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Écrire l’histoire de l’Amérique française, n’est-ce pas toujours un peu écrire l’histoire du catholicisme, de sa présence et de son poids souvent immense dans les nombreux champs d’activité des hommes et des femmes du passé ? Même l’histoire très contemporaine – celle d’après 1960 – échappe peu à cette règle, se présentant souvent comme le récit d’une éternelle sortie de la religion. Une histoire saturée de catholicisme ? La référence religieuse semble, en tout cas, demeurer un principe organisateur puissant de la trame historique canadienne-française et québécoise.

Si le travail des historiens s’arrache difficilement de cette toile d’araignée religieuse, il y a lieu de s’interroger sur la pertinence de consacrer un numéro double de la Revue d’histoire de l’Amérique française à la culture catholique. Le simple inventaire des dernières livraisons ne suffit-il pas à conclure que la religion est toujours bien présente au sein de la revue ?

On l’aura compris, l’intention du comité de rédaction, en préparant la présente édition, n’était pas de réhabiliter un thème marginalisé ou négligé ni de mettre en valeur une orientation à la mode. Il s’agissait plutôt de réunir différentes contributions touchant au catholicisme pour prendre un instantané de la variété thématique et interprétative qui s’en dégage près d’un demi-siècle après les débuts de la Révolution tranquille et du Concile Vatican II. Plutôt que de conditionner les écrits par une problématique très orientée, nous avons laissé place à l’impulsion des auteurs afin de saisir le pouls véritable de l’histoire qui se fait. C’est ainsi qu’au gré des arrivages et par la sollicitation de certaines plumes aguerries dans ce champ d’étude, nous avons réuni un chapelet – on nous pardonnera le jeu de mots – de textes particulièrement intéressants et variés.

Chacun de ces grains – filons la métaphore – réfracte à sa façon la lumière d’une « culture catholique » qui se vit et s’exprime à l’intérieur, mais aussi bien au-delà de l’institution ecclésiale proprement dite. Presque chacune des contributions qui figurent dans ce numéro se rattache aussi à d’autres champs de recherche – histoire du genre, de l’enfance, de la pensée politique, de la presse, des services sociaux et de l’éducation, etc. Les rassembler en un même espace narratif, consacré à la compréhension de la culture catholique, leur confère assurément un supplément d’âme : de leur voisinage fertile se dégage un certain nombre de traits, caractéristiques jusqu’à un certain point, des tendances de l’historiographie religieuse actuelle.

Sur la base des sept textes qui constituent ce numéro, on ne peut manquer d’établir un premier constat : le xxe siècle est à l’honneur dans cette production qui réinterroge la culture catholique. Seul le texte de Marie-Aimé Cliche, sur les opinions théologiques et les croyances populaires relatives aux limbes, aborde une période plus large qui s’étend du xviie au xxe siècles. En s’appuyant principalement sur les catéchismes, l’auteure y montre que, contrairement à l’idée généralement admise, c’est tardivement au xixe siècle que la théorie des limbes des petits enfants morts se diffuse dans la société québécoise. Même si, dès le Moyen Âge, les écrits des théologiens traitent de cet « espace » où vont les petits enfants morts sans baptême, l’empressement à baptiser rapidement, observé dès la Nouvelle-France, n’aurait pas été motivé par la peur des limbes, mais plutôt par d’autres croyances populaires comme la crainte du démon. Le changement d’attitude des théologiens québécois et des fidèles au tournant du xxe siècle s’expliquerait, pour sa part, par une nouvelle sensibilité à l’égard du bien-être des enfants.

Prenant, lui aussi, ancrage dans des considérations théologiques, le texte d’Yves Gingras prend pour point de départ un débat qui se déroule au xxe siècle, mais qui s’inscrit néanmoins dans une trame multiséculaire. L’auteur examine l’irruption des tenants du scotisme dans le contexte québécois de la fin des années 1920 et leur affrontement à l’orthodoxie thomiste. En dévoilant cette controverse aujourd’hui pratiquement oubliée, l’auteur contribue à jeter un peu de lumière sur les conditions sociales et institutionnelles des débats philosophiques et idéologiques au sein de l’Église. L’auteur montre ainsi qu’il existe un espace de discussion, bien balisé, dans lequel il est possible de débattre sur des questions de théologie chrétienne.

La surreprésentation des « vingtiémistes » dans cette réflexion large sur la culture religieuse semble en large partie héritière du débat très dynamique sur la modernisation catholique du Québec au cours de la dernière décennie. L’interprétation de cette « sortie religieuse du religieux » continue de stimuler des recherches, comme en témoignent les contributions de Dominique Marquis et de Michael Gauvreau dans ce numéro. Le texte de Marquis examine, sur une période assez longue (1915-1960), la façon dont la Revue dominicaine accompagne, et parfois stimule, les mutations de la société québécoise jusqu’à la Révolution tranquille. L’analyse statistique de l’évolution des thématiques au sein de la revue est inédite et apporte un nouvel éclairage sur l’apport singulier des dominicains, ces religieux si souvent présentés comme l’avant-garde intellectuelle du clergé. Quant à l’article de Gauvreau, il met l’accent sur la genèse de la pensée d’un intellectuel catholique laïque, Claude Ryan. L’expérience du jeune Ryan au sein de l’Action catholique canadienne, au cours des années 1945 à 1964, est soupesée par l’historien qui expose en quoi cette période fut déterminante dans la carrière du futur politicien, façonnant une identité politique originale qui se démarque à la fois de celle des néo-nationalistes et des libéraux fédéraux.

L’image de l’Église catholique du xxe siècle est encore celle d’une institution aux amples tentacules qui étend son emprise sur les domaines socio-sanitaires et éducatifs, au sens large. Les trois dernières contributions de ce numéro examinent, chacune à sa manière, cette présence, parfois traditionaliste, mais parfois aussi innovante et changeante, de l’institution et de ses représentants dans le domaine de l’aide à l’enfance en difficulté, du sport et de l’éducation.

En privilégiant une perspective genrée, Élise Detellier fait une analyse particulièrement éclairante de publications médicales et religieuses qui se sont prononcées sur les activités sportives au Québec entre 1920 et 1950. Elle montre, notamment, que la conception utilitaire et humaniste, partagée par les médecins comme par l’Église, les amène à encourager les activités sportives. Toutefois, cet enthousiasme pour le sport est assujetti à certaines restrictions pour les femmes. En effet, certains sports ne leur siéent tout simplement pas, car ils dénaturent leur corps maternel et n’en respectent pas la fragilité et la délicatesse. Bref, comme bien d’autres activités, les sports n’échappent pas à une représentation genrée qui a comme fonction sociale, entre autres, de légitimer les rôles sociaux imposés aux hommes et aux femmes par la société de l’époque.

Martial Dassylva analyse les discours d’Omer-Jules Desaulniers, dernier surintendant de l’Instruction publique au Québec, qui a officié à ce poste entre 1948 et 1964. L’auteur montre comment cet ancien inspecteur d’écoles du district de Trois-Rivières a intégré le discours officiel de l’Église en matière d’éducation et l’a reproduit assez fidèlement dans ses allocutions et rapports officiels. Grâce à cet article, l’auteur lève le voile sur un personnage qui, bien que peu étudié par les historiens, a néanmoins été aux commandes de la plus importante institution du système scolaire québécois, et ce, à une période charnière de son histoire.

Enfin, le texte de Lucia Ferretti contribue, quant à lui, à nous éclairer sur les origines de l’éducation spécialisée au Québec. En retraçant le travail et les positions défendues par Reynald Rivard, un prêtre trifluvien, pionnier du renouveau de l’intervention auprès des jeunes en difficulté, l’auteure montre, notamment, comment s’effectue, dans les années 1950 et 1960, le passage de l’Église à l’État comme fournisseur principal de services sociaux. Cette étude de cas nous révèle, par ailleurs, les tensions, à la fois institutionnelles, interprofessionnelles, intellectuelles et de genre, qui ont marqué la transformation des pratiques dans un domaine particulier, l’éducation spécialisée, mais dont on peut supposer qu’elles furent présentes également dans le développement d’autres secteurs des services sociaux. Rappelons que Desaulniers et Rivard sont tous deux natifs de Trois-Rivières. Les deux articles qui leur sont consacrés permettent à la RHAF de saluer, à sa manière, le 375e anniversaire de la ville fondée par Laviolette.