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Cette excellente étude examine le processus menant à la sainteté en Nouvelle-France. L’auteur ne parle pas seulement des treize saints officiels ayant vécu dans la colonie et dont la canonisation date dans chaque cas du XXe ou du XXIe siècle. Suivant une approche ethnologique, il vise plutôt à comprendre comment la sainteté catholique se manifeste dans la vallée du Saint-Laurent aux XVIIe et XVIIIe siècles. À partir d’une liste de 38 personnes ayant inspiré un discours hagiographique à l’époque de la Nouvelle-France, il remonte les divers chemins de la sainteté qui s’offrent aux colons et aux Autochtones, nous aidant ainsi à mieux comprendre la culture religieuse locale.

Comme la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France au XVIIe siècle est pour ses nombreux partisans dévots surtout une expérience religieuse. L’évangélisme est donc la première voie de la sainteté dans la colonie, que l’on soit missionnaire auprès des Autochtones ou converti indigène au catholicisme. La liste de l’auteur (p. 199-200) contient douze missionnaires ayant travaillé chez les Amérindiens (onze jésuites et un récollet) et pas moins de onze Amérindiens chrétiens. Pour les premiers, c’est le martyre qui mène le plus souvent à la sainteté, tandis que la piété domine chez les seconds, sans que le martyre soit exclu.

Les spécialistes de l’histoire amérindienne ont déconstruit le mythe des saints martyrs canadiens en montrant que les morts des missionnaires s’inscrivaient dans un contexte politique ordinaire. Un martyr dans le sens canonique du terme est quelqu’un qui meurt d’odium fidei en refusant d’abjurer sa foi. En revanche, les missionnaires tués par les Amérindiens moururent en ennemis de guerre selon des rites codifiés de captivité. La question de l’auteur est alors celle-ci : Comment se fait-il qu’un acte de guerre banal se réinscrive comme performance du drame chrétien du martyre ? Il y répond en étudiant la mise en discours des morts de quatre jésuites – René Goupil, Isaac Jogues, Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant.

Pour comprendre la performance de la sainteté chrétienne chez les Autochtones, l’auteur choisit un seul cas d’étude, celui de l’Algonquin Joseph Onaharé, mort lui aussi aux mains des Iroquois en 1650. Onaharé s’éteignit sous la torture en guerrier puissant, mais en se réclamant de mourir pour la foi selon des témoins hurons et jésuites. L’auteur voit dans ce martyre une réconciliation syncrétique entre la sainteté chrétienne et la spiritualité indigène. Dans les mots des jésuites, les Autochtones gardaient « leurs anciennes couftumes, qu’ils fanctifierent d’vn zele vrayment Chreftien » (p. 70).

À côté de l’évangélisme, un nouveau modèle de la sainteté apparaît vers le milieu du XVIIe siècle, avec le développement de la colonie. Celui-ci est axé sur le service aux colons à travers la charité et l’ascétisme. L’enseignement, les services hospitaliers et les dévotions pénitentielles au nom de la Nouvelle-France créent une voie de la sainteté ouverte aux femmes, voire dominée par elles. Si quinze femmes côtoient vingt-trois hommes sur la liste de l’auteur, elles seront dix sur seize entre 1650 et 1715 (p. 90). Cette féminisation de la sainteté est marquante, mais l’auteur relativise son importance en insistant sur le caractère conservateur et traditionnel de la sainteté féminine (p. 138), axée sur la soumission, l’humilité, la passivité et l’obéissance (p. 100-101). À mon avis, il sous-estime la nouveauté de ces performances féminines de la sainteté en Nouvelle-France. Il est vrai que les religieuses et les dévotes cherchent l’appui des autorités ecclésiastiques ; ce ne sont pas des rebelles après tout mais des membres à part entière de l’Église post-tridentine. Pourtant elles réussissent souvent à convaincre les autorités d’accepter leurs conceptions novatrices de l’apostolat. Qu’il s’agisse des Hospitalières qui entendent les confessions des convertis hurons pour décharger les jésuites (p. 123), de Marguerite Bourgeoys qui crée une congrégation féminine sans cloître, de Catherine de Saint-Augustin qui pratique l’exorcisme de fait, de Marguerite Tardy dont le projet radical de fusionner toutes les communautés religieuses de Montréal ne prend fin qu’avec son renvoi en France en compagnie de ses amis sulpiciens (d’où son absence de la liste des personnes saintes), la Nouvelle-France favorise les innovations en spiritualité féminine.

Évidemment, la sainteté catholique n’acquiert toute sa signification qu’après la mort avec l’élaboration d’un culte populaire (vénération, pèlerinage, reliques) et d’un texte hagiographique. Dans un chapitre consacré aux miracles, l’auteur compare le cas de Catherine de Saint-Augustin, dont le culte relie les deux rivages de l’Atlantique, à celui de Didace Pelletier, un frère récollet vénéré à tous les échelons de la société coloniale. Si le culte du frère s’estompe avec le temps, malgré la constitution d’un bon dossier hagiographique, c’est qu’il sera victime d’une malchance politique : sa cause est embrassée par des jansénistes récemment condamnés par le pape.

Selon l’auteur, la nature du texte hagiographique influe aussi sur la réputation de sainteté posthume. Malgré les efforts de Jeanne Mance pour assurer celle-ci en prêtant sa voix à deux biographies sacrées, ni celle de Dollier de Casson ni celle de Marie Morin ne sont en conformité avec le récit hagiographique (p. 171). Par contre, les auteurs des textes consacrés à Marguerite Bourgeoys et à Marguerite d’Youville emploient une rhétorique conservatrice de virilité féminine pour suggérer que la sainteté est une qualité foncièrement masculine.

Je n’étais pas convaincue de ce dernier argument, car il me semble que la distinction la plus importante entre les cas de Marguerite Bourgeoys et de Marguerite d’Youville, d’une part, et celui de Jeanne Mance, d’autre part, est l’appui ou non d’une congrégation dévouée au culte de sa fondatrice. Jeanne Mance, comme Madeleine de la Peltrie, n’a jamais intégré la congrégation dont elle a rendu possible l’établissement. D’ailleurs, la canonisation des deux fondatrices est assez récente, 1982 pour Marguerite Bourgeoys et 1990 pour Marguerite d’Youville. Jeanne Mance, pour sa part, est devenue Servante de Dieu.

Malgré ces réserves, la méthode de l’auteur est riche et ses arguments poussent à la réflexion. Je recommande vivement son livre à tous ceux qui s’intéressent à la culture religieuse coloniale.