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La logique qui sous-tend les politiques sociales françaises est le plus souvent décrite comme corporatiste ou néo-corporatiste (Muller et Jobert, 1988). La lecture du régime d'État-providence français par Esping-Andersen montre un système très largement contrôlé par les organisations professionnelles et les services de l'État. Ce constat alimente le mythe de l'étatisation de la solidarité en France. Cette étatisation de la solidarité produirait, selon certains, une société d'ayants droit ou de bénéficiaires, irresponsables, ou plutôt déresponsabilisés, dont le seul souci serait de préserver les avantages acquis. Cette image de la relation État-société est présente dans une grande partie de la littérature « grand public » et constitue l'une des principales figures de la société française à l'étranger : un pays où l'on fait d'autant plus volontiers grève pour préserver ses acquis que ceux-ci sont nombreux et que l'on est bien protégé. Le jacobinisme social produirait ainsi une société d'assistés, attendant tout de l'État. Celui-ci, véritable boîte noire, serait en définitive le seul responsable de la solidarité, de la redistribution et, au final, du bien-être de la société et de chacun de ses membres.

Ainsi, le mal français résiderait une fois de plus dans cette omniprésence de l'État dont la société aurait d'autant plus de mal à se défaire qu'elle serait toujours plus demandeuse.

Les débats politiques récents enfoncent ce clou : de l'incitation à la reprise d'activité en fin de revenu minimum d'insertion à la prime à l'emploi en passant par le plan d'aide à la recherche d'emploi (PARE), un grand nombre de mesures sociales paraissent dictées par ce souci de responsabiliser à nouveau les ayants droit et les bénéficiaires de prestations sociales. Cette rhétorique alimente le processus décrit par Bruno Jobert (1994) de conversion républicaine au néolibéralisme. La traduction française des options néolibérales passe en effet par la dénonciation de cette longue souffrance d'une société écrasée depuis deux cents ans sous le joug étatique; l'évolution ne peut venir que d'un appel à la responsabilité individuelle et collective, dans un vaste mouvement d'émancipation : Français, encore un effort pour être vraiment libres.

Dans cet article, nous souhaitons aborder le problème de la relation État-société par le petit bout de la lorgnette, celui des solidarités urbaines. Nous souhaitons montrer que, dès lors qu'est en jeu cette question des solidarités urbaines — ce que Léon Duguit (1928) appelait « l'interdépendance sociale » — l'étude des modèles de distribution de la responsabilité montre des combinaisons État-société bien plus diverses qu'une approche superficielle ne le laisse entrevoir. Autrement dit, nous faisons ici l'hypothèse que le jacobinisme social est au moins aussi apprivoisé que le jacobinisme institutionnel (Grémion, 1974) et que dès lors qu'il s'agit de traiter concrètement les interdépendances sociales, il faut ouvrir la boîte noire de l'État et mettre au jour des relations de diverse nature que celui-ci et la société entretiennent. Au total, loin de considérer l'État comme une machine à confisquer la responsabilité en matière sociale, on vise ici à montrer qu'en France, et sans doute dans d'autres pays, la puissance publique a joué aussi le rôle de distributrice de responsabilité, voire d'incitation à la prise de responsabilité. Il nous semble dès lors que le processus d'institutionnalisation de la solidarité urbaine est relativement récent : loin de constituer le mal historique français, il en serait en fait un ultime avatar, plus lié aux évolutions socio-économiques qu'à la tradition administrative française.

Nous chercherons d'abord à cerner le thème de la solidarité urbaine et les problèmes de distribution de la responsabilité qu'il pose. Nous prendrons ensuite comme fil conducteur cette question de la responsabilité dans les grands ensembles d'habitat collectif, dont la plupart ont été construits, en France, de la fin des années 1950 au début des années 1970. Nous montrerons comment, concrètement, ce partage de la responsabilité entre l'État et la société a pris effet, à trois moment clés de l'histoire des grands ensembles : le début des années 1960, le début des années 1980 et le début des années 2000. Nous discuterons ensuite de ce problème de l'étatisation de la responsabilité en matière de solidarité urbaine.

L'État et le problème de la solidarité urbaine

Responsabilité publique et solidarité : les données du problème

Le droit administratif joue, en France, un rôle central qui donne une assise et un encadrement spécifiques à la place de l'État et à ses relations avec la société. Les penseurs et acteurs politiques de la fin du XIXe siècle, et au premier chef Léon Bourgeois et Émile Durkheim, apportent avec les notions de division du travail et de solidarité, une justification sociale à ce monopole revendiqué de la violence physique et symbolique et de la production de propositions universelles.

Pourtant, lorsqu'on analyse cette logique de justification et ses conséquences politiques et juridiques, notamment dans la jurisprudence du conseil d'État [1], on est frappé de voir combien ce monopole repose en fait sur une conception extrêmement prudente, voire modeste de la place de l'État dans la société.

Historiquement, la conception classique du service public s'est d'abord appuyée sur la notion de « puissance publique » : « C'est dans la détention par les opérateurs publics ou privés de prérogatives de puissance publique que la jurisprudence a cherché l'un des indices de l'existence du ou d'un service public […] Tant il est vrai que dans l'idée de service public s'exprime […] une tentative pour concilier, dans une perspective de démocratie économique et sociale, l'idée de puissance et celle de service, de puissance mise au service des intérêts majeurs de la collectivité » [2]. Cependant, si la dimension de contrainte — de prérogatives exorbitantes du droit commun — constitue une condition nécessaire, elle n'est pas suffisante : dans la conception classique du service public, l'exercice de la contrainte se justifie pour autant qu'il vise un but d'intérêt général. C'est la thèse fondamentale de Léon Duguit : « relève du service public, écrivait-il en 1928, toute activité dont l'accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l'accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l'interdépendance sociale, et qu'elle est de telle nature qu'elle ne peut être réalisée complètement que par l'intervention de la force gouvernementale ».

La conception de Léon Duguit trouve son prolongement dans la jurisprudence du Conseil d'État. Dans les années 1960, par exemple, un commissaire du gouvernement au Conseil d'État souhaite, dans ses conclusions, que « la notion de service public devienne le dénominateur commun des critères des contrats, des travaux et du domaine public » car « elle est la seule à pouvoir produire des effets déterminants sur le fond et à justifier l'application d'un régime de droit public  » [3].

Ainsi, en moins d'un siècle, la notion de service public fait l'objet d'une élaboration doctrinale et pratique qui la conçoit d'abord comme une conséquence du fameux « monopole de la violence légitime » revendiqué avec succès par l'État, puis comme la justification de celui-ci et enfin comme le critère qui permet de décider du caractère public ou non public des actions. À la puissance constituante du vitalisme social, chère à un Maurice Hauriou par exemple (Hauriou, 1933), se sont substitués l'action et le service comme fondement de la légitimité de l'État. Si l'on accepte, avec Duguit, que le « critère du critère », c'est-à-dire la définition générative de la notion de service public, réside dans « l'accomplissement ou le développement de l'interdépendance sociale », on voit que rien de ce qui est social (et économique, par conséquent) n'est interdit au service public, donc à l'État, puisque l'un et l'autre se confondent, à la fois en théorie et en pratique (juridiques tout au moins). Avec la notion de service public, l'État dispose, en France, d'une puissante arme théorique et pratique qui lui permet d'avancer dans tous les domaines de la vie économique et sociale, et cela d'autant plus facilement que cette opération le décharge du caractère brutal et toujours contestable du monopole de la violence légitime. Pour citer à nouveau Duguit : « L'État n'est pas comme on a voulu le faire croire et comme on a cru quelque temps qu'il était, une puissance qui commande, une souveraineté. Il est une coopération de services publics organisés et contrôlés par des gouvernants  ». Blandine Barret-Kriegel (1985 : 42-48) souligne la dimension paradoxale de cette orientation : elle se présente comme un anti-étatisme entendu comme instrument de domination et de coercition tout en ouvrant la porte à un étatisme économique et social plus grand encore, celui du « bio-pouvoir » énoncé par Michel Foucault.

Cette élaboration doctrinale peut être, à juste titre, considérée comme la construction idéologique de la classe hégémonique [4], toujours prompte, dans la tradition marxiste, à transfigurer ses intérêts propres en propositions universelles. Mais si « la vision sociologique ne peut pas ignorer l'écart entre la norme officielle telle qu'elle s'énonce dans le droit administratif et la réalité de la pratique administrative […], elle ne peut pas rester aveugle pour autant aux effets de cette norme qui demande aux agents de sacrifier leurs intérêts privés aux obligations inscrites dans leur fonction, ou, de manière plus réaliste aux effets de l'intérêt au désintéressement et [aux effets] de toutes les formes de “pieuse hypocrisie” que la logique paradoxale du champ bureaucratique peut favoriser [5]  ».

Ainsi, à travers la notion de service public, la production de l'interdépendance sociale (nous dirions aujourd'hui solidarité) constitue une responsabilité d'autant plus centrale de l'État qu'elle en fonde la justification juridique. Comment les enjeux de solidarité urbaine viennent-ils questionner ce « monopole » ?

Le problème spécifique de la solidarité urbaine

Depuis quelque temps, on distingue, en France, une « ancienne » et une « nouvelle » question urbaine. Ces deux expressions renvoient à deux manières de lire la relation entre ville et question sociale.

La formulation de « l'ancienne question urbaine » est liée à la sociologie urbaine marxiste (Lojkine, 1977), qui a exercé, en France, une influence considérable à la fois dans les cercles savants et dans les milieux politiques et administratifs. Dans cette logique, la question urbaine se pose comme « la trace au sol des rapports sociaux ». Autrement dit, l'espace urbain n'est qu'un écran sur lequel se projettent les conflits nés dans la sphère de la production : la division fonctionnelle de l'espace, de même que la ségrégation sociale, est le fruit de la division sociale du travail et de la division de la société en classes. Dans cette optique, l'État joue un rôle central comme producteur de la ville (Castells et Godard, 1974) tout en n'étant que l'instrument du système économique d'ensemble, qualifié de capitalisme monopolistique d'État.

La « nouvelle question urbaine » telle qu'elle émerge peu à peu dans les années 1980 constitue une sorte d'envers de l'ancienne. Les rapports sociaux dans l'espace ne sont plus la conséquence des rapports sociaux de production, dans la mesure où une partie importante de la population urbaine se trouve durablement exclue de ces mêmes rapports de production. L'espace urbain n'est plus le simple reflet de la confrontation de forces sociales antagonistes dans la sphère de la production. L'espace urbain juxtapose des groupes sociaux productifs à des « non-forces sociales » (Donzelot et Estèbe, 1994), véritables valides invalidés (Castel, 1995).

Le problème de la solidarité urbaine consiste donc à s'interroger sur ce qui, dans l'univers urbain, permet de « faire lien », de créer des interdépendances entre des individus et des groupes sociaux que l'univers productif oppose ou sépare. On voit cependant que les modalités de la solidarité urbaine diffèrent entre « l'ancienne » et « la nouvelle » question urbaine. S'agissant de l'ancienne, la mise en oeuvre de la solidarité consiste à trouver des terrains de rencontre non conflictuels, susceptibles de pacifier des rapports sociaux par ailleurs antagonistes. Dans la « nouvelle » question sociale, il s'agit au contraire de maintenir des liens entre la ville dans son ensemble et les espaces spécialisés qui abritent les « non-forces sociales », précaires ou exclues du système productif.

Dans les deux cas, la puissance publique se trouve interpellée au nom de sa responsabilité touchant « l'accomplissement ou le développement de l'interdépendance sociale ». Comment, concrètement, cette obligation étatique a-t-elle été mise en oeuvre dans les grands ensembles d'habitat collectif ?

Les modalités du partage de la responsabilité entre l'État et la société

Le problème de la cohésion sociale et de l'interdépendance concrète, via notamment les problèmes de cohabitation de groupes sociaux, surgit dès l'origine des grands ensembles d'habitat collectif. Cette question émerge avec d'autant plus d'acuité que ces nouveaux quartiers — édifiés entre la fin des années 1950 et le début des années 1970 — sont des productions étatiques ou para-étatiques, mal intégrées ou non intégrées aux villes anciennes. La question de la solidarité s'y trouve donc posée de manière cruciale, au coeur de la mise en oeuvre des services publics, après le temps de la construction physique.

Comment cette responsabilité de l'État dans l'accomplissement et le développement de l'interdépendance sociale prend-elle effet dans ce cas précis ? On peut l'illustrer en prenant trois « moments » de l'histoire des grands ensembles : le début des années 1960, le début des années 1980, le début des années 2000.

Le début des années 1960 : l'appel aux associations

Dans les textes qu'il consacre aux problèmes urbains au cours des années 1960 et 1970, le Commissariat du Plan [6] fait des grands ensembles d'habitat collectif le siège d'une nouvelle utopie, incarnée dans les équipements collectifs. « Des avis recueillis se dégage l'idée d'un plus large recours aux services des équipements collectifs. On peut penser en effet que la société de consommation que préfigurent certains aspects de la vie américaine […] se tourne à la longue vers des consommations futiles, elles-mêmes génératrices de malaises. Sans doute vaudrait-il mieux mettre l'abondance progressive qui sau service d'une idée moins partielle de l'homme » (Commissariat du Plan, 1962 : 6). Le CERFI a poussé l'analyse de cette focalisation sur les équipements collectifs dans un texte resté célèbre (CERFI, 1973). Dans ldes planificateurs, les équipements collectifs s'opposent terme à terme aux composantes de la société industrielle. Celle-ci favorise l'individualisme; l'équipement retrouve le sens du collectif. La société industrielle pousse à la consommation futile et fait apparaître des besoins factices; l'équipement apporte des services utiles et répond à des besoins réels. Dans la société industrielle dominent les rapports marchands et les conflits; l'équipement représente un espace pacifié, extrait de la sphère marchande, exempt de rapports de domination. La compétition pour le pouvoir ne s'y déroule pas car, gérés par des associations, ils incarnent l'idéal d'une démocratie participative oeuvrant au nom de l'intérêt général.

On voit combien, dans cette optique, la question de la solidarité — de l'interdépendance concrète — se situe dans la sphère de la responsabilité, on pourrait même dire du volontarisme. La solidarité est en permanence à produire dans un champ bien spécifique, celui de l'espace urbain en l'occurrence, contre les effets désocialisants des rapports sociaux marchands.

La puissance publique ne peut, à elle seule, assurer la charge de cet objectif quasi utopique. Elle cherche des partenaires. L'opérateur principal de cette interdépendance concrète dans les années 1960, c'est l'association sans but lucratif. Certes, les services publics jouent un rôle important, mais l'association est l'institution où doit se matérialiser la solidarité sociale et territoriale. De fait, les équipements collectifs qui surgissent dans les nouveaux quartiers des villes françaises au cours des années 1960 et 1970 deviennent les lieux favoris du développement associatif. Qu'il s'agisse des maisons des jeunes et de la culture (MJC), des centres sociaux, des maisons pour tous ou de toute autre formule destinée à animer la vie collective, on trouve à peu près partout le même modèle : une association gestionnaire, composée de représentants des usagers et de représentants des financeurs, offre des locaux, du matériel et des compétences à des associations de voisinage, quel soit leur objet. Ce principe, extrêmement simple dans sa conception, constitue un tremplin considérable pour le mouvement associatif. La conquête des équipements par les associations constitue l'une des étapes importantes des mutations politiques qui affectent les grandes villes dans les années 1960 et 1970, ponctuées par quelques expériences de démocratie participative dans les grandes villes, dont Grenoble constitue l'archétype. Ce processus de prise en charge de la solidarité par le mouvement associatif prend racine dans les nouvelles cités françaises au point d'en devenir un courant politique (groupes d'action municipale) et, surtout, de constituer le tremplin de l'accession du parti socialiste au pouvoir municipal lors des élections municipales de 1977.

Le mouvement associatif essentiellement centré sur les thèmes du cadre de vie et des services à la population apparaît ainsi comme le principal bénéficiaire de cet appel à la responsabilité qui, dans les années 1960, a pris appui sur les équipements collectifs comme instruments concrets de l'interdépendance sociale. Mais le mouvement associatif n'est, somme toute, qu'usufruitier de cet héritage. Le véritable héritier est la gauche socialiste, qui a attiré à elle nombre de responsables et de militants associatifs qui ont constitué la base des équipes municipales nouvelles, puis du renouveau du personnel politique national.

Le début des années 1980 : l'appel aux élus locaux

Le problème de la solidarité se repose avec une urgence nouvelle au début des années 1980, avec une série d'émeutes dans certains grands ensembles d'habitat collectif, en région lyonnaise notamment. La société « américaine » déjà utilisée comme repoussoir dans les années 1960 est à nouveau mobilisée : « La France allait-elle connaître, à l'instar des États-Unis ou de l'Angleterre, ses quartiers à l'abandon et ses zones d'explosion sociale incontrôlée ? », écrit Hubert Dubedout, maire de Grenoble et auteur d'un rapport sur le problème des grands ensembles (Dubedout, 1983). Cependant il ne s'agit plus de construire une utopie contre la société de consommation. Il s'agit de rétablir des solidarités menacées, de redonner le droit de cité à des populations qui s'en estiment exclues, de les réintroduire dans cette société, naguère dénoncée. La responsabilité de l'État en matière d'interdépendance sociale est d'ailleurs directement en cause : ses services — éducation, police, justice — sont en première ligne, visés au premier chef par les émeutiers. Pourtant, ici encore, le gouvernement socialiste fraîchement désigné choisit la méthode du partage de responsabilité. Cette fois, cependant, on ne fait pas appel aux associations comme partenaires de la restauration de la solidarité, mais aux maires des principales villes. L'État invente, à propos de la question de la solidarité urbaine, de nouvelles politiques contractuelles dans lesquelles il s'affiche, aux côtés du Maire, comme coresponsable de la solidarité urbaine.

Cette formule contractuelle connaît un succès considérable dans les années 1980 et 1990 : la plupart des politiques sociales, logement, emploi, lutte contre les exclusions, éducation, sécurité, passent par l'établissement de conventions entre l'État et les collectivités locales. Le champ d'application de ces conventions couvre à peu près celui de l'interdépendance sociale produite par le truchement des services publics. Les années 1980 et 1990, bien plus qu'une décentralisation au sens strict, voient en fait l'établissement d'une coresponsabilité du pouvoir central et des pouvoirs locaux sur la production et l'entretien de la solidarité urbaine.

De la même façon que le mouvement associatif, dans la période précédente, a prospéré sur le partage de la responsabilité offert dans le cadre des équipements, les collectivités locales prennent appui sur le partage de la responsabilité offert par le cadre contractuel et s'en servent comme d'un instrument d'émancipation de la tutelle étatique (de responsabilisation politique), exactement comme les associations avaient utilisé l'équipement.

L'usage des formules contractuelles par les municipalités conduit à une maturation accélérée de leur autonomie politique récemment acquise, à la faveur de lois de décentralisation votées entre 1982 et 1984. L'affirmation des villes comme partenaire majeur des politiques nationales de développement et de solidarité territoriale constitue un événement décisif des décennies 1980 et 1990.

Le début des années 2000 : l'appel aux services publics

Au début des années 2000, le problème des grands ensembles d'habitat collectif n'est toujours pas réglé. En certains lieux, il empire même, sous l'effet de la concentration croissante de populations étrangères et (ou) très précaires dans certaines cités tenues à l'écart des circuits ordinaires du marché du logement.

Le problème n'est plus d'inventer une nouvelle solidarité, comme dans les années 1960, ni même de restaurer une solidarité menacée, comme dans les années 1980. La situation est vécue comme plus grave : il s'agit de prévenir la constitution de quartiers « hors droit », c'est-à-dire hors du droit commun. Ce souci de rétablissement de l'ordre conduit à une nouvelle distribution des responsabilités par les gouvernements à la fin des années 1990 et entraîne un fort réinvestissement de l'État et des services publics. Cette « institutionnalisation » de la responsabilité en matière de solidarité emprunte quatre voies principales :

  • La voie politique : les banlieues se trouvent dotées d'un ministère et d'une structure administrative renforcée, avec un budget autonome. La « politique de la ville », comme on l'appelle désormais, devient une responsabilité nationale clairement affirmée. Cette voie politique trouve sa traduction sur le terrain par la création des postes de sous-préfets à la ville, véritables représentants de l'État dans les quartiers de grands ensembles.

  • La voie législative : pour la première fois depuis la fin des années 1960, il y a dans les années 1990 et au début des années 2000 dans le domaine de la solidarité urbaine une forte activité législative qui donne lieu à la loi d'orientation sur la ville (1991) et à la loi solidarité et renouvellement urbain (2000).

  • La voie administrative : les services publics nationaux, notamment la police et l'éducation nationale, sont fortement incités à renforcer leurs effectifs dans les quartiers de grands ensembles, au nom d'une discrimination positive territoriale. Les fonctionnaires publics nationaux bénéficient de divers avantages financiers et de carrière s'ils accomplissent une partie de leur service dans ces territoires.

  • La voie sociale : par le biais de programmes nationaux massivement orientés vers les populations de ces quartiers, les gouvernements successifs, dans les années 1990 et 2000, ont incorporé dans l'administration un nombre considérable d'habitants de ces quartiers. De fait, il s'agit d'une politique de quotas inavouée, puisqu'un nombre important de postes sont pourvus en fonction de l'origine ethnique ou géographique (le quartier) des candidats. Ainsi la fonction publique témoigne-t-elle de son souci d'ouvrir ses rangs aux jeunes Arabes et aux jeunes Africains.

Ici encore, il faut noter le (relatif) succès de cet appel politique à la responsabilisation des services publics face à la question de la solidarité sociale et territoriale. Si certaines expérimentations se révèlent trop courtes pour montrer pleinement leurs effets, on doit noter en revanche le caractère massif et sans doute définitif de l'entrée de jeunes d'origine étrangère dans les services publics, par le biais de ces contrats précaires. Politiquement, il s'agit bien d'un rappel à la fonction originelle des services publics, la production d'interdépendance sociale.

Ressorts et conséquences du partage de responsabilité

Sur ce thème de la solidarité urbaine, on le voit, le système français est loin de constituer un monolithe monopolistique, tel qu'on se le représente souvent. Il est bien plus intéressant de constater que, selon les époques, c'est un mode d'agencement particulier entre l'État et la société qui est privilégié. On insistera sur trois modalités de ce partage de la responsabilité.

Une configuration variable selon les enjeux

Le partenaire principal dans ce domaine particulier de la solidarité territoriale varie évidemment de façon considérable selon les périodes : les associations au début des années 1960, les communes au début des années 1980 et les services publics au début des années 2000. On voit, cependant, que l'enjeu de solidarité est différent à chaque période.

L'enjeu de solidarité, au début des années 1960, consiste à faire vivre des quartiers nouvellement construits, à la périphérie des villes anciennes. Il faut, littéralement, inventer de nouvelles solidarités. Produits de la société industrielle, la solidarité dont ils doivent être le siège situe ces quartiers dans le registre de l'utopie. Cette utopie est, d'une certaine façon, non politique, sinon apolitique : l'idéal de l'équipement, comme celui de l'association, est bien celui d'un certain effacement des rapports de pouvoir, au profit du consensus dans la prise de décision. Idéal remarquablement homogène à celui du commissariat du Plan dans les années 1960, dont la formule, l'administration consultative, souhaitait, à terme, constituer une alternative aux formes classiques du commandement (Jouvenel, 1972). Le développement des équipements collectifs et le partage des responsabilités avec les associations constitue, en quelque sorte, un exercice pratique d'administration consultative.

Au début des années 1980, dans ces mêmes quartiers, l'enjeu de solidarité consiste à prévenir la création de ghettos « à l'américaine ». Le mouvement associatif, très actif à l'origine des grands ensembles, s'est essoufflé dans les années 1970, notamment, on y reviendra, du fait du passage au pouvoir municipal d'une partie de ses cadres. D'autre part, la gauche, nouvellement parvenue au pouvoir central en 1981, dispose, en fait d'exercice des responsabilités, d'une expérience essentiellement municipale. C'est donc naturellement vers les municipalités que se tourne le nouveau gouvernement. En effet, l'objectif central consiste à réinsérer ces territoires dans l'espace démocratique municipal, cela étant considéré comme le meilleur antidote au risque de ghettoïsation. Il s'agit, selon l'expression d'un protagoniste, « de faire en sorte que les quartiers qui ne votent pas deviennent un enjeu pour ceux qui votent ». Autrement dit de faire en sorte que ces quartiers, dont une partie de la population ne participe pas aux élections locales, devienne partie intégrante du système politique communal. D'une certaine façon, l'appel aux municipalités constitue l'exact envers de l'appel aux associations : c'est bien à cause de la disparition des associations que l'État se tourne vers les municipalités, mais c'est aussi parce que, entre-temps, les associations ont participé à la conquête du pouvoir local par la gauche que les municipalités sont devenues des interlocuteurs importants du gouvernement. C'est enfin parce qu'il s'agit d'insérer ces territoires dans un espace démocratique existant et non pas d'inventer une utopie alternative à l'exercice du pouvoir local que les municipalités constituent un interlocuteur privilégié.

Dans les années 1990 et 2000, le passage aux services publics et l'affichage d'une responsabilisation forte de ceux-ci face à la formation de territoires « hors droit commun » répond à une demande croissante, émanant de l'opinion publique, d'une implication de l'État central dans les problèmes de solidarité concrète. Cette demande s'adresse d'abord aux services publics « quotidiens », qui sont les premiers à subir les critiques des citoyens les plus concernés par les questions de solidarité : l'éducation nationale, fortement ébranlée par la fuite d'une partie de son public vers des écoles privées, censées mieux assurer la réussite des enfants, quelle que soit leur origine; la police, perpétuelle accusée d'impuissance face aux problèmes d'insécurité concrète; la justice, perpétuelle accusée de laxisme. Cette période peut être qualifiée de « réaction républicaine » (Donzelot et Mével, 2001). Elle correspond à l'affirmation de la responsabilité centrale dans la solidarité territoriale, ce qui est en ce domaine une première !

Les instruments de la responsabilisation

Tout appel à la responsabilité d'un groupe ou d'institutions, qu'il s'agisse des associations, des communes ou des services publics, consiste aussi (et peut-être surtout) dans la mise en oeuvre d'un processus de responsabilisation, qui permet au partenaire, d'abord de s'affirmer comme tel, ensuite de s'engager, et enfin de mettre en oeuvre sa part de responsabilité. Ce processus de responsabilisation suppose l'existence d'instruments qui autorisent à la fois le partage et la montée en charge du partenaire coresponsable. Ces instruments peuvent être techniques ou juridico-financiers.

Dans notre approche, le premier instrument historique est constitué par les équipements collectifs. Par équipements collectifs, il faut surtout entendre ici les équipements de voisinage, dont l'objectif est la production ou l'entretien du lien social de proximité. Les maisons des jeunes et de la culture, les centres sociaux, les maisons pour tous, les maisons de quartier, etc. représentent les archétypes de cette classe d'équipements modernes, s'ajoutant à la première strate républicaine, les écoles et les bureaux municipaux d'aide sociale. Par rapport à cette première strate d'équipement, celle des années 1960 représente une nouvelle conception de la solidarité et du lien social et, par là même, une nouvelle conception du processus de responsabilisation. Les équipements républicains participaient à la socialisation politique de leurs usagers. En particulier l'école, par sa double appartenance communale (la responsabilité de leur entretien incombe aux communes) et républicaine (on y enseigne le programme national). Les équipements des années 1960 reproduisent, d'une certaine façon, ce processus de responsabilisation. Il ne s'agit cependant pas cette fois d'opérer une intégration simultanée à l'espace national et à l'espace communal, mais de susciter l'émergence d'une solidarité urbaine nouvelle, véritable contrepoint à l'expansion économique et sociale. L'équipement aura donc, lui aussi, une double nature : il sera à la fois un lieu de délivrance de prestations en direction de la collectivité et un lieu de délibération de la collectivité sur ses besoins. Ainsi, il ne s'agit plus d'opérer une double intégration, locale et nationale, mais d'opérer une double implication, dans la prestation de services et dans la délibération collective, le tout au service d'une collectivité à construire.

De fait, les équipements collectifs fonctionnent, dans les années 1960 et 1970, comme des espaces privilégiés de l'apprentissage d'une démocratie participative, d'une implication de la population dans la gestion de son environnement. L'essoufflement des équipements, constaté dès la fin des années 1970, provient du fait que ceux qui les ont fait fonctionner pendant 20 ans ne sont plus là, car ils ont le plus souvent quitté les quartiers. La relève n'est pas véritablement prise par de nouvelles générations. Sauf exception, les équipements perdent, au début des années 1980, leur pertinence instrumentale en matière de responsabilisation collective.

Le deuxième instrument de responsabilisation, qui en quelque sorte prend le relais des équipements au début des années 1980, c'est le contrat signé entre l'État et les collectivités locales. Le contrat s'inscrit dans l'évolution des collectivités locales vers l'autonomie politique et financière, notamment grâce au principe des dotations globales, qui constituent désormais la part la plus importante des budgets locaux, et à l'autonomie fiscale, acquise en fait depuis longtemps. On a pu dire qu'avec les politiques contractuelles l'État reprenait d'une main ce qu'il avait donné de l'autre. En effet, les lois de décentralisation de 1982 consacrent l'autonomie politique des collectivités locales. En revanche, les contrats constituent le support de la participation des collectivités locales aux programmes nationaux. L'émergence des politiques contractuelles au début des années 1980 a pu être ainsi considérée comme une instrumentalisation des collectivités territoriales au service d'une responsabilité de l'État. Il est vrai que les contrats portant sur les problèmes de solidarité posés par les grands ensembles d'habitat collectif ont conduit les communes à prendre en considération et en charge des territoires qui, souvent, échappaient, du fait de leur mode de production très centralisé, à leur juridiction. Avec le recul cependant, les contrats ont constitué des instruments particulièrement performants permettant d'accompagner les collectivités locales, qui sont passées d'un statut politique de deuxième rang à celui de partenaire majeur des politiques nationales. Le contrat a constitué une sorte de pédagogie de la responsabilité locale, de la même façon que les équipements avec le mouvement associatif, 20 ans auparavant. Comme les équipements, le contrat a une double fonction : il s'agit d'un instrument à la fois de négociation et d'action collective. L'objet du contrat est l'élaboration d'une politique locale en direction des grands ensembles d'habitat collectif; il ne s'agit pas seulement d'énoncer une politique municipale qui recevrait ensuite des subsides étatiques pour la mise en oeuvre. Il s'agit en principe d'une politique négociée dans laquelle interviennent les services de l'État, les organismes de logement social, divers organismes sociaux, etc. C'est donc un outil d'alignement des acteurs territoriaux (Latour, 1989). La diffusion rapide des politiques contractuelles au cours des années 1980 et 1990 a permis aux communes un apprentissage accéléré des techniques nouvelles de la gouvernance urbaine (Le Galès, 1995). Au-delà de son rôle en matière de responsabilisation, le contrat a été un instrument de qualification des communes (et plus particulièrement des villes) comme acteur territorial dominant.

Le troisième instrument de responsabilisation, celui qui s'adresse aux services publics, est le principe de discrimination positive, à la fois territorial et social. Du point de vue territorial, diverses dispositions incitent les fonctionnaires à s'investir plus nombreux et plus longtemps dans des territoires en difficultés par un jeu d'avantages financiers; du point de vue social, les programmes d'emplois aidés permettent d'introduire dans la fonction publique des minorités ethniques ou religieuses qui n'y avaient pas précédemment accès. À ce stade de l'observation, les résultats restent mitigés : les incitations financières ne paraissent pas entraîner un mouvement bien net des fonctionnaires vers les territoires déshérités; alors que les programmes d'emplois aidés ont eux permis une injection visible de jeunes originaires de minorités ethniques dans la fonction publique, encore que ce dernier résultat soit difficile à quantifier, du fait de l'absence de catégorie ethnique ou religieuse dans les divers recensements. Il n'en reste pas moins que cette logique de discrimination positive se trouve désormais inscrite dans le fonctionnement des services publics « à la française » : ceux-ci ne se trouvent plus seulement redevables d'une obligation de résultats (produire l'interdépendance sociale) mais aussi d'une obligation de moyens (leur mode de fonctionnement interne doit contribuer à conforter l'interdépendance sociale).

Effets sociaux et politiques du processus de responsabilisation

Pour les deux premières périodes au moins, le processus de responsabilisation enclenché par la puissance publique entraîne des effets sociaux et politiques considérables.

La logique de responsabilisation associative des années 1960 via les équipements représente un formidable tremplin pour les associations « du cadre de vie », nées dans les nouveaux ensembles urbains. Le mouvement associatif devient un vivier d'idées et de méthodes pour la gestion urbaine. Ce vivier alimente largement les partis de gauche et notamment, après 1971, le parti socialiste, qui ne se prive pas de reprendre à son compte les idées… et les militants associatifs. L'écho du processus lancé dans les années 1960 s'entend une quinzaine d'années plus tard lorsque plus de la moitié des villes de trente mille habitants change d'équipe municipale (Mabileau et Sorbets, 1988). Cet impact entraîne un aggiornamento des équipes politiques locales par rapport à l'évolution sociologique des villes françaises dans la décennie 1965-1975. Mais il accélère aussi l'intégration de la vie politique locale au champ politique national, préparant ainsi le terrain aux transformations des années 1980 et 1990.

La deuxième période, caractérisée par l'appel à la responsabilisation des municipalités, entraîne elle aussi des effets sociaux et politiques considérables. D'une part, elle accompagne la prise de possession de leur territoire par les collectivités locales disposant, après 1982, de compétences et de marges de manoeuvre nouvelles. D'autre part, elle provoque la constitution de véritables régimes locaux de solidarité urbaine (Estèbe, 1999) qui contribuent à la politisation de cette question, avec notamment pour conséquence la marginalisation des professionnels de l'action sociale (Estèbe, 1998). Enfin, elle participe à la construction de nouveaux cadres d'institutionnalisation de l'action collective (Duran et Thoenig, 1995), participant ainsi largement au renouveau d'ensemble dont font l'objet les méthodes d'action publique en France au cours des années 1980 et 1990.

La troisième période est plus incertaine : quel sera l'impact sur les services publics eux-mêmes de cet appel à la responsabilité dans ce domaine de la solidarité urbaine ? On peut faire l'hypothèse qu'au-delà de l'objectif immédiat, la responsabilisation des services publics, avec notamment l'introduction d'une obligation de moyens en matière de solidarité, participe d'un processus plus profond de transformation de l'appareil administratif lui-même, selon un dessein qui reste, pour l'heure, objet de polémique entre les défenseurs d'un « ancien régime républicain » et les partisans d'une (r)évolution libérale.

Conclusion : la responsabilisation comme outil de gouvernement

Nous avons opéré une lecture rapide des modalités d'exercice de la responsabilité de la puissance publique en matière de ce que les fondateurs du droit public français appelaient interdépendance sociale et que nous appelons solidarité, à partir de l'exemple des grands ensembles d'habitat collectif.

Trois principaux enseignements peuvent être tirés de ce qui précède.

Le premier réside en ceci que le régime français de solidarité, pour être fortement institutionnel, ne repose pas, en pratique, sur le monopole de la responsabilité exercé par une seule instance, en l'occurrence la puissance publique, le gouvernement ou l. Au contraire, l'interprétation de la doctrine solidariste de Léon Bourgeois et d'Émile Durkheim suppose un rôle de l'État autant distributeur que prescripteur. Autrement dit, l'État ne constitue pas seulement une puissance qui énonce les droits et les devoirs, les obligations et les privilèges, mais aussi une puissance qui distribue la responsabilité ou, plus exactement, qui enclenche des processus de responsabilisation. Dans deux cas sur trois au moins, on a vu combien l'appel à la responsabilité par le biais d'instruments appropriés avait un effet de montée en puissance des acteurs visés, les associations ou les collectivités locales. On a sans doute trop tendance à se représenter l'État en France comme une « puissance qui commande » et pas assez comme un groupe qui travaille au « développement de l'interdépendance sociale » selon l'expression de Léon Duguit.

Le deuxième enseignement réside dans l'efficacité à moyen terme de la responsabilisation comme outil de gouvernement. Dans les deux premiers cas étudiés, le processus de responsabilisation connaît un succès qui va bien au-delà de l'objet lui-même. Il s'agit bien d'un processus incrémental. On peut d'ailleurs se demander si la responsabilisation n'a pas plus d'effet sur l'acteur visé que sur l'objectif poursuivi. On pourrait même montrer des effets pervers de l'appel à la responsabilité. Ainsi, le fort soutien au mouvement associatif dans les années 1960 accompagne la montée en politique des classes moyennes salariées, intellectuelles et techniciennes (Baudelot et Establet, 1973). Par contrecoup, cela contribue à leur désertion du terrain urbain et des grands ensembles, et donc participe de l'accroissement de la ségrégation socio-spatiale et de l'affaiblissement du mouvement associatif qui se révèlent brutalement au début des années 1980. De la même manière, l'appel à la responsabilisation municipale des années 1980 réussit au-delà de toute espérance, provoquant, par la constitution de régimes locaux de solidarité, une fragmentation des politiques nationales qui n'est peut-être pas étrangère à la « réaction républicaine » des années 1990 et 2000, lorsque les gouvernements mettent les services publics en première ligne.

Le troisième enseignement renvoie peut-être à des réflexions plus générales sur les outils du gouvernement. On peut risquer, à la fin de cet article, une hypothèse taxonomique. Il y aurait non pas n classes d'instruments de gouvernement comme nombre d'auteurs semblent le suggérer, mais principalement deux, la première regroupant les instruments ressortissant à l'obéissance et la deuxième regroupant les instruments ressortissant à la responsabilité (ou plutôt à la responsabilisation). Au rang des instruments de l'obéissance, on trouverait la panoplie légale par laquelle la puissance publique autorise ou interdit, accorde ou refuse un droit, un privilège, une obligation… Au rang des instruments de la responsabilisation, on trouverait l'ensemble des dispositions qui « invitent à l'action lorsque l'on ne peut y contraindre » (Donzelot et Estèbe, 1994), non seulement les logiques d'incitation financière ou fiscale mais aussi et peut-être surtout les dispositifs procéduraux, de plus en plus nombreux, par lesquels la puissance publique confie aux acteurs eux-mêmes le soin de concrétiser les buts généraux que le législateur a fixés. On a tendance à identifier la tradition républicaine française à la première catégorie — le système d'action collective français, dominé par l'État, serait plutôt mu par l'obéissance — alors que l'on identifie la seconde aux cultures politiques anglo-saxonnes : le système d'action collective américain, anglais ou canadien serait plutôt mu par la prise de responsabilité de tel ou tel groupe ou institution dans un cadre légal général. À l'issue de cet article, il nous semble que cette lecture culturaliste et néo-institutionnaliste des cultures politiques mérite au moins d'être nuancée.