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Le présent article concerne le contexte de la traite des fourrures dans la région des Grands Lacs après 1760. Il porte principalement sur les hommes catholiques, canadiens-français et, par la suite, franco-anichinabés qui, pendant des générations, ont travaillé comme employés salariés d’un commerce des fourrures centré sur Montréal. La vie de ces hommes, dont bon nombre ne sont jamais retournés de façon permanente dans la vallée du Saint-Laurent, sert de point d’entrée dans ce que les historiens ont appelé the French river world – le monde canoté par les Français – la société tournée vers la traite des fourrures qui a vu le jour à Montréal à l’époque de la Nouvelle-France et qui a perduré jusqu’au milieu du XIXe siècle[2].

Même après que de vastes étendues du sud des Grands Lacs furent tombées sous l’égide de l’American Fur Company (AFC) de New York au début du XIXe siècle, le recrutement d’employés provenant des anciennes paroisses pourvoyeuses de voyageurs de la vallée du Saint-Laurent s’est poursuivi. Entre 1817 et 1840, l’AFC embauche plus de 1100 hommes de la région de Montréal pour travailler dans ses postes de traite des Grands Lacs, du Mississippi supérieur et du Missouri supérieur. Ces hommes de l’AFC ne sont qu’une des dernières manifestations de ce monde créé par une traite des fourrures axée sur Montréal et ancrée dans le bassin versant des Grands Lacs. Ce monde, où le français servait de lingua franca, utilisait à la fois les rites et les rituels catholiques ainsi que les notions françaises et anichinabées de parenté pour parvenir à souder des individus et des familles, malgré une mobilité constante et de grandes distances.

Justification

Nombre d’études traitent de certains aspects de la circulation pelletière, une activité de longue durée dans la région des Grands Lacs. Pourtant, peu de chercheurs ont étudié de façon critique la société qui a émergé de cette économie[3]. Des querelles et des débats improductifs centrés sur la question de savoir s’il y a lieu de considérer la population s’adonnant à la traite des fourrures dans la région des Grands Lacs comme « métisse » orientent les débats, universitaires ou publics, en particulier dans le contexte canadien[4]. Le présent article constitue une première incursion dans l’examen des collectivités du passé établies à l’est de la ligne laurentienne de partage des eaux, c’est-à-dire dans le bassin des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent, où elles se livraient à la traite des fourrures, afin de tracer les contours de ce monde lacustre persistant, fondé sur les pelleteries[5].

Cet article, comme le vaste projet de recherche qui le sous-tend, se distingue de trois façons des histoires existantes de la région des Grands Lacs. Tout d’abord, il fait fi du découpage chronologique que l’on trouve dans les travaux classiques, puisqu’il tient compte des continuités entre l’époque coloniale française, l’Amérique du Nord britannique et l’après-Révolution américaine. Deuxièmement, en privilégiant l’optique d’un bassin versant des Grands Lacs et du Saint-Laurent élargi, il répond aux récents appels à la création de liens entre les différentes régions du commerce des fourrures des Grands Lacs – États américains des Grands Lacs, Ontario et Québec – qui sont encore souvent étudiées séparément[6]. Ce n’est qu’une fois cette macroanalyse terminée que les chercheurs seront en mesure de poursuivre une discussion éclairée sur les convergences et les divergences entre les caractéristiques des collectivités vivant de la traite des fourrures autour des Grands Lacs et celles de leurs homologues du bassin versant de la baie d’Hudson, les Métis des Plaines. Troisièmement, en abordant l’histoire de ces collectivités et de ces familles de commerçants de fourrures sous un angle élargi, axé sur les Pays d’en Haut, nos travaux s’alignent sur l’historiographie récente qui tente d’étudier l’histoire des Grands Lacs dans la perspective spatiotemporelle des Anichinabés, peuple dont les influences démographiques et hégémoniques se font sentir dans cette région jusque tard dans le XIXe siècle[7].

La Pointe (Wisconsin)

Nous nous servons du poste de La Pointe comme premier tremplin de recherche sur la société du bassin des Grands Lacs et du Saint-Laurent vivant de la traite des fourrures. Fondé en 1693, ce poste se trouve sur l’île Madeline, l’une des îles des Apôtres, juste au large de la péninsule de Chagouamigon [Chequamegon], au sud du lac Supérieur. La Pointe demeure une importante station de traite des fourrures et de pêche commerciale jusqu’au milieu du XIXe siècle. Elle a d’abord servi de poste français de traite des fourrures, de 1693 à 1759. En 1765, après la guerre de la Conquête, le poste a été réoccupé par des associés de Jean Baptiste Cadotte, commerçant de fourrures originaire de Bastican (Québec) établi à Sault-Sainte-Marie. Par la suite, son fils Michel Cadotte père a pris la relève et la direction du poste pour le compte des marchands de la Compagnie du Nord-Ouest (CNO), une entreprise montréalaise[8].

Les mariages et les baptêmes de 1835 enregistrés à La Pointe au cours de la première année d’existence de la mission catholique de l’île Madeline ont servi de portes d’entrée à notre analyse[9]. Bien qu’une partie de la population commerçante du lac Supérieur ait pu remplir ses obligations religieuses soit à la mission de Michilimackinac, soit dans les paroisses de la région de Montréal, la majorité ne l’avait manifestement pas fait. Les couples et les familles des diverses localités du lac Supérieur pratiquant la traite des fourrures se sont en effet rendus en masse à la mission pour recevoir les sacrements du mariage et du baptême, souvent pour régulariser ainsi des mariages à la façon du pays conclus depuis longtemps et légitimer, aux yeux de l’Église, les enfants issus de ces unions. Les registres de catholicité de 1835 offrent aux chercheurs une sorte de « capture d’écran » de la population canadienne-française et franco-anichinabée présente dans la région de l’ouest des Grands Lacs au début du XIXe siècle. À partir des noms inscrits dans les registres, nous avons procédé à une analyse des liens de filiation et de fraternité dans l’espoir de découvrir et de cartographier les réseaux sociaux existants au sein de la traite des fourrures dans la région des Grands Lacs. Cet exercice donne un premier aperçu de l’émergence de cette société lacustre très mobile, alimentée par les diktats du mercantilisme international et influencée par diverses priorités locales, régionales ou impériales ; de plus, il donne aussi une idée des normes, des valeurs et des réseaux possibles qui ont contribué à la cimenter pendant plus d’un siècle.

La traite des fourrures dans la partie ouest des Grands Lacs

Il subsiste dans les archives notariales, conservées par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, plus de 21 000 contrats d’engagement de voyageurs signés à Montréal entre 1714 et 1805[10]. À l’examen des destinations indiquées, il devient rapidement évident que la plupart des voyageurs s’engageaient pour travailler dans ce qu’on a appelé le commerce du Sud – la région de Michilimackinac, celle des Grands Lacs inférieurs et le pays de l’Illinois. Avant 1805, ce commerce dépassait certainement en importance le commerce du Nord-Ouest, si ce n’est en ce qui concerne la quantité de fourrures récoltées, du moins quant au nombre de participants. Même après 1805, des hommes destinés au commerce du Sud continuent d’être embauchés à Montréal soit par de petites entreprises indépendantes établies à cet endroit, soit par la grande Michilimackinac Company (1806) ou la société qui lui a succédé, la South West Company (1811), et, dans sa dernière incarnation, l’American Fur Company (1817). Ce recrutement d’employés pour la traite des fourrures dans la région des Grands Lacs s’est poursuivi jusqu’aux années 1840. Ainsi, pendant plus d’un siècle y a-t-il eu circulation constante de personnes, de marchandises, de fourrures et d’information entre Montréal, l’ancienne métropole de la traite des fourrures, et le sud du bassin versant des Grands Lacs.

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De 1817 jusqu’aux années 1840, l’AFC exploite le poste de La Pointe comme poste de traite des fourrures et de pêche commerciale. L’importance du poste dans les opérations de l’entreprise n’a cessé de croître, à tel point qu’en 1835, l’AFC déménage son centre administratif de Michilimackinac à l’île Madeline[11]. Attiré par la taille de la population associée à l’île et aux activités de l’entreprise à cet endroit, un prêtre missionnaire catholique, le père Frederic Baraga, ouvre une mission à La Pointe en 1835[12].

La population de La Pointe

Outre les registres de baptêmes, mariages et sépultures catholiques de 1835, les grands livres de l’AFC des années 1836-1842 pour La Pointe et ses postes satellites existent encore[13]. Ceux-ci font découvrir un intéressant éventail d’employés travaillant au sud et à l’ouest du lac Supérieur. Il s’agissait de jeunes hommes embauchés directement depuis Montréal ; de « natifs du pays », comme on disait dans le bassin hydrographique de la baie d’Hudson, c’est-à-dire de fils ou de petits-fils du personnel de la traite des fourrures et de femmes locales ; enfin, d’hommes au nom anichinabé qui sont souvent mentionnés comme travaillant dans la pêche commerciale de l’entreprise. Les noms des descendants de certaines des plus anciennes familles de marchands de fourrures du bassin des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent – Cadotte, Nolin et Lorimier, par exemple – sont facilement reconnaissables sur les listes d’employés. Ces livres de comptes aident à étoffer l’information trouvée dans les registres de catholicité à propos de la génération marquant le point d’entrée de cette analyse.

Analyse des registres de mariages et de baptêmes de La Pointe pour 1835

Le père Baraga a célébré 37 mariages entre le 2 août et le 25 décembre 1835. Seulement cinq d’entre eux concernent des conjoints qui avaient manifestement l’un et l’autre des noms de famille anichinabés. Dans 13 autres cas, l’époux était soit un employé canadien-français de la traite des fourrures, soit le fils ou le petit-fils de l’un d’eux, tandis que l’épouse portait un patronyme anichinabé. Les 19 autres unions conjugales visaient des hommes et des femmes portant habituellement des noms de famille français ; c’est dire qu’ils provenaient eux-mêmes de la vallée du Saint-Laurent ou que l’un de leurs ancêtres paternels en était originaire. Invariablement, les femmes portant des noms de famille français étaient filles ou petites-filles de commerçants ou de voyageurs canadiens-français et de femmes anichinabées. Au cours de ces cinq mêmes mois, Baraga a baptisé 186 individus, allant de nouveau-nés jusqu’à une personne ayant déclaré avoir 90 ans[14]. Quatre-vingt-dix de ces personnes avaient des noms de famille anichinabés, tandis que les 96 autres portaient surtout des patronymes de voyageurs canadiens-français. En fonction de ce groupe initial de personnes, nous avons sélectionné pour une étude plus poussée les mariés ayant un nom de famille français et leur épouse anichinabée ou franco-anichinabée. Nous avons reconstitué les liens latéraux de parenté ou de parenté symbolique (p. ex., parrains et marraines, témoins au mariage, conjointe ou conjoint choisi) pour la population canadienne-française et franco-anichinabée qui se rassemblait à La Pointe en 1835. Puis, nous avons effectué une analyse en amont des liens familiaux de ces personnes afin de déterminer, dans la mesure permise par les sources, qui étaient leurs parents et grands-parents et quel était leur lieu de résidence ; nous avons également tenté de reconstituer autant que possible leur parcours professionnel et leur histoire familiale. Un tel exercice contribue à déterminer la densité et la stabilité des liens de parenté à partir de 1835, dans la partie du bassin versant des Grands Lacs et du Saint-Laurent où se pratiquait la traite des fourrures. Il aide aussi à remonter d’au moins deux générations et à avancer d’une génération, soit jusqu’à la période de la création des réserves au milieu du siècle.

Des histoires entrelacées

On trouve 50 noms de famille à prédominance canadienne-française concernant des personnes qui se marient ou qui leur servent de témoins dans les actes de mariage catholiques célébrés à La Pointe en 1835. À ces patronymes s’ajoutent les noms autochtones de 13 femmes anichinabées qui épousent des Canadiens français ou des Franco-Anichinabés. À première vue, ces personnes semblent constituer un groupe largement aléatoire et disparate. Toutefois, une analyse de réseau suivant les liens de parenté réelle ou symbolique révèle l’existence de relations entre la majorité d’entre eux ; elle montre en outre la présence d’un regroupement supplémentaire en quatre groupes principaux. Autrement dit, la plupart des personnes présentes sur l’île Madeline en 1835 pour un baptême ou un mariage catholique avaient des liens réels ou symboliques (soit les parrains et les marraines, les témoins aux mariages, ou les liens par mariage) avec quatre familles fondées par des commerçants de fourrures canadiens-français et leurs épouses anichinabées. Selon un phénomène également constaté à Michilimackinac, sur l’île Mackinac, ces couples fondateurs et leurs descendants ont servi de points d’ancrage ; ils ont maintenu ensemble des individus et des unités familiales très mobiles associés à la traite des fourrures qui vivaient et travaillaient dans la grande région située au sud du lac Supérieur[15]. Les quatre couples ayant ainsi servi de points d’ancrage sont : Augustin Bélanger et Josette Wabani ; Pierre Côté et Angélique Chippewa ; Louis Dufault et Marie Louise Medosky ; Michel Cadotte père et Madeleine (La Grue) Equasayway.

Augustin Bélanger et Josette Wabani

Le Canadien français Augustin Bélanger, né vers 1770, signe en 1791 un contrat d’un an à Montréal avec la firme Todd, McGill & Co. pour travailler comme équipier du milieu en canot « là où il sera envoyé ». Mentionné par Michel Curot comme travaillant au poste de Yellow River de la CNO en 1803-1804, Bélanger est inscrit en 1804 comme employé de la division de Fond du Lac [aujourd’hui Duluth (Minnesota)] de la CNO, à l’extrémité sud du lac Supérieur[16]. De 1811 à 1816, Augustin continue de figurer dans les livres de la CNO comme employé de Fond du Lac. Sa fille Françoise voit le jour vers 1816. Dans sa demande de concession de terre (scrip) de 1839, celle-ci déclare être née dans le district du lac à la Pluie où son père était en poste[17]. En 1818 et jusqu’à la fusion, en 1821, de la CNO avec la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), Augustin travaille à la division de la rivière Rouge de la CNO, dans le bassin versant de la baie d’Hudson[18].

Représentation partielle de la famille Bélanger

Représentation partielle de la famille Bélanger

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À un moment donné entre 1821 et 1826, sa famille et lui retournent à l’est de la ligne laurentienne de partage des eaux. Un addendum à l’article 4 du traité de 1826 avec les Chippewas, signé à Fond du Lac, promettait aux « sang-mêlé » de la tribu des lots de terre individuels « arpentés à l’ancienne façon française[19] ». La liste des noms annexée au traité énumère ceux que la tribu considérait comme admissibles à l’obtention de ces lots. Parmi eux figure Waubunequa, l’épouse d’Augustin Bélanger ; ses enfants et elle devaient en effet recevoir chacun une de ces parcelles de terre[20]. Dix ans plus tard, à l’été 1836, Augustin Bélanger, « de La Pointe », épouse officiellement sa compagne de longue date, Josette Wabani, également « de La Pointe », à la mission catholique de l’île Madeline ; il a 65 ans, elle en a 56. Josette Wabani/Waubunequa est plus tard décrite dans la demande de concession de terre d’un de ses fils en 1839 comme une « Chippewa du lac des Sables » [Big Sandy Lake (Minnesota)], région où un poste de traite de la CNO avait été établi en 1794[21]. Les témoins à la cérémonie nuptiale sont le commerçant canadien-français Jean Baptiste Corbin et le voyageur Alexis Charpentier. Ces deux hommes résidaient dans le district du lac Courte Oreilles et étaient mariés à des femmes de l’endroit[22].

Augustin Bélanger père et Josette Wabani ont eu au moins trois enfants, qui ont tous été officiellement mariés par le père Baraga en 1835, un an avant le mariage de leurs parents. L’aîné des trois, Augustin fils, est né en 1805 au lac Yellow, mais l’affidavit accompagnant sa demande de concession de terre de 1839 indique qu’il a grandi principalement dans la région du lac des Sables, où vivait le peuple de sa mère. Augustin fils a travaillé pendant plusieurs années comme commerçant pour l’AFC au lac Winnibigoshish sur le haut Mississippi. En 1834-1835, Augustin fils est inscrit comme commerçant pour l’AFC dans le district de Fond du Lac[23]. En 1837, Augustin père et Augustin fils sont associés à l’équipe de l’AFC à l’île Royale en tant que pêcheurs commerciaux ; ils sont engagés par la compagnie pour pêcher et vendre leurs prises à un prix prédéterminé[24].

Au moment de la compilation de la liste des sang-mêlé en 1839, Augustin fils déclare de nouveau La Pointe comme lieu de résidence[25]. Il a pour épouse Charlotte Côté, née en 1809 à Fond du Lac. Elle est la fille de Pierre Côté, commerçant de la CNO et de l’AFC à Fond du Lac, et de son épouse anichinabée Angélique/Margaret, une Chippewa de la région de la Folle Avoine[26]. Les témoins au mariage Bélanger-Côté en août 1835 sont Jean Baptiste Corbin et Pierre Côté, le père de la mariée. Mais le couple s’était marié à la façon du pays avant 1835, puisqu’il s’est rendu à Michilimackinac en 1831 pour faire baptiser deux fils à cette mission[27]. Au moment de l’établissement de la liste des sang-mêlé en 1839, 6 enfants âgés de 18 mois à 11 ans vivent avec eux. Le lieu de naissance de ces enfants indiqué dans les registres témoigne du degré élevé de mobilité qu’impliquait la vie d’employé de la traite des fourrures. Augustin Bélanger fils déclare dans son affidavit que ses enfants sont nés au lac des Sables, au lac Leech, au lac Winnibigoshish (Minnesota) et à Isle River[28]. Le deuxième enfant de Bélanger, Joseph, voit le jour au lac des Sables en 1813. En août 1835, il épouse Anna Pitawigigijigokwe du lac Courte Oreilles. Anna a été baptisée la veille des noces. En 1839, Joseph Bélanger affirme que sa famille et lui vivent à La Pointe. Les témoins à son mariage sont Michel Cadotte père et Jean Baptiste Corbin. Michel Cadotte père était marié à une Anichinabée de la rivière Sainte-Croix, fille du chef Grue Blanche. Peu de mentions de Joseph Bélanger ont survécu dans les archives de l’AFC et des missions. Il reçoit un certificat de sang-mêlé (scrip) en 1839, après la signature du traité avec les Chippewas du lac Supérieur en 1837. Son dernier enfant est baptisé à La Pointe en 1843. S’il a travaillé pour l’AFC pendant ces années, c’est par intermittence. En 1894, Joseph Bélanger vit dans la réserve de White Earth, au Minnesota, avec une de ses filles et certains de ses petits-enfants. Selon les recenseurs, son nom anichinabé est Koggog[29].

La troisième Bélanger à se marier à La Pointe en août 1835 est Françoise, 19 ans. Elle naît au moment où son père est en poste dans le district du lac à la Pluie[30]. Devant nos témoins récurrents, Jean Baptiste Corbin et Pierre Côté, Françoise épouse un employé de la traite des fourrures de 29 ans, John McGillis, né à Saint-Eustache, au Québec[31]. Celui-ci est le neveu de Hugh McGillis, un actionnaire de la CNO responsable du district de Fond du Lac en 1806[32]. En 1829, John McGillis signe à Montréal un contrat de trois ans avec la CBH à titre d’équipier du milieu et de menuisier dans les pays sauvages[33]. De toute évidence, il ne tarde pas à se rendre au sud des Grands Lacs, où il travaille pour l’AFC. En 1834, il travaille pour l’AFC comme batelier dans le district de Fond du Lac[34]. Dans les listes des sang-mêlé de 1839, les deux jeunes filles du couple, Charlotte et Zoé, sont inscrites comme étant nées à « LW », c’est-à-dire au lac Winnibigoshish, au Minnesota, ou au lac Winnipeg, au Manitoba, un district de la CBH. Charlotte et Zoé sont jugées inadmissibles à une concession de terre en vertu des dispositions du traité de 1837 avec les Chippewas du lac Supérieur[35]. En 1850, John McGillis, Françoise Bélanger et six de leurs enfants vivent dans le district de Sauk Rapids, au Minnesota[36]. La profession de John dans le recensement de 1850 est toujours celle de charpentier[37]. En 1890-1892, John McGillis, âgé de 85 ans, apparemment veuf, vit avec sa fille aînée Charlotte McGillis et les deux enfants de cette dernière, Eddy et William, ainsi qu’avec la femme de William, Susan Jourdain[38]. Ils sont alors inscrits comme faisant partie de la bande des Chippewas du Mississippi du lac Gull, bande rattachée à la division administrative de Consolidated White Earth[39].

Pierre Côté et Angélique Chippewa

Pierre Côté, de Montréal, est engagé par Parker, Gerard et Ogilvie au printemps 1799 pour travailler dans les « dépendances du Sud » pendant un an comme équipier du milieu en canot et charpentier. Le 30 juillet 1806, il est inscrit comme interprète dans le district de Fond du Lac de la CNO[40]. Entre 1812 et 1816, les livres de comptes de la CNO qui subsistent révèlent qu’il continue à travailler dans la région de Fond du Lac ; il gagne alors un salaire de 600 livres ancien cours et son compte est débité chaque année pour divers articles[41]. Selon l’ethnohistorien Bruce White, Côté est engagé par la South West Company de 1816 à 1817. En 1818, l’AFC l’emploie à Fond du Lac, d’abord comme interprète pour 2400 livres, puis, l’année suivante, comme marchand[42]. En 1834-1835, Côté est encore inscrit comme interprète de l’AFC à Fond du Lac[43]. En 1836, il est responsable des pêches commerciales à partir du poste de Grand Portage. La première épouse de Pierre Côté, Angélique Chippewa, venait probablement de la région du lac des Sables[44]. Elle mourut quelque temps avant les négociations du traité de 1826, mais on promit à chacun de ses enfants une section de terre de 640 acres à titre de « sang-mêlé de la tribu »[45]. En 1830, à la mission de Michilimackinac, Côté se remarie à Margaret Roussain, fille d’Eustache Roussain, commis de la CNO et de l’AFC à Fond du Lac, et d’une Chippewa de la région de la Folle Avoine. Margaret, ses frères et ses soeurs se sont également vu promettre des terres par le traité de Fond du Lac de 1826[46].

Pierre Côté a eu au moins deux enfants avec sa première femme : une fille, Charlotte Côté, susmentionnée, mariée à Augustin Bélanger fils, et un fils, Henri Côté, né en 1813 à Fond du Lac. Le 9 septembre 1835, à la mission de La Pointe, Henri épouse Isabelle Gournon, 20 ans, elle aussi de Fond du Lac. Joseph Montreuil fils et Michel Cadotte fils sont témoins. Joseph Montreuil fils, interprète de l’AFC à Fond du Lac, était marié à Louise Dufault, une Franco-Anichinabée, qui était la cousine paternelle de la mariée. Ces deux femmes étaient les petites-filles d’un chef héréditaire du lac du Flambeau. Pour sa part, Michel Cadotte fils, commerçant de l’AFC, était marié à l’Anichinabée Ester Ossinagjeeunoqua, du lac du Flambeau, la fille du chef Kishkiman dit Homme Fier[47]. Les témoins aux cérémonies de mariage sont presque toujours des hommes bien branchés, tant dans le monde franco-catholique de la traite des fourrures que dans les communautés anichinabées des Grands Lacs. Selon les affidavits de 1839 concernant les sang-mêlé chippewas, Isabelle Gournon est née dans la région de Sault-Sainte-Marie. À cette date, Henri Côté et Isabelle Gournon ont deux jeunes enfants : l’aîné, né à Fond du Lac, et le cadet, à Grand Portage. En 1834-1835, Henri est marchand pour l’AFC à Fond du Lac. En 1839, il est autorisé à faire du commerce dans le district de Grand Portage où vivent son père et sa belle-mère. En 1847, Henri et sa famille immédiate sont rendus dans la région de Sault-Sainte-Marie. En 1898, l’un des fils d’Henri et d’Isabelle, William Lawrence, épouse Julie Amyotte, fille d’Amable Amyotte et de Julie Nolin, à la mission voisine de Garden River[48]. La mère d’Isabelle Gournon-Côté est Angélique Dufault, la fille du couple suivant dont il sera ici question.

Représentation partielle de la famille Cadotte

Représentation partielle de la famille Cadotte

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Louis Dufault et Marie Louise Medosky

Dans les actes de mariage de La Pointe de 1835, les descendants de Louis Dufault père, voyageur canadien-français, et de son épouse Marie Louise Medosky, attirent l’attention. Voyageur né à Longueuil, au Québec, en 1747, Louis Dufault père signe plusieurs contrats à Montréal concernant des destinations dans la région de Michilimackinac[49]. Lors d’un de ses séjours dans les Pays d’en Haut, Louis Dufault contracte un mariage à la façon du pays avec une Anichinabée du lac du Flambeau, fille d’un chef héréditaire local appelé Aile de Canard. En 1777, à la fin de son contrat, Dufault plie bagage avec sa femme et ses deux jeunes filles et retourne dans la vallée du Saint-Laurent. Son épouse, que l’on dit être Marie Louise Mentosaky, de la « nation saulteuse », et ses enfants ne tardent pas à y être baptisés. En 1779, le couple se marie officiellement à l’église paroissiale de Pointe-Olivier [Saint-Mathias], au Québec, et au cours de la même cérémonie, il reconnaît et légitime ses deux filles et son fils[50].

Le couple demeure dans la région de Longueuil jusqu’en 1784, date à laquelle Louis Dufault signe un contrat pour la traite des fourrures avec John Gregory & Co. pour être second de devant dans un canot puis interprète à Michilimackinac. Sa femme l’accompagne dans la région des Grands Lacs, avec seulement quelques-uns de ses enfants, semble-t-il. À partir de cette date, Louis Dufault est cité dans divers récits, dont les mémoires publiés par Jean Baptiste Perrault[51]. Ce dernier déclare avoir rencontré Dufault en 1791, au poste du lac du Flambeau de la CNO, où le père de Marie Louise Mentosaky était chef et où au moins deux garçons Dufault sont nés, Louis fils et Joseph. À la fin de sa carrière, Louis Dufault père, comme d’autres employés de longue date de la traite des fourrures, choisit de s’établir à Sault-Sainte-Marie, où il occupe le lot no 12 sur la rivière. Après sa mort en 1817, ses fils vendent la propriété à Antoine Lalonet avec l’aide de membres de la famille Cadotte[52].

Représentation partielle de la famille Côté

Représentation partielle de la famille Côté

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Louis Dufault fils, né vers 1781, travaille pour la CNO jusqu’en 1816 comme interprète au poste de l’entreprise à Fond du Lac[53]. Puis, en 1817, c’est l’agent de l’AFC à Michilimackinac, Ramsay Crooks, qui l’embauche pour travailler dans la région de Fond du Lac[54]. Louis Dufault fils et son frère cadet Joseph sont inscrits comme employés de la compagnie dans un registre des employés de l’AFC de 1818-1819 conservé au siège social de l’entreprise, à Michilimackinac. Louis fils est toujours interprète à Fond du Lac, tandis que Joseph travaille comme batelier à Sault-Sainte-Marie, mais sa destination est le lac du Flambeau ; il s’agit de la région natale de Joseph, un coin de pays où résidaient encore de nombreux parents de sa mère[55].

Joseph Dufault est l’époux du premier couple que marie le père Baraga à La Pointe. Le 2 août 1835, Joseph Dufault, résident de La Pointe, reçoit le sacrement du baptême et légitime son union avec Julie Cadotte, 37 ans, résidente de La Pointe, fille de Michel Cadotte père et de Marie Madeleine (« La Grue ») Equaysayway[56]. Michel Cadotte père et Madeleine La Grue avaient officialisé leur propre mariage à la façon du pays cinq ans auparavant, à Michilimackinac. Les témoins de la cérémonie à La Pointe sont Alexis Charpentier et Pierre Côté, des hommes dont les noms sont souvent mentionnés. Au milieu des années 1830, Joseph Dufault travaille comme charpentier à La Pointe ; il gagne 350 dollars par année et reçoit une double ration[57]. Joseph et Julie (Cadotte) Dufault, ainsi que leur fils Michel, âgé de 9 ans, sont inscrits sur la liste de 1839 des sang-mêlé chippewas du lac Supérieur comme étant admissibles à une concession de terre. Néanmoins, en 1890, Michel Dufault fils et son épouse Josette Roy sont membres à part entière de la bande des Chippewas de Fond du Lac. Quatre ans plus tard, le même couple est inscrit comme membre ojibwé de la bande de la division administrative de La Pointe. Finalement, quelque temps après cette date, cette branche de la famille déménage dans la réserve de White Earth, où Michel Dufault meurt et est enterré en 1916[58].

Le frère de Joseph Dufault, Louis fils, officialise également son mariage à la façon du pays quatre mois après son frère. Louis fils, 54 ans, est alors marchand pour l’AFC et responsable du poste du lac Red. Le journal d’Edmund Ely signale la présence de Louis fils au lac Red à trois reprises en 1833-1834[59]. En se mariant le 25 décembre 1835, Louis fils suit l’exemple de son frère, de sa fille Louise (qui épouse le Franco-Anichinabé Joseph Montreuil fils) et de sa nièce Isabelle Gournon (qui épouse le Franco-Anichinabé Henri Côté), lesquels se marient eux aussi en 1835. L’épouse de Louis Dufault fils est Marie Onichi, peut-être une Anichinabée de La Pointe, baptisée, comme beaucoup d’autres, le jour de son mariage. Le frère de Louis, Joseph Dufault, et le voyageur canadien-français Louis Letendre en sont témoins[60]. Selon la liste des sang-mêlé chippewas de 1839, le couple a encore cinq enfants vivant avec lui ; comme ils sont nés au lac Leech, au lac des Sables, au lac Red ou à La Pointe, ils sont donc admissibles à une concession de terre au lac Supérieur.

Comme nous l’avons indiqué précédemment, Louise, la fille de Louis Dufault et de Marie Medosky, épouse Joseph Montreuil, natif du lac des Sables. Celui-ci est le fils d’un voyageur canadien-français de la CNO, Joseph Montreuil (dit Sedilot) père, qui a quitté Montréal en 1791 pour travailler dans des postes non précisés de la CNO dans la région du lac Supérieur. En 1804, Joseph père travaillait encore pour la CNO, au poste de la rivière Chippewa[61]. En 1822, il besognait pour l’AFC dans le district du Mississippi supérieur. Lorsque son fils Joseph, né d’une Anichinabée du lac Red Cedar au nom inconnu, épouse Louise Dufault à La Pointe, les témoins sont, comme d’habitude, Michel Cadotte fils et Alexis Charpentier, interprète canadien-français de l’AFC au lac Courte Oreilles[62].

Michel Cadotte père et Equasayway

Michel Cadotte père est le fils d’un commerçant de fourrures de Sault-Sainte-Marie et de La Pointe, Jean Baptiste Cadotte. Sa mère est probablement Marie Anastasie Nipissing, une Ojibwée du clan Awause (le clan du Poisson-Chat) de Sault-Sainte-Marie que Jean Baptiste épousa officiellement à la mission de Michilimackinac en 1756[63]. À un moment donné après cette cérémonie, le couple séjourne à Montréal, où Marie Anastasie meurt et fait l’objet d’une sépulture catholique en 1776[64]. Comme nous l’avons mentionné, l’épouse de Michel Cadotte père est Madeleine (« La Grue ») Equasayway, du grand clan Ajijaakwe (le clan de la Grue). Madeleine, une femme éminente, est la fille d’un chef de la rivière Sainte-Croix, Grue Blanche, qui déménagea avec sa bande dans la région de Chagouamigon ; elle est également la soeur d’un chef de la région de La Pointe, Gagaganah[65]. Michel et Madeleine officialisent eux aussi leur union à Michilimackinac à l’été 1830. Au cours de cette même cérémonie, Michel et Madeleine légitiment leurs sept enfants, entre autres Julie Cadotte-Dufault dont il a été question ci-dessus[66]. Le premier témoin de cette cérémonie à Michilimackinac est Alexis Corbin, fils de Jean Baptiste Corbin, le directeur du poste de Michel Cadotte au lac Courte Oreilles, et de son épouse anichinabée originaire du lac Courte Oreilles, Gagabishikwe. Le deuxième témoin est William McGulpin, boulanger et agriculteur résidant à Michilimackinac depuis 1817 et conjoint de Madeleine Bourassa, membre d’une importante famille mackinac d’origine franco-odawa dont les membres sont très visibles dans les registres de catholicité de Michilimackinac[67]. Par le traité de 1826 avec les Chippewas négocié à Fond du Lac, Michel Cadotte père, Equaysayway et chacun de leurs enfants « vivant aux États-Unis » se voient promettre une section de terres « arpentées à l’ancienne façon française » le long de la rivière Sainte-Marie[68].

Comme ses autres frères, Michel Cadotte père a séjourné dans sa jeunesse à Montréal, où il a vécu chez la parenté de son père et reçu une éducation. Dans les années 1780, il retourne dans la région des Grands Lacs et s’associe alors à la CNO. À partir de 1817, ce marchand collabore de façon intermittente avec l’AFC dans les régions de la pointe Chagouamigon, de la rivière Chippewa, du lac Courte Oreilles et de la rivière Sainte-Croix. Quelque temps avant 1804, il choisit de s’établir au poste de La Pointe, sur l’île Madeline, un endroit commercialement stratégique que de nombreux Anichinabés du lac Supérieur considéraient en outre d’une grande importance spirituelle. Sa femme et lui ont plusieurs parents parmi les dirigeants anichinabés de l’île Madeline et la péninsule de Chagouamigon en général[69]. Le poste de La Pointe devient la principale base d’opérations de Michel Cadotte père[70]. Comme plusieurs autres commerçants de fourrures du lac Supérieur, Michel Cadotte père achète la citoyenneté américaine à l’été 1820 pour s’assurer de pouvoir poursuivre sans entrave ses activités de traite des fourrures au sud de la frontière[71]. Michel Cadotte père demeure sur l’île jusqu’à sa mort en 1837. Il est inhumé à La Pointe, au cimetière de la mission[72].

Représentation partielle de la famille Dufault

Représentation partielle de la famille Dufault

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D’autres membres de la famille Cadotte s’établissent eux aussi au sud du lac Supérieur. La soeur de Michel père, Charlotte Cadotte, est baptisée et se marie en 1805 lors d’une cérémonie paroissiale à L’Assomption, au Québec ; elle officialise ainsi son mariage à la façon du pays avec François Séraphin Trullier dit Lacombe (aussi connu sous le nom de Séraphin Lacombe), un marchand canadien-français du lac à la Pluie[73]. Leurs trois enfants nés au lac à la Pluie, dont Séraphin fils, âgé de deux ans, sont légitimés au cours de la même cérémonie. Séraphin fils fait ses études à L’Assomption, où ses parents sont installés. À l’âge de 15 ans, peu après le décès de son père en 1817, il retourne dans les Pays d’en Haut et s’adonne au commerce dans les régions du lac à la Pluie, du lac Leech et du lac des Bois. En 1834, il travaille comme interprète de l’AFC à Fond du Lac auprès de son oncle maternel Michel Cadotte père et de divers cousins. En 1835, à la mission de La Pointe, il épouse Catherine Roy, une Franco-Anichinabée. Dans sa demande de certificat de sang-mêlé en 1839, Séraphin déclare être apparenté à Bresche, ou Dent Cassée, un chef anichinabé du clan du Huard du lac des Sables[74]. Séraphin Lacombe fils meurt en décembre 1840 et est inhumé à La Pointe[75].

Les nièces de Michel Cadotte père, Sophie et Zoé, se marient toutes deux à des commerçants de fourrures[76]. En 1829, à Michilimackinac, Sophie épouse Louis Corbin, batelier de l’AFC au lac Courte Oreilles et fils du commis Jean Baptiste Corbin et de Gagabishikwe, une Anichinabée du lac Courte Oreilles. En 1835, à La Pointe, Zoé Cadotte épouse officiellement François Roussain, 20 ans, fils d’Eustache Roussain, un important marchand canadien-français de Fond du Lac lié à la CNO et à l’AFC, et d’une Anichinabée de nom inconnu de la région de la Folle Avoine[77].

Lors d’une cérémonie à Michilimackinac en 1829, Michel Cadotte fils épouse celle qui était sa femme à la façon du pays, Ossinahjeeunoqua, fille d’un chef respecté du lac du Flambeau. Comme c’est le cas de nombreuses personnes dont il est question dans cet article, Ossinahjeeunoqua et ses enfants se voient promettre des concessions de terres destinées aux sang-mêlé dans le traité de 1826 avec les Chippewas de Fond du Lac. Avec ce mariage, Michel Cadotte fils est lié non seulement à une famille canadienne-française influente de la vallée du Saint-Laurent engagée dans le commerce des fourrures, mais aussi, par l’entremise de sa grand-mère, de sa mère et de son épouse, à de multiples familles anichinabées du lac Supérieur, des familles influentes.

L’autre fils de Michel Cadotte père, Antoine Cadotte, est baptisé et se marie le 13 septembre 1835. Sa cérémonie à La Pointe officialise son union à la façon du pays avec Rosalie Bourbonnais, peut-être fille d’Amable Bourbonnais, un voyageur canadien-français de la région de Vaudreuil, au Québec, qui a été embauché à Montréal en 1802 pour travailler dans le « Nord-Ouest »[78]. De 1811 à 1821, Amable Bourbonnais est stationné à Fort William, où Rosalie, « à demi-Chippewa », voit le jour vers 1810 d’après la demande de certificat de sang-mêlé formulée par Antoine Cadotte en 1839 pour ses enfants[79].

Les liens de parenté symboliques

La formalisation d’alliances par le biais de liens de parenté spirituelle catholiques constitue une autre activité de réseautage à La Pointe en 1835. Par le parrainage et la présence comme témoins au mariage, les individus et les familles créent et rendent publics des liens d’obligations et de devoirs les uns envers les autres et envers la génération suivante née dans le monde de la traite des fourrures. Ces liens symboliques viennent cimenter ceux acquis par les Canadiens français ou les Anichinabés en matière de parenté familiale ou matrimoniale ou s’ajoutent à ceux-ci.

Le réseau de parenté symbolique de La Pointe en 1835 est principalement composé des descendants de Jean Baptiste Cadotte, marchand de fourrures du XVIIIe siècle à Sault-Sainte-Marie, et de ses deux épouses successives, Marie Anasthasie et Madeleine, deux Ojibwées. Plusieurs de ses fils, de ses filles et de leurs conjoints, ainsi que les petits-enfants et leurs conjoints, sont présents à La Pointe, à titre de parrains, de marraines ou de témoins. L’attrait de ces personnes liées à Cadotte peut être double. Beaucoup d’hommes et de femmes de la famille Cadotte étaient instruits, et les femmes ont certainement épousé d’importants marchands de fourrures du lac Supérieur. Par exemple, Sophie Cadotte a épousé Louis Corbin, marchand pour l’AFC au lac Courte Oreilles, tandis que Zoé Cadotte a épousé François Roussain, marchand à Fond du Lac. La soeur de François, Margaret Roussain, et son mari, Pierre Côté, ont joué un rôle prépondérant comme parrain et marraine et comme témoins à des mariages. Charlotte Cadotte a épousé Séraphin Lacombe, un important commerçant du lac à la Pluie ; leur fils et leur belle-fille sont également très visibles comme parrain et marraine et comme témoins à des mariages[80].

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Les réseaux parallèles des familles alliées au sein des Anichinabés des Grands Lacs – des familles de chefs et des clans – se tissaient à l’intérieur de ces cérémonies de formation d’alliances catholiques canadiennes-françaises. Toutes les familles et tous les individus de La Pointe visibles dans les registres de catholicité de 1835 avaient apparemment des liens avec des membres importants de la population anichinabée environnante[81]. La mère de Michel Cadotte père est issue d’un clan de Poissons-Chats bien branché, une famille de chefs de la région de Sault-Sainte-Marie. Son épouse, Madeleine La Grue, du clan dominant de la Grue, était quant à elle fille d’un chef héréditaire de la Folle Avoine. En outre, le frère de Madeleine était chef dans la région de La Pointe lorsque Cadotte a établi son poste de traite sur l’île, ce qui a été très utile au marchand de fourrures qu’était Michel. Michel Cadotte fils a pour sa part épousé la fille d’un chef du lac du Flambeau, et sa fille Julie a épousé Joseph Dufault, menuisier et interprète pour l’AFC au lac du Flambeau, dont la mère, Marie Louise Medosky, était la fille du chef Aile de Canard. Ainsi, les personnes qui ont assisté à des baptêmes et à des mariages et qui ont assumé pour la vie les obligations de parrain ou de marraine n’étaient pas seulement importantes dans le milieu de la traite des fourrures lié à Montréal par l’intermédiaire de la CNO et de l’AFC, mais aussi au sein de la société anichinabée et de son paysage familial[82]. En outre, il se peut bien que les rites religieux catholiques aient été utilisés pour renforcer les notions de parenté et de réciprocité aux fondements anichinabés[83].

Discussion

En 2012, Jacqueline Peterson, réputée ethnohistorienne de la traite des fourrures et des Métis, a passé en revue plus de trois décennies de recherche sur les communautés de traite des fourrures dans la région des Grands Lacs. À la suite de cet examen, elle a conclu que les Grands Lacs n’étaient pas le lieu de naissance des Métis de la rivière Rouge et qu’ils n’avaient pas non plus donné naissance à un groupe ethnique distinct, d’ascendance et de culture mixtes, comme les Métis de la rivière Rouge[84]. Elle s’opposait aux efforts actuels visant à faire l’amalgame entre deux histoires : celles de deux sociétés distinctes vivant de la traite des fourrures établies de part et d’autre de la ligne laurentienne de partage des eaux. Certes, les deux populations se connaissaient et partageaient des caractéristiques et des origines communes, mais leur développement respectif demeure largement distinct. Il s’agit de sociétés distinctes qui se livraient toutes deux à la traite des fourrures et qui ont eu, pendant un certain temps, un ancrage commun à Montréal et dans la vallée du Saint-Laurent en général. Mais si les communautés du bassin versant des Grands Lacs et du Saint-Laurent s’adonnant à la traite des fourrures n’étaient pas les mêmes que leurs homologues métisses des plaines de la baie d’Hudson, comment devrait-on comprendre cette société lacustre persistante établie plus à l’est ? Que nous révèle l’analyse d’une collectivité particulière de la traite des fourrures dans les Grands Lacs – analyse effectuée « à partir du bas » dans le présent article – au sujet des personnes et des familles qui la composaient ?

La première observation évidente, basée sur cette analyse ciblée des personnes participant aux rites sacramentels catholiques à La Pointe en 1835, est que les liens de parenté et les liens rituels décrits ici se sont répliqués d’un bout à l’autre des communautés franco-anichinabées du bassin hydrographique des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent vivant de la traite des fourrures. Partout dans le pays du commerce des fourrures, à l’est de la ligne laurentienne de partage des eaux, on trouve parmi le personnel de la traite des fourrures des gens présentant des profils complexes, comme celui de Joseph Default – sa mère, sa belle-mère et la grand-mère de sa femme étaient Anichinabées ; sa femme, son beau-père et lui étaient Franco-Anichinabés, tandis que son père, ses grands-parents paternels et le grand-père de sa femme étaient apparemment d’origine canadienne-française. Au début du XIXe siècle, les familles Dufault, Côté, Bélanger et surtout Cadotte avaient de multiples liens de parenté avec les populations anichinabées voisines et quantité de liens conjugaux et symboliques entre elles, tout en maintenant des liens familiaux, culturels et commerciaux avec Montréal et les vieilles paroisses canadiennes-françaises de la vallée du Saint-Laurent pourvoyeuses de voyageurs. Ces tendances continues en matière de parenté symbolique et réelle entre les populations canadienne-française, franco-anichinabée et anichinabée contrastent fortement avec les tendances observées dans le cas des communautés de l’intérieur des Grandes Plaines se livrant à la chasse commerciale au bison[85].

En nous basant sur ce travail initial concernant les familles de La Pointe, nous émettons l’hypothèse que la communauté de la traite des fourrures du bassin des Grands Lacs et de la vallée du Saint-Laurent n’était pas métisse de la même manière que la nation michief du bassin de la baie d’Hudson. Au début du XIXe siècle, ces peuples des Plaines s’étaient déclarés distincts de leur parenté amérindienne, canadienne-française ou écossaise, et ils fonctionnaient comme une entité distincte. En termes de parenté et de paysage familial, ces Métis des Plaines de l’Ouest étaient de plus en plus endogames dans leurs choix de conjoints ; les Métis des Plaines chassant le bison avaient en effet tendance à épouser des Métis des Plaines chassant le bison de préférence aux Européens, aux Cris, aux Assiniboines ou autres tribus des Plaines[86]. Comme l’a fait remarquer l’éminent marchand de fourrures de la CNO William McGillivray, dans une lettre écrite le 14 mars 1818 à la suite d’une enquête sur la bataille de la Grenouillère de 1816 (également connue sous le nom de massacre de Seven Oaks), « ils se considèrent tous comme membres d’une tribu indépendante d’Autochtones, ayant droit à la propriété du sol, à leur propre drapeau et à la protection du gouvernement britannique ». McGillivray poursuit : « Les sang-mêlé sous les dénominations de Bois-Brûlés et de Métifs forment depuis longtemps une tribu d’Indiens séparée et distincte[87]. » Les Michiefs de l’Ouest occupaient un créneau socio-économique distinct, à grande échelle, axé sur la chasse commerciale au bison, et celui-ci engendrait un mode de vie unique, des moeurs sociales et des principes de gouvernance distincts ainsi que des marqueurs culturels propres au groupe, comme un drapeau.

Inversement, la particularité de la population franco-anichinabée catholique qui vivait à l’est de la ligne laurentienne de partage des eaux et s’adonnait à la traite des fourrures ne tient pas à son caractère distinct de celui de ses voisins canadiens-français et anichinabés, mais plutôt à son intégration très réussie dans les deux populations. Au début du XIXe siècle, les descendants des Bélanger, Cadotte, Côté et Dufault étaient tous membres d’un double réseau de parenté : un réseau centré sur les Anichinabés des Grands Lacs par l’entremise de leurs grands-mères, de leurs mères et parfois de leurs épouses ; et un réseau franco-catholique issu des anciennes paroisses du Saint-Laurent pourvoyeuses de voyageurs qui ont produit des générations d’hommes franco-catholiques participant à une économie de la fourrure axée sur Montréal. Grâce à leur appartenance multigénérationnelle à deux sociétés bien établies, ces familles s’adonnant à la traite des fourrures ont pu participer pleinement à l’économie des fourrures des Grands Lacs et du Saint-Laurent en tant que marchands, voyageurs, employés de postes ou, pendant un certain temps, pêcheurs commerciaux.

Il s’agissait d’une adaptation efficace à une économie des pelleteries durable qui s’étendait sur de vastes régions géographiques et faisait appel à divers rôles professionnels essentiels. Ces personnes et leurs familles ont été les pivots très mobiles de cette entreprise complexe qui a connu une longue existence.

Les employés canadiens-français de la traite des fourrures et leurs épouses anichinabées venaient de sociétés patrilinéaires et virilocales où la parenté jouait un rôle essentiel. Les deux sociétés comprenaient clairement les obligations des liens de parenté et des liens de parenté symbolique. Ces réseaux de parents dans le contexte de la traite des fourrures se complétaient plutôt que de se contredire. Ces doubles réseaux ont permis aux familles de commerçants de fourrures de fonctionner facilement avec des parents résidant dans les centres de traite des fourrures de La Pointe, de Michilimackinac et de Sault-Sainte-Marie, tout en maintenant des relations continues avec les familles résidant le long de la vallée du Saint-Laurent et celles vivant dans les communautés anichinabées du lac Supérieur. Il s’agissait d’un monde liminal, soigneusement construit, axé sur les membres de la famille, reposant sur une économie de la traite des fourrures qui reliait Montréal et les paroisses environnantes à la population productrice de fourrures et de poisson des Pays d’en Haut. Il s’agissait également d’un monde fondé sur une compréhension mutuelle des obligations envers la famille nucléaire et la famille élargie et de leur importance capitale pour le bien-être continu de la collectivité dans son ensemble.

Observations finales

La présente analyse des activités religieuses et professionnelles de quatre familles donne également une idée des perceptions des Anichinabés à l’égard de ces Franco-Anichinabés. Ces derniers étaient distincts, mais tout de même parents, et ils étaient assez proches et assez appréciés pour que, dans les traités de 1826 et de 1837, les chefs négociateurs fassent valoir que des dispositions spéciales devaient être prises pour assurer leur bien-être continu dans un monde en évolution. Certains auteurs ont soutenu que ces membres « métis » ou « de sang mêlé » de la tribu avaient escroqué les Indiens pendant les négociations du traité, mais cette affirmation fait entorse à la vérité[88]. Au moment des traités américains des années 1820 et 1830, les Anichinabés des Grands Lacs avaient depuis plusieurs générations des contacts suivis avec la population franco-catholique de la vallée du Saint-Laurent. Il restait peu d’illusions de part et d’autre de cette équation particulière de la traite des fourrures.

L’inquiétude pour le bien-être de cette population découlait peut-être d’une façon de percevoir ces Anichinabés franco-catholiques qui correspondait à une vision du monde anichinabée traditionnelle. Selon celle-ci, les familles Cadotte, Bélanger, Côté et Dufault étaient issues de clans ou dodems anichinabés, c’est-à-dire de familles patrilinéaires apparentées qui se considéraient comme les descendants d’un ancêtre commun, avec des caractéristiques distinctives et des obligations socio-économiques particulières[89]. Les quatre familles étudiées ici n’étaient pas liées à des ancêtres communs revêtant une figure animale, mais elles avaient effectivement des origines communes : la vallée du Saint-Laurent, la religion catholique et la langue française. Il s’agissait peut-être là d’un nombre suffisant de points communs pour que leurs beaux-parents anichinabés les considèrent collectivement, eux et leurs familles, comme une série de dodems émergents.

Dans la société anichinabée, les règles relatives à la parenté et aux réseaux de parenté régissent tous les aspects de la vie d’un individu, comme l’historienne Heidi Bohaker l’a largement démontré[90]. Ils n’étaient pas si différents des autres clans anichinabés qui s’unissaient eux aussi aux XVIIIe et XIXe siècles, à mesure que cette population s’étendait depuis la région de Sault-Sainte-Marie vers la partie sud du lac Supérieur. Plus précisément, les familles Cadotte et Dufault étaient liées aux familles de chefs du lac Supérieur, en particulier à l’éminent clan anichinabé de la Grue. Il n’est donc pas impossible qu’elles aient été considérées comme des sous-clans associés à la Grue. Cette filiation pourrait expliquer pourquoi certains membres de ces familles, même après avoir accepté un certificat de concession de terres destinées aux sang-mêlé en 1839, sont restés avec les tribus et sont finalement devenus des membres inscrits ou réinscrits de la tribu. Ils constituaient des membres respectés et appréciés d’un monde autochtone des Grands Lacs. Cette tentative de normalisation et d’intégration de ces familles franco-anichinabées présentes dans l’ensemble des Grands Lacs aux XVIIIe et XIXe siècles aurait eu un sens. Il existe dans les archives historiques des indices probants selon lesquels une stratégie similaire a été utilisée dans le pays de l’Illinois pour intégrer des familles commerçantes apparentées en formant, à leur intention, une sixième division au sein de la confédération shawnee[91].

D’autres membres des familles examinées ont choisi de rester ou de retourner dans la vallée du Saint-Laurent au crépuscule de la période de la traite des fourrures, soit au moment de l’accélération de l’ère des réserves aux États-Unis[92]. Mais, au milieu du XIXe siècle, une partie de la population de la vallée du Saint-Laurent était sans terre et de plus en plus appauvrie. Le commerce du bois était apparemment insuffisant pour compenser la disparition d’une économie basée sur la traite des fourrures centrée sur Montréal, les sombres perspectives agricoles et les conditions de vie inimaginables de la classe ouvrière en pleine expansion à Montréal[93]. Rester au sud des Grands Lacs paraissait peut-être plus sage en ces années incertaines, avec des parents tout autour, dans une géographie familière où il y avait moyen de trouver du travail lié à la pêche commerciale et aux débuts du commerce du bois.

Mais il est bien possible que la vérité absolue soit plus profonde que cela. Dans les années 1840, les descendants des quatre couples fondateurs étudiés dans cet article semblent avoir été pleinement acceptés en tant qu’Anichinabés, du moins par la tribu, sinon par l’État américain. Leurs quatre noms de famille se retrouvent dans les nombreux clans et sous-clans qui ont inspiré la cosmologie et le paysage familial des Anichinabés au XIXe siècle. Une analyse plus poussée des registres de catholicité de la mission de La Pointe et des missions catholiques avoisinantes révélerait si les pratiques traditionnelles des Anichinabés, comme les mariages entre cousins croisés, se sont poursuivies entre les familles élargies franco-anichinabées et les membres des autres clans[94]. Des pratiques de ce genre indiqueraient qu’au moins quelques segments des anciennes collectivités vivant de la traite des fourrures autour du lac Supérieur s’intégraient continuellement dans le monde tribal après l’établissement des réserves. Les patronymes de toutes les familles dont il a été question dans cet article figurent assurément sur les listes de recensement des Indiens des États-Unis pour les divisions administratives du Wisconsin, du Minnesota et du Dakota du Nord pendant une bonne partie du XXe siècle.