilan, la contribution de l’ablation hivernale est de 2 à 3 mm/an (moyenne adret-ubac), ce qui constitue finalement une des plus grandes vitesses d’érosion périglaciaire mesurées dans les Alpes occidentales (Francou, 1993 ; Delannoy et Rovéra, 1996). En fragilisant le substrat marneux sur les premiers décimètres, la météorisation périglaciaire facilite, en outre, l’action du ruissellement, comme le montre la différence de réponse des versants étudiés entre l’automne 2000 et le printemps 2001, avec une ablation plus forte au printemps qu’à l’automne malgré des précipitations printanières plus faibles (Fig. 10A et C).

Conclusion

L’étude met en évidence l’action de processus liés au gel et à la neige, à une altitude bien inférieure à celle du domaine périglaciaire et nival habituel dans les Alpes du Sud. Il est confirmé que la marne est une roche très sensible à ces processus, qui agissent de manière complémentaire. Ainsi, malgré un froid modéré, les caractéristiques de la marne, c’est-à-dire sa capacité de rétention hydrique, favorisent cette action qui serait négligeable pour d’autres roches. Sur les versants des ravins, l’action périglaciaire est diversifiée puisque le substrat marneux est constitué tantôt d’une roche détritique (colluvions), tantôt d’une roche en place fragmentée (régolite), tantôt encore d’une roche compacte à fissures fermées. L’étude montre l’importance des microclimats froids d’ubac et de bas adret propres aux bad-lands des Alpes du Sud, où la gélifraction contribue au renouvellement du régolite par le bas, tout en participant à l’ablation directe des ressauts et corniches de marne affleurante. Le matériau affaibli est facilement exploitable, d’une part, par la gélireptation dont la phase gélifluidale comporte deux niveaux d’intensité, auxquels s’ajoute l’effet de la fusion nivale, et d’autre part, par le ruissellement du printemps à l’automne. Le suivi parcellaire a dévoilé les effets complémentaires de l’ablation et du colluvionnement qui aboutissent à une rapide régularisation hivernale des versants ; les mesures ponctuelles au bas des versants ont, quant à elles, permis d’estimer à 25 % la part de l’ablation nivéo-périglaciaire dans l’ablation globale annuelle, de l’ordre du centimètre, principalement provoquée par les processus pluvio-fluviatiles. Les processus périglaciaires ont ainsi une place importante dans la fragilisation des substrats et la production de sédiments lesquels, accumulés sur les versants et dans les talwegs, sont facilement mobilisables lors des épisodes torrentiels.