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La Gender History est d’abord un phénomène étasunien, qui repose sur une distinction, ancienne dans la recherche anglo-saxonne, entre le sexe comme caractéristique physiologique et le genre comme ensemble de traits comportementaux et de conventions sociales arbitrairement construites sur la base de la différence sexuelle. Depuis quelques années, cette spécialité connaît une popularité croissante à l’extérieur de la production américaine, de sorte qu’elle apparaît actuellement comme l’un des secteurs les plus dynamiques de la recherche historique à l’échelle internationale.

L’histoire du genre n’est pas une appellation neuve de l’histoire des femmes, pas plus qu’elle n’est une histoire des femmes et des hommes. Elle est plutôt une histoire des représentations bipolaires du monde et, secondairement, de l’incorporation de ces représentations par les acteurs sociaux. Il s’agit donc d’une posture essentiellement relativiste, qui postule la construction culturelle et historique des identités sexuées et plus généralement le caractère particulièrement prégnant de la division du monde sur la base d’un partage entre ce qui est réputé masculin et ce qui est réputé féminin. On aperçoit vite les multiples possibilités ouvertes par cette idée. La distribution masculin/féminin fonde non seulement, de manière évidente, les rapports sociaux hommes/femmes (ou hommes/hommes, ou femmes/femmes), mais plus fondamentalement elle semble instaurer une véritable symbolique du monde. C’est en fait, selon la théorie, cette vaste pénétration de la symbolique générale par une opposition fondée sur une distinction biologique particulière qui la rend si efficace à instituer et à reproduire un ordre sexué du monde social. Infiltrées dans les manières de faire et les manières de dire, dans les diverses imaginations humaines (artistiques, scientifiques, religieuses), les coutumes et les histoires, la dichotomie masculin/féminin et la norme comportementale qu’elle définit s’imposent aux individus avec la force d’une évidence. C’est donc l’impersonnel et constant processus qui consiste à rendre naturelles un ensemble de conceptions culturelles que l’histoire du genre entend identifier, montrant à la fois les permanences et les évolutions (les adaptations, les actualisations) de la représentation sexuée du monde. Le plus souvent, bien que cette perspective soit aujourd’hui débordée par une critique qui cherche à faire l’histoire du genre en dehors de la seule problématique du pouvoir, il s’agit de décrire les caractéristiques particulières des fondements culturels de la domination masculine pour un lieu, pour une époque, et d’en comprendre la reproduction. L’histoire du genre consiste avant tout en un patient travail de collecte des visions et des divisions sexuées du monde et se présente comme une recherche fondamentale, en ce sens qu’elle veut révéler les assises des différences dans les rapports sociaux de sexe en dehors même, le plus souvent, des discours et des pratiques qui portent spécifiquement sur cette question.

Il serait possible de faire une généalogie de l’usage du concept de genre en sciences humaines, par exemple en remontant aux travaux de Margaret Mead qui, dans les années 1930, reconnut sur son terrain océanien que « les traits du caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont, pour nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe de façon aussi superficielle que le sont les vêtements, les manières et la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe[1] ». Cependant, au-delà des travaux pionniers, la différence des sexes fut longue à être prise en considération par la recherche en tant que variable vraiment significative. C’est dans les années 1980 que l’historienne américaine Joan Scott proposait formellement, au carrefour du Linguistic Turn, du poststructuraliste et des études féministes, l’utilisation du concept de genre en histoire. Sans prétendre se substituer à l’histoire des femmes, cette Gender History offrait de placer les relations hommes/femmes, à travers leur fondement dans le rapport symbolique masculin/féminin, au coeur du questionnement historique. Dans l’espace francophone, le concept de genre mit plus de temps encore à s’imposer[2] ; le Québec, plus directement en contact avec les débats étasuniens, possédant à cet égard une longueur d’avance[3]. On parla d’abord de « relations entre les sexes », de « rapports sociaux de sexes » ou de « différence des sexes[4] ». Ce n’est en fait que depuis une dizaine d’années que le mot, et le projet qu’il porte, ont véritablement investi le champ de l’histoire culturelle et sociale écrite en français. La recherche n’a cessé depuis d’étendre sa curiosité, de la construction sociale des identités sexuées à différentes périodes historiques jusqu’aux processus d’affirmation et de diffusion des valeurs dites masculines (ou paternelles) et des valeurs dites féminines (ou maternelles), en passant par l’étude des comportements marqueurs d’identités sexuées, de la sexualité, de l’orientation sexuelle, de la culture populaire, des représentations artistiques, littéraires ou scientifiques de l’homme et de la femme, de la construction genrée de la nature, du paysage ou de l’environnement. De manière générale, le genre est de plus en plus articulé à d’autres marqueurs identitaires (classe, race, ethnie ou âge).

Nous proposons dans ce numéro cinq articles qui témoignent de la recherche (souvent jeune) en cours au Québec dans le domaine de l’histoire du genre. Ils sont suivis d’un essai critique qui permettra au lecteur de se faire une idée de certains résultats, évolutions et enjeux de la Gender History à l’échelle internationale.

L’une des caractéristiques les plus visibles de l’histoire du genre est l’introduction d’une véritable histoire culturelle de la masculinité. Il s’agit en somme de la concrétisation d’un projet assez ancien, d’abord formulé par des historiennes qui évoluaient à la fois dans le domaine de l’histoire des mentalités et de l’histoire des femmes : on ne pouvait vraiment comprendre l’histoire des femmes sans faire aussi l’histoire des relations hommes/femmes et par là l’histoire des hommes[5]. Par ailleurs, l’immense effort historiographique pour révéler une histoire des femmes avait très fortement contribué à la théorisation et à la légitimation d’une histoire (aujourd’hui dominante) centrée sur l’intime, le sentiment, l’identité personnelle, le privé, la relation, le corps, etc. C’est dans ces domaines précisément que la méconnaissance à l’égard de l’histoire de la normalité masculine et de ses usages est apparue évidente.

Trois des contributions présentées abordent la question de la représentation du masculin au Québec, à partir de différentes portes d’entrée et pour des périodes différentes. L’article de Christine Hudon et de Louise Bienvenue envisage le traitement et la perception de la vie sentimentale dans les collèges classiques pour garçons dans la seconde moitié du xixe siècle et la première moitié du xxe siècle. Il cherche à cerner la manière dont se construisait chez ces garçons distingués, et en contexte homosocial, une notion genrée de leur rôle, en particulier à travers les représentations de la sexualité et l’expression du sentiment. Il décrit la construction d’un univers entièrement masculin, insistant par là sur le phénomène central, culturellement, de la ségrégation dans le domaine relationnel et symbolique. Dans le contexte de dureté programmée du collège, l’amitié entre garçons apparaît comme une oasis de tendresse, nécessaire, ambiguë et de moins en moins tolérée par l’autorité et le discours scientifique, alors que l’idéal viril ne cesse de se construire par la négation toujours plus forte du féminin et de l’homosexualité.

Cynthia Fish, explorant un tout autre domaine, celui du droit de la famille à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, montre combien les systèmes de justice sont des systèmes culturels, tout à la fois artisans d’une normativité et révélateurs des évolutions dans la perception des rôles sociaux. Ainsi, lorsqu’il s’agissait de savoir qui des parents biologiques devaient obtenir la garde des enfants, les juges se trouvaient confrontés à une tension entre deux idéaux en principe convergents dans le cadre de la famille archétypale : celui du père symbole d’autorité et celui de la mère incarnant « l’éducation ». Le modèle de la « puissance paternelle » ne cessa pourtant d’être politiquement affirmé par les juges québécois, mais la spécialisation fantasmagorique de plus en plus marquée des rôles du père et de la mère, ainsi qu’une nouvelle sensibilité à l’égard des besoins supposés du jeune enfant, firent que dans la pratique, au tournant du xxe siècle, la garde fut le plus souvent accordée à la mère, « naturellement » mieux placée que le père. Cet indice d’une sorte d’éclipse de la figure du père, non sur le terrain des représentations politiques mais sur celui d’un imaginaire du privé, est en quelque sorte confirmé et prolongé par l’étude de Vincent Duhaime. Avant les grands discours réformateurs des années 1960, le mouvement familial québécois produisit un argumentaire normatif très puissant visant à construire une paternité nouvelle, susceptible d’inciter les hommes à réinvestir le domaine de l’éducation et l’espace domestique, sans pour autant remettre en cause l’idéologie, alors triomphante, des sphères séparées qui naturalisa longtemps et efficacement, et naturalise encore, des fonctions culturellement élaborées. On voit donc se constituer une subtile atténuation des caractères de la paternité et de la masculinité traditionnelle les plus incompatibles avec une véritable présence à l’enfant. Le danger de dévirilisation du stéréotype masculin est cependant un souci constant, de sorte que c’est autour de la question des tâches domestiques que la différenciation prendra pivot, jusqu’au prochain mouvement critique des années 1960 et 1970.

L’intimité du couple lui-même est un lieu classique pour l’exercice des discours de vérité. La division symbolique du masculin et du féminin s’encrant sur une différence sexuelle, il semble attendu que la sexualité soit largement investie d’une normativité du genre. C’est peut-être ici, en dévoilant comme politiquement, socialement et historiquement construites des pratiques que le sens commun pense relever du personnel ou du naturel, que le travail de la Gender History illustre le mieux la radicalité de sa pertinence scientifique. L’étude de plusieurs manuels de sexualité maritale qui circulèrent au Québec entre 1930 et 1960, proposée par Isabelle Perreault, est ainsi révélatrice des conceptions, non seulement de la normalité sexuelle énoncée en un lieu et une époque, mais encore des conceptions de l’homme et la femme qui supportent ces savoirs. Elle permet de rappeler l’importance toujours grande de la religion dans la composition des imaginaires genrés. Face à la montée de l’idée d’une autonomie relative du plaisir féminin, la plupart des moralistes catholiques réinventent énergiquement, bien qu’avec de multiples et intéressantes nuances, le thème de la vertu féminine. Ils font désormais une place à la jouissance sans remettre en cause les caractéristiques fondamentalement dissemblables des manières masculine et féminine de faire et de penser le sexe. Pourtant, ils participèrent, avant les années 1960, à ouvrir une brèche dans la conception du sexuel qui rapprocha l’univers mental des franco-catholiques du Québec de l’évolution nord-américaine.

Karine Hébert livre l’article qui est peut-être le plus fidèle à une conception stricte de l’histoire du genre, puisqu’elle s’intéresse directement à la manière dont le masculin et le féminin sont nommés dans un contexte particulier. Ce faisant, elle suit au plus près l’idée selon laquelle l’organisation sociale est fondée dans le discours. L’étude observe la légitimation progressive et difficile de la catégorie « étudiante » à travers les argumentaires institutionnels et étudiants des universités McGill et de Montréal. Si la jeunesse dans son ensemble est constituée de garçons et de filles, l’identité étudiante reste « essentiellement masculine » jusque dans les années 1960 malgré la présence d’un contingent toujours croissant de jeunes filles dans l’univers postsecondaire. Lorsque l’étudiante est nommée, elle est soigneusement distinguée de l’étudiant et investie d’une symbolique du devenir conforme à l’image sociale de ce qui est féminin. Peut-on penser une élite qui serait de sexe féminin, alors même que la culture sociale essentialise le féminin dans une position seconde ? S’engage alors un travail d’affirmation discursive des étudiantes elles-mêmes, qui cherchent à combler l’antilogie héritée entre condition étudiante et conceptualisation de la « féminité ».

Comme le souligne l’essai critique proposé en conclusion de ce numéro spécial par Suzanne Morton à partir de la question coloniale, l’histoire du genre, à mesure qu’elle prend de la maturité, a tendance à se fondre dans le courant plus vaste de la nouvelle histoire culturelle, entreprise d’analyse des mécanismes de construction symbolique de l’ordre social. Impossible de penser le social, le politique, le scientifique, le religieux, sans aussi penser le genre, mais impossible également, de penser le genre sans le croiser avec d’autres catégories de construction du soi, comme la classe, l’appartenance nationale, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, la confession religieuse, la génération, etc. Se faisant, l’histoire du genre se présente en continuité avec une pratique déjà ancienne qui, sous diverses appellations, travaillait à l’historisation de l’imaginaire. Pourtant, en focalisant l’attention sur la construction du féminin et du masculin comme catégories premières de structuration des rapports sociaux, l’histoire du genre a permis, en relativement peu de temps, de mieux saisir le caractère non seulement relatif des différences basées sur le sexe dans l’espace social, mais surtout la grande mobilité du symbolisme genré dans le temps. La recherche nouvelle débouche donc sur une complexité d’oppositions binaires multiples et sans cesse recomposées. Au-delà des premiers constats pourtant, et le texte de Suzanne Morton le souligne avec justesse, le terrain est encore largement à parcourir, au Québec comme ailleurs.

En terminant, il faut signaler que les débats autour de l’histoire du genre furent, et sont encore, multiples et souvent virulents, de même que sont parfois violents les blocages disciplinaires[6]. On a pu reprocher par exemple à l’histoire du genre, d’un point de vue féministe, de noyer dans un bouillon théorique et intellectualiste l’expérience historique concrète des femmes et de leur domination, ou d’être au contraire, héritage marxiste, trop attachée à la seule description des mécanismes et des effets de pouvoir, comme si la vie et la définition de soi n’étaient qu’affaires de positions, de légitimation et de lutte. L’histoire du genre, au bout du compte, repose sur l’idée qu’il n’existe pas de fondements stables à l’identité. La recherche révèle aujourd’hui, à côté de la rigidité politique des rôles, la multiplicité des allégeances, l’usage stratégique des marqueurs, la complexité des croyances sur soi. Aussi, l’histoire du genre, appelle-t-elle finalement au dépassement de la dichotomie qu’elle révèle[7]. Pensé, à l’origine, comme devant permettre de déconstruire et de révéler les fondements culturels du pouvoir masculin (ce qu’il permet effectivement de réaliser), le genre s’est révélé plus largement capable de nourrir une réflexion originale sur la détermination culturelle des identités et des relations sociales. En histoire, le concept de genre permet en particulier d’identifier un perpétuel travail de réinvention du monde selon un partage féminin/masculin et d’analyser les usages sociaux que les acteurs et les actrices historiques ont pu faire de telles représentations bipolaires du réel.