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Un conte populaire du XVIe siècle raconte qu’un lansquenet se serait fait interdire l’accès au paradis et à l’enfer de crainte qu’il ne les troublât par ses vices, ses violences et ses mutineries[2]. D’autres récits contemporains narrent l’expédition militaire entreprise par les mercenaires germaniques exterminés sur un champ de bataille vers l’enfer, qu’ils croient être leur place, mais les diables les voyant arriver prennent peur et en ferment les portes, avant de les renvoyer au paradis. Face à saint Pierre qui leur confirme encore qu’il ne s’agit pas de leur lieu de repos, ils ripostent qu’eux au moins non pas trahi le Christ. Humilié, Saint Pierre n’ose plus les expulser et les fait entrer, suivant les versions, soit au paradis, soit au Beyt ein weil (« Demeure un instant ») afin que les lansquenets passent le temps à boire et à jouer jusqu’au Jugement dernier[3]. L’insubordination et le comportement extrêmement contestataire du lansquenet auraient également inspiré le dicton suivant : « Un lansquenet ne peut aller en enfer parce qu’il troublerait le repos du diable[4]. » S’il y a bien un aspect qui rassemble l’ensemble des combattants dans les représentations modernes, c’est indéniablement la figure prédatrice qu’ils incarnent.

Les lansquenets se démarquent par l’usage d’une violence excessive, hors-norme, portée non seulement à autrui, mais encore sur « l’organisation même du corps social[5] ». Ces excès peuvent se retrouver dans une violence dirigée contre des personnes vulnérables, les ecclésiastiques et les femmes. Je propose ainsi d’étudier cette violence exercée par et attribuée aux lansquenets. Troupes étrangères au service du royaume de France, comment les lansquenets ont-ils été perçus par les Français eux-mêmes, et comment a été forgée l’image de ce groupe ? Le comportement extrêmement violent de ces mercenaires possède une particularité. Il s’exerce plus que ceux des autres hommes de guerre, à en croire les contemporains français, à l’encontre des femmes et des ecclésiastiques. Inacceptables à leurs yeux, la violence donnée à ces groupes ne passe pas inaperçue et est systématiquement soulevée dans les sources—article de guerre et ordonnance, mémoires et chroniques, correspondance. Il s’agit d’une attaque directe aux deux fondements de l’ordre social, les matrices temporelle et spirituelle. En ce sens, elle contrevient aux normes du rapport du soldat à ce que la société estime comme étant sacré[6]. Afin de répondre aux problématiques évoquées et avec le souci constant de ne pas séparer les pratiques des représentations et d’appréhender au mieux la dialectique entre les discours et les comportements, le fruit de ce travail sera exposé en deux temps. La première partie se consacrera à la violence exercée à l’encontre des ecclésiastiques alors que la seconde se penchera sur la violence donnée aux femmes.

Entre violence profane et violence sacrée : les ecclésiastiques

La première modernité voit se renforcer le contrôle des comportements par les autorités[7]. La violence contre les groupes vulnérables est encadrée par diverses ordonnances et proscrite par tous les traités militaires de l’époque. Les débordements des lansquenets dont la réputation d’indiscipline et de brutalité est notoire sont notamment pris en compte dans l’ordonnance de 1527 qui stipule que « s’il y avoit ung ou plusieurs qui eussent robbé ou pillé les églises ou biens d’icelles comme calices et autres choses, soit en pays d’ennemys ou d’amys, seront pugnitz sans aucune grâce et celluy qu’il le scaura, sera tenu le réveller, sur semblable peyne[8] ».

La violence envers l’Église suit deux cours différents, d’une part, l’église sert de lieu de défense et de refuge, notamment dans les villages, pour les habitants. Elle est donc indéniablement une priorité d’attaque. La conception militaire de ce lieu entre alors en contradiction avec sa conception d’un lieu sacrée. D’autre part, il s’agit d’une violence symbolique. L’église est un lieu sacré tout comme les personnes qui la représentent. Le caractère inacceptable de la maltraitance et de la brutalité à l’encontre du clergé résulte du statut particulier de ce groupe. Au sein même du groupe ecclésiastique, certaine figure au statut singulier attire une violence symbolique : « George Franensberg abhorrait les gens d’église ; il ne parlait que de tuer de sa main le Souverain Pontife, avec un poignard en or[9]. » Le fer ou l’acier ne sont pas assez, il fallait de l’or. Les hommes de Dieu représentent un groupe particulier dans la société, les lansquenets développent à leur encontre une violence spécifique, qui prend en compte ce qu’ils incarnent, ce qu’ils sont et la manière dont ils sont perçus par les lansquenets.

Les ecclésiastiques incarnent une figure d’autorité et possèdent des privilèges et une influence dans l’ordre social établi. La violence des lansquenets à l’encontre de ce groupe « en marge » de la société est ainsi également une atteinte aux normes qui participent à la structuration sociale[10]. De cette façon, les lansquenets « ne pardonnarent ny aux cardinaux ny aux évesques de leur nation, ny ambassadeurs, [qui] furent aussy bien saccagez que les autres[11] » lors du siège de Rome. L’appartenance politique ou nationale ne comptait en rien, les lansquenets s’attaquaient à ce qu’ils représentaient. Ils niaient ainsi les hiérarchies sociales traditionnelles :

Et quand [les prêtres] leur pensoient remonstrer que l’empereur ne le trouveroit pas bon, cestoit alors qu’ilz faisoient pis. « Vous estes de beaux prescheurs, de beaux harangueurs et de beaux remonstreurs » (leur disoient-ilz) […] « Donnez-moy de l’argent, et non du conseil » et se mocquoient d’eux, de sorte que les pauvres haires demeuroient coys[12].

Le portrait du lansquenet alors brossé par les contemporains le présente comme un être abject et méprisable, en partie façonné au travers de la construction de leur propre image, en partie par les facteurs religieux derrière la violence exercée. Certains d’entre eux étaient gagnés à la Réforme, facteur qui influença beaucoup la représentation des lansquenets depuis 1517. L’acte cristallisant leur image de luthérien, d’être diabolique, et servant de parangon à la violence pratiquée contre les ecclésiastiques est indéniablement le sac de Rome en 1527. Ce dernier et ses conséquences ont été décrits en détail, car on peut y observer tout le spectre de la violence religieuse. Simultanément ou dans une cascade d’évènements, le pillage des églises, l’iconoclasme, les moqueries et la parodie de l’autre confession, l’abus et le meurtre de ses adhérents ont tous eu lieu.

À ce stade toutefois, on doit réexaminer la question de la motivation, car il faut faire attention à ne pas trop exagérer la signification religieuse et plusieurs niveaux de violence inouïe peuvent être analysés. Cet épisode représente le paroxysme de la violence des lansquenets pour les témoins, tout en attestant de comportements habituels. La majeure partie de l’énergie des lansquenets à Rome a été investie dans le pillage des églises. Longue tradition parmi les militaires que les articles de guerre tentent d’interdire, il s’agit d’une coutume difficile à éliminer. Plusieurs facteurs autres que le zèle religieux mènent aux attaques contre des sites, des objets ou des personnes sacrés[13]. L’avarice ou la faim font parties de ceux-ci et on sait que l’armée du général Bourbon, avant d’arriver devant Rome, errait depuis plusieurs mois en Italie. Pendant le sac de la Ville éternelle, des mercenaires à demi affamés s’entassaient dans les rues avec pour premier objectif probable de voler un morceau de pain[14].

Cet évènement met donc également en évidence une violence à l’encontre des ecclésiastiques. À Rome, en 1527, où :

maints prélats capturés par les soldats, en particulier par les Allemands, que leur haine de l’Église romaine rendant insolents et cruels, étaient promenés sur de vils animaux dans toute la ville, revêtus des insignes de leur dignité, et soumis à de grands outrages ; nombre d’entre eux, cruellement torturés, moururent sous la torture ou furent si maltraités qu’ils trépassèrent peu de jours après avoir payé leur rançon.[15]

Les ecclésiastiques sont victimes de violence physique, en passant de la torture, aux mutilations, et de violence symbolique alors qu’ils sont promenés sur de « vils animaux ». Cet excès religieux peut porter une explication eschatologique qui vise à punir et châtier les hérétiques, mais également poussé par une volonté de purification salvatrice de la part des lansquenets luthériens[16]. L’excès vise alors à accomplir la justice divine. En parallèle, les lansquenets tournent en dérision le groupe de religieux :

Les lansquenetz, qui nouvellement estoient imbus de la nouvelle religion […] s’habilloient en cardinaux et évesques en leurs habitz pontifficaux, et se pourmenoient ainsi parmy la ville au lieu d’estaffiers, faisoient marcher ainsi ces pauvres eclésiastiques à costé ou au devant en habitz de lacquais les uns les assommoient de coups, les autres se contentoient à leur donner dronos les autres se mocquoient d’eux et en tiroient des risées en les habillant en bouffons et mattassins ; les uns leur levoient les queues de leurs chappes, en faisant leurs processions par la ville et disant les létanies : bref, ce fut un vilain escandalle[17].

Attribuée à une haine du catholicisme par les études historiques, la violence extrême du siège de Rome découle toutefois aussi de cette culture de l’excès des lansquenets, excès qui se démarque par la violence démesurée envers un groupe traditionnellement intouchable[18]. Ce type de comportement sacrilège se manifeste ainsi avant le sac de Rome, comme en témoigne Molinet en 1488 :

Que puis-je plus dire ! Après qu’ils eurent faict ces despouilles, perturbé et tortorisé les serviteurs de l’esglise, […] dix ou douze d’iceulx, invétérez en leurs férocitez, inhumains pillardeaux, se vestirent et habituèrent des riches cappes et ornemens d’icelle esglise, et comme ivrognes, par grande dérision, l’ung comme prélat, les aultres comme diacques et sous-diacques, se dégabèrent, contrefirent les serviteurs, les saincts mistères et cérémonies, qui se font au temple de Dieu, chantoient et huoient, bavoient et buvoient aulx calices benedictionnez, et manioient à mains polustes et maculées de sang humain, les dignes relicques et sanctuaires, lesquels par eulz devoient estre honorez, exaulchez et révérendez[19].

Les agressions qui relèvent du facteur religieux se manifestent également sous la forme d’actes iconoclastes[20]. Brantôme raconte à ce sujet que les lansquenets :

se mirent à desrober, tuer et violer femmes, sans tenir aucun respect ny à l’age ny à dignité, ny à hommes ny à femmes, ny sans espargner les sainctes reliques des temples, ny les vierges ny les moniales : jusques là que leur cruauté ne s’estendit pas seulement sur les personnes, mais sur les marbres et antiques statues[21].

À l’instar du frère de Blaise de Monluc, en 1542, qui soulève le même propos dans son discours au sénat de la Sérénissime république :

Et y a seullement quelques mois que les Tudesques, […], desployarent une partie de leur rage contre les esglises, coupant avec ung grand vitupère et mespris de la religion chrestienne, les oreilles, le nez et les bras des crucifix et des autres images qui représentoint les saincts qui sont au ciel[22].

Les scènes d’iconoclasme entrent toutefois dans une autre logique, notamment afin de montrer l’inefficacité des saints et des reliques de la communauté vaincue[23]. Il s’agit d’humilier, comme le viol sur lequel nous arrivons, la population vaincue en manifestant son impuissance à se défendre. Toujours auteur des crimes les plus abominables dans l’imaginaire collectif, les lansquenets menacent une des fondations de la société, l’Église, et au travers d’elle le sacré[24].

Les différentes fonctions du viol en temps de guerre

« Je ne veux declarer les piteux plaingtz et criz lamentables des desollées femmes et petiz enfans », déclare Jean d’Auton, « qui devant eulx veoyoyent meurdrir leurs peres et occire leurs parens et amys, piller leurs biens et destruyre leur cyté mais diray que, avecques la tuherye des hommes, furent mainctes femmes et filles viollées et forcées, ce qui est le comble du pys de tous les exces de la guerre[25] ». Le viol en temps de guerre est constamment condamné, autant dans les ordonnances que les traités moraux et militaires. Ce « comble du pys » toujours incriminé met en lumière sa spécificité par rapport à d’autres violences de guerre qui sont tolérées, comme le meurtre. Alberico Gentili, juriste italien, énonce ainsi l’attitude des contemporains face au viol : « Il n’est pas légal de commettre cet acte, même s’il est parfois légal de tuer des femmes…Pourquoi une femme qui fait partie des combattants ne supporterait-elle pas de subir personnellement la guerre ?… Mais il n’y a aucune raison pour qu’elle souffre une insulte aussi grave[26]. »

Il s’agit d’un comportement proprement criminel, hors-norme qui relève de la culture de l’excès du lansquenet et qui est une partie notable de leur identité. Chez les lansquenets, le viol endosse également une dimension rituelle, servant à affirmer une virilité exacerbée mise en scène apportant de la cohésion au groupe, d’une part, et à solidifier leur groupe d’appartenance qui se retrouve en opposition à une société plus soudée face à la menace qu’ils constituent d’autre part[27].

Les viols en temps de guerre diffèrent des viols en temps de paix dans l’imaginaire collectif. En période de paix, le viol se situe dans une dichotomie entre « un acte généralement fantasmé, nourri par des pulsions psychosociales rarement avouées en dehors de l’acte lui-même », et une stigmatisation de la victime, notamment au prisme de l’honneur[28]. Or, pendant la temporalité guerrière, les registres symboliques du viol s’élargissent. L’acte peut alors être perçu comme une menace pour tous et comme marqueur identitaire par la condamnation in extenso de l’agresseur, mettant en lumière sa barbarie[29]. L’image du prédateur sexuel est attribuée à la figure du fantassin, encore plus en ce qui a trait aux mercenaires pour être le miroir inversé du bon soldat chrétien. Le viol peut ainsi être utilisé comme arme pour terroriser les populations civiles[30]. Les occasions sont nombreuses ; en maraude, lors du logement ou du sac d’une ville… Du siège de Capoue en 1501, Guichardin retient « leur férocité et leur sauvage cruauté [qui] ne fut pas moins grande à l’égard des femmes de toutes conditions, même celles qui s’étaient consacrées à Dieu, qui furent les proies misérables de la lubricité et de l’avidité des vainqueurs[31] ». Les nones sont des femmes et des religieuses, mariées spirituellement à Dieu. Illustrés par cet exemple, l’excès des lansquenets manifestent une double transgression.

Cette pratique est encadrée par la justice militaire afin de protéger l’ordre social. Dans l’ordonnance de 1527, il est indiqué qu’il leur soit « contregarder les femmes gysantes et ensainctes et les églises sans leur faire nulz desplaisirs ou dommaiges en quelque sorte que ce soit, sur peyne d’en estre pugnitz sans aucune grâce, ainsi qu’ilz auront mérité[32] ». Puis, un peu plus loin, « s’il y en avoit ung ou plusieurs qui eussent faict aucuns desplaisirs, deshonneur ou dommaige à filles ou à femmes ou à gens d’église, seront pugnitz[33] ». Le contrôle de ce comportement passe également par l’obligation de faire un serment supplémentaire. Dans l’ordonnance de 1553, il est déclaré que « Jureront lesdits colonnels & capitaines, & ceux de leurs bandes de contregarder les femmes gisans, & enceintes, & les églises, soit en bataille, assaux, prises de villes & places par force ou autrement, sans leur faire mal en quelque sorte que ce soit, sur peine d’en estre punis sans aucune grace, ainsi qu’ils auront merité[34]. » Malgré toutes les interdictions, la pratique reste courante comme le dévoile, lors du siège de Dinant en 1554, l’injonction d’Henri II qui « par toute son armée feit crier, à peine de la vie, que chacun eust à rendre toutes les femmes de Disnan[35] » alors ravies par les lansquenets.

La culture du viol ne se restreint pas à une prise de force du corps des femme par l’agresseur pour satisfaire ses appétits sexuels, mais cherche également à rabaisser le statut de la victime en dessous de celui de son assaillant. Le viol sert autant à avilir la femme que l’homme :

Quand aux dames, il ne faut demander comment elles furent repassées. Des courtizanes des plus belles de la ville ilz n’en vouloient point, et les laissoient (disoient-ilz) […] « pour les lacquais et goujatz », qui s’en donnoient de bon temps ; mais ilz s’attachoient aux marquises, contesses, baronnesses et grandes dames, et gentiles dones, de la ville, leur faisant exercer l’estat de courtizanes publicques, et les abandonnoient les uns aux autres, en faisant plaisir à leurs compagnons, leur faisant acroyre que c’estoit ce qu’elles vouloient, et qu’elles estoient trop chaudes, et qu’il les falloit raffraischir de la rosée, et les saygner au mois de may où ilz estoient[36].

L’action du viol confirme la puissance de l’agresseur et, à l’inverse, la faiblesse de l’agressé[37]. Cette pratique des lansquenets peut dépasser la personne pour concerner la communauté dont sont issus ces individus. Dans ce contexte, la pratique du viol peut paraître comme une pratique où les lansquenets exposent l’incapacité des hommes à défendre l’honneur de leur femme, et par conséquent le leur également. Il est alors doublement vaincu, impuissant pour « défendre son territoire et de jouer son rôle de protecteur[38] ». Le viol met donc en lumière la relation d’inégalité entre deux catégories d’hommes. Ceux, d’une part, qui manifeste leur virilité autant dans une logique corporelle que sociétale en accomplissant l’acte violent et ceux, d’autre part, qui subissent une castration symbolique face à leur incapacité de protéger leur femme[39]. Le viol devenait ainsi le signe de domination d’un groupe sur un autre :

Ils les déshonoraient l’une après l’autre et les tuaient ensuite, sous les yeux des pères ou des maris qu’ils retenaient garrottés. Ceux-ci glacés d’effroi à cet horrible spectacle, n’avaient plus de larmes a répandre, plus de voix pour se plaindre. Ils le contemplaient, d’un oeil fixe, inanimés comme des statues ; quelques mères ne pouvant soutenir cette vue, se crevèrent les yeux avec les doigts […][40].

Cette pratique des lansquenets a pour finalité d’humilier et de dominer le groupe ennemi. « Et, qui pis est, des femmes maryées, quand [les lansquenets] les touchoient, ilz en exiboient de beaux spectacles à leurs pauvres haires de marys, qu’ilz faisoient si gentiment cocuz devant eux qu’ilz n’en osoient dire mot[41]. »

Les scènes de viol parsèment l’ensemble des sources analysées et ne constituent pas une pratique unique des lansquenets. Ils y excellent toutefois dans l’excès et dans la violence faite aux femmes, enceintes et religieuses notamment :

« Le barbare n’a pas eu crainte

D’ouvrir la mère étant enceinte,

Qui d’un précipité tourment

Rend son fruict, son fruict qui bouillonne

En son sang, alors qu’on luy donne

Plus tost fin que commencement[42]. »

Ce couplet d’une chanson populaire des années 1540 fait référence à un épisode d’un massacre lors duquel les lansquenets déciment un village et portent atteinte à l’honneur des femmes au Piedmont. Une d’entre elles étaient enceinte et est éventré après l’acte par le lansquenet. Le viol est une pratique condamnée par l’ensemble de la société et dans cette désapprobation sociale ils portent à l’excès ce comportement. Lors du sac de Rome, les témoins vont jusqu’à soulever des actes de nécrophilie décrivant des pères préférant « immoler leurs malheureuses filles […] mais, on frémit de le dire, ils ne purent pas toujours par là les préserver de l’outrage[43] ».

Les lansquenets sont ainsi en partie craints pour leur réputation de prédateurs sexuels qui les précède. Ne manquant pas de troubler l’ordre publique, les populations civiles ont également une image de violeurs de ces hommes, comme en témoigne la chanson de Caen de 1514 :

« Vous etes ords, puans, paillards et gloutons

De vostre pais deboutez et banis

Et de Naples portez les gros boutons

De quoy nos litz et couches sont honnis ;

Comme pourceaux vous traictez en vos nids

De vostre estat tous sont plus ords que nets

Fuyez vous en, ords, vilains lansquenets[44]. »

En définitive, les pratiques particulièrement violentes des lansquenets s’orientent vers les groupes les plus vulnérables de la société : le clergé et les femmes. Il s’agit d’une violence d’autant plus difficile à réguler qu’elle est exercée sans limites et sans distinction, contrairement à celle de la noblesse qui dispose de référents et d’interdits clairement identifiés. Une violence d’autant plus difficile à contrôler que les figures du roi père du peuple et roi de guerre ne s’accordent que partiellement, que les lacunes de l’État imposent une certaine indulgence vis-à-vis des soldats criminels et que le droit de la guerre autorise des pratiques qui aujourd’hui ne sont plus acceptées. Ce choix de comportements identitaires relié à l’excès ouvre aux théoriciens du militaire la perspective d’instaurer le lansquenet comme contre-exemple normatif. Les réactions et réflexions provoquées par une culture de l’excès volontaire des lansquenets participent à une réflexion plus large sur la notion de la violence légitime en contexte militaire. Il se pose ici la question dans quel mesure le symbolisme normatif du lansquenet comme incarnation du diabolique dépasse la réalité. Dans quel mesure l’exemple du lansquenet dévoile aussi—pour le contexte militaire—la démarche de l’état moderne naissant de faire face à ses limites structurelles d’encadrement en les projetant sur un groupe symbolique en marge. Les effets normatifs et les représentations lancés par les excès de violence des lansquenets devraient ainsi être comprises aussi comme signes d’une dynamique créé par les interactions entre une logique d’ordre social plus ancienne et les exigences en termes d’organisation sociale de l’état moderne en formation. Les lansquenets, en s’attaquant méthodiquement aux membres du clergé et déployant une cruelle violence envers les femmes, définissent ainsi une pratique qui leur est propre et qui participe à la construction de leur identité et de leur culture de la guerre marquée par l’excès, l’outrance et la rupture de l’ordre social.