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Braddock’s Defeat met en lumière un épisode décisif, mais souvent ignoré de l’histoire de la guerre de la Conquête (1754-1760), l’écrasante victoire militaire québécoise [ici entendu au sens de canadienne-française, désignation ne s’imposera qu’au XIXe siècle] et amérindienne sur les forces britanniques lors de la fatidique bataille de la Malengueulée du 9 juillet 1755.

Connue dans le monde anglo-saxon comme la bataille de la Monongahela, du nom de la rivière qui jouxte le lieu où se déroula le terrible affrontement, ou comme la défaite de Braddock, évocatrice du général britannique qui y laissa sa vie, le captivant récit qu’en fait David Preston nous conduit dans la vallée de la Belle-Rivière (aujourd’hui, la rivière de l’Ohio) où s’enclencha, dès 1754 en Amérique du Nord, la guerre de Sept Ans (1756-1763), plus connue au Québec comme la guerre de la Conquête.

Le choc des deux armées advint à proximité du fort Duquesne où s’élève aujourd’hui la ville de Pittsburgh. L’ambition des Britanniques était de s’emparer de Duquesne, centre névralgique pour le contrôle de la vallée de l’Ohio, avant de poursuivre leur marche vers le fort Niagara, leur véritable objectif. La chute de Duquesne n’était donc que le premier jalon d’une stratégie beaucoup plus vaste visant à rompre les lignes de communication de la Nouvelle-France en isolant la vallée du Saint-Laurent du Pays d’en Haut (le bassin des Grands Lacs) et de la Louisiane.

La vallée de la Belle-Rivière revêtait un enjeu stratégique considérable. Pour les Français, elle assurait la continuité territoriale de la Nouvelle-France ; pour les Anglais, elle représentait l’étape obligée de l’expansion des colonies côtières américaines dans leur avancée vers l’ouest, au-delà des Appalaches.

Car les Britanniques ne se sont pas contentés de franchir cette immense chaîne de montagnes avec le poids accablant de l’artillerie : au fil de leur progression, ils ont patiemment édifié, avec pics et pelles, sueur et labeur éreintant, un passage, une route, une première voie d’accès, ouverte et dégagée, à l’Ouest américain.

Nulle surprise, lectorat et formation obligent, l’oeuvre de David Preston reflète d’abord et avant tout un point de vue anglo-saxon. Cependant, et c’est là l’un des grands mérites de ce livre, l’auteur reconnaît d’emblée que « no study has yet fully explored French and Indian perspectives on the 1755 campaign. The French and the Indians remain nearly as invisible in modern studies [...] » (p. 4). Son objectif consiste à offrir aux lecteurs une réinterprétation plus équilibrée, sensible à la perspective française : « Another major contribution of the book is its close attention to the people of new France » (p. XVI).

Refusant la réduction des Français au statut de figurants ou d’adversaires, l’historien américain prête une attention soutenue au corps des officiers des troupes coloniales françaises, à ses origines sociales, à son ethos militaire et à ses rôles au sein de la colonie. Sous sa plume, les officiers militaires québécois redeviennent des êtres humains à part entière, des époux et des pères quittant leur famille pour des mutations de plusieurs années dans des forts isolés aux quatre coins de l’Amérique du Nord, fins connaisseurs des moeurs, de la culture et souvent des langues amérindiennes, relevant de colossaux défis logistiques face aux spectaculaires distances continentales. David Preston ne cache pas son admiration pour la compétence, la bravoure, la débrouillardise et le savoir-faire de ces officiers.

La Malengueulée se distingue des autres théâtres d’opération majeurs de la guerre de la Conquête, telles les prises de Chouaguen/Oswego (1756) et de William-Henry (1757) ou la victoire de Carillon (1758), par la nature des protagonistes. Contrairement à ces engagements célèbres, cette victoire ne fut pas celle des troupes de Terre venues de France, mais celle des compagnies franches de la Marine (les troupes régulières de la colonie), de la milice et des Amérindiens. La contribution décisive de ces derniers, constituant les deux tiers des forces françaises, ne peut être sous-estimée. La Malengueulée est tout autant une victoire amérindienne que québécoise L’auteur attribue d’ailleurs son succès à la redoutable efficacité opérationnelle de la synergie militaire franco-amérindienne, force de frappe mobile, souple, pleinement adaptée au terrain, où se rencontrèrent la formidable habileté guerrière des Autochtones et leur encadrement par la crème de l’élite militaire coloniale, des officiers expérimentés rompus aux combats de guérilla propre au Nouveau Monde : « Braddock’s Defeat had also been the French Canadians’ greatest victory of the war [...] » (p. 328). Rappelons que l’armée française était composée de 108 officiers et militaires du rang des compagnies franches de la marine, de 146 membres de la milice et de 600 à 700 Autochtones (p. 222).

Commencée vers 13 heures, la bataille, intense, dura trois heures. Dès l’assaut, les effroyables cris de guerre amérindiens terrassèrent les Britanniques d’épouvante et jouèrent leur rôle en les désarmant psychologiquement. Attaquée frontalement, puis sur ses flancs par de terribles combats de corps à corps, la colonne de Braddock sombra dans l’anarchie. Inadaptées au combat en forêt et à la mobilité de la petite guerre nord-amérindienne où excellaient Amérindiens et Québécois, les troupes britanniques, dont le sort était aggravé par la confusion générale et une vision obscurcie par la fumée blanche des tirs, essuyèrent de lourdes pertes par le feu de leurs propres fusils. Leur entraînement, fait d’alignements rigides soumis à une discipline de fer sous les ordres d’officiers, se retourna contre eux. L’horreur suscitée par les scalps et les bruits des crânes fracassés semèrent l’effroi.

Les pertes sont révélatrices. Français et Amérindiens eurent de 27 à 33 morts de même que de 20 à 29 blessés (p. 264), alors que, dans le camp britannique, une source de l’époque fait état de 457 morts et de 519 blessés sur un total de 1469 personnes (p. 277).

L’intérêt des universitaires et du public américains pour la campagne de 1755 s’explique en partie par le rôle joué par George Washington, alors aide de camp du général. Après son humiliante capitulation au fort Necessity devant Coulon de Villers un an plus tôt, la Monongahela, comme un revers du destin, marque le commencement de la légende washingtonienne. Le leadership dont il fit preuve en dépit de sa santé chancelante a contribué à sa célébrité.

Au sein des Treize Colonies, la bataille de la Monongahela modifia les perceptions et ultimement les relations que les coloniaux entretenaient avec les métropolitains. L’arrogance des troupes britanniques laissa sur son passage des traces profondes au sein de la population américaine. Jusqu’alors fiers d’appartenir à l’Empire britannique, les Américains prirent conscience de leur statut de citoyens de seconde zone. La surprenante défaite des tuniques rouges porta un coup dur à leur réputation d’invincibilité. Les troupes coloniales, jugées peu efficaces au combat par la Couronne, surent faire valoir leurs habiletés. La Monongahela représente une sorte de césure dans la conscience collective américaine qui allait éventuellement basculer dans la Révolution et la guerre d’Indépendance.

Dans une langue claire et fluide qui ne manque pas de souffle, David Preston a rédigé un ouvrage qui laissera sa marque dans l’édition universitaire pour le plus grand bienfait des Québécois, des Amérindiens, des Américains et des Britanniques au profit d’une meilleure compréhension d’une histoire qui leur est commune. C’est l’un des grands mérites de l’historien américain que d’offrir aux Québécois une occasion de se réapproprier une page importante de leur histoire nationale et de leur patrimoine militaire – encore une fois, écrite par d’autres.