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Pour bien comprendre la thèse de Marie-Ève Ouellet, il faut commencer par définir son titre. Le métier désigne une activité régulière avec son organisation, son apprentissage et ses techniques. Il amène à s’interroger sur le rôle et la pratique de ses acteurs. Le même mot désigne également une machine-outil sur laquelle le tisserand prépare sa trame. Marie-Ève Ouellet questionne dans ce livre la structure juridique et institutionnelle de l’intendance plus que son activité. Elle s’intéresse à la trame dépouillée de sa chaîne et questionne ainsi ce qui apparaît comme la permanence du métier d’intendant.

Cette démarche propose un nouveau regard sur l’intendance canadienne. Dans les années 1980, l’étude prosopographique de l’historien Jean-Claude Dubé a montré les évolutions et les variations de son incarnation. Dans cette thèse publiée, Marie-Ève Ouellet en fait ressortir les fondements pour remettre en question le particularisme colonial et lui redonner sa place au côté des intendances métropolitaines.

L’étude parallèle des intendances de Rennes et de Tours dans l’ouest français lui permet de décloisonner l’histoire de la Nouvelle-France par l’histoire atlantique. Elle intègre alors le Canada à l’histoire des institutions françaises. Déjà en 1981, dans Un mythe de l’absolutisme bourbonien, l’historien provençal François-Xavier Emmanuelli accordait l’attention de son cinquième chapitre aux intendances coloniales. Pour autant, même si l’autrice l’ignore, cela n’enlève pas à son analyse son caractère pionnier par sa méthode comparative, assise sur « un corpus formé des mêmes sources de part et d’autre de l’Atlantique » (p. 29). En effet, l’étude des archives de Bretagne et de Touraine lui ouvre une meilleure compréhension des sources canadiennes. Elle corrige notamment la manière d’aborder les ordonnances publiées en 1924 par l’archiviste Pierre-Georges Roy. Comprises pour leur valeur législative, ce sont aussi des actes judiciaires. Leur promulgation fait suite à des requêtes de particuliers ou d’institutions non publiées et peu conservées. Elle donne lieu à une enquête et à une information. Cette procédure est fréquente et commune dans les trois intendances étudiées. Elle sert même de base à la majorité des actions des intendants.

Pour mieux la comprendre, l’autrice en propose une analyse méthodique avec une démarche presque étymologique. L’avis, le mémoire, la requête, l’ordonnance et le projet d’arrêt du Conseil méritent d’être considérés comme objets et non seulement comme sources. Chacun dans son chapitre est analysé à travers sa forme, ses motifs, son origine et sa place dans la procédure. Cette remise en perspective expose aux historiens toute la complexité des sources et l’attention qu’il convient d’y porter pour bien les comprendre.

L’examen de ces outils de l’intendant montre bien la culture et la légitimation juridique communes aux intendants. S’appuyant essentiellement sur les récents travaux des historiens du droit Cédric Glineur et Sébastien Evrard, il redonne sa place à l’esprit de justice de la monarchie. Cela permet à Marie-Ève Ouellet d’affirmer que « l’intendant est un juge dont les pratiques et les conceptions sont de nature juridique » (p. 363). Pour autant, elle ne peut véritablement remettre en question les concepts d’État militaro-fiscal, de monarchie administrative ou de collaboration et chambouler le débat historique sur la construction de l’État. L’origine des outils procéduraux ne dit rien de leurs usages. Par sa méthode, l’autrice questionne peu la pratique, les objectifs et la posture politique des intendants dans leurs provinces. Peut-on distinguer une intendance de pays d’États plutôt administrative et financière, une intendance de pays d’élections plutôt fiscale et une intendance coloniale fortement judiciaire ? En limitant l’analyse aux modalités de la prise de décision et aux mécanismes de son application, l’autrice écarte les particularismes de son étude comparative. Il ne faut pas s’y tromper, sa définition du métier et de la pratique des intendants est fortement restreinte. Elle est même tronquée dans cette version éditée pour en supprimer « les aspects sociaux de l’exercice du pouvoir, tels que la culture politique, le discours et le vécu relationnel des acteurs » (p. 12 de la thèse, absent de la p. 31 de l’édition). Le danger demeure de créer l’image d’une intendance apolitique, intemporelle et prisonnière d’un carcan procédural. L’usage fréquent du futur jussif par l’autrice peut le sous-entendre. Pourtant, cela ne semble pas être son propos.

L’ouvrage met en lumière les documents de l’intendance. Il témoigne et transmet le goût de l’archive de Marie-Ève Ouellet. Désormais conseillère en patrimoine culturel à Québec, l’historienne travaille depuis plus de dix ans à la mise en valeur du patrimoine avec les Six associés et les récents Rendez-vous d’histoire de Québec. Par de longues citations et de nombreuses photos, ce livre poursuit cette vocation. Il sublime l’archive et l’intègre à la réflexion. Peut-être inspiré de la thèse de Gérard-Gabriel Marion, l’usage de frontispices d’ordonnances pour marquer chacun des chapitres n’est pas seulement décoratif. Il manifeste la prépondérance des documents.

Une thèse diplomatique peut paraître austère. Il n’en est rien. Sa version originale dirigée par les professeurs Thomas Wien et Philippe Hamon et soutenue en 2014 à l’Université Rennes 2 et à l’Université de Montréal est déjà très accessible. D’ailleurs, les adaptations du texte sont très marginales. Même l’appareil critique est conservé sans gêner la lecture. L’édition ajoute un index très pratique et une présentation plus lisible. Régulièrement, des encadrés mettent l’accent sur la définition des concepts clés : généralité, monarchie administrative, ordonnances. Cet ouvrage réussit le défi de transmettre un texte universitaire au grand public. Il prend, pour ce faire, une liberté en couverture et fait passer l’alderman de Londres, gravé par W. Hogarth en 1747, dans sa robe bordée de fourrure, pour un intendant du roi de France. Est-ce cette petite entorse historique qui lui a valu un article dans Le Devoir ?

En tout cas, l’ouvrage n’a pas volé son succès. Il offre aux lecteurs un nouveau regard sur cette institution fort commentée de l’histoire du Québec et pourrait susciter des vocations par sa mise en valeur des archives.